Remarques sur les Pensées de Pascal/Édition Garnier

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REMARQUES
(PREMIÈRES)
SUR
LES PENSÉES DE PASCAL
(1728[1])


Voici des remarques critiques que j’ai faites depuis longtemps sur les pensées de M.  Pascal. Ne me comparez point ici, je vous prie, à Ézéchias, qui voulut faire brûler tous les livres de Salomon. Je respecte le génie et l’éloquence de M.  Pascal ; mais plus je les respecte, plus je suis persuadé qu’il aurait lui-même corrigé beaucoup de ces Pensées, qu’il avait jetées au hasard sur le papier pour les examiner ensuite ; et c’est en admirant son génie que je combats quelques-unes de ses idées.

Il me paraît qu’en général l’esprit dans lequel M.  Pascal écrivit ces Pensées était de montrer l’homme dans un jour odieux ; il s’acharne à nous peindre tous méchants et malheureux ; il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrivait contre les jésuites. Il impute à l’essence de notre nature ce qui n’appartient qu’à certains hommes ; il dit éloquemment des injures au genre humain.

J’ose prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime ; j’ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si malheureux qu’il le dit. Je suis de plus très-persuadé que s’il avait suivi, dans le livre qu’il méditait, le dessein qui paraît dans ses Pensées, il aurait fait un livre plein de paralogismes éloquents, et de faussetés admirablement déduites. On dit même[2] que tous ces livres[3] qu’on a faits depuis peu pour prouver la religion chrétienne sont plus capables de scandaliser que d’édifier. Ces auteurs prétendent-ils en savoir plus que Jésus-Christ et ses apôtres ? C’est vouloir soutenir un chêne en l’entourant de roseaux ; on peut écarter ces roseaux inutiles sans craindre de faire tort à l’arbre.

J’ai choisi avec discrétion quelques pensées de Pascal : j’ai mis les réponses au bas. Au reste, on ne peut trop répéter ici combien il serait absurde et cruel de faire une affaire de parti de cet examen des Pensées de Pascal : je n’ai de parti que la vérité ; je pense qu’il est très-vrai que ce n’est pas à la métaphysique de prouver la religion chrétienne, et que la raison est autant au-dessous de la foi que le fini est au-dessous de l’infini[4]. Il ne s’agit ici que de raison, et c’est si peu de chose chez les hommes que cela ne vaut pas la peine de se fâcher.

PENSÉES DE PASCAL.

I. Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles, qu’il faut nécessairement que la vraie religion nous enseigne qu’il y a en lui quelque grand principe de grandeur, et en même temps quelque grand principe de misère : car il faut que la véritable religion connaisse à fond notre nature ; c’est-à-dire qu’elle connaisse tout ce qu’elle a de grand et tout ce qu’elle a de misérable, et la raison de l’un et de l’autre ; il faut encore qu’elle nous rende raison des étonnantes contrariés qui s’y rencontrent[5].


Cette manière de raisonner paraît fausse et dangereuse : car la fable de Prométhée et de Pandore, les androgynes de Platon, les dogmes des anciens Égyptiens, et ceux de Zoroastre, rendaient aussi bien raison de ces contrariétés apparentes. La religion chrétienne n’en demeurera pas moins vraie quand même on n’en tirerait pas ces conclusions ingénieuses, qui ne peuvent servir qu’à faire briller l’esprit. Il est nécessaire, pour qu’une religion soit vraie, qu’elle soit révélée, et point du tout qu’elle rende raison de ces contrariétés prétendues ; elle n’est pas plus faite pour vous enseigner la métaphysique que l’astronomie.


II. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde, et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse. Sera-ce celle qu’enseignaient les philosophes qui nous proposent pour tout bien un bien qui est en nous ? Est-ce là le vrai bien[6] ?


Les philosophes n’ont point enseigné de religion ; ce n’est pas leur philosophie qu’il s’agit de combattre. Jamais philosophe ne s’est dit inspiré de Dieu, car dès lors il eût cessé d’être philosophe, et il eût fait le prophète. Il ne s’agit pas de savoir si Jésus-Christ doit l’emporter sur Aristote ; il s’agit de prouver que la religion de Jésus-Christ est la véritable, et que celles de Mahomet, le Zoroastre, de Confucius, d’Hermès, et toutes les autres, sont fausses. Il n’est pas vrai que les philosophes nous aient proposé pour tout bien un bien qui est en nous. Lisez Platon, Marc-Aurèle, Épictète : ils veulent qu’on aspire à mériter d’être rejoint à la Divinité dont nous sommes émanés.


III. Et cependant sans ce mystère[7], le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme, de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.


Quelle étrange explication ! L’homme est inconcevable, sans un mystère inconcevable. C’est bien assez de ne rien entendre à notre origine, sans l’expliquer par une chose qu’on n’entend pas. Nous ignorons comment l’homme naît, comment il croit, comment il digère, comment il pense, comment ses membres obéissent à sa volonté : serai-je bien reçu à expliquer ces obscurités par un système inintelligible ? Ne vaut-il pas mieux dire : Je ne sais rien ? Un mystère ne fut jamais une explication ; c’est une chose divine et inexplicable.

Qu’aurait répondu M.  Pascal à un homme qui lui aurait dit : Je sais que le mystère du péché originel est l’objet de ma foi et non de ma raison ; je connais fort bien sans mystère ce que c’est que l’homme ; je vois qu’il vient au monde comme les autres animaux ; que l’accouchement des mères est plus douloureux à mesure qu’elles sont plus délicates ; que quelquefois des femmes et des animaux femelles meurent dans l’enfantement ; qu’il y a quelquefois des enfants mal organisés, qui vivent privés d’un ou de deux sens, et de la faculté du raisonnement ; que ceux qui sont le mieux organisés sont ceux qui ont les passions les plus vives ; que l’amour de soi-même est égal chez tous les hommes, et qu’il leur est aussi nécessaire que les cinq sens ; que cet amour-propre nous est donné de Dieu pour la conservation de notre être, et qu’il nous a donné la religion pour régler cet amour-propre ; que nos idées sont justes ou inconséquentes, obscures ou lumineuses, selon que nos organes sont plus ou moins solides, plus ou moins déliés, et selon que nous sommes plus ou moins passionnés ; que nous dépendons en tout de l’air qui nous environne, des aliments que nous prenons, et que dans tout cela il n’y a rien de contradictoire ?

L’homme à cet égard n’est point une énigme, comme vous vous le figurez pour avoir le plaisir de la deviner ; l’homme paraît être à sa place dans la nature. Supérieur aux animaux, auxquels il est semblable par les organes ; inférieur à d’autres êtres, auxquels il ressemble probablement par la pensée, il est, comme tout ce que nous voyons, mêlé de mal et de bien, de plaisir et de peine ; il est pourvu de passions pour agir, et de raison pour gouverner ses actions. Si l’homme était parfait, il serait Dieu ; et ces prétendues contrariétés que vous appelez contradictions sont les ingrédients nécessaires qui entrent dans le composé de l’homme, qui est, comme le reste de la nature, ce qu’il doit être.

Voilà ce que la raison peut dire. Ce n’est donc point la raison qui apprend aux hommes la chute de la nature humaine ; c’est la foi seule, à laquelle il faut avoir recours.


IV. Suivons nos mouvements, observons-nous nous-mêmes, et voyons si nous n’y trouverons pas les caractères vivants de ces deux natures.

Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple ?

Cette duplicité de l’homme est si visible qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes : un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.

Cette pensée est prise entièrement de Montaigne, ainsi que beaucoup d’autres ; elle se trouve au chapitre De l’Inconstance de nos actions[8]. Mais le sage Montaigne s’explique en homme qui doute.

Nos diverses volontés ne sont point des contradictions de la nature, et l’homme n’est point un sujet simple. Il est composé d’un nombre innombrable d’organes : si un seul de ces organes est un peu altéré, il est nécessaire qu’il change toutes les impressions du cerveau, et que l’animal ait de nouvelles pensées et de nouvelles volontés. Il est très-vrai que nous sommes tantôt abattus de tristesse, tantôt enflés de présomption : et cela doit être quand nous nous trouvons dans des situations opposées. Un animal que son maître caresse et nourrit, et un autre qu’on égorge lentement et avec adresse pour en faire une dissection, éprouvent des sensations bien contraires : ainsi faisons-nous ; et les différences qui sont en nous sont si peu contradictoires qu’il serait contradictoire qu’elles n’existassent pas. Les fous qui ont dit que nous avions deux âmes pouvaient, par la même raison, nous en donner trente ou quarante : car un homme dans une grande passion a souvent trente ou quarante idées différentes de la même chose, et doit nécessairement les avoir selon que cet objet lui paraît sous différentes faces.

