Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/22

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RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAI À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,

RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON,
PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862 — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




OURGA.


L’aoul de Djirgalantou. — Chasse aux loups. — Réception du consul de Russie. — Panorama d’Ourga. — Fête russe. — Visite à la Montagne-Sacrée. — Pêche à la seine et au couteau. — Forêt consacrée. — Inscriptions en caractères gigantesques. — Les trois villes d’Ourga. — Les Chinois en Mongolie. — Palais du Guison-tamba.

La station de Djirgalantou, où l’on changea de chevaux, est située dans une magnifique prairie encadrée de montagnes. Des Khalkhas avaient établi leur campement en cet endroit : çà et là s’élevaient de misérables tentes près desquelles les femmes et les enfants trayaient les vaches, les brebis et les chèvres dans des seaux de cuir que des jeunes gens transportaient au bout de longues perches appuyées sur leurs épaules ; des cavaliers, drapés dans leurs manteaux en peaux de mouton, projetaient leur silhouette immobile au milieu des immenses troupeaux de bœufs, de moutons et de chevaux ; il y avait surtout une quantité incroyable de poulains attachés sur deux lignes à des pieux enfoncés en terre ; de temps en temps les juments, cessant de brouter l’herbe du pâturage, apportaient leurs pis gonflés de lait à leur progéniture affamée ; quelques chameaux effeuillaient les branches des saules et des trembles nains qui s’élevaient seuls au milieu de la prairie, humbles messagers de la fertilité renaissante ; de grands chiens, au museau pointu, aux oreilles droites, les pattes longues et nerveuses, semblables à des lévriers, mais portant une crinière noire et des manchettes de longs poils aux articulations, poursuivaient de leurs aboiements les animaux récalcitrants ; leur pelage fauve et leur apparence de férocité les faisaient ressembler à des loups. L’aoul[2] auquel appartenaient ces grands troupeaux, évalués par Gomboë à dix mille têtes de bétail, comptait environ cent cinquante individus de tout âge et de tout sexe. Ils passent pour les descendants de Gengis-Khan, qui, au douzième siècle, entraîna ces hordes barbares à la conquête du monde, où elles se répandirent comme un torrent dévastateur depuis les mers qui baignent les côtes de la Chine, jusqu’au Danube et au centre même de l’Allemagne. C’est à Djirgalantou que commence le pays des Khalkhas, la plus nombreuse et la plus puissante des nations mongoles qui, devenue plus pacifique, semble avoir oublié ses idées de conquête, et subit l’influence morale des Chinois et des Russes ses voisins, sans s’apercevoir qu’elle est presque tributaire des premiers et qu’elle ne tardera pas à être dominée par les seconds. Les Khalkhas vivent en nomades, plaçant leurs tentes près des sources, émigrant quand le soleil a desséché les herbes qu’ils ont soin de brûler à l’automne, et changeant de place suivant les saisons, afin de pourvoir à la nourriture de leurs troupeaux. Telle est maintenant la seule occupation des descendants dégénérés des terribles conquérants du treizième siècle !

Le 6 juin, à cinq heures du soir, les voyageurs s’arrêtèrent à Dolon, où ils devaient passer la nuit. Ils n’étaient plus qu’à soixante-dix verstes d’Ourga, la capitale des Khalkhas, la grande ville des steppes, ce dont il leur était facile de s’apercevoir par l’augmentation de la population. Cependant la station de Dolon est située à mi-côte d’un profond ravin, dans un pays fort sauvage, au milieu d’un taillis de pins rabougris. Toute la nuit fut troublée par les hurlements des loups fort nombreux dans cette contrée où les attirent les moutons des pasteurs. Les loups sont les mortels ennemis des Khalkhas, qui leur font une guerre acharnée. Peu communs dans le désert de Gobi, ou la proie leur manquerait et où d’ailleurs ils ne peuvent échapper aux hardis cavaliers qui les poursuivent sans relâche dans la steppe aride jusqu’à ce qu’ils les aient forcés, ils se sont réfugiés dans ces gorges montagneuses et boisées d’où ils sortent chaque soir de leurs repaires pour accomplir leurs dévastations nocturnes. Les Khalkhas en tuent quelques-uns à l’affût et en prennent surtout un grand nombre au piége ; ceux-ci expérimentent cruellement le vae victis ! l’animal captif est écorché tout vif et abandonné aux chiens qui achèvent, en le déchirant, sa misérable existence. Ces bandes de loups ne laissent pas que d’être dangereuses pour les voyageurs isolés, et il est prudent d’allumer la nuit de grands feux pour les écarter.

