Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/23

La bibliothèque libre.


RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAÏ À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,

RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON,
PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862 — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




LE PAYS DES KHALKHAS.

Topographie de la Mongolie — Suzeraineté de la cour de Pékin. — Indépendance des Mongols septentrionaux. — Lutte de l’influence russe et de l’influence chinoise. — Les lamas et les hommes noirs. — Gentilshommes ou taïtsis. — Puissance du Guison-tamba ou lama roi. — Force militaire des Khalkhas. — Mœurs, industrie et commerce. — Le thé en briques. — Départ d’Ourga. — Brutalité des cosaques. — Dame russe abandonnée dans le désert. — Dévotions des Mongols. — Gorges et forêts peuplés de bêtes féroces et d’oiseaux de proie. — Entrevue avec un riche Khalkha. — Visite à sa tente. — Grande forêt de pins. — Arrivée à Guilanor, dernière station de Mongolie.

La Mongolie s’étend du 40e au 50e degré de latitude, et du 85e au 120e degré de longitude orientale. Bornée par la Mandchourie à l’est, par la Chine au sud et au sud-ouest, par la Sibérie au nord, elle se confond à l’ouest avec la Dzoungarie et les steppes des Kirghiz.

Cette immense contrée qui occupe une partie du plateau central de l’Asie, peut se diviser en deux zones séparées par les destinées politiques, comme par le sol et les productions.

La zone du Sud, aride ou du moins dénuée d’eau et de végétation, n’est habitée que sur la frontière de Chine, par de nombreuses peuplades d’origine mongole, directement tributaires de l’empire chinois. La zone du Nord, entièrement occupée par les tribus khalkhas, jouit d’une abondance et d’une fertilité extraordinaires : hautes montagnes, grands lacs, fleuves puissants, forêts et pâturages admirables, mines de houille, d’argent et de cuivre, toutes les richesses naturelles sont accumulées dans ce beau pays, qui a l’avantage d’être situé en plein climat tempéré, sous un ciel plus clément que celui de la Sibérie, sur laquelle il l’emporte sous tous les rapports.

Les Khalkhas reconnaissent la suzeraineté morale de l’empereur de la Chine, le khan de tous les Tartares, l’héritier du pouvoir des fils de Gengis-khan, le grand Mandchou, qui règne sur la contrée du milieu, mais là s’arrête leur soumission ; ils ne payent point de tributs, ne subissent aucune corvée, et sont par le fait entièrement indépendants. Les Russes, qui sont leurs plus proches voisins, jettent depuis longtemps un regard de convoitise sur cette proie magnifique, et leur influence militaire y gagne de plus en plus ce qu’y perdent la ruse et l’astuce des diplomates et des négociants chinois ; on peut prévoir le jour où ce pays, dont le gouvernement est un mélange inouï de féodalité et de théocratie, où cent petits princes se partagent le pouvoir, tombera presque sans résistance dans les mains de la Russie, et que le grand désert de Gobi, qui forme une limite géographique naturelle, deviendra la frontière des deux empires russe et chinois.

Les Khalkhas sont divisés en deux castes, les lamas ou prêtres bouddhistes, et les hommes noirs, chara houmoun ou séculiers, ainsi nommés parce qu’ils laissent croître leurs cheveux. À condition de passer une année dans un couvent, d’apprendre par cœur quelques versets sacrés, de se raser la tête et de porter un bonnet jaune, est lama qui veut ; aussi la moitié de la nation appartient-elle à cette caste, et trouve-t-on des lamas défroqués qui font tous les métiers, bergers, courriers, chasseurs, etc. Parmi les hommes noirs il existe une véritable aristocratie, celle des taïtsis ou gentilshommes, appartenant à des familles alliées aux princes ou descendants de Gengis-Khan ; ces taïtsis vivent en pasteurs comme les autres Khalkhas et sont souvent très-pauvres, mais c’est seulement parmi eux que peuvent être choisis les chefs des tribus nommés et l’élection. Tous ces roitelets doivent hommage et fidélité au lama roi, au Guison-tamba d’Ourga.