Cette prétendue duplicité de l’homme est une idée aussi absurde que métaphysique : j’aimerais autant dire que le chien, qui mord et qui caresse, est double ; que la poule, qui a tant de soin de ses petits, et qui ensuite les abandonne jusqu’à les méconnaître, est double ; que la glace, qui représente à la fois des objets différents, est double ; que l’arbre, qui est tantôt chargé, tantôt dépouillé de feuilles, est double. J’avoue que l’homme est inconcevable en un sens ; mais tout le reste de la nature l’est aussi, et il n’y a pas plus de contradictions apparentes dans l’homme que dans tout le reste.


V. Ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas. Lequel prendrez-vous donc[9] ?… pesons le gain et la perte : en prenant le parti de croire que Dieu est, si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc qu’il est, sans hésiter. — Oui, il faut gager ; mais je gage peut-être trop. — Voyons, puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, quand vous n’auriez que deux vies à gagner pour une, vous pourriez encore gager[10].


Il est évidemment faux de dire : Ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas ; car celui qui doute et demande à s’éclaircir ne parie assurément ni pour ni contre. D’ailleurs, cet article paraît un peu indécent et puéril ; cette idée de jeu, de perte et de gain, ne convient point à la gravité du sujet ; de plus, l’intérêt que j’ai à croire une chose n’est pas une preuve de l’existence de cette chose. Vous me promettez l’empire du monde si je crois que vous avez raison : je souhaite alors, de tout mon cœur, que vous ayez raison ; mais jusqu’à ce que vous me l’ayez prouvé, je ne puis vous croire. Commencez, pourrait-on dire à M.  Pascal, par convaincre ma raison. J’ai intérêt, sans doute, qu’il y ait un Dieu ; mais si dans votre système Dieu n’est venu que pour si peu de personnes ; si le petit nombre des élus est si effrayant ; si je ne puis rien du tout par moi-même, dites-moi, je vous prie, quel intérêt j’ai à vous croire ? N’ai-je pas un intérêt visible à être persuadé du contraire ? De quel front osez-vous me montrer un bonheur infini, auquel d’un million d’hommes un seul à peine a droit d’aspirer ? Si vous voulez me convaincre, prenez-vous-y d’une autre façon, et n’allez pas tantôt me parler de jeu de hasard, de pari, de croix et de pile, et tantôt m’effrayer par les épines que vous semez sur le chemin que je veux et que je dois suivre. Votre raisonnement ne servirait qu’à faire des athées, si la voix de toute la nature ne nous criait qu’il y a un Dieu, avec autant de force que ces subtilités ont de faiblesse.


VI. En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, et ces contrariétés étonnantes qui se découvrent dans sa nature[11], et regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu y faire, ce qu’il deviendra en mourant, j’entre en effroi, comme un homme[12] qu’on aurait emporté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est, et sans avoir aucun moyen d’en sortir ; et sur cela j’admire comment on n’entre pas en désespoir d’un si misérable état.


En lisant cette réflexion je reçois une lettre d’un de mes amis[13], qui demeure dans un pays fort éloigné.

Voici ses paroles :

« Je suis ici comme vous m’y avez laissé ; ni plus gai, ni plus triste, ni plus riche, ni plus pauvre ; jouissant d’une santé parfaite, ayant tout ce qui rend la vie agréable ; sans amour, sans avarice, sans ambition, et sans envie ; et tant que tout cela durera, je m’appellerai hardiment un homme très-heureux. »

Il y a beaucoup d’hommes aussi heureux que lui. Il en est des hommes comme des animaux : tel chien couche et mange avec sa maîtresse ; tel autre tourne la broche, et est tout aussi content ; tel autre devient enragé, et on le tue.

Pour moi, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans ce désespoir dont parle M.  Pascal ; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une île déserte, mais peuplée, opulente, policée, et où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est l’homme sage qui sera plein de désespoir parce qu’il ne sait pas la nature de sa pensée, parce qu’il ne connaît que quelques attributs de la matière, parce que Dieu ne lui a pas révélé ses secrets ? Il faudrait autant se désespérer de n’avoir pas quatre pieds et deux ailes. Pourquoi nous faire horreur de notre être ? Notre existence n’est point si malheureuse qu’on veut nous le faire accroire. Regarder l’univers comme un cachot, et tous les hommes comme des criminels qu’on va exécuter, est l’idée d’un fanatique. Croire que le monde est un lieu de délices où l’on ne doit avoir que du plaisir, c’est la rêverie d’un sybarite. Penser que la terre, les hommes et les animaux, sont ce qu’ils doivent être dans l’ordre de la Providence, est, je crois, d’un homme sage.


VII. Les juifs pensent que Dieu ne laissera pas éternellement les autres peuples dans ces ténèbres ; qu’il viendra un libérateur pour tous ; qu’ils sont au monde pour l’annoncer ; qu’ils sont formés exprès pour être les hérauts de ce grand avènement, et pour appeler tous les peuples à s’unir à eux dans l’attente de ce libérateur.


Les juifs ont toujours attendu un libérateur ; mais leur libérateur est pour eux, et non pour nous. Ils attendent un messie qui rendra les juifs maîtres des chrétiens ; et nous espérons que le messie réunira un jour les juifs aux chrétiens : ils pensent précisément sur cela le contraire de ce que nous pensons.


VIII. La loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite, et la seule qui ait toujours été gardée sans interruption dans un État. C’est ce que Philon, Juif, montre en divers lieux, et Josèphe admirablement contre Appion, où il fait voir[14] qu’elle est si ancienne que le nom même de loi n’a été connu des plus anciens que plus de mille ans après ; en sorte qu’Homère, qui a parlé de tant de peuples[15], ne s’en est jamais servi ; et il est aisé de juger de la perfection de cette loi par sa simple lecture, où l’on voit qu’on va pourvu à toutes choses avec tant de sagesse, tant d’équité, tant de jugement, que les plus anciens législateurs grecs et romains, en ayant quelque lumière, en ont emprunté leurs principales lois, ce qui paraît par celles qu’ils appellent des douze Tables, et par autres preuves que Josèphe en donne.


Il est très-faux que la loi des Juifs soit la plus ancienne, puisque avant Moïse, leur législateur, ils demeuraient en Égypte, le pays de la terre le plus renommé par ses sages lois, selon lesquelles les rois étaient jugés après la mort. Il est très-faux que le nom de loi n’ait été connu qu’après Homère. Il parle des lois de Minos dans l'Odyssée. Le mot de loi est dans Hésiode ; et quand le nom de loi ne se trouverait ni dans Hésiode ni dans Homère, cela ne prouverait rien. Il y avait d’anciens royaumes, des rois, et des juges : donc il y avait des lois. Celles des Chinois sont bien antérieures à Moïse.

Il est encore très-faux que les Grecs et les Romains aient pris des lois des Juifs. Ce ne peut être dans les commencements de leur république, car alors ils ne pouvaient connaître les Juifs ; ce ne peut être dans le temps de leur grandeur, car alors ils avaient pour ces barbares un mépris connu de toute la terre. Voyez comme Cicéron les traite[16] en parlant de la prise de Jérusalem par Pompée. Philon avoue qu’avant la traduction des Septante aucune nation ne connut leurs livres.


IX. Ce peuple est encore admirable en sincérité. Ils gardent avec amour et fidélité le livre où Moïse déclare qu’ils ont toujours été ingrats envers Dieu, et qu’il sait qu’ils le seront encore plus après sa mort ; mais qu’il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux, qu’il le leur a assez dit ; qu’enfin Dieu, s’irritant contre eux, les dispersera par[17] tous les peuples de la terre ; que comme ils l’ont irrité en adorant des dieux qui n’étaient point leurs dieux il les irritera[18] en appelant un peuple qui n’était point son peuple. Cependant ce livre, qui les déshonore en tant de façons, ils le conservent aux dépens de leur vie : c’est une sincérité qui n’a point d’exemple dans le monde, ni sa racine dans la nature.


Cette sincérité a partout des exemples, et n’a sa racine que dans la nature. L’orgueil de chaque Juif est intéressé à croire que ce n’est point sa détestable politique, son ignorance des arts, sa grossièreté qui l’a perdu ; mais que c’est la colère de Dieu qui le punit. Il pense, avec satisfaction, qu’il a fallu des miracles pour l’abattre, et que sa nation est toujours la bien-aimée du Dieu qui la châtie. Qu’un prédicateur monte en chaire, et dise aux Français : « Vous êtes des misérables qui n’avez ni cœur ni conduite ; vous avez été battus à Hochstedt et à Ramillies, parce que vous n’avez pas su vous défendre ; » il se fera lapider. Mais s’il dit : « Vous êtes des catholiques chéris de Dieu ; vos péchés infâmes avaient irrité l’Éternel, qui nous livra aux hérétiques à Hochstedt et à Ramillies ; mais quand vous êtes revenus au Seigneur, alors il a béni votre courage à Denain » : ces paroles le feront aimer de l’auditoire.


