Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/24

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Arrivée à Kiakhta. — Aspect de la ville russe. — Service solennel dans la cathédrale grecque. — Compliment adressé par l’Archimandrite. — Absence de lits dans les maisons sibériennes. — Hospitalité forcée. — Avaries survenues aux bateaux à vapeur du lac Baïkal. — Embarquement sur des bateaux à voile. — Effroyable tempête pendant la nuit. — Village détruit par un tremblement de terre. — Magnifique panorama sur le lac Baïkal.

« Tant de choses se sont passées pendant ces quatre jours que je n’ai pas eu un moment pour prendre des notes, mais je vais tâcher de réparer le temps perdu.

« Outre un officier d’artillerie expédié par le gouverneur de Kiakhta, nous trouvâmes encore à la station de Guilanov l’aide de camp du gouverneur général de la Sibérie orientale, envoyé par lui pour nous complimenter et nous accompagner jusqu’à Irkoutsk ; M. d’Ozeroff était venu l’année précédente à Pékin où mon mari l’avait prié, en lui indiquant l’époque probable de notre arrivée, de vouloir bien acheter des voitures à notre compte, et il nous attendait à cette station avec trois tarentas, grandes chaises de poste à cinq et six chevaux, et des telegas, sorte de traîneaux à trois chevaux, affectés au service des dépêches, et qu’on avait mis généreusement à notre disposition. On me fit monter avec Madame de Balusek dans une des tarentas, puis on partit à bride abattue pour nous faire honneur : la vaste plaine de Guilanov fuyait devant nous avec une rapidité vertigineuse ; les roues sautaient avec un cliquetis formidable par-dessus les troncs d’arbres abattus et les rochers épars sur notre passage ; il n’y avait pas de ressorts ! Nous ne pouvions ni respirer, ni parler, et, pour donner idée de la vitesse, les Cosaques à cheval de notre escorte parvenaient à peine à nous suivre au grand galop ! J’avoue que je voyais arriver avec plaisir les bourbiers où nous enfoncions jusqu’aux moyeux, et les gués de rivière, parce que là je pouvais reprendre haleine. Ma compagne, plus habituée que moi aux cahots sibériens, mais plus effrayée de se noyer, se cramponnait alors aux accotoirs de la tarenta ; ainsi chacune de nous payait à son tour tribut à la faiblesse féminine.

« Ce fut avec cet appareil imposant d’escorte, de bruits de clochettes, de claquements de fouets que nous franchîmes en un tourbillon de voitures et de chevaux le pont de bois jeté sur une modeste rivière qui sépare les deux immenses empires chinois et russe. Je remarquai alors qu’on rendait les honneurs militaires aux femmes des employés supérieurs comme à leurs maris.

« On nous conduisit directement à l’hôtel du gouverneur de Kiakhta, M. Despots Zenowich qui a bien voulu nous céder ses appartements particuliers ; par une galanterie toute russe, notre hôte désirant nous laisser toutes nos aises, s’était organisé une chambre dans ses bureaux.

« Ce qui me frappe le plus ici, c’est la profusion des fleurs : dans les appartements, les escaliers, les boudoirs, de grandes caisses rangées symétriquement sont pleines de géraniums, de roses, de camellias ; d’élégants pots en porcelaine de Chine pendus aux plafonds laissent retomber au-dessus de vos têtes des gerbes, des festons de fleurs de cactus, de mamillaires aux corolles éclatantes ; les maisons sont, à vraiment parler, des serres chaudes, où on est exposé à subir des migraines acharnées, quand on n’est pas habitué à ces parfums violents.