Le Guison-tamba est une des incarnations divines admises par les bouddhistes, c’est-à-dire que Bouddha s’incarnant dans le corps d’un enfant, vient habiter parmi les hommes pour leur apporter le salut et la perfection. Le grand lama, le talé lama de Lassâ au Thibet est le prince de cette hiérarchie de dieux vivants dont le Guison-tamba est un des grands dignitaires. Celui-ci, véritable souverain de la Mongolie, entouré de l’inviolabilité mystérieuse qui le protége, rend par l’entremise de ses conseillers des lois et des décrets qui sont exécutés aussitôt par les princes séculiers. Rien ne saurait peindre le respect, l’adoration qu’ont les Mongols pour leur dieu vivant et éternel, car, lorsqu’il est mort, on va le chercher dans la terre sainte au Thibet, où il a bien soin de se métempsycoser dans le corps d’un jeune enfant, qui annonce sa mission divine par les miracles qu’il accomplit dès sa naissance. Le fanatisme religieux y pourrait rendre les Mongols fort redoutables, si la place de Guison-tamba était exercée par un esprit ambitieux : en 1839, celui qui régnait à Ourga voulut rendre visite à l’empereur de la Chine, Kao-Kouang ; aussitôt qu’il se fut mis en marche, toutes les tribus de la Tatarie s’ébranlèrent, une foule innombrable portant des offrandes accourut sur son passage, et si le Guison-tamba l’eût voulu, il eût pu entrer à Pékin avec un cortége de cent mille hommes prêts à obéir aveuglément à ses volontés. La cour impériale, effrayée, lui envoya ses plus habiles diplomates et obtint qu’il se fît accompagner seulement d’une garde de trois mille lamas.

Les Khalkhas pourraient armer au moins cinquante mille cavaliers ; force redoutable, si leur organisation militaire était en rapport avec leur bravoure ; mais leurs armes sont exécrables : ce sont de mauvais sabres chinois à deux tranchants, en scie ou en spirale, des piques courtes, des flèches, et enfin des fusils à mèches, munis de culasses affectant les formes les plus bizarres ; pour armes défensives, ils ont des boucliers garnis de lames de cuivre, et des cottes de maille en fil de fer. Depuis un temps immémorial chaque famille fait de la poudre pour son usage, et on rencontre souvent dans les tentes des femmes et des enfants occupés à broyer le charbon et le salpêtre ; cette poudre a si peu de force qu’une balle lancée par le fusil d’un chasseur khalkha ne saurait tuer un cerf à vingt pas[2]. Leur organisation militaire est nulle : la longue paix dont ils ont joui, l’influence du gouvernement sacerdotal qui les gouverne leur a fait perdre les habitudes guerrières, et telle est la sécurité dont on jouit en Mongolie que personne n’y porte d’armes en voyage, où il est sans exemple qu’on soit attaqué, sauf aux frontières occidentales habitées par les pillards kirghis et turcomans.

Rien n’égale la parfaite quiétude dans laquelle s’écoule la vie d’un nomade khalkha. Le matin, il décroche le fouet suspendu au-dessus de sa porte, monte sur un cheval toujours sellé, qui passe la nuit attaché à un poteau à l’entrée de sa tente, fait la revue de ses troupeaux, s’élance sur la piste de l’animal qui s’est trop éloigné pendant la nuit, et, quand il l’a repris, interroge l’horizon pour découvrir la fumée de quelque campement ou la silhouette d’un voyageur avec qui il ira causer et s’entretenir de ce qu’il a vu et de ceux qu’il a rencontrés. Au retour, il s’accroupit pour le reste de la journée dans sa tente, dormant, buvant du thé au lait ou au beurre, et fumant sa pipe, tandis que ses femmes puisent de l’eau, traient les vaches, vont ramasser des argols pour le chauffage, préparent le fromage pour la nourriture, la laine et les peaux d’animaux pour les vêtements et les chaussures de la famille.