X. S’il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et non les créatures.


Il faut aimer, et très-tendrement, les créatures ; il faut aimer sa patrie, sa femme, son père, ses enfants ; il faut si bien les aimer que Dieu nous les fait aimer malgré nous.

Les principes contraires sont propres à faire des raisonneurs inhumains ; et cela est si vrai que Pascal, abusant de ce principe, traitait sa sœur avec dureté et rebutait ses services, de peur de paraître aimer une créature : c’est ce qui est écrit dans sa vie[19]. S’il fallait en user ainsi, quelle serait la société humaine !


XI. Nous naissons injustes, car chacun tend à soi : cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre en guerre, en police, en économie, etc.


Cela est selon tout ordre. Il est aussi impossible qu’une société puisse se former et subsister sans amour-propre qu’il serait impossible de faire des enfants sans concupiscence, de songer à se nourrir sans appétit. C’est l’amour de nous-mêmes qui assiste l’amour des autres ; c’est par nos besoins mutuels que nous sommes utiles au genre humain : c’est le fondement de tout commerce ; c’est l’éternel lien des hommes. Sans lui il n’y aurait pas eu un art inventé, ni une société de dix personnes formée. C’est cet amour-propre que chaque animal a reçu de la nature, qui nous avertit de respecter celui des autres. La loi dirige cet amour-propre, et la religion le perfectionne. Il est bien vrai que Dieu aurait pu faire des créatures uniquement attentives au bien d’autrui. Dans ce cas les marchands auraient été aux Indes par charité, le maçon eût scié de la pierre pour faire plaisir à son prochain, etc. Mais Dieu a établi les choses autrement : n’accusons point l’instinct qu’il nous donne, et faisons-en l’usage qu’il commande.


XII. Le sens caché des prophéties ne pouvait induire en erreur, et il n’y avait qu’un peuple aussi charnel que celui-là qui pût s’y méprendre : car quand les biens sont promis en abondance, qui les empêchait d’entendre les véritables biens, sinon leur cupidité qui déterminait ce sens aux biens de la terre ?


En bonne foi, le peuple le plus spirituel de la terre l’aurait-il entendu autrement ? Ils étaient esclaves des Romains ; ils attendaient un libérateur qui les rendrait victorieux, et qui ferait respecter Jérusalem dans tout le monde. Comment, avec les lumières de leur raison, pouvaient-ils voir ce vainqueur, ce monarque, dans un de leurs concitoyens né dans l’obscurité, dans la pauvreté, et condamné au supplice des esclaves ? Comment pouvaient-ils entendre, par le nom de leur capitale, une Jérusalem céleste, eux à qui le Décalogue n’avait pas seulement parlé de l’immortalité de l’âme ? Comment un peuple si attaché à la loi pouvait-il, sans une lumière supérieure, reconnaître dans les prophéties, qui n’étaient pas sa loi, un Dieu caché sous la figure d’un Juif circoncis, qui par sa religion nouvelle a détruit et rendu abominables la circoncision et le sabbat, fondements sacrés de la loi judaïque ! Adorons Dieu sans vouloir percer ces mystères[20].


XIII. Le temps du premier avènement de Jésus-Christ est prédit ; le temps du second ne l’est point, parce que le premier devait être caché, au lieu que le second doit être éclatant, et tellement manifeste que ses ennemis mêmes le reconnaîtront.


Le temps du second avènement de Jésus-Christ a été prédit encore plus clairement que le premier. Pascal avait apparemment oublié que Jésus-Christ, dans le chapitre XXI de saint Luc, dit expressément : « Lorsque vous verrez une armée environner Jérusalem, sachez que la désolation est proche. Jérusalem sera foulée aux pieds, et il y aura des signes dans le soleil, et dans la lune, et dans les étoiles ; les flots de la mer feront un très-grand bruit ; les vertus des cieux seront ébranlées, et alors ils verront le fils de l’homme qui viendra sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. Cette génération ne passera pas que ces choses ne soient accomplies. »

Cependant la génération passa, et ces choses ne s’accomplirent point. En quelque temps que saint Luc ait écrit, il est certain que Titus prit Jérusalem, et qu’on ne vit ni de signes dans les étoiles, ni le fils de l’homme dans les nuées. Mais enfin si ce second avènement n’est point arrivé, si cette prédiction ne s’est point accomplie, c’est à nous de nous taire, de ne point interroger la Providence, et de croire tout ce que l’Église enseigne.


XIV. Le messie, selon les Juifs charnels, doit être un grand prince temporel ; selon les chrétiens charnels, il est venu nous dispenser d’aimer Dieu, et nous donner des sacrements qui opèrent tout sans nous : ni l’un ni l’autre n’est ni la religion chrétienne ni juive.


Cet article est bien plutôt un trait de satire qu’une réflexion chrétienne. On voit que c’est aux jésuites qu’on en veut ici ; mais en vérité aucun jésuite a-t-il jamais dit que Jésus-Christ est venu nous dispenser d’aimer Dieu ? La dispute sur l’amour de Dieu est une pure dispute de mots, comme la plupart des autres querelles scientifiques qui ont causé des haines si vives et des malheurs si affreux.

Il paraît encore un autre défaut dans cet article : c’est qu’on y suppose que l’attente d’un messie était un point de religion chez les Juifs ; c’était seulement une idée consolante répandue parmi cette nation. Les Juifs espéraient un libérateur, mais il ne leur était pas ordonné d’y croire comme article de foi. Toute leur religion était renfermée dans les livres de la loi. Les prophètes n’ont jamais été regardés par les Juifs comme législateurs.


XV. Pour examiner les prophéties, il faut les entendre : car si l’on croit qu’elles n’ont qu’un sens, il est sûr que le messie ne sera point venu ; mais si elles ont deux sens, il est sûr qu’il sera venu en Jésus-Christ.


La religion chrétienne, fondée sur la vérité même, n’a pas besoin de preuves douteuses. Or, si quelque chose pouvait ébranler les fondements de cette sainte et raisonnable religion, c’est le sentiment de M.  Pascal. Il veut que tout ait deux sens dans l’Écriture ; mais un homme qui aurait le malheur d’être incrédule pourrait lui dire : Celui qui donne deux sens à ses paroles veut tromper les hommes, et cette duplicité est toujours punie par les lois ; comment donc pouvez-vous, sans rougir, admettre dans Dieu ce qu’on punit et qu’on déteste dans les hommes ? Que dis-je ? avec quel mépris et avec quelle indignation ne traitez-vous pas les oracles des païens, parce qu’ils avaient deux sens ! Qu’une prophétie soit accomplie à la lettre, oserez-vous soutenir que cette prophétie est fausse, parce qu’elle ne sera vraie qu’à la lettre, parce qu’elle ne répondra pas à un sens mystique qu’on lui donnera ? Non, sans doute ; cela serait absurde. Comment donc une prophétie qui n’aura pas été réellement accomplie deviendra-t-elle vraie dans un sens mystique ? Quoi ! de vraie vous ne pouvez la rendre fausse, et de fausse vous pourriez la rendre vraie ? voilà une étrange difficulté. Il faut s’en tenir à la foi seule dans ces matières ; c’est le seul moyen de finir toute dispute.


XVI. La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité : car elle est surnaturelle.


Il est à croire que M.  Pascal n’aurait pas employé ce galimatias dans son ouvrage, s’il avait eu le temps de le revoir.


XVII. Les faiblesses les plus apparentes sont des forces à ceux qui prennent bien les choses : par exemple, les deux généalogies de saint Matthieu et de saint Luc. Il est visible que cela n’a pas été fait de concert.


Les éditeurs des Pensées de Pascal auraient-ils dû imprimer cette pensée, dont l’exposition seule est peut-être capable de faire tort à la religion ? À quoi bon dire que ces généalogies, ces points fondamentaux de la religion chrétienne, se contrarient entièrement, sans dire en quoi elles peuvent s’accorder ? Il fallait présenter l’antidote avec le poison. Que penserait-on d’un avocat qui dirait : Ma partie se contredit, mais cette faiblesse est une force pour ceux qui savent bien prendre les choses ? Que dirait-on à deux témoins qui se contrediraient ? On leur dirait : Vous n’êtes pas d’accord, et certainement l’un de vous deux se trompe.


XVIII. Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en faisons profession ; mais que l’on reconnaisse la vérité de la religion dans l’obscurité même de la religion, dans le peu de lumière que nous en avons, et dans l’indifférence que nous avons de la connaître.