Kiakhta se compose de trois villes, la ville chinoise ou Mai-mai-tchen, la ville russe et la ville officielle ; Mai-mai-tchen (six mille habitants) est un entrepôt d’échange pour les draps, les fourrures, les soieries et le thé ; nous n’avons pas envie, on le comprendra facilement, d’aller visiter cette ville qui excite chez les Européens venant de la Sibérie une curiosité excessive. On rencontre un grand nombre de négociants chinois dans la ville marchande russe (environ cinq cents âmes) qui est séparée de Mai-mai-tchen seulement par des palissades en bois, gardées par des factionnaires ; fatigués de la Chine, nous réservons tout notre empressement pour Troïtskosawsk, la ville officielle qui contient dix mille habitants. Troïtskosawsk, située dans une vallée qui suit la direction du nord au sud, et arrosée par un petit ruisseau, est régulièrement bâtie et présente l’aspect d’une ville européenne ; les maisons, construites en bois de sapin, ont des fenêtres régulièrement percées ; le palais du gouverneur, en style gréco-gothique avec architraves et colonnades, est situé sur une grande place carrée, en face de la maison de police, grand édifice qui, en Sibérie, est toujours surmonté d’une tour ronde formant observatoire ; les églises sont nombreuses eu égard à la population, et parmi elles on remarque la cathédrale décorée d’un dôme principal et de quatre clochetons avec croix et boules dorées ; toutes les constructions enfin, petites ou grandioses, riches ou pauvres, sont invariablement blanchies à la chaux et badigeonnées de couleurs tendres, telles que le rose, le jaune serin et le bleu de ciel ; la cathédrale blanche et lilas a ses clochetons revêtus d’un splendide vert pomme relevé par des arabesques plus foncées. Cet étalage de couleurs qui rappelle un peu le goût chinois, donne un aspect de propreté et de fraîcheur à cette petite ville, qui a l’air d’être sortie toute d’une pièce du cerveau d’un architecte amoureux de l’idylle pastorale. En revanche, le paysage des alentours est triste, morose, sans arbres et sans verdure ; de hautes collines arides et nues forment tout autour l’horizon de la ville, placée au fond d’une vallée en entonnoir.

Une famille de Mongols Khalkhas. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis d’un artiste sibérien.

« Nous sommes arrivés ici à cinq heures du soir. À peine avons-nous eu le temps de nous reconnaître qu’il a fallu accepter un grand dîner donné en notre honneur par le gouverneur de la ville. Notre convoi de bagages étant en retard, j’y ai assisté en costume d’homme, jaquette, grand feutre gris, pantalons bouffants et bottes à l’écuyère ; je devais faire un singulier effet au milieu des dames russes habillées aux dernières modes de Paris, avec des crinolines qui n’en finissaient plus ! Ce dîner, fort bien servi et très-élégant, s’est terminé par la présentation des personnes distinguées de la ville. Avant-hier, dans une promenade que nous avons faite avec le gouverneur, ce fut encore la même chose ; poussés à la fois par la curiosité et par un sentiment de cordialité respectueuse, tous les riches marchands de la ville, ainsi que leurs femmes, vinrent nous présenter successivement leurs hommages. Ici l’argent ne joue qu’un rôle secondaire dans la considération publique, et le plus mince fonctionnaire se voit saluer humblement par des négociants ou des industriels dix fois millionnaires. Cette promenade a été charmante : j’admirais la popularité et la bonhomie du gouverneur, qui allait partout, parlant à tout le monde, s’inquiétant des affaires et de la santé de chacun de ses administrés. Ce chef suprême, ce représentant de l’Empereur dans la province, où il n’a au-dessus de lui que le gouverneur général de la Sibérie orientale, qui réside à Irkoutsk, paraissait faire le plus noble usage de son pouvoir absolu. Au-dessous de lui et sous ses ordres directs se trouvent un officier commandant les troupes affectées au service local, un chef de police, en même temps administrateur de la ville ou préfet, et un commissaire des frontières chargé de la surveillance des rapports internationaux ; un chef ou capitaine des marchands, nommé à l’élection, complète l’administration d’une ville sibérienne ; ce dernier qui joue à la fois le rôle d’un maire et d’un juge de commerce, est fort écouté des autorités.

« Ce soir-là, il y eut aubade et concert d’instruments de cuivre donnés par les Cosaques à la Redoute, vaste jardin public entouré de barrières blanches comme un hippodrome, avec de beaux arbres, une vaste pelouse, et des ruisseaux d’eau vive sortant d’une fontaine en rocailles. Le concert se transforma bientôt en bal : le kiosque de la Redoute qui est le rendez-vous général de la ville pendant les longues soirées d’été, s’ébranla sous les pieds de nombreux danseurs et disparut dans un tourbillon de robes blanches, de colbachs, d’uniformes et d’habits noirs ; rien n’y manquait, pas même la polka et le grave quadrille officiel : ce n’était pas la peine d’être à Kiakhta, à quatre mille lieues de Paris ! Presque toutes les dames parlent français ; elles ont beaucoup d’aménité et d’instruction, ce qu’il faut attribuer au recrutement de la population par des familles d’exilés politiques qui ont amené de prime abord l’urbanité et la politesse de la haute société russe au milieu de ces déserts. La Sibérie est plus policée que la vieille Russie, tant il est vrai qu’il est plus facile de plaquer la civilisation sur un pays neuf, que de rajeunir un vieux pays !