Sur pied de bonne heure, la caravane quitta Dolon vers six heures du matin ; à onze heures elle atteignit la station de Sousouloutou, la dernière avant Ourga. Le vice-consul de Russie dans cette ville, M. Schechmaroff, accompagné d’un officier et de vingt Cosaques rangés en ordre de bataille, y attendait les voyageurs avec des voitures attelées à la russe, troïkas et tarentas. Sous une tente ornée de fleurs et de draperies de soie de toutes couleurs, était servi un déjeuner splendide, car il y avait une nappe (luxe inouï en Sibérie !), du beurre, du pain frais, une oie sauvage, et un rôti de mouton cuit avec du vrai bois et non avec du crottin, comme au désert.

« Toute malade que j’étais[3], ce fut avec une grande joie que j’aperçus à Sousouloutou les bonnets à poil et les lances des Cosaques ! Les chevaux vigoureux des troïkas, attelés en éventail avec leur harnachement couvert de sonnettes qu’ils agitaient en frappant du pied et en mâchant leur mors, avaient un air européen à côté de nos petits coursiers à longs poils montés par de sauvages cavaliers. Décidément j’avais assez du désert ! La tenue, la régularité, la discipline des Cosaques, les boutons dorés de leur officier, jusqu’à l’habit à queue de morue du vice-consul, me représentaient la civilisation et me faisaient tressaillir le cœur ; il me semblait que j’allais guérir de suite, que je rentrais dans ma vie ordinaire après avoir passé par les angoisses d’un cauchemar étrange, et, chose bizarre, cette impression que je reçus spontanément me fit réellement du bien, et ma santé alla en s’améliorant à dater d’Ourga. Qui sait ce qui serait arrivé de moi, si j’étais restée plus longtemps sous le poids de l’abattement moral et physique que me causait le désert ? »

La joie des voyageurs fut encore redoublée par l’arrivée d’un courrier mongol expédié de Pékin avec des lettres et des journaux d’Europe. C’est une sensation presque cruelle à force d’être vive, que de recevoir des nouvelles de ceux qu’on aime, de se dire que leur main a scellé le cachet qui vous arrive inviolé jusqu’au fond des solitudes les plus ignorées et les plus impénétrables.

Cette réception solennelle avait été ordonnée par M. Boroïkin, titulaire du consulat d’Ourga, qui avait passé l’hiver à Pékin d’où il avait expédié ses ordres à M. Schechmaroff. Après le déjeuner, qui fut très-cordial, chacun prit place dans les voitures russes qui partirent aussitôt au triple galop : aller plus lentement serait une injure pour la qualité des personnages qui y prennent place, et il faut se résigner à se faire casser la tête afin de tenir son rang.

À partir de Sousouloutou on se dirige, vers l’ouest, à travers une belle prairie où il n’y a pas de route tracée ; à gauche la vue est bornée par des montagnes boisées couvertes de sapins, à droite de petits cours d’eau qui vont se jeter dans la rivière Toula courent en zigzag dans la vallée. En approchant d’Ourga, la prairie se resserre, les montagnes se rapprochent, la vallée diminue, et on se trouve tout à coup près de la rivière qui roule claire et rapide, mais guéable, sur un lit de gravier.