Voilà d’étranges marques de vérité qu’apporte Pascal. Quelles autres marques a donc le mensonge ? Quoi ! il suffirait, pour être cru, de dire : Je suis obscur, je suis inintelligible. Il serait bien plus sensé de ne présenter aux yeux que les lumières de la foi, au lieu de ces ténèbres d’érudition.


XIX. S’il n’y avait qu’une religion, Dieu serait trop manifeste.


Quoi ! vous dites que, s’il n’y avait qu’une religion, Dieu serait trop manifeste ! Eh ! oubliez-vous que vous dites souvent qu’un jour il n’y aura qu’une religion ? Selon vous, Dieu sera donc alors trop manifeste.


XX. Je dis qu’elle (la religion des Juifs) ne consistait en aucune de ces choses, mais seulement en l’amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes les autres choses.


Quoi ! Dieu réprouvait tout ce qu’il ordonnait lui-même avec tant de soin aux juifs, et dans un détail si prodigieux ! N’est-il pas plus vrai de dire que la loi de Moïse consistait et dans l’amour et dans le culte ? Ramener tout à l’amour de Dieu sent peut-être moins l’amour de Dieu que la haine que tout janséniste a pour son prochain moliniste.


XXI. La chose la plus importante à la vie, c’est le choix d’un métier ; le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, les soldats, les couvreurs.


Qui peut donc déterminer les soldats, les maçons et tous les ouvriers mécaniques, sinon ce qu’on appelle hasard et la coutume ? Il n’y a que les arts de génie auxquels on se détermine de soi-même. Mais, pour les métiers que tout le monde peut faire, il est très naturel et très raisonnable que la coutume en dispose.


XXII. Que chacun examine sa pensée[21] ; il la trouvera toujours occupée au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre des lumières[22] pour disposer l’avenir. Le présent n’est jamais notre but ; le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet.


Il est faux que nous ne pensions point au présent : nous y pensons en étudiant la nature, et en faisant toutes les fonctions de la vie ; nous pensons aussi beaucoup au futur. Remercions l’auteur de la nature de ce qu’il nous donne cet instinct qui nous emporte sans cesse vers l’avenir. Le trésor le plus précieux de l’homme est cette espérance qui nous adoucit nos chagrins, et qui nous peint des plaisirs futurs dans la possession des plaisirs présents. Si les hommes étaient assez malheureux pour ne s’occuper jamais que du présent, on ne sèmerait point, on ne bâtirait point, on ne planterait point, on ne pourvoirait à rien, on manquerait de tout au milieu de cette fausse jouissance.

Un esprit comme M.  Pascal pouvait-il donner dans un lieu commun aussi faux que celui-là ? La nature a établi que chaque homme jouirait du présent en se nourrissant, en faisant des enfants, en écoutant des sons agréables, en occupant sa faculté de penser et de sentir, et qu’en sortant de ces états, souvent au milieu de ces états même, il penserait au lendemain, sans quoi il périrait de misère aujourd’hui. Il n’y a que les enfants et les imbéciles qui ne pensent qu’au présent. Faudra-t-il leur ressembler ?


XXIII. Mais quand j’y ai regardé de plus près, j’ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos et de demeurer avec eux-mêmes vient d’une cause bien effective, c’est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne nous peut consoler lorsque rien ne nous empêche d’y penser, et que nous ne voyons que nous[23].


Ce mot ne voir que nous ne forme aucun sens. Qu’est-ce qu’un homme qui n’agirait point, et qui est supposé se contempler ? Non-seulement je dis que cet homme serait un imbécile inutile à la société ; mais je dis que cet homme ne peut exister : car cet homme, que contemplerait-il ? son corps, ses pieds, ses mains, ses cinq sens ? ou il serait un idiot, ou bien il ferait usage de tout cela. Resterait-il à contempler sa faculté de penser ? Mais il ne peut contempler cette faculté qu’en l’exerçant. Ou il ne pensera à rien, ou bien il pensera aux idées qui lui sont déjà venues, ou il en composera de nouvelles ; or il ne peut avoir d’idées que du dehors. Le voilà donc nécessairement occupé ou de ses sens ou de ses idées ; le voilà donc hors de soi ou imbécile. Encore une fois il est impossible à la nature humaine de rester dans cet engourdissement imaginaire ; il est absurde de le penser, il est insensé d’y prétendre. L’homme est né pour l’action, comme le feu tend en haut et la pierre en bas. N’être point occupé et n’exister pas est la même chose pour l’homme. Toute la différence consiste dans les occupations douces ou tumultueuses, dangereuses ou utiles. Job a bien dit[24] : L’homme est né pour le travail, comme l’oiseau pour voler ; mais l’oiseau en volant peut être pris au trébuchet.


XXIV. Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle, et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos[25].


Cet instinct secret étant le premier principe et le fondement nécessaire de la société, il vient plutôt de la bonté de Dieu, et il est plutôt l’instrument de notre bonheur qu’il n’est le ressentiment de notre misère. Je ne sais pas ce que nos premiers pères faisaient dans le paradis terrestre, mais si chacun d’eux n’avait pensé qu’à soi, l’existence du genre humain était bien hasardée. N’est-il pas absurde de penser qu’ils avaient des sens parfaits, c’est-à-dire des instruments d’action parfaits uniquement pour la contemplation ? Et n’est-il pas plaisant que des têtes pensantes puissent imaginer que la paresse est un titre de grandeur, et l’action un rabaissement de notre nature ?


XXV. C’est pourquoi lorsque Cinéas disait à Pyrrhus, qui se proposait de jouir du repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu’il ferait mieux d’avancer lui-même son bonheur en jouissant dès lors de ce repos sans aller le chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui souffrait de grandes difficultés, et qui n’était guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L’un et l’autre supposait que l’homme peut se contenter de soi-même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son cœur d’espérances imaginaires : ce qui est faux. Pyrrhus ne pouvait être heureux : ni avant ni après avoir conquis le monde.


L’exemple de Cinéas est bon dans les satires de Despréaux, mais non dans un livre philosophique. Un roi sage peut être heureux chez lui ; et de ce qu’on nous donne Pyrrhus pour un fou, cela ne conclut rien pour le reste des hommes,


XXVI. On doit donc reconnaître que l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause étrangère d’ennui[26], par le propre état de sa condition naturelle[27].


Ne serait-il pas aussi vrai de dire que l’homme est si heureux en ce point, et que nous avons tant d’obligations à l’auteur de la nature, qu’il a attaché l’ennui à l’inaction, afin de nous forcer par là à être utiles au prochain et à nous-mêmes ?


XXVII. D’où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage pour l’homme : quelque plein de tristesse qu’il soit, si l’on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là.


Cet homme fait à merveille : la dissipation est un remède plus sûr contre la douleur que le quinquina contre la fièvre. Ne blâmons point en cela la nature, qui est toujours prête à nous secourir. Louis XIV allait à la chasse le jour qu’il avait perdu quelqu’un de ses enfants ; et il faisait fort sagement[28].


XXVIII. Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour : c’est l’image de la condition des hommes.


Cette comparaison assurément n’est pas juste. Des malheureux enchaînés, qu’on égorge l’un après l’autre, sont malheureux non-seulement parce qu’ils souffrent, mais encore parce qu’ils éprouvent ce que les autres hommes ne souffrent pas. Le sort naturel d’un homme n’est ni d’être enchaîné ni d’être égorgé ; mais tous les hommes sont faits comme les animaux, les plantes ; pour croître, pour vivre un certain temps, pour produire leurs semblables et pour mourir. On peut, dans une satire, montrer l’homme tant qu’on voudra du mauvais côté ; mais pour peu qu’on se serve de sa raison, on avouera que de tous les animaux l’homme est le plus parfait, le plus heureux, et celui qui vit le plus longtemps ; car ce qu’on dit des cerfs et des corbeaux n’est qu’une fable. Au lieu donc de nous étonner et de nous plaindre du malheur et de la brièveté de la vie, nous devons nous étonner et nous féliciter de notre bonheur et de sa durée. À ne raisonner qu’en philosophe, j’ose dire qu’il y a bien de l’orgueil et de la témérité à prétendre que par notre nature nous devons être mieux que nous ne sommes.

 XXIX. Car enfin, si l’homme n’avait jamais été corrompu, il jouirait de la vérité et de la félicité avec assurance, etc. : tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement tombés.