« Hier matin nous avons assisté à un service solennel dans la cathédrale grecque ; l’intérieur en est d’une grande richesse : le chœur est séparé de l’église par une grille à barreaux sculptés en losange avec des moulures en or et en argent ; l’autel lui-même est en argent massif ainsi que plusieurs châsses qui contiennent des reliques ; le livre des Évangiles relié en or et couvert de pierres précieuses a coûté, dit-on, cent mille roubles. Cette profusion de métaux précieux s’explique par la richesse des mines sibériennes et la ferveur religieuse des classes marchandes. Deux chœurs d’hommes et d’enfants, placés aux deux côtés de la nef, se renvoyaient alternativement des hymnes en plein chant d’un effet admirable. Après la messe, l’archimandrite, en se retirant, adressa un compliment très-bien tourné au ministre de France, en lui disant que son passage par leur ville resterait dans le souvenir des habitants comme un événement historique ; le compliment était très-gracieux pour nous, mais le français de l’archimandrite laissait beaucoup à désirer… Le pauvre prêtre avait fait de son mieux.

« Nous avons retrouvé ici la caravane de dix chameaux expédiés de Pékin avec des vivres, du vin et les gros bagages ; tout cela nous sera inutile, les provisions de bouche étant abondantes et assez bon marché en Sibérie. D’un autre côté, comme nous ne voulons pas traîner à notre suite une foule de ballots qui retarderaient sans nécessité la vitesse de notre voyage, nous avons fait vendre à vil prix le thé, le riz et les farines. Cette perte a été un peu compensée par la vente des liqueurs et des vins, fort chers ici comme toutes les denrées européennes. Ce remaniement et cette simplification de nos bagages ont exigé beaucoup de temps. Enfin nous les avons fait partir sous la surveillance du sergent et des deux soldats, et sous la conduite d’un agent de la poste russe, qui s’est chargé de les amener à Irkoutsk, où ils attendront notre arrivée… Nous-mêmes nous partons ce soir.

« En ce moment, faisant un retour sur ce voyage tranquillement accompli au milieu de populations à moitié sauvages et presque inconnues de l’Europe, sans aucune apparence de danger, et avec la sécurité du touriste qui accomplit une promenade sur les bords du Rhin, mon âme tout entière remercie la Providence qui nous a guidés au milieu du désert, et pleine de confiance, considère comme peu de chose les huit mille kilomètres qui nous restent à parcourir par terre d’une extrémité à l’autre de l’ancien continent…

« Je m’éveille : le jour naît à peine ; de légers flocons de vapeur blanche montent à la surface du lac Baïkal dont les eaux tranquilles sont ridées par la brise, et dont les contours disparaissent au loin dans la brume du matin. À travers les vitres de la tarenta où j’ai passé la nuit, logée à huit pieds au-dessus du pont du bateau qui m’emporte, je ne vois rien du bâtiment, et je pourrais me croire transportée par une puissance mystérieuse entre le ciel et l’eau ! L’absence de toute distraction est favorable, dit-on, aux élucubrations de l’esprit. Il est bien temps, je crois, de mettre au courant mon carnet de route que j’ai négligé depuis une semaine.

« Je suis partie de Kiakhta, le 18 au soir, dans ma tarenta accompagnée du gouverneur et de plusieurs habitants jusqu’à Ost-Kiakhta, où se trouve une belle maison de campagne appartenant à M. Despots Zenowich, qui voulut bien nous y offrir une collation d’adieu. Ce faubourg de la ville est peuplé de jolies villas où les riches marchands passent la saison d’été.

« Nous franchissons rapidement, emportés par cinq vigoureux chevaux, les stations de poste de Kalimichnaia et de Pavarotnaia, et nous arrivons au point du jour en face de la petite ville de Selenguinsk, située de l’autre côté de la rivière Selenga. La rivière est fort large en cet endroit, et comme il n’y a pas de ponts en Sibérie, on en est réduit à la traverser sur un bac à rames qui sert à tous les voyageurs parcourant la grande route de Kiakhta à Irkoustk. Le passage est dangereux ; il faut faire descendre aux voitures des berges à pic pour prendre place sur le bac, et M. d’Ozeroff, qui dirige notre route, fait requérir une foule de paysans pour retenir avec des cordages les roues de nos lourdes tarentas. Dès que nous sommes installés à bord, nos bateliers remontent le courant à force de rames, gagnent le milieu des eaux, puis se laissent descendre à la dérive sur l’autre bord, en se dirigeant seulement avec le gouvernail.