Les Khalkhas, hospitaliers et sobres, ont toutes les qualités de la race jaune, dont ils ont gardé les vertus primitives sans prendre les vices de la civilisation, mais en revanche, ils n’ont ni industrie ni commerce : des étoffes de feutre, des peaux et des cuirs mal tannés, quelques ouvrages de broderie, sont tout ce qu’ils produisent ; Le commerce se borne à un échange de matières premières, où le Mongol, peu défiant et timide, est complétement volé par les marchands russes et chinois. Leur monnaie est fort singulière : tous les payements s’effectuent au moyen de thés en briques, dont cinq briques équivalent environ à une once d’argent de Chine. Après le laitage, le thé joue le rôle le plus important dans l’alimentation de ces peuples qui ne sauraient s’en passer. Les Chinois, qui fabriquent le thé vert exprès pour les Européens, quoiqu’ils ne veuillent à aucun prix l’employer pour eux-mêmes, font du thé en briques pour les Mongols avec les feuilles les plus grossières et les branches menues de ce précieux arbuste ; ce mélange, pressé et coagulé dans un moule, prend la forme et l’épaisseur des briques de terre cuite destinées à leurs constructions. Les Sibériens pauvres consomment aussi ce thé à bon marché, qui est beaucoup moins agréable que l’autre, mais qui, mêlé avec du lait et de la farine d’orge, forme une bouillie épaisse et nourrissante appelée pan-tan, dont le goût est supportable, et l’usage général dans tout le pays.

En résumé, on peut dire de ces peuples primitifs que leurs troupeaux suffisent entièrement à leurs besoins, qui sont bornés, et que leur vie est la plus libre et la moins agitée qui soit au monde : un pèlerinage à une sainte lamaserie hantée par Bouddha dans ses pérégrinations mystérieuses, — la visite de quelques lamas voyageurs, appartenant à la classe des tolholos ou trouvères, qui payent l’hospitalité généreuse qu’ils reçoivent sous la tente par des chants où ils célèbrent les hauts faits des héros, ancêtres de leur race, — une excursion à Ourga ou aux frontières de Chine pour acheter des objets manufacturés, — un mariage qui n’est, comme chez les patriarches bibliques, qu’un marché où la fille est vendue par son père au plus offrant, mais qui donne lieu à des réjouissances de huit jours accompagnées de débauches de viande grasse, de tabac et d’eau-de-vie de riz, — tels sont, avec les funérailles dont les cérémonies, analogues à celles des Chinois, amènent de longs festins et le massacre de nombreuses vaches, chèvres et moutons pour la nourriture des parents et amis, les seuls événements qui interrompent cette existence calme et contemplative du pasteur khalkha. N’a-t-il pas en outre devant lui cent mille lieues carrées dont il est le roi, et où il peut aller camper çà et là, suivant les caprices de sa fantaisie, avec sa famille et ses troupeaux ?

Un homme d’esprit, Fourier, a soutenu que la vie des peuples pasteurs était plus près de l’état de perfection, où, suivant ses théories, l’humanité devait atteindre un jour, que celle des peuples civilisés avec tous les besoins et toutes les passions factices qu’ils se sont créées. Qui sait si Fourier n’a pas eu raison ?