Il est sûr, par la foi et par notre révélation si au-dessus des lumières des hommes, que nous sommes tombés ; mais rien n’est moins manifeste par la raison, car je voudrais bien savoir si Dieu ne pouvait pas, sans déroger à sa justice, créer l’homme tel qu’il est aujourd’hui ; et ne l’a-t-il pas même créé pour devenir ce qu’il est ? L’état présent de l’homme n’est-il pas un bienfait du Créateur ? Qui vous a dit que Dieu vous en devait davantage ? qui vous a dit que votre être exigeait plus de connaissances et plus de bonheur ? qui vous a dit qu’il en comporte davantage ? Vous vous étonnez que Dieu ait fait l’homme si borné, si ignorant, si peu heureux ; que ne vous étonnez-vous qu’il ne l’ait pas fait plus borné, plus ignorant, plus malheureux ? Vous vous plaignez d’une vie si courte et si infortunée ; remerciez Dieu de ce qu’elle n’est pas plus courte et plus malheureuse. Quoi donc ! selon vous, pour raisonner conséquemment, il faudrait que tous les hommes accusassent la Providence, hors les métaphysiciens qui raisonnent sur le péché originel !

 XXX.[29] Le péché originel est une folie devant les hommes ; mais on le donne pour tel.

Par quelle contradiction trop palpable dites-vous donc que ce péché originel est manifeste ? Pourquoi dites-vous que tout nous en avertit ? Comment peut-il en même temps être folie, et être démontré par la raison ?

 XXXI. (XXIX[30].) Les sages, parmi les païens qui ont dit qu’il n’y a qu’un Dieu, ont été persécutés, les Juifs haïs, les chrétiens encore plus.

Ils ont été quelquefois persécutés, de même que le serait aujourd’hui un homme qui viendrait enseigner l’adoration d’un Dieu, indépendante du culte reçu. Socrate n’a pas été condamné pour avoir dit il n’y a qu’un Dieu, mais pour s’être élevé contre le culte extérieur du pays, et pour s’être fait des ennemis puissants fort mal à propos. À l’égard des Juifs, ils étaient haïs, non parce qu’ils ne croyaient qu’un Dieu, mais parce qu’ils haïssaient ridiculement les autres nations ; parce que c’étaient des barbares qui massacraient sans pitié leurs ennemis vaincus ; parce que ce vil peuple, superstitieux, ignorant, privé des arts, privé du commerce, méprisait les peuples les plus policés. Quant aux chrétiens, ils étaient haïs des païens parce qu’ils tendaient à abattre la religion de l’empire, dont ils vinrent enfin à bout, comme les protestants se sont rendus les maîtres dans les mêmes pays où ils furent longtemps haïs, persécutés, et massacrés.

 XXXII. (XXXI.) Combien les lunettes nous ont-elles découvert d’astres qui n’étaient point pour nos philosophes d’auparavant ! On attaquait hardiment l’Écriture sur ce qu’on y trouve en tant d’endroits, du grand nombre des étoiles : il n’y en a que mille vingt-deux, disait-on, nous le savons[31].

Il est certain que la sainte Écriture, en matière de physique, s’est toujours proportionnée aux idées reçues ; ainsi elle suppose que la terre est immobile, que le soleil marche, etc., etc. Ce n’est point du tout par un raffinement d’astronomie qu’elle dit que les étoiles sont innombrables[32], mais pour s’abaisser aux idées vulgaires. En effet, quoique nos yeux ne découvrent qu’environ mille vingt-deux étoiles, et encore avec bien de la peine, cependant, quand on regarde le ciel fixement, la vue est éblouie et égarée ; on croit alors en voir une infinité. L’Écriture parle donc selon ce préjugé vulgaire, car elle ne nous a pas été donnée pour faire de nous des physiciens ; et il y a grande apparence que Dieu ne révéla ni à Habacuc, ni à Baruch, ni à Michée, qu’un jour un Anglais nommé Flamsteed[33] mettrait dans son catalogue près de trois mille étoiles aperçues avec le télescope. Voyez, je vous prie, quelle conséquence on tirerait du sentiment de Pascal. Si les auteurs de la Bible ont parlé du grand nombre des étoiles en connaissance de cause, ils étaient donc inspirés sur la physique. Et comment de si grands physiciens ont-ils pu dire que la lune s’est arrêtée à midi sur Aïalon, et le soleil sur Gabaon dans la Palestine[34] ; qu’il faut que le blé pourrisse pour germer et produire[35] et cent autres choses semblables ? Concluons donc que ce n’est pas la physique, mais la morale qu’il faut chercher dans la Bible ; qu’elle doit faire des chrétiens, et non des philosophes.

 XXXIII. (XXXII.) Est-ce courage à un homme mourant d’aller, dans la faiblesse et dans l’agonie, affronter un Dieu tout-puissant et éternel ?

Cela n’est jamais arrivé ; et ce ne peut être que dans un violent transport au cerveau qu’un homme dise : Je crois un Dieu, et je le brave.

 XXXIV. (XXXIII.) Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger[36].

La difficulté n’est pas seulement de savoir si on croira des témoins qui meurent pour soutenir leur déposition, comme ont fait tant de fanatiques, mais encore si ces témoins sont effectivement morts pour cela ; si on a conservé leurs dépositions ; s’ils ont habité les pays où l’on dit qu’ils sont morts.

Pourquoi Josèphe, né dans le temps de la mort du Christ ; Josèphe, ennemi d’Hérode ; Josèphe, peu attaché au judaïsme, n’a-t-il pas dit un mot de tout cela ? Voilà ce que M.  Pascal eût débrouillé avec succès.

 XXXV. (XXXIV.) Les sciences ont deux extrémités qui se touchent : la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant ; l’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent dans cette même ignorance d’où ils étaient partis.

Cette pensée paraît un sophisme, et la fausseté consiste dans ce mot d’ignorance qu’on prend en deux sens différents. Celui qui ne sait ni lire ni écrire est un ignorant ; mais un mathématicien, pour ignorer les principes cachés de la nature, n’est pas au point d’ignorance dont il était parti quand il commença d’apprendre à lire. M.  Newton ne savait pas pourquoi l’homme remue son bras quand il le veut ; mais il n’en était pas moins savant sur le reste. Celui qui ne sait point l’hébreu, et qui sait le latin, est savant par comparaison avec celui qui ne sait que le français.

 XXXVI. (XXXV.) Ce n’est pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement : car il vient d’ailleurs et de dehors, et ainsi il est dépendant, et par conséquent sujet à être troublé par mille accidents qui font les afflictions inévitables[37].

C’est comme si on disait : « C’est n’être pas malheureux que de pouvoir être accablé de douleur, car elle vient d’ailleurs. » Celui-là est actuellement heureux, qui a du plaisir, et ce plaisir ne peut venir que de dehors ; nous ne pouvons guère avoir de sensations ni d’idées que par les objets extérieurs, comme nous ne pouvons nourrir notre corps qu’en y faisant entrer ces substances étrangères qui se changent en la nôtre.

 XXXVII. (XXXVI.) L’extrême esprit est accusé de folie comme l’extrême défaut : rien ne passe pour bon que la médiocrité.

Ce n’est point l’extrême esprit, c’est l’extrême vivacité et volubilité de l’esprit qu’on accuse de folie. L’extrême esprit est l’extrême justesse, l’extrême finesse, l’extrême étendue, opposée diamétralement à la folie. L’extrême défaut d’esprit est un manque de conception, un vide d’idées ; ce n’est point la folie, c’est la stupidité. La folie est un dérangement dans les organes, qui fait voir plusieurs objets trop vite, ou qui arrête l’imagination sur un seul avec trop d’application et de violence. Ce n’est point non plus la médiocrité qui passe pour bonne, c’est l’éloignement des deux vices opposés ; c’est ce qu’on appelle juste milieu, et non médiocrité.

On ne fait cette remarque, et quelques autres dans ce goût, que pour donner des idées précises. C’est plutôt pour éclaircir que pour contredire.

 XXXVIII. (XXXVII.) Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d’y penser.

Notre condition est précisément de penser aux objets extérieurs avec lesquels nous avons un rapport nécessaire. Il est faux qu’on puisse détourner un homme de penser à la condition humaine : car à quelque chose qu’il applique son esprit, il l’applique à quelque chose de lié à la condition humaine ; et, encore une fois, penser à soi, avec abstraction des choses naturelles, c’est ne penser à rien ; je dis à rien du tout : qu’on y prenne bien garde. Loin d’empêcher un homme de penser à sa condition, on ne l’entretient jamais que des agréments de sa condition. On parle à un savant de réputation et de science ; à un prince de ce qui a rapport à sa grandeur ; à tout homme on parle de plaisir.

 XXXIX. (XXXVIII.) Les grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes fâcheries, et mêmes passions ; mais les uns sont au haut de la roue, et les autres près du centre, et ainsi moins agités par les mêmes mouvements.