« Selenguinsk, qui compte environ trois mille habitants, est un bourg insignifiant. Nous nous y reposons jusqu’à midi. À dater d’aujourd’hui, nous voyagerons à la russe, ne nous arrêtant plus chaque nuit pour camper, prenant seulement le temps nécessaire pour changer de chevaux, déjeuner et dîner, et couchant dans nos voitures qui sont installées pour cela. Ce mode de transport, favorisé par la manière admirable dont le service des postes est organisé dans tout l’empire russe, permet de franchir rapidement des distances considérables, mais il est bien fatigant. Les stations de poste, distantes de vingt à trente verstes, sont déterminées par l’officier qui nous accompagne, et choisies par l’inspecteur de police en raison des ressources qu’elles présentent. Toute cette vallée de la Selenga est peuplée et passablement cultivée ; sur les coteaux des champs de seigle, dans les vallées de belles prairies où paissent de nombreux troupeaux et où serpentent de petites rivières, forment le fond du paysage avec les landes couvertes de genets et d’ajoncs épineux, mais les antiques forêts qui couvraient ce sol vierge ont presque entièrement disparu.

« Le 20, nous nous détournons de la grande route pour aller nous reposer à Verjnéoudinsk, ville de huit mille habitants, bâtie sur les bords de la Selenga. Nous y sommes logés dans une des plus belles maisons de la ville, dont on a renvoyé les propriétaires pour nous livrer leurs appartements ; cela se fait sans façon ici par corvée ou par réquisition ! Il est vrai que les indigènes regardent comme un grand honneur de loger chez eux des personnages influents, et qu’on ne peut faire un plus grand plaisir à un Russe que de l’envoyer coucher avec sa famille dans les communs. La maison de Verjnéoudinsk appartient à un tout jeune homme instruit et bien élevé, pauvre colon polonais, exilé dans ces climats lointains pour avoir trop aimé sa patrie ; ici il a été épousé par la veuve d’un des plus riches marchands de la ville. Je dois dire, pour compensation, qu’elle a au moins dix ans de plus que lui. La maison est fort bien meublée, armoires à glace, toilettes, commodes ; on y trouve tous les objets nécessaires au confortable de la vie, sauf des lits ! Le lit est un meuble intime qui ne se prête pas ! Les Sibériens, qui sont sans cesse en voyage dans des voitures sans ressorts, emportent avec eux une profusion de coussins qui servent de matelas, et ont l’habitude de coucher tout habillés, habitude qu’ils gardent même quand ils sont rentrés chez eux. Pour être fidèle à la vérité, je dois avouer pourtant qu’il y avait un lit fort étroit, dans la maison de notre hôte : probablement la famille y couchait par quart, car elle se composait de quatre personnes.

« Verjnéoudinsk, régulièrement bâtie, est le centre de vastes marchés agricoles, où on amène des bestiaux de toute la contrée. Nous nous y reposons jusqu’au soir.

« Le bourg d’Ilinsk, où nous sommes arrivés le lendemain, portait encore les traces d’un tremblement de terre qui avait bouleversé la contrée quelque temps auparavant. Un village situé non loin de là, près de la côte orientale du lac Baïkal, avait été complétement détruit. Mme de Balusek, accompagnée par M. d’Ozeroff, nous quitta alors pour aller visiter le lieu du sinistre. Nous devions la retrouver à Passolsk, port d’embarquement à cent dix verstes d’Ilinsk.

« Nous apprîmes une fâcheuse nouvelle en entrant dans la petite ville de Kabansk, située à moitié chemin : les deux bateaux à vapeur qui font la traversée du lac ayant éprouvé de graves avaries, on ne pouvait fixer l’époque à laquelle ils pourraient reprendre leur service. Nous nous décidâmes aussitôt à coucher dans la ville ; mais le lendemain matin, plusieurs personnes nous ayant conseillé de nous rendre immédiatement à Passolsk, pour y attendre un vent favorable qui nous permettrait de faire la traversée sur un bateau à voiles, nous préférâmes camper dans nos voitures sur les bords du lac que de risquer de perdre une bonne occasion.