« [3]Ma santé s’étant suffisamment améliorée pendant les cinq ou six jours de repos que j’avais goûtés à Ourga, je fixai le départ au 12 juin à midi : ce fut avec un vif déplaisir que nous nous vîmes réduits à reprendre les charrettes chinoises et l’attelage de la Mongolie, mais il fallait faire contre fortune bon cœur, et se résigner au seul moyen de transport qui fût à notre disposition. Le vice-consul, M. Sehechmarof, nous accompagna cette première journée, ainsi qu’une escorte de cosaques chargée de nous faire honneur à la sortie de la ville. J’ai eu le plaisir cette fois d’apercevoir le Guison-tamba en passant sous les murs de son palais ; il n’avait pu résister à la curiosité de voir les étrangers qui visitaient la ville, et s’était transporté sur une terrasse de son parc, où, entouré de tous les grands prêtres, il daigna jeter un coup d’œil sur nous autres pauvres humains : ce dieu vivant en chair et en os était un enfant de treize à quatorze ans, au corps débile, aux traits amaigris, dont la figure rappelait plutôt le type régulier des Indous que le masque cahoté des Mongols. Son costume ressemblait d’une manière frappante à celui de nos évêques catholiques : il avait sur la tête une mitre jaune, ses épaules étaient recouvertes d’une chape en soie violette chamarrée d’or et retenue sur la poitrine par une agrafe de turquoise ; enfin, il portait dans la main droite un long bâton en forme de crosse ; son entourage était également vêtu d’étoffes de brocart de soie lamées d’or et d’argent, et des serviteurs lamas entouraient ce groupe sacré, tenant d’une main des cravaches en cuir noir pour écarter les profanes, agitant de l’autre des sonnettes pour appeler la foule au recueillement. En effet, les milliers de curieux qui nous avaient suivis se précipitèrent le front dans la poussière, tandis que nos voitures défilaient au grand galop, et que nos cosaques, sans respect pour la majesté divine et royale, ne daignaient même pas faire le salut militaire. Une violente altercation, qui eut lieu quelques heures plus tard, me donna une idée du sans gêne avec lequel les Russes traitent les pacifiques Mongols : l’interprète de Mme de Balusek, Gomboë, qui, parlant bien le russe et ayant adopté le costume et les habitudes de ses maîtres, avait toute l’insolence d’un parvenu, se mit à rouer de coups un des postillons khalkhas de l’attelage de mon mari ; ce malheureux n’avait pu contenir son cheval, et avait failli accrocher la calèche où j’étais avec Mme de Balusek. M. de Bourboulon, qui ne pouvait assister de sang-froid à de pareilles violences, s’emporta contre Gomboë et lui ordonna de cesser ses brutalités, mais celui-ci ne pouvant comprendre ce qu’on lui disait et n’étant pas bien sûr qu’on ne lui ordonnait pas de frapper plus fort, resta la main levée, jusqu’à ce que le médecin russe s’entremît et lui fit comprendre que ses brutalités déplaisaient. Ces malheureux Mongols se laissent battre avec une placidité sans égale ; on dirait qu’ils sont faits pour cela. Cependant, une autre fois, un Cosaque ayant frappé un des cavaliers de notre attelage, celui-ci, officier à globule bleu, qui s’était offert volontairement pour faire le service de postillon, se retourna avec indignation, jeta un regard de menace au Cosaque, et lâchant la barre d’attelage, ce qui fit mouiller subitement la calèche, piqua des deux à travers la steppe où il disparut.

« Le chemin que nous suivons est accidenté, montagneux, et semé çà et là de rochers qui rendent le passage difficile. À Kouï où nous déjeunâmes, l’officier de Cosaques nous quitta avec ses hommes pour retourner à Ourga ; M. Schechmarof voulut absolument nous conduire à la station de Bourgaltaï, où nous devions passer la nuit. Nos tentes y étaient préparées d’avance, et nous n’eûmes plus qu’à nous coucher lorsque nous y arrivâmes à la nuit tombante.

J’assistai, le lendemain matin, à une scène émouvante qui me fit faire de tristes retours sur ma propre position : la femme d’un pharmacien russe de Kiâkhta, atteinte à Ourga d’une grave maladie nerveuse, avait voulu profiter de notre passage pour retourner en Sibérie sous notre protection. Au moment de partir de Bourgaltaï, son état devint si inquiétant qu’il fallut la laisser dans une tente à la discrétion des Mongols, avec un Cosaque pour garde-malade ; je lui ai porté quelques provisions, des briques de thé et du sucre, et n’ai voulu partir qu’après m’être assurée qu’il n’y avait pas de péril imminent et qu’elle ne courait aucun danger d’être attaquée et dévalisée dans ces solitudes. Quelle affreuse position pour une Européenne que d’être abandonnée dans ce désert aux mains de gens grossiers avec des crises nerveuses épouvantables ! Il est vrai que ces femmes sibériennes, habituées à voyager avec leurs maris, sont endurcies à toutes les épreuves de la vie aventureuse, qu’elles n’ont peur de rien, et savent se faire obéir des Mongols, en leur en imposant par leur caractère viril. Cette triste aventure ne m’en a pas moins serré le cœur pendant quelques jours ! »