Il est faux que les petits soient moins agités que les grands ; au contraire, leurs désespoirs sont plus vifs, parce qu’ils ont moins de ressources. De cent personnes qui se tuent à Londres et ailleurs, il y en a quatre-vingt-dix-neuf du bas peuple, et à peine une d’une condition relevée. La comparaison de la roue est ingénieuse et fausse.

 XL. (XXXIX.) On n’apprend pas aux hommes à être honnêtes gens, et on leur apprend tout le reste ; et cependant ils ne se piquent de rien tant que de cela[38] : ainsi ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu’ils n’apprennent point.

On apprend aux hommes à être honnêtes gens, et sans cela peu parviendraient à l’être. Laissez votre fils dans son enfance prendre tout ce qu’il trouvera sous sa main, à quinze ans il volera sur le grand chemin ; louez-le d’avoir dit un mensonge, il deviendra faux témoin ; flattez sa concupiscence, il sera sûrement débauché. On apprend tout aux hommes, la vertu, la religion.

 XLI. (XL.) Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ! et cela, non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais par ses propres maximes et par un dessein premier et principal : car de dire des sottises par hasard et par faiblesse, c’est un mal ordinaire ; mais d’en dire à dessein, c’est ce qui n’est pas supportable, et d’en dire de telles que celles-là.

Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement, comme il a fait ! car il a peint la nature humaine. Si Nicole et Malebranche avaient toujours parlé d’eux-mêmes, ils n’auraient pas réussi. Mais un gentilhomme campagnard du temps de Henri III, qui est savant dans un siècle d’ignorance, philosophe parmi les fanatiques, et qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies, est un homme qui sera toujours aimé.


 XLII. (XLI.) Lorsque j’ai considéré d’où vient qu’on ajoute tant de foi à tant d’imposteurs qui disent qu’ils ont des remèdes, jusqu’à mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m’a paru que la véritable cause est qu’il y a de vrais remèdes : car il ne serait pas possible qu’il y en eût tant de faux, et qu’on y donnât tant de croyance, s’il n’y en avait de véritables[39]. Si jamais il n’y en avait eu[40], et que tous les maux eussent été incurables, il est impossible que les hommes se fussent imaginé qu’ils en pourraient donner ; et encore plus, que tant d’autres eussent donné croyance à ceux qui se fussent vantés d’en avoir : de même que si un homme se vantait d’empêcher de mourir, personne ne le croirait, parce qu’il n’y a aucun exemple de cela ; mais comme il y a eu quantité de remèdes qui se sont trouvés véritables par la connaissance même des plus grands hommes, la croyance des hommes s’est pliée par là[41], parce que la chose ne pouvant être niée en général (puisqu’il y a des effets particuliers qui sont véritables), le peuple, qui ne peut pas discerner lesquels d’entre ces effets particuliers sont les véritables, les croit tous. De même, ce qui fait qu’on croit tant de faux effets de la lune, c’est qu’il y en a de vrais comme le flux de la mer.
 Ainsi il me paraît aussi évidemment qu’il n’y a tant de faux miracles, de fausses révélations, de sortiléges, que parce qu’il y en a de vrais.

La solution de ce problème est bien aisée. On vit des effets physiques extraordinaires ; des fripons les firent passer pour des miracles. On vit des maladies augmenter dans la pleine lune, et des sots crurent que la fièvre était plus forte parce que la lune était pleine. Un malade qui devait guérir se trouva mieux le lendemain qu’il eut mangé des écrevisses, et on conclut que les écrevisses purifiaient le sang parce qu’elles sont rouges étant cuites.

Il me semble que la nature humaine n’a pas besoin du vrai pour tomber dans le faux. On a imputé mille fausses influences à la lune, avant qu’on imaginât le moindre rapport véritable avec le flux de la mer. Le premier homme qui a été malade a cru, sans peine, le premier charlatan. Personne n’a vu de loups-garous ni de sorciers, et beaucoup y ont cru ; personne n’a vu de transmutation de métaux, et plusieurs ont été ruinés par la créance de la pierre philosophale. Les Romains, les Grecs, les païens, ne croyaient-ils donc aux faux miracles dont ils étaient inondés que parce qu’ils en avaient vu de véritables ?

 XLIII. (XLII.) Le port règle ceux qui sont dans le vaisseau ; mais où trouverons-nous ce point dans la morale ?

Dans cette seule maxime reçue de toutes les nations : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît.

 XLIV. (XLIII.) Ils aiment mieux la mort que la paix ; les autres aiment mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférée à la vie, dont l’amour paraît si fort et si naturel.

C’est des Catalans que Tacite a dit en exagérant : « Ferox gens nullam esse vitam sine armis putat ; ce peuple féroce croit que ne pas combattre c’est ne pas vivre. » Mais il n’y a point de nation dont on ait dit, et dont on puisse dire : « Elle aime mieux la mort que la guerre[42]. »

 XLV. (XLIV.) À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.

Il y a très-peu d’hommes vraiment originaux ; presque tous se gouvernent, pensent et sentent, par l’influence de la coutume et de l’éducation. Rien n’est si rare qu’un esprit qui marche dans une route nouvelle. Mais parmi cette foule d’hommes qui vont de compagnie, chacun a de petites différences dans la démarche, que les vues fines aperçoivent.

 XLVI.[43]La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril.

On ne peut pas dire qu’un homme supporte la mort aisément ou malaisément, quand il n’y pense point du tout. Qui ne sent rien ne supporte rien[44].

 XLVII. (XLVIII.)[45] Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment.

Notre raisonnement se réduit à céder au sentiment en fait de goût, non en fait de science.

 XLVIII. (XLIX.) Ceux qui jugent d’un ouvrage par règle sont à l’égard des autres comme ceux qui ont une montre à l’égard de ceux qui n’en ont point[46]. L’un dit : Il y a deux heures que nous sommes ici ; l’autre dit : Il n’y a que trois quarts d’heure. Je regarde ma montre ; je dis à l’un : Vous vous ennuyez ; et à l’autre : Le temps ne vous dure guère.

En ouvrage de goût, en musique, en poésie, en peinture, c’est le goût qui tient lieu de montre ; et celui qui n’en juge que par règle en juge mal.

 XLIX. (L.) César était trop vieux, ce me semble, pour aller s’amuser à conquérir le monde : cet amusement était bon à Alexandre ; c’était un jeune homme[47] qu’il était difficile d’arrêter, mais César devait être plus mûr.

L’on s’imagine d’ordinaire qu’Alexandre et César sont sortis de chez eux dans le dessein de conquérir la terre : ce n’est point cela, Alexandre succéda à Philippe dans le généralat de la Grèce, et fut chargé de la juste entreprise de venger les Grecs des injures du roi de Perse. Il battit l’ennemi commun, et continua ses conquêtes jusqu’à l’Inde, parce que le royaume de Darius s’étendait jusqu’à l’Inde, de même que le duc de Marlborough serait venu jusqu’à Lyon sans le maréchal de Villars. À l’égard de César, il était un des premiers de la république ; il se brouilla avec Pompée, comme les jansénistes avec les molinistes, et alors ce fut à qui s’exterminerait. Une seule bataille, où il n’y eut pas dix mille hommes de tués, décida de tout. Au reste, la pensée de M.  Pascal est peut-être fausse en un sens : il fallait la maturité de César pour se démêler de tant d’intrigues ; et il est peut-être étonnant qu’Alexandre, à son âge, ait renoncé au plaisir pour faire une guerre si pénible.

 L. (LI.) C’est une plaisante chose à considérer, de ce qu’il y a des gens dans le monde, qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement : comme, par exemple, les voleurs[48], etc.

Cela est encore plus utile que plaisant à considérer ; car cela prouve que nulle société d’hommes ne peut subsister un seul jour sans lois. Il en est de toute société comme du jeu, il n’y en a point sans règle.

 LI. (LII.) L’homme n’est ni ange ni bête : et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.

Qui veut détruire les passions, au lieu de les régler, veut faire l’ange[49].

 LII. (LIII.) Un cheval ne cherche point à se faire admirer de son compagnon : on voit bien entre eux quelque sorte d’émulation[50] à la course, mais c’est sans conséquence : car, étant à l’étable, le plus pesant et le plus mal taillé ne cède pas pour cela son avoine à l’autre[51]. Il n’en est pas de même parmi les hommes : leur vertu ne se satisfait pas d’elle-même, et ils ne sont point contents s’ils n’en tirent avantage contre les autres.