De ce gué on jouit d’un panorama splendide : la Toula, parsemée de petits îlots, plantés d’aunes, de saules et de peupliers, divise en plusieurs bras ses eaux transparentes, qui murmurent parmi les cailloux, et reflètent la silhouette de ses rives pittoresques ; au delà l’immense prairie dans laquelle est située Ourga s’étend, comme un tapis de velours vert, jusqu’à l’horizon où elle va se confondre avec l’azur du ciel. Un mouvement, une agitation extrême animent ce magnifique paysage : des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres sont disséminés çà et là dans les gras pâturages gardés par des bergers déguenillés ; des hordes de chevaux à demi sauvages se poursuivent en se jouant ; des bandes d’yacks tout blancs, réunis en cercle, forment comme des taches sur l’horizon verdoyant ; une foule de femmes et d’enfants allant puiser de l’eau à la rivière, des pêcheurs, des vanniers, des baigneurs errent le long de ses rives ; au loin on aperçoit, avec ses rues en palissade et ses maisons qui sont des tentes, la ville d’Ourga qui ressemble à un vaste campement, dominée sur la gauche par les coupoles, les clochetons, les mille pagodes dorées des deux palais du dieu vivant des lamas, le Guison-Tamba ; enfin, pour couronner ce magique point de vue, à droite et jetant ses contre-forts de rochers jusque dans la Toula où ils forment des rapides, s’élève la montagne sacrée, le mystérieux asile de toutes les superstitions bouddhiques, couverte d’une forêt impénétrable dont la verdure sombre est interrompue, de place en place, par de grandes pierres blanches taillées et consacrées par les caractères de l’écriture symbolique.

Panorama d’Ourga. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

En arrivant à Ourga, on se dirigea de suite vers le consulat russe sur lequel était arboré le pavillon français à côté du pavillon national. L’arrivée des voyageurs fut saluée par des pétards et des fusillades ; une masse innombrable de curieux, incommodes mais pacifiques, en encombrait les aborda ; les Cosaques d’escorte traitaient les Mongols plus que cavalièrement, et écartaient les plus récalcitrants à coups de fouet. Tout le personnel du consulat était en uniforme, interprètes, officiers de Cosaques galonnés jusque sur les coutures… Il faut cela dans ces pays sauvages, où la richesse des vêtements est un insigne de la majesté personnelle.

Le consulat russe est l’ancien palais du mandarin chinois chargé, par le souverain du Céleste-Empire, d’entretenir des rapports politiques avec le Guison-Tamba, chef spirituel et temporel des Khalkhas. Ce palais se compose de trois vastes cours, plantées d’arbres et entourées de bâtiments à toits chinois, peu élevés et d’une architecture mesquine. L’ensemble forme un carré long en profondeur environné d’une forte palissade de pieux ; on pourrait presque y soutenir un siége. Le pavillon qu’on avait réservé au ministre de France, au fond de la troisième cour, était meublé à la russe assez confortablement avec des fauteuils en maroquin vert, des tapis anglais, des tables et des bureaux en bois peint, mais il n’y avait pas de lits ! (il n’y en a nulle part en Sibérie, où ce meuble, le plus indispensable de tous, est regardé comme superflu.) Mme de Bourboulon était si souffrante qu’elle ne put même visiter le consulat. On s’occupa de suite de lui organiser un appartement où elle pût se reposer des fatigués passées, et reprendre assez de force pour affronter les nouvelles épreuves qui l’attendaient dans les forêts et les montagnes du pays des Khalkhas. Quant à la suite du ministre, faute de logements suffisants pour la recevoir, on la logea sous une vaste tente dans la première cour.

On ne se trouve pas dans une des villes les plus mystérieuses de l’extrême Orient, connue à peine depuis quelques années par les Européens, sans éprouver une grande curiosité. Dès le lendemain de son arrivée, M. de Bourboulon voulant se promener sans escorte au milieu de la capitale mongole (on lui avait garanti la mansuétude des habitants), s’achemina de bonne heure à travers le quartier russe vers les bords de la Toula. La grande prairie, où pâture le bétail des habitants d’Ourga, a dans cet endroit plus de deux kilomètres de large. À sa vue, à son costume insolite, les grands bœufs mugissaient, les yachs portaient en avant leurs cornes recourbées, les chevaux galopaient en détachant des ruades, les chiens fauves montraient leurs crocs aigus et grondaient sourdement, tandis que les bergers immobiles regardaient avec de grands yeux farouches. Après avoir bravé toutes ces menaces tacites, M. de Bourboulon arriva sur les bords de la Toula, et s’assit sur un tertre au pied d’un bouleau. En extase devant ce magnifique paysage, un des plus beaux qu’il soit donné à l’homme de contempler, heureux d’entendre murmurer à ses pieds les eaux pures de cette belle rivière, et jouissant avidement, après les déserts arides et uniformes qu’il venait de traverser, de la fertilité de cette riche et pittoresque nature, il était là, plongé dans une rêverie délicieuse, quand il entendit un bruit confus de paroles derrière lui : c’étaient des Mongols de la haute classe, des Taïtsi ou gentilshommes qui s’efforçaient de lui faire comprendre, par leurs signes multipliés, que s’il désirait traverser la rivière, ils le passeraient volontiers en croupe sur leurs chevaux. Pendant qu’il les remerciait de son mieux de leur offre obligeante, leurs serviteurs poussaient vers la rivière une nombreuse troupe de poulains qu’ils venaient d’acheter à Ourga. L’attitude de ces Mongols étaient pleine de dignité et tempérée en même temps par une expression de douceur et une extrême politesse. Un bonnet en soie cramoisie doublé de peaux de martre et orné d’une plume de faucon, un manteau en soie jaune et en fourrures, une pelisse également cramoisie, et de longues guêtres de velours noir composaient ce costume élégant ; ils ne portaient d’autres armes qu’un léger sabre chinois. Quel qu’en fût son désir, M. de Bourboulon ne pouvait, faute d’interprète, entrer en conversation avec ses interlocuteurs, et ceux-ci le quittèrent bientôt non sans l’avoir profondément salué ; lui-même rentra quelques instants après au consulat sans nouvelle aventure.