« Si nous avions su ce qui nous attendait à Passolsk, nous aurions mieux aimé rester tranquillement à Kabansk, et y sacrifier quelques jours à notre repos ; mais notre voyage s’était accompli trop heureusement jusque-là pour que le destin jaloux ne nous ménageât pas quelque désagréable surprise.

« À peine sommes-nous arrivés à Passolsk dans l’après-midi, que nous recevons la visite d’un agent de la Compagnie des bateaux à voiles, qui nous offre de nous faire traverser de suite, le vent étant devenu favorable depuis quelques heures. Il nous apprend aussi que nos gens s’étaient embarqués sans malencontre l’avant veille et qu’ils devaient être arrivés à Irkoutsk.

« Il n’y avait pas de temps à perdre, et on procéda immédiatement à l’installation à bord de nos voitures et de nos fourgons de route.

« Rien de plus sale et de plus mal disposé au point de vue de la navigation et de la commodité des voyageurs que ces lourdes barques qui servent ordinairement au transport des cargaisons de thé. En style de marin, ce sont de vrais sabots, larges des deux bouts, ventrus, avec un seul mât, muni d’une voile carrée et d’un petit foc. Pour en rendre la construction plus massive encore, ces galiotes ont deux ponts comme un vaisseau de ligne, l’inférieur au-dessus de la cale avec un trou béant pour les marchandises, le supérieur avec une échelle de communication qui ressemble à un perchoir à poulets. C’est sur ces ponts qui s’élèvent au moins de trois mètres au-dessus de l’eau qu’il nous faut faire hisser nos voitures en mettant en œuvre les cabestans et les bras de tous les habitants de Passolsk. On conçoit sans peine combien ces épaisses galiotes sont difficiles à mouvoir ; on ne peut leur faire serrer le vent à cause de leur voilure et de leur forme ; il faut attendre vent arrière pour opérer la traversée qui n’est que de soixante verstes, et si le vent tombe ou change pendant qu’on est au milieu du lac, comme on ne peut jeter l’ancre dans ses eaux d’une profondeur inouïe, on retourne au rivage. Tel est l’état primitif de la navigation sur cette magnifique mer d’eau douce qu’on appelle le lac Baïkal.

« Enfin, vers le soir, après des efforts inouïs, nos voitures, nos bagages et nos gens se trouvent solidement installés à bord. Il ne nous reste plus qu’à partir ; mais la fraîche brise de la journée a cessé avec la nuit ; il n’y a plus un souffle d’air, et nous nous couchons dans nos tarentas, espérant qu’au matin les vents voudront bien se réveiller avec nous. Hélas ! ils se sont réveillés, mais avec une violence sans bornes : un terrible ouragan du nord-est s’est déchaîné sur le lac durant la journée, et redoublant encore de violence pendant la nuit suivante, nous a fait courir des dangers réels. Des vagues courtes, mais énormes, couvrent le bateau et l’ébranlent jusque sur ses ancres ; toutes ses vieilles membrures craquent, et le patron, impuissant à conjurer la tempête avec ses cinq ou six matelots glacés d’effroi, redoute à chaque instant d’être arraché de son mouillage et jeté à la côte où les habitants ont allumé de grands feux pour prévenir les accidents. Nos voitures offrent une telle prise au vent et sont tellement secouées par ses rafales furieuses, que nous sommes forcés de les abandonner pour nous réfugier dans l’entre-pont, vaste carré séparé par quelques planches de l’avant où couchent les matelots, et consacré à l’amarrinage des ballots de thé. Je me souviendrai toujours de la nuit que nous y avons passée avant-hier ! Assis sur des bancs de bois qui roulaient à chaque coup de tangage, inondés par les vagues qui tombaient en cascades du pont, glacés par l’eau froide, suffoqués par les odeurs méphitiques qui s’échappaient de cette cale malpropre, nous nous attendions d’un moment à l’autre à éprouver un sinistre qui pouvait avoir les conséquences les plus graves. Les vagues agitaient si fort la vieille carcasse de la galiote, que les hauteurs de la côte, dont nous étions éloignés à peine de deux cents mètres, dansaient devant nous avec leur couronne de torches enflammées qui illuminaient les vieux arbres et les rochers noirs. C’était un spectacle fantastique, et n’étaient la réalité du danger et le piteux état de notre jeune Chinois Lieur qui, n’ayant jamais navigué, ne s’était jamais trouvé à pareille fête, et prenait le mal de mer pour les approches de la mort, nous aurions admiré cet étrange bouleversement de la nature. Le vent s’étant un peu calmé sur le matin, nous en avons profité pour retourner à terre : personne de nous n’était tenté de rester à bord de ce bateau inhospitalier.