L’homme le plus mal taillé ne cède pas non plus son pain à l’autre, mais le plus fort l’enlève au plus faible ; et chez les animaux et chez les hommes, les gros mangent les petits. M.  Pascal a très-grande raison de dire que ce qui distingue l’homme des animaux, c’est qu’il recherche l’approbation de ses semblables ; et c’est cette passion qui est la mère des talents et des vertus,

 LIII. (LIV.) Si l’homme commençait par s’étudier lui-même, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment pourrait-il se faire qu’une partie connût le tout ? Il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion ; mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre, et sans le tout.

Il ne faudrait point détourner l’homme de chercher ce qui lui est utile, par cette considération qu’il ne peut tout connaître.

Non possis oculo quantum contendere Lynceus,
Non tamen idcirco contemnas lippus inungi[52].

Nous connaissons beaucoup de vérités ; nous avons trouvé beaucoup d’inventions utiles. Consolons-nous de ne pas savoir les rapports qui peuvent être entre une araignée et l’anneau de Saturne, et continuons à examiner ce qui est à notre portée.

 LIV. (LV). Si la foudre tombait sur les lieux bas, les poëtes et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses de cette nature manqueraient de preuves.

Une comparaison n’est preuve ni en poésie ni en prose : elle sert en poésie d’embellissement, et en prose elle sert à éclaircir et à rendre les choses plus sensibles. Les poëtes qui ont comparé les malheurs des grands à la foudre qui frappe les montagnes feraient des comparaisons contraires, si le contraire arrivait.

 LV. (LVI). C’est cette composition d’esprit et de corps qui a fait que presque tous les philosophes ont confondu les idées des choses, et attribué aux corps ce qui n’appartient qu’aux esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu’aux corps[53].

Si nous savions ce que c’est qu’esprit, nous pourrions nous plaindre de ce que les philosophes lui ont attribué ce qui ne lui appartient pas ; mais nous ne connaissons ni l’esprit ni le corps ; nous n’avons aucune idée de l’un, et nous n’avons que des idées très imparfaites de l’autre : donc nous ne pouvons savoir quelles sont leurs limites.

 LVI. (LVII). Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique et beauté médicinale : cependant on ne le dit point ; et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie[54], et quel est l’objet de la médecine[55], mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie ; on ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter ; et, à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres : siècle d’or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. ; et on appelle ce jargon beauté poétique. Mais qui s’imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton[56].

Cela est très-faux : on ne doit pas dire beauté géométrique, ni beauté médicinale, parce qu’un théorème et une purgation n’affectent point les sens agréablement, et qu’on ne donne le nom de beauté qu’aux choses qui charment les sens, comme la musique, la peinture, la poésie, l’architecture régulière, etc. La raison qu’apporte M.  Pascal est tout aussi fausse : on sait très-bien en quoi consiste l’objet de la poésie ; il consiste à peindre avec force, netteté, délicatesse, et harmonie ; la poésie est l’éloquence harmonieuse. Il fallait que M.  Pascal eût bien peu de goût pour dire que fatal laurier, bel astre, et autres sottises, sont des beautés poétiques ; et il fallait que les éditeurs de ces pensées fussent des personnes bien peu versées dans les belles-lettres, pour imprimer une réflexion si indigne de son illustre auteur[57].

 LVII. On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers, si l’on n’a mis l’enseigne de poëte, ni pour être habile en mathématiques, si l’on n’a mis celle de mathématicien ; mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d’enseigne[58].

À ce compte il serait donc mal d’avoir une profession, un talent marqué, et d’y exceller ? Virgile, Homère, Corneille, Newton, le marquis de L’Hospital, mettaient une enseigne. Heureux celui qui réussit dans un art, et qui se connaît aux autres !

 LVIII. Le peuple a des opinions très-saines : par exemple, d’avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie, etc.

Il semble que l’on ait proposé au peuple de jouer à la boule, ou de faire des vers. Non ; mais ceux qui ont des organes grossiers cherchent des plaisirs où l’âme n’entre pour rien ; et ceux qui ont un sentiment plus délicat veulent des plaisirs plus fins : il faut que tout le monde vive.

 LIX. Quand l’univers écraserait l’homme, il serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Que veut dire ce mot noble ? Il est bien vrai que ma pensée est autre chose, par exemple, que le globe du soleil ; mais est-il bien prouvé qu’un animal, parce qu’il a quelques pensées, est plus noble que le soleil, qui anime tout ce que nous connaissons de la nature ? Est-ce à l’homme à en décider ? il est juge et partie. On dit qu’un ouvrage est supérieur à un autre quand il a coûté plus de peine à l’ouvrier, et qu’il est d’un usage plus utile ; mais en a-t-il moins coûté au Créateur de faire le soleil que de pétrir un petit animal haut d’environ cinq pieds, qui raisonne bien ou mal ? Qui des deux est le plus utile au monde, ou de cet animal ou de l’astre qui éclaire tant de globes ? Et en quoi quelques idées reçues dans un cerveau sont-elles préférables à l’univers matériel ?

 LX. Qu’on choisisse telle condition qu’on voudra, et qu’on y assemble tous les biens et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme ; si celui qu’on aura mis en cet état est sans occupation et sans divertissement[59], et qu’on le laisse faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas.

Comment peut-on assembler tous les biens et toutes les satisfactions autour d’un homme, et le laisser en même temps sans occupation et sans divertissement ? N’est-ce pas là une contradiction bien sensible ?

 LXI. Qu’on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir, et l’on verra qu’un roi qui se voit est un homme plein de misères, et qui les ressent comme les autres[60].

Toujours le même sophisme. Un roi qui se recueille pour penser est alors très-occupé ; mais s’il n’arrêtait sa pensée que sur soi en disant à soi-même : Je règne, et rien de plus, ce serait un idiot.

 LXII. Toute religion qui ne reconnaît pas maintenant Jésus-Christ est notoirement fausse, et les miracles ne peuvent lui servir de rien.

Qu’est-ce qu’un miracle ? Quelque idée qu’on s’en puisse former, c’est une chose que Dieu seul peut faire. Or, on suppose ici que Dieu peut faire des miracles pour le soutien d’une fausse religion : ceci mérite bien d’être approfondi ; chacune de ces questions peut fournir un volume.

 LXIII. Il est dit : Croyez à l’Église ; mais il n’est pas dit : Croyez aux miracles, à cause que le dernier est naturel, et non pas le premier. L’un avait besoin de précepte, non pas l’autre.

Voici, je pense, une contradiction. D’un côté, les miracles en certaines occasions ne doivent servir de rien, et de l’autre, on doit croire nécessairement aux miracles ; c’est une preuve si convaincante qu’il n’a pas même fallu recommander cette preuve. C’est assurément dire le pour et le contre, et d’une manière bien dangereuse.

 LXIV. Je ne vois pas qu’il y ait plus de difficulté de croire la résurrection des corps et l’enfantement de la Vierge que la création. Est-il plus difficile de reproduire un homme que de le produire[61] ?

On peut trouver, par le seul raisonnement, des preuves de la création : car, en voyant que la matière n’existe pas par elle-même et n’a pas le mouvement par elle-même, etc., on parvient à connaître qu’elle doit être nécessairement créée. Mais on ne vient point, par le raisonnement, à voir qu’un corps toujours changeant doit être ressuscité un jour, tel qu’il était dans le temps même qu’il changeait. Le raisonnement ne conduit point non plus à voir qu’un homme doit naître sans germe. La création est donc un objet de la raison ; mais les deux autres miracles sont un objet de la foi.

10 MAI 1738[62].

J’ai lu depuis peu des Pensées de Pascal qui n’avaient point encore paru[63]. Le P. Desmolets[64] les a eues, écrites de la main de cet illustre auteur, et on les a fait imprimer : elles me paraissent confirmer ce que j’ai dit[65] : que ce grand génie avait jeté au hasard toutes ses idées pour en réformer une partie et employer l’autre, etc.

Parmi ces dernières pensées, que les éditeurs des Œuvres de Pascal avaient rejetées du recueil, il me paraît qu’il y en a beaucoup qui méritent d’être conservées. En voici quelques-unes que ce grand homme eût dû, ce me semble, corriger.

 I. Toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement, et ne pas la nier à cette marque ; mais en examiner le contraire, et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle est[66].

Il me semble qu’il est évident que les deux contraires peuvent être faux. Un bœuf vole au sud avec des ailes, un bœuf vole au nord sans ailes ; vingt mille anges ont tué hier vingt mille hommes, vingt mille hommes ont tué hier vingt mille anges ; ces propositions sont évidemment fausses.

 II. Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux !

Ce n’est pas dans la bonté du caractère d’un homme que consiste assurément le mérite de son portrait, c’est dans la ressemblance. On admire César en un sens, et sa statue ou image sur toile en un autre sens.

 III. Si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, si les docteurs n’avaient des bonnets carrés et des robes amples, ils n’auraient jamais eu la considération qu’ils ont dans le monde[67].