Le 13 juin on quitta Bourgaltaï à huit heures du matin, et on redescendit dans la vallée de la Toula, devenue large et majestueuse par sa réunion avec les rivières Karou-Ka et Orkou, qui prennent toutes deux leur source dans les monts Koukou-Daba. Le chemin suivit pendant une partie de la journée les bords du fleuve, mais peu avant Haragol, qui était la station indiquée pour coucher, on rentra dans les montagnes qu’on ne devait plus quitter jusqu’à Kiâkhta. Dans un passage difficile, barré par une ceinture de rochers, où tout le monde dut mettre pied à terre, les Mongols s’empressèrent de faire leur dévotion devant un obo célèbre dans tout le pays par sa sainteté ; celui-ci se composait de deux énormes blocs de pierres levées, grossièrement sculptées, afin de représenter l’image de Bouddha. On arrivait par des degrés taillés en plein rocher jusqu’au pied de l’obo, où se trouvait scellée une vaste urne de granit pour brûler de l’encens ; un grand nombre de perches couvertes de chiffons, de papiers, de banderoles avec des prières imprimées, avaient été disposés autour, de façon à recevoir les offrandes des dévots qui y attachent quelquefois des bourses avec de l’argent et même des objets en métaux précieux. Les gens de l’escorte se contentèrent de s’y prosterner humblement, et de couper chacun un petit morceau de leurs pelisses qu’ils nouèrent aux perches en guise d’ex-voto. Les Mongols sont dévots, superstitieux et aussi attachés aux pratiques extérieures que les Chinois le sont peu : à Pékin, les lamaseries regorgent de richesses, tandis que les bonzes sont réduits à mendier. Les obos ne sont autre chose que des autels en plein air consacrés par des lamas célèbres ; il ne se passait guère de journée dans la Terre des Herbes et le désert de Gobi que les voyageurs ne rencontrassent de ces buttes de terre sainte décorées de branches de bois mort et de loques ; tout fidèle bouddhiste est tenu d’y faire en passant sa prière, aussi chaque soir à la couchée, les Mongols d’escorte se réunissaient-ils devant un obo provisoire pour psalmodier en chœur des hymnes ou litanies, dont le rhythme lent et grandiose ne laissait pas que de produire un effet imposant au milieu du silence du désert.

Mongols en dévotions devant un obo. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

À mesure qu’on approche des monts Bakka-Oula le chemin devient plus impraticable : entre Baingol et Ourmoukté, les voyageurs s’enfoncèrent dans des gorges pittoresques et profondes, couronnées de forêts de bouleaux et arrosées par une foule de torrents qui forment des cascades de la plus grande beauté. Des blocs de rochers noirs et pourpres tachetés d’un rouge extrêmement vif provenant des infiltrations ferrugineuses barraient le passage ; il fallut, en plusieurs circonstances, soulever les charrettes à force de bras, ce qui fit perdre un temps considérable. Le pays est magnifique : d’immenses forêts vierges couvrent toutes les pentes des montagnes ; les arbres séculaires, déracinés par les orages ou brisés par la foudre, jonchent le sol qu’ils couvrent de leurs débris ; une mousse aussi blanche que de l’argent s’enracine aux branches des vieux sapins, d’où elle pend jusqu’à terre en longs festons. Cette plante parasite, qui atteint les proportions des plus grandes lianes, fait un effet merveilleux parmi le feuillage sombre des forêts d’arbres verts ; on dirait que ces arbres géants se sont tous couverts de longues barbes blanches. Le marbre noir, veiné de vert et de rose, le porphyre, les pierres d’agate, le granit incrusté de mica étincelant comme des diamants sont la parure des montagnes bigarrées de mille couleurs ; on y trouve aussi une grande variété de pierres précieuses, des sardoines, des onyx, des lapis, des topazes, des calcédoines et des améthystes qui, mal taillées il est vrai, se vendent à un prix très-modique chez les brocanteurs chinois d’Ourga.

Gorges dans les monts Bakka-Oula. — Dessin de Sabatier d’après l’album de Mme de Bourboulon.

La station de Kouïtoun, à laquelle on arriva vers quatre heures du soir, est située au centre des monts Bakka-Oula par huit cents mètres d’altitude environ. Ces hautes montagnes subissent là une forte dépression, et le passage qu’elles y laissent est analogue aux cols qui coupent toutes les grandes chaînes. À la lisière des forêts, on voit une ceinture de pâturages où paissent des troupeaux de vaches appartenant à un aoul khalkha établi dans le voisinage. Les pauvres bergers perdaient journellement des animaux dévorés par les loups, les ours, et, prétendaient-ils, par un tigre établi dans une gorge impénétrable, dont il sortait chaque nuit pour emporter un bœuf ou un cheval. Effrayés des ravages exercés par ce terrible voisin qu’ils n’osaient pas attaquer, les Khalkhas se préparaient à émigrer vers des régions plus tranquilles. Ces forêts servent, en effet, de repaire aux bêtes fauves de la contrée ; les ours y sont très-multipliés, les loups y errent par bandes nombreuses, ainsi que les sangliers dont on voit partout les traces sur la terre fouillée ; des mouflons, des bouquetins, une grande espèce de cerf appelée mara, des chevreuils, des antilopes, et enfin le chevrotain porte-musc si recherché pour sa bourse à parfums, y vivent avec les bêtes féroces qui leur font une guerre acharnée.