« Passolsk est un hameau qui ne présenterait aucune ressource, s’il n’y avait dans les environs un monastère considérable anciennement fondé (il a près de cent ans de date, ce qui est vénérable pour la Sibérie), et qui est un lieu de pèlerinage célèbre dans toute la contrée ; les bons pères voulurent bien nous céder quelques provisions fraîches dont nous avions grand besoin.

« Dans la journée, Mme de Balusek et M. d’Ozeroff nous rejoignirent fortement impressionnés de ce qu’ils étaient allés voir ; le village de Stepna, détruit par le récent tremblement de terre et situé sur les bords du lac, à vingt verstes au nord de Passolsk, avait été englouti tout entier ; un abîme béant s’étant entr’ouvert, les toits des maisons dépassaient seuls les eaux qui y avaient fait irruption, et pendant que cette partie du village s’enfonçait sous terre, quelques maisons et l’église, dont le clocher s’était écroulé, avaient été exhaussées de vingt mètres par les feux souterrains. Cette plaine fertile ne présentait plus qu’un chaos affreux fidèlement représenté dans un croquis fait par M. d’Ozeroff. Nous regrettâmes, mon mari et moi, de n’avoir pas été visiter les ruines de Stepna (cela eût mieux valu que la nuit et la journée que nous avions passées à bord), mais il était trop tard.

Village bouleversé par un tremblement de terre sur les rives du Baïkal. — Dessin de Riou d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« Après dîner, le temps redevint superbe, le vent favorable, et nous nous sommes tous embarqués par un beau clair de lune.

« Le panorama qui s’étale en ce moment sous mes yeux est sans pareil au monde ! nous sommes à cinq cents mètres à peine de la côte de Livenitchnaia, où nous devons débarquer ; la brise tombée n’enfle plus nos voiles et le bateau, doucement porté par le courant, dérive peu à peu vers le nord-est. À ma gauche les hauts pics des montagnes de Chamardaban, toujours couverts de neiges, paraissant du plus beau rose aux premiers rayons du soleil levant, tandis que leurs pieds sont encore plongés dans l’ombre de la nuit ; puis la côte orientale avec toutes ses dentelures, ses rochers noirs, ses plages de sable fin et sa ceinture de collines couvertes de forêts de sapins séculaires ; devant moi le petit port de Livenitchnaia, avec ses maisons en bois peintes en lilas et en bleu, à toits carrés, à pignons en briques rouges, avec son débarcadère sur pilotis, ses chantiers de construction, un bateau à vapeur désemparé devant ses quais, et près du port une foule de petites embarcations de pêche, et des baleinières plates, pointues aux deux bouts, qui joutent de vitesse ; enfin à ma droite le lac tout entier qui semble se perdre dans la vaste baie du fleuve Angara, qu’il alimente de ses eaux !

« Ô Baikal ! tes tempêtes sont affreuses, tes mariniers prétendent que tu veux être appelé Madame la mer, mais que si on t’appelle Monsieur le lac, tu soulèves aussitôt tes vagues en fureur ! Sois-moi propice ! Je ne t’offenserai plus par un nom indigne de toi ; je te confesse ici que j’ai eu plus peur de ta colère que de celle de tous les vieux océans que j’ai parcourus. Oui, tu es une mer, car, pur comme elle, tu rejettes à la côte les cadavres qui souilleraient ton sein vierge ; car tes abîmes ne se laissent pas plus mesurer que les hautes montagnes qui t’entourent, et que les glaciers immenses qui abreuvent tes eaux ! Mais pourquoi es-tu si perfide, pourquoi souris-tu après l’orage, nous berçant sur tes flots d’émeraudes à quelques pas du rivage où tu ne veux pas nous laisser aborder !…

Vue du lac Baïkal. — Dessin de Sabatier d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« La poétique invocation que j’adressais au lac Baïkal le décida sans doute à se montrer plus clément ; car enfin, vers la tombée de la nuit, au moment où, après avoir dérivé de trois lieues vers le nord-est, impuissants à jeter l’ancre qui ne peut mordre sur les rochers de granit de cette côte, nous craignions d’être rejetés bien loin par un caprice des vents, une brise favorable vint enfler nos voiles et nous fit entrer heureusement dans le port de Livenitchnaia.