Cependant les médecins n’ont cessé d’être ridicules, n’ont acquis une vraie considération que depuis qu’ils ont quitté ces livrées de la pédanterie ; les docteurs ne sont reçus dans le monde, parmi les honnêtes gens, que quand ils sont sans bonnet carré et sans arguments : il y a même des pays où la magistrature se fait respecter sans pompe. Il y a des rois chrétiens très-bien obéis, qui négligent la cérémonie du sacre et du couronnement. À mesure que les hommes acquièrent plus de lumières, l’appareil devient plus inutile : ce n’est guère que pour le bas peuple qu’il est encore quelquefois nécessaire ; ad populum phaleras.

 IV. Selon les lumières naturelles, s’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties, ni bornes, il n’a nul rapport à nous : nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est.

Il est étrange que Pascal ait cru qu’on pouvait deviner le péché originel par la raison, et qu’il dise qu’on ne peut connaître par la raison si Dieu est. C’est apparemment la lecture de cette pensée qui engagea le P. Hardouin à mettre Pascal dans sa liste ridicule des athées[68] ; Pascal eût manifestement rejeté cette idée, puisqu’il la combat en d’autres endroits. En effet, nous sommes obligés d’admettre des choses que nous ne concevons pas : J’existe, donc quelque chose existe de toute éternité, est une proposition évidente. Cependant comprenons-nous l’éternité ?

 V. Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties ? Oui. Je veux donc vous faire voir une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie, car il est en tous lieux et tout entier dans chaque endroit.

Il y a là quatre faussetés palpables :

1° Qu’un point mathématique existe seul ;
2° Qu’il se meuve à droite et à gauche en même temps ;
3° Qu’il se meuve d’une vitesse infinie : car il n’y a vitesse si grande qui ne puisse être augmentée ;
4° Qu’il soit tout entier partout.

 VI. Homère fait un roman qu’il donne pour tel, car personne ne doutait que Troie et Agamemnon n’avaient non plus été que la pomme d’or.

Jamais aucun écrivain n’a révoqué en doute la guerre de Troie. La fiction de la pomme d’or ne détruit pas la vérité du fond du sujet. L’ampoule apportée par une colombe, et l’oriflamme par un ange, n’empêchent pas que Clovis n’ait en effet régné en France.

 VII. Je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme[69], parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis.

Encore une fois, est-il possible que ce soit Pascal qui ne se sente pas assez fort pour prouver l’existence de Dieu ?

 VIII. Les opinions relâchées plaisent tant aux hommes naturellement, qu’il est étrange qu’elles leur déplaisent.

L’expérience ne prouve-t-elle pas au contraire qu’on n’a de crédit sur l’esprit des peuples qu’en leur proposant le difficile, l’impossible même à faire et à croire ? Les stoïciens furent respectés parce qu’ils écrasaient la nature humaine. Ne proposez que des choses raisonnables, tout le monde répond : Nous en savions autant. Ce n’est pas la peine d’être inspiré pour être commun. Mais commandez des choses dures, impraticables ; peignez la Divinité toujours armée de foudres ; faites couler le sang devant les autels ; vous serez écouté de la multitude, et chacun dira de vous : Il faut bien qu’il ait raison, puisqu’il débite si hardiment des choses si étranges.

[70]Je ne vous envoie point mes autres remarques sur les Pensées de M.  Pascal, qui entraîneraient des discussions trop longues. On a voulu donner pour des lois des pensées que Pascal avait probablement jetées sur le papier comme des doutes. Il ne fallait pas croire démontré ce qu’il aurait réfuté lui-même[71].

FIN DES PREMIÈRES REMARQUES SUR LES PENSÉES DE PASCAL.
  1. C’est d’après la note de Voltaire lui-même (page 33) que j’ai mis aux Remarques la date de 1728. Les premières qui furent publiées ne virent cependant le jour qu’en 1734, parmi les Lettres philosophiques. La vingt-cinquième et dernière de ces Lettres contenait cinquante-sept remarques. Ce qui forme aujourd’hui les Remarques LVII à LXIV, ainsi que les huit autres remarques qui sont à la suite, se trouvent dans l’édition de 1742 des Œuvres de Voltaire. Toutes ces remarques y sont dans l’ordre que je leur conserve.

    J’ai, après leur intitulé, ajouté le mot Premières, pour les distinguer de celles que Voltaire donna cinquante ans plus tard, et qu’on trouve dans ces Mélanges, à l’année 1778. (B.)

    — S’autorisant de Voltaire, Beuchot a daté de 1728 la composition des premières Remarques sur Pascal ; et nous, d’après la même autorité, nous mettons à cet ouvrage le millésime de 1729. Beuchot emprunte sa date à une lettre citée dans la remarque VI, et justement Voltaire s’est trompé sur l’année où cette lettre lui fut écrite. Le philosophe dit qu’elle est de 1728 ; or, en 1728, il se trouvait encore à Londres, et il ne pouvait recevoir une lettre d’un ami demeurant, comme il le constate, dans un pays éloigné, puisqu’il était dans ce pays même et avec cet ami-là. L’Anglais Falkener a écrit de Londres à Voltaire revenu en France, et le rapatriement du proscrit est du mois de mars 1729 : voilà qui est certain. C’est donc dans sa retraite à Saint-Germain, chez le perruquier Chatillon, que, tout frais débarqué sous le nom de Sansons, le nouveau disciple de Locke s’en prit à Pascal. (G. A.)

  2. Les éditions antérieures à 1748 portent : Je crois même. (B.)
  3. L’un de ces livres est sans doute la Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits, de l’abbé Houteville ; voyez tome XX, pages 410 et 451, et tome XXI, page 505.
  4. Les éditions antérieures à 1748 portent : « … au-dessous de l’infini. Je suis métaphysicien avec Locke, mais chrétien avec saint Paul. » (B.)
  5. C’est bien là la pensée de Pascal, mais le texte n’est pas exact. On a même abrégé. Voyez l’édition Faugère, tome II, page 152.
  6. Pascal a écrit : « Sera-ce les philosophes qui nous proposent pour tout bien ces biens qui sont en nous ? Est-ce là le vrai bien ? »
  7. La transmission du péché originel.
  8. Essais, livre II, chapitre Ier.
  9. Pascal a écrit : « Le juste est de ne point parier… Oui, mais il faut parier ; cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est sans hésiter. — Cela est admirable : oui, il faut gager, mais je gage peut-être trop. — Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner deux vies pour une vous pourriez encore gager. »
  10. Pascal est un des inventeurs du calcul des probabilités ; mais il abuse ici des principes de ce calcul. Si vous proposez de parier pour croix ou pour pile, en me promettant un écu si je gagne en pariant pour pile, et cent mille écus si je gagne en pariant pour croix, je parierai pour croix ; mais je ne croirai point pour cela que croix soit plus probable que pile.

    Si l’on se bornait à dire : « Conduisez-vous selon les règles de la morale, que votre raison et votre conscience vous prescrivent ; il y a beaucoup à parier que vous en serez plus heureux ; et si vous y perdez quelques plaisirs, songez aux risques auxquels vous vous exposeriez si ceux qui croient qu’il existe un Dieu vengeur du crime avaient raison » ; ce discours serait très-philosophique et très-raisonnable ; mais il suppose que la croyance n’est pas nécessaire pour être à l’abri de la punition. Tout homme qui professe une religion où la foi est nécessaire ne peut se servir de l’argument de Pascal.

    Cet argument a encore un autre vice quand on veut l’appliquer aux religions qui prescrivent d’autres devoirs que ceux de la morale naturelle. Il ressemble alors au raisonnement d’Arnoult : « Il n’est pas prouvé que mes sachets ne guérissent point quelquefois de l’apoplexie, il faut donc en porter pour prendre le parti le plus sûr. »

    Enfin cet argument s’appliquant à toutes les religions dont la fausseté ne serait pas démontrée conduirait à un résultat absurde. Il faudrait les pratiquer toutes à la fois. (K.) — Voltaire parle souvent d’Arnoult ; voyez entre autres, tome XVII, page 121, et tome XXI, page 36.

  11. Ce membre de phrase a été intercalé.
  12. Pascal avait d’abord écrit :comme un enfant.
  13. Il a depuis été ambassadeur, et est devenu un homme très-considérable. Sa lettre est de 1728 ; elle existe en original. (Note de Voltaire.) — Cette note de Voltaire est de 1739. L’ami dont il parle, et qui fut ambassadeur, est Falkener, à qui il dédia Zaïre. Voyez la note de la page 27.
  14. Texte exact : où ils font voir. Pascal avait en outre écrit Appien.
  15. Texte exact : qui