Le capitaine Bouvier fut moins heureux dans la promenade qu’il entreprit le même jour : après avoir traversé la Toula, il avait voulu pénétrer dans la montagne sacrée ; mais au bas de l’enceinte, des lamas campés sous des tentes se portèrent en foule au-devant de lui, et lui firent comprendre par des signes menaçants qu’il ne devait pas s’avancer dans cet asile du divin Bouddha ; plusieurs tentatives qu’il renouvela sur d’autres points, échouèrent de même ; la montagne était gardée partout, et la consigne la plus sévère s’opposait l’introduction de tout profane dans ces lieux consacrés à la divinité.

M. de Bourboulon avait un désir extrême de visiter la montagne sacrée qui avait pour lui l’attrait de la chose défendue. M. Schechmaroff en ayant obtenu, non sans peine, l’autorisation d’un des grands conseillers du Guison-Tamba, Mme de Balusek, Mme de Bourboulon qui avait voulu prendre un peu l’air, le ministre de France et le vice-consul s’y rendirent dans une tarenta escortée par un peloton de Cosaques. Dès qu’on fut arrivé à la Toula, les Cosaques se préparèrent à donner la représentation d’une grande pêche à la mode de leur pays ; on fit asseoir les spectateurs qui avaient passé la rivière à cheval, dans une île entourée de deux petits bras, sur un tapis de verdure magnifique à l’ombre de bouleaux et de saules pleureurs centenaires, tandis que les pêcheurs, frappant de leurs pieds l’eau où ils étaient plongés jusqu’au menton, barraient la rivière avec un tramail sur lequel ils rabattaient en un large demi cercle un filet analogue à une seine. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’était l’adresse merveilleuse avec laquelle les cosaques armés de longs couteaux barbelés, transperçaient au passage les saumons et les truites qui cherchaient par des bonds prodigieux à franchir le barrage. Trois coups de filet furent successivement donnés, et chacun sous l’invocation d’une des dames présentes remplaçant ainsi le saint, sans l’intercession duquel un Sibérien n’oserait accomplir aucun des actes de sa vie. Ce patronage est un honneur fort prisé dans le pays, et les cosaques paraissaient attacher beaucoup de prix au résultat plus ou moins heureux de la pêche, suivant les personnes auxquelles le coup de filet avait été dédié. Les produits merveilleux en furent étalés aux pieds des spectateurs : c’étaient des perches, des brochets, des anguilles, des truites, des saumons, plusieurs sortes de poissons blancs d’espèces nouvelles, et un silure très-curieux muni de barbillons formidables. Les plus belles pièces furent emportées dans des paniers, tandis que le fretin était abandonné aux pasteurs et aux femmes qui, sous prétexte de venir puiser de l’eau, avaient assisté avec envie aux exploits des Cosaques. Le thé fut servi sous les beaux ombrages de l’île ; puis Mme de Bourboulon, encore trop faible pour gravir la montagne, reprit dans la tarenta le chemin du consulat.

Mme de Bourboulon en costume de voyage. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie de MM. Bayard et Bertall.