« D’après les renseignements qu’on vient de me donner, le lac Baïkal, qui est le plus grand réservoir d’eau douce de la haute Asie (il a deux cent vingt lieues de long sur quinze à vingt de large), reçoit le tribut de plusieurs fleuves et rivières et n’a d’autre débouché que l’Angara. Entouré partout de hautes montagnes, produites par quelque grande révolution volcanique, il contient des sources d’eau bouillante qui jaillissent à la surface de profondeurs incommensurables ; malgré cela, il gèle tous les hivers, et on le passe alors en traîneau sur la neige et sur la glace. Le moment de la débâcle est dangereux ; les communications sont interrompues, et les courriers de la poste doivent le contourner au sud par d’affreuses montagnes impraticables, où cependant le gouvernement russe a fait commencer une route carrossable, qui ne sera finie que dans plusieurs années, et qui reliera Irkoutsk à Selenguinsk. Le Baïkal est moins poissonneux que les fleuves qui l’alimentent : on y trouve des saumons, des lamantins, des petits souffleurs d’eau douce, ainsi qu’un grand nombre de mouettes et d’autres oiseaux aquatiques, dont de véritables essaims nous accompagnèrent avec des cris perçants pendant toute notre navigation.

En descendant à Listvenitchnaia, un repas somptueux nous attendait dans la plus belle maison de la ville, chez l’agent de la Compagnie des bateaux à vapeur, repas auquel le maître et la maîtresse de la maison ne prirent pas part, suivant les usages de la politesse Sibérienne, sinon qu’ils vinrent au dessert boire à notre santé un verre de vin de champagne. Nous avions déjeuné à bord et nous n’avions ni faim ni soif, mais nous les aurions mortellement offensés en refusant.

« Dès que cet intempestif festin fut terminé, nous remontâmes avec plaisir dans nos tarentas qu’on avait débarquées et attelées pendant ce temps-là, et nous partîmes au grand galop pour Irkoutsk, par une route magnifique.

« Le niveau du lac, fortement encaissé, étant plus élevé que celui de la ville, situé à cinquante verstes environ, on descend tout le temps en contournant la riche vallée du fleuve Angara, le grand déversoir du Baïkal. Le pays est très-cultivé sur la rive droite, surtout à dater de Taltsuisk ; la rive gauche présente des gorges profondes où croissent d’interminables forêts de sapins, formant un rideau noir le long des eaux transparentes du fleuve qui coule à pleins bords et est au moins aussi large que le Rhin.

Un relai de poste en Sibérie. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« On nous a conduits, à notre arrivée à Irkoutsk, dans la maison du préfet, alors absent, maison qu’on avait somptueusement disposée pour nous. À notre descente de voiture, se sont présentés un lieutenant colonel, maître de police, M. Vokoulski, et un officier du gouverneur, chargés de nous dire que nous pouvions nous considérer comme étant chez nous, que le chef des marchands, au nom de la ville, se faisait honneur de nous offrir une complète hospitalité, et de nous défrayer de tout ainsi que notre suite, mais que, ne parlant pas français, il avait délégué à sa place le maître de police, qui effectivement ne nous quitta pas pendant notre séjour, poussant l’obligeance jusqu’à dîner et déjeuner avec nous pour surveiller tous les détails de notre installation. Une heure après arrivait l’aide de camp de M. Joukowski, gouverneur général par intérim, chargé par son chef de demander au ministre de France s’il lui convenait de recevoir sa visite le soir même ou le lendemain matin, ce à quoi M. de Bourboulon répondit qu’il se présenterait lui-même le lendemain chez le gouverneur.

« Après cette honorable réception faite au représentant de la France dans l’extrême Orient, et que je ne pouvais me dispenser de mentionner, on nous laissa enfin à nous-mêmes, ce qui nous fit un grand plaisir, car nous tombions de fatigue. Nous avions retrouvé dans l’hôtel le sergent et nos soldats, heureusement arrivés avec nos bagages. Ce fut en ce moment aussi que nous nous séparâmes de notre compagne de voyage, Mme de Balusek, qui alla résider en ville avec sa suite chez un des amis de sa famille. »

A. Poussielgue.

(La fin à la prochaine livraison.)