Entre Kouïtoun et Iro, dans un profond ravin où coule un torrent que l’on côtoya, une nuée de vautours chauves et barbus, perchés sur les carcasses de chevaux abandonnés, se disputaient avidement les lambeaux de chair qu’ils arrachaient en fouillant leur proie : un grand aigle harpie planait au-dessus de ces oiseaux gloutons, emplissant de son immense envergure toute la largeur du ravin, au fond duquel ses ailes dessinaient une silhouette gigantesque ; il s’abaissait peu à peu en tournoyant, et les vautours inquiets dressaient leurs cous pelés en voyant s’approcher le roi des airs. Soudain il fondit sur eux comme une flèche ; il y eut un cliquetis d’ailes et de becs entre-choqués, puis les pillards, malgré leur nombre, malgré leur force, s’enfuirent honteusement, sans avoir essayé de lutter, laissant la harpie maîtresse de la proie convoitée. Celle-ci, perchée sur les cadavres, regarda fièrement passer les voitures de l’escorte qui roulaient sur les rochers au-dessus de sa tête.

Il fallut descendre par des côtes abruptes pour arriver à la station d’Iro, qu’on atteignit seulement à la nuit, non sans éprouver quelque appréhension des bêtes féroces dont on avait entendu parler toute la journée.

« Iro[4], où j’ai pu recommencer à prendre des notes, est situé dans une magnifique vallée plus large et plus riche encore que celle d’Ourga : la rivière Toula y forme mille méandres au milieu des verts pâturages ; un grand nombre de yourtes disséminés dans la prairie composent l’aoul[5] ou le campement d’une tribu khalkha d’une certaine importance commandée par un taïtsi, qui se fait gloire de descendre de Gengis-Khan. Il était alors absent avec une partie de ses sujets, ce qui nous dispensa de la visite et de l’hospitalité qu’il nous aurait certainement offerte. Cependant, comme nous ne devions partir qu’assez tard à cause de réparations à faire aux voitures et de nouveaux arrangements pour les relais, je suis allée me promener à pied jusqu’aux yourtes des Mongols, trop bien gardées au goût des visiteurs, car d’énormes chiens s’élancèrent de toute part à mes trousses, et je suis heureuse de n’avoir pas cédé à l’envie de sortir seule, ne sachant pas comment je me serais tirée d’affaire. Leurs aboiements furieux firent accourir le maître de céans, grand vieillard de soixante-dix ans environ, et, tandis qu’il imposait silence à ses chiens avec des éclats de voix renforcés de coups de fouet, de toutes les tentes voisines je vis sortir des têtes curieuses appartenant à des femmes ou à des enfants qui me regardaient avec de grands yeux ébahis. Voulant exprimer ma gratitude à mon libérateur autrement que par signes, et personne de nous ne sachant le mongol, j’eus l’idée de le saluer en inclinant la tête du mot mendou que j’entendais prononcer sans cesse par mes postillons. L’effet en fut immédiat et merveilleux : le vieillard, me rendant une profonde inclination, m’invita par une pantomime animée à venir me reposer dans sa tente, et à accepter le thé hospitalier. J’avais le désir depuis longtemps de visiter un intérieur mongol, et je suivis avec plaisir mon interlocuteur. L’hospitalité est la vertu des pasteurs : elle est sans limite chez les Kalkhas où l’étranger peut et doit aller s’asseoir dans la tente à la droite du chef de famille, non-seulement sans y être prié, mais encore sans prononcer une parole, tandis que les femmes, attentives à ses moindres gestes, s’empressent de lui offrir tout ce qu’il désire et tout ce qu’on possède. Je n’étais pas sans quelque appréhension en pénétrant dans cette demeure, car on m’avait donné des détails à faire frémir sur la malpropreté et sur la vermine qui y pullulait ; d’un autre côté, l’aspect imposant de la yourte, dont les dômes en feutre gris presque neuf étaient surmontés d’une grande flamme en soie écarlate, et l’élégance relative de mon hôte me rassuraient un peu. J’ai déjà dit qu’il paraissait septuagénaire ; il était très-brun de peau, avait les yeux fort vifs, mais bridés, les cheveux gris, le nez camus ; un long kalat de soie bleue foncée, boutonné sur la poitrine, une ceinture rouge à boucle d’argent, des bottes écarlates à hauts talons et un bonnet en peaux de martres composaient son costume, assez somptueux pour que je fusse en droit de