Après son départ, tout le monde dut franchir à cheval le bras le plus large et le plus profond de la Toula ; on contourna ensuite la montagne en suivant une prairie où de nombreux troupeaux d’yacks, appartenant au Guison-Tamba, paissaient sous la garde de lamas, bergers à la tête rasée et aux guenilles rouges, accompagnés de chiens féroces que les Cosaques eurent toutes les peines du monde à empêcher de se jeter sur les visiteurs.

Enfin on arriva aux pentes accessibles de cette montagne vierge que ne foulent les pieds d’aucun profane, et où aucun sentier n’est tracé. L’ascension était fort pénible ; il fallait par endroits s’aider des pointes de rochers, et se soulever à force de bras pour gagner les tertres étroits qui formaient les échelons de cet escalier gigantesque. Le site était excessivement sauvage et désolé, la montagne tout entière étant assise sur un piédestal de granit. Des blaireaux au poil roux, rayé de noir, d’une race particulière, fuyaient au petit trot en regagnant leurs tanières ; d’autres, moins timides, assis ou couchés dans les rochers, considéraient tranquillement les visiteurs. Différents en cela de l’espèce d’Europe, ces animaux semblent ne pas craindre le grand jour, et, comme ils ne sont ni chassés, ni même dérangés, et qu’on leur porte la même vénération qu’à tous les êtres vivants qui habitent ces lieux sacrés, ils sont devenus d’une familiarité extrême. En montant davantage, le terrain devient moins rocailleux, et on entre sous une forêt de pins à cimes droites comme des peupliers, et d’un port superbe ; dans les clairières et au milieu d’un gazon vert éblouissant, s’élèvent les grands rochers blancs et taillés qu’on aperçoit du bas de la vallée ; des versets sacrés y sont tracés en caractères gigantesques et dorés : ce sont d’autres tables de la loi. Voici le sens d’un de ces versets traduits par Gomboë : L’homme qui veut triompher de ses vices, doit imiter celui qui déroule les perles d’un chapelet : s’il extirpe un à un ses mauvais penchants, il obtient la perfection ; s’il veut lutter corps à corps, il s’expose à être vaincu. Toutes ces inscriptions sont tirées des livres sacrés attribués à Çakya-mouni, le fondateur du bouddhisme ; les unes contiennent les principes de la morale la plus pure, les autres relatent les événements principaux de la vie du dieu.

Aucun lama ne pénètre dans cette partie de la montagne, où les grands dignitaires religieux ont seuls droit d’aller se recueillir avec le Bouddha qui passe dans toute la Mongolie pour y faire des apparitions. Quelques yacks ou bœufs à demi sauvages échappés de la vallée en sont avec les blaireaux, les renards et les oiseaux de proie, les seuls habitants. Le respect qu’on porte à ces lieux sacrés est si grand qu’aucun berger ne se hasarderait à aller y reprendre les animaux de son troupeau qui s’y sont réfugiés, et encore moins à y ramasser du bois, quelque recherché qu’il soit dans le pays : s’il échappait aux sabres des gardiens, il craindrait d’être frappé de mort par la majesté du Bouddha.

De ce point culminant, on jouit du coup d’œil le plus féerique sur la ville d’Ourga et la rivière dont tout le panorama se déroule à vos pieds ; à cette heure de la journée, par un beau soleil de printemps, les toits, les coupoles, les kiosques dorés du palais d’été du Guison-Tamba, majestueusement assis au bord de la Toula étincellent parmi les massifs de saules, de peupliers et d’aunes dont il est entouré, tandis que son enceinte en albâtre crénelée et sculptée se déroule comme une ceinture de brocart d’argent sur le velours vert de la grande prairie.

La descente de la montagne sacrée fut encore plus longue et plus difficile que l’ascension ; on se glissa par des sinuosités de l’escarpement, où il eût été impossible de soupçonner qu’il y eût un passage praticable ; enfin, plus bas, on retrouva les chevaux qu’on dut mener à la main jusqu’aux rives de la Toula.

La montagne sacrée n’est pas la seule qui ait le droit de porter ce nom : la chaîne tout entière couronnée de sapins et entourée de rochers est consacrée à Bouddha, et gardée avec la même sévérité ; mais celle-ci en est la cime la plus haute, la plus célèbre et la plus vénérée. Maintenant à quelle cause doit être attribué le respect qu’ont ces nomades pour les lieux élevés ? Ne serait-ce pas qu’habitués à vivre dans la platitude infinie des steppes, ils ont dû adorer comme un miracle de Dieu ces monts qui rapprochent l’homme du ciel ? Ne serait-ce pas aussi que les admirables forêts qui les couronnent, en regard de l’aridité du désert, leur ont inspiré cette sainte horreur des bois dont parlent les poëtes anciens, et qui fut une des croyances les plus vives du paganisme, créateur des divinités sylvaines ?

La ville d’Ourga ou du Grand Kouren[4] est bâtie sur une suite de collines situées à deux kilomètres de la rivière Toula, dont elles sont séparées par la grande prairie que nous avons déjà décrite. Au sommet de la plus haute s’élève l’ancien palais du Guison-Tamba, actuellement abandonné ; les tentes des riches Khalkhas et des lamas sont plantées tout autour dans des enceintes palissadées distribuées assez régulièrement, de manière à former de grandes places et des rues tournantes ; au versant de cette colline est un quartier habité par des marchands russes et chinois où s’élèvent quelques baraques ; c’est le centre du commerce ; au versant opposé et plus loin de la rivière, dans un escarpement profond où coule un ruisseau, est le nouveau palais du Guison-Tamba, construit seulement il y a quelques années. Au nord-est, et séparée par une plaine d’un kilomètre, se trouve la ville chinoise, entièrement habitée par des négociants et des colons du Céleste-Empire ; enfin, la seconde colline à droite, en revenant vers la Toula, est occupée par le quartier russe bâti en baraques de bois, contenant de vastes hangars pour le dépôt des marchandises, et dominé par les bâtiments du consulat et les kiosques de l’habitation d’un prince Khalkha. Sauf les coupoles des trois palais du Guison-Tamba, Ourga ne présente aucun monument : c’est l’aspect d’un immense campement de nomades. Cette ville qui renferme un grand nombre de lamaseries ne compte pas moins, dit-on, de trente mille lamas ou prêtres bouddhistes ; d’après l’évaluation des Russes, elle contiendrait en outre quarante mille habitants séculiers. Cette réunion de tentes et de baraques forme donc la cité la plus importante et la plus singulière du nord-est de l’Asie.

Quatre jours de repos ayant rendu quelque force à Mme de Bourboulon, elle put monter à cheval pour parcourir cette célèbre capitale de la Mongolie ; l’étroitesse et le mauvais état des rues rendaient impossible un autre moyen de locomotion. On commença par visiter les nouvelles fondations du consulat russe qui sera bâti à la sibérienne, c’est-à-dire avec des bases en pierres de taille, et des murs en plateaux de sapin équarris en traverses horizontales, et adroitement enchevêtrées avec des angles arrondis.

De là, on gagna la ville chinoise par la plaine qui la sépare d’Ourga, plaine qui présente, en regard de l’incurie et de la paresse des Khalkhas, le spectacle de la plus grande activité. Une foule de maraîchers chinois s’y sont établis, utilisant, pour fertiliser les terres, les eaux du petit ruisseau qui traverse plus bas le ravin de la ville sacrée ; on voit dans leurs jardins des asperges, des choux, des carottes, des navets, des concombres, des pastèques, des salades de toute sorte et surtout de l’oignon et de l’ail ; des pommes de terre jaunes et rondes, de l’espèce qu’on fit venir en Chine pour nos troupes, y sont cultivées sur une grande échelle ; des poiriers, des pêchers, des pommiers, des vignes y étalent leurs fruits déjà formés malgré la rigueur du premier printemps. Ce spectacle d’abondance prouve tout ce que l’industrie humaine pourrait tirer de la culture de ce magnifique pays, situé à la latitude de Paris, et que les habitudes nomades des indigènes ont réduit à. ne produire que des bestiaux et des chevaux. Malgré le grand froid des hivers, la bonté du sol et la chaleur des étés rafraîchis par de fréquents orages, font de la Mongolie septentrionale un des pays les plus fertiles de la zone tempérée. La ville chinoise est une miniature des grandes villes de l’empire : les rues, percées au cordeau, y sont bordées de constructions en bois peint et verni ; on y compte une foule de maisons de thé, de pavillons de plaisir, de boutiques de toute sorte pleines d’objets manufacturés que les Chinois échangent à grand bénéfice contre les matières premières du pays, telles que feutres, peaux, cuirs, fourrures, suifs, pierres précieuses brutes, etc., etc. Mme de Bourboulon étant entrée dans une boutique pour y faire quelques emplettes, prétendit que c’était un bonheur pour elle de rencontrer, après un mois de désert forcé, la civilisation relative d’une ville chinoise ; que les odeurs fades du bois de sandal qu’on y brûle, du musc dont sont imprégnés les vêtements, de l’ail même que mangent les habitants lui montaient à la tête et lui produisaient une sensation agréable. Après tout, c’était se retrouver en pays de connaissance.