croire qu’il avait fait toilette pour me recevoir, ou du moins que c’était un personnage important. Il me précédait pour me montrer la route, et, en passant la porte, je dus imiter son mouvement, c’est-à-dire lever le pied et baisser la tête, ce qui est fort incommode quand on n’en a pas l’habitude, et ce qui résulte du peu de hauteur des portes, accru encore par le seuil élevé qui les garantit des eaux pluviales. Me voilà donc chez mon vieux Khalkha, et je ne sais qui était le plus étonné de moi qui m’y trouvais ou de lui qui m’y recevait. La première sensation que je reçus en entrant fut celle d’une odeur pénétrante de victuailles, lait aigri et gras de mouton, qui me monta à la gorge et me fit tousser. Ces braves gens méritent bien le nom de Tartares puants que leur donnent les Chinois ! L’intérieur de la tente était élégant, quoique sale ; un épais tapis de feutre couvrait le sol ; au milieu, sur le foyer, était un trépied en bronze supportant un chaudron de cuivre en forme de cloche, où bouillait la soupe au thé ; plusieurs urnes en terre cuite, rangées dans un coin, contenaient du lait, du beurre et de l’eau ; des vases en cuivre pleins de farine, des briques de thé et de millet décoraient l’autre côté ; enfin à la charpente de la tente étaient clouées des cornes de boucs, de cerfs, d’antilopes auxquelles étaient suspendus, dans un pêle-mêle incroyable, des boîtes à bijoux, des tapis de feutre, des pièces d’étoffe de soie, des blagues et des bourses brodées, des quartiers de viande saignante de bœuf et de mouton, des vessies pleines de beurre, des fromages de brebis, et de vieilles armes rouillées, arcs, flèches, lances, fusils à mèche. L’ameublement était plus complet que celui des Mongols vulgaires ; on y sentait la recherche du confortable et le goût de la superfluité : il y avait un canapé garni aux deux bouts d’oreillers en crin, et recouvert d’un drap rouge brodé en soie ; des incrustations de nacre, des plaques de cuivre ciselé, et surtout la forme de cet étrange meuble, qui avait l’air d’un bateau, en auraient fait un objet du plus haut prix pour un amateur de bric-à-brac. On ne voit pas de ces meubles en Chine, et les Mongols étant actuellement trop peu industrieux pour en fabriquer de semblables, qui peut deviner l’origine de celui-ci, qui paraissait fort antique ? Il y avait aussi une armoire avec des pieds sculptés, soigneusement fermée, mais formant étagère, sur laquelle étaient exposées les mille bagatelles de la toilette féminine, et deux petites tables carrées servant d’autel pour les dieux domestiques, c’est-à-dire supportant une statuette du Bouddha en bois doré, entourée des livres sacrés reliés en soie jaune, et de neuf calices en cuivre pour faire les offrandes. Les lits manquaient : on se contente de coucher sur le feutre épais de la tente, avec un oreiller en paille sous la tête. Mon attention, absorbée par la contemplation de cet ameublement bizarre, fut détournée alors par l’entrée de deux jeunes femmes en grande toilette, qui étaient sans doute les filles de mon hôte. Elles portaient des gilets en velours vert et rouge, par-dessus une longue robe de soie violette tombant jusqu’aux pieds, qui étaient chaussés de bottines en cuir pourpre ornées de verroteries : leur costume était, du reste, analogue à celui de leur père, sinon que leurs longs et beaux cheveux noirs étaient divisés en une multitude de petites tresses entremêlées de rubans et de grains de corail. Cependant, je commençais à être embarrassée de l’attitude qu’il me fallait garder ; la tente se remplissait de monde ; l’air raréfié devenait suffocant, et après avoir fait le geste de tremper mes lèvres dans la tasse de thé épais et gras qu’on me présenta, je prononçai de nouveau avec solennité le mot mendou, et je sortis accompagnée des salutations de tous ces braves gens. La nouvelle de ma visite s’étant répandue, la porte de la tente était encombrée de curieux, entre autres d’enfants des deux sexes fort peu vêtus, car ils n’avaient d’autres vêtements que la boue rougeâtre où ils s’étaient roulés dans la mare voisine. Je regagnai rapidement notre campement ; j’y voyais les voitures déjà attelées, et je craignais qu’on ne fût inquiet de moi, nul n’étant prévenu de ma promenade matinale.