Quoi qu’il en soit, la ville chinoise d’Ourga est loin de sentir bon : habitée par une foule de pêcheurs qui exploitent les lacs et les rivières des environs, ceux-ci y font sécher et fumer en plein air, sur des claies en bois, le produit de leur pêche ; de là, ils les expédient jusqu’en Chine, ou bien les vendent à bon prix aux Khalkhas, trop paresseux pour se livrer à cet exercice pénible. En outre on fait pourrir comme engrais les poissons communs qui ne servent pas l’alimentation, et ils sont employés à fumer la terre.

Il y a aussi dans cette ville, beaucoup de trappeurs qui prennent au piége les loutres, renards bleus, hermines, martres et zibelines, et qui font un grand commerce de pelleteries.

Entrés par la porte haute de la ville chinoise, les voyageurs en sortirent par le bas de la plaine, et pénétrèrent dans la ville mongole par le ravin qui sépare les deux collines sur lesquelles elle est bâtie. Ils firent le tour du palais habité actuellement par le Guison-Tamba. Cet édifice est tellement vénéré des Mongols que, dès qu’ils en approchent, ils se prestement devant ses remparts, la tête dans la poussière ou dans la boue. Le palais est entouré d’une vaste enceinte de murs en albâtre, construits en festons de la forme la plus élégante, c’est-à-dire qu’ils se composent de colonnes surmontées d’animaux sculptés, et reliées ensemble par des murailles dont le chaperon, couvert de tuiles dorées, forme une série de festons réguliers. Par les intervalles, on aperçoit le vaste parc qui entoure le palais, avec ses arbres centenaires, ses eaux aménagées dans des bassins en rocaille, ses statues, ses escaliers de marbre, et les milliers de cellules des lamas qui, venus de loin pour adorer le Bouddha vivant, ont la permission de demeurer dans l’enceinte sacrée. Le palais lui-même, d’une architecture grandiose, est en pierre d’albâtre, et les toitures chinoises de ses coupoles, de ses kiosques, de ses clochetons sont également couvertes en tuiles dorées. Autour s’étend un dédale de petites rues, formées par les palissades en sapin qui entourent les tentes de chaque famille. Quelques Khalkhas ont cependant imité les Russes et commencent à se bâtir des baraques fixes. Des bouleaux, des peupliers, des saules pleureurs ombragent toutes les habitations, et donnent à ce quartier un aspect pittoresque et agréable ; en revanche, on ne saurait peindre la saleté de ces ruelles encombrées d’immondices et d’ordures sans nom dont les tas montent jusqu’au haut des palissades et servent de garde-manger aux porcs et aux chiens errants.

Rue d’Ourga. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

On se dirigea ensuite vers la ville haute par une rue plus large et mieux entretenue, coupée de distance en distance par de vastes places plantées. Une nombreuse population s’y pressait : des milliers de lamas jaunes et rouges suivaient à cheval, attirés par la curiosité, tandis qu’une escorte de Cosaques précédait les voyageurs ; les femmes au costume bariolé, aux longues tresses pendant sur les épaules, les petits enfants tout nus, de vieux lamas à la tête rasée et aux vêtements sordides, des pâtres habillés de manteaux en jonc, sortaient de leur tente pour voir passer le brillant cortége.

A. Poussielgue.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97, 113 ; 1. X, p. 33, 49, 65, 81, 97, 289, 305 et 321.
  2. On appelle aoul un village de tentes.
  3. Note extraite d’une lettre de Mme de Bourboulon.
  4. Kouren veut dire enceinte ; ce mot désigne les palissades de pieux qui entourent chaque habitation.