« En quittant Iro, on monte par des pentes douces sur un plateau élevé qui sépare le bassin de la Toula de celui de la Salenga. Une vaste forêt de pins séculaires aussi droits et aussi haut que les colonnes d’un temple y forme un ombrage impénétrable. L’aspect en est lugubre ! Au milieu d’une demi-obscurité, on entend le sifflement du vent qui, arrêté par le feuillage épais, pousse des gémissements plaintifs ; partout on voit la trace du feu qui a servi à abattre ces géants du règne végétal ; d’immenses souches brûlées et noircies par la fumée apparaissent çà et là dans les clairières, semblables à des cadavres décomposés ; les arbres abattus tournent vers le ciel leurs racines qu’on prendrait pour de grands bras décharnés qui supplient ; nos voitures, forcées de faire des détours perpétuels, éprouvent à chaque instant des secousses affreuses ; enfin, l’air lourd et surchargé de vapeur y dégage une odeur balsamique telle que nous avons tous mal à la tête.

« Il nous faut deux heures pour franchir cette forêt qui a vingt-sept verstes de large ; mais en la quittant, nous sommes récompensés par le magnifique panorama qui vient frapper nos yeux. C’est la grande rivière Selenga qui roule ses flots verts parmi des paillettes de mica et de marbre blanc. Une multitude d’îles plantées de bouleaux, de chênes et de saules, des ruisseaux torrentueux descendant en cascades parmi les rochers de la forêt où nous sommes, une autre rivière enfin qui vient mêler son cours à celui de la Selenga au milieu des monticules de sables amoncelés à leur confluent, décorent le premier plan de ce grand paysage noyé dans une brume vaporeuse, tandis qu’à l’horizon les hautes montagnes de la Sibérie se détachent en dentelures profondes d’un bleu sombre sur le bleu azuré du ciel. Au pied de ces montagnes, on distingue comme des aiguilles d’or qui reflètent les rayons du soleil : ce sont les clochetons, les flèches, les dômes dorés de la cathédrale de Kiakhta. Je ne saurais dépeindre la joie que j’ai éprouvée en apercevant au sortir de ces sauvages forêts ce clocher d’une ville de Sibérie ; quoique nous fussions encore à trois mille lieues de l’Europe, c’était sa première étape !

« La vallée de la Selenga forme une plaine immense dans laquelle nous descendîmes, et où, après avoir passé à gué deux ou trois petits cours d’eau, nous arrivâmes enfin à Guilanov, dernière station du pays des Khalkhas, et village bâti par quelques Russes qui s’y sont établis pour faire le commerce. Là, nous attendaient des officiers venus de Kiakhta au-devant de nous avec des voitures et une escorte militaire. Désormais nous étions rentrés en pleine civilisation, et nous avions couché pour la dernière fois sous la tente. »

  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97, 113 ; t. X, p. 33, 49, 65, 81, 97, 289, 305, 321 ; t. XI, p. 234.
  2. Il en fut de même à la bataille de Pali Kia-o, où des soldats, le l’armée alliée, reçurent à courte portée des balles lancées par les fusils des Tartares de la garde, sans que le drap de leurs uniformes en fût même traversé.
  3. Extrait d’une lettre de Mme de Bourboulon.
  4. Nous reprenons ici le carnet de Mme de Bourboulon qui va nous guider jusqu’à la fin du voyage.
  5. On appelle yourte la réunion de tentes formant’habitation d’une famille ; un certain nombre de yourtes compose un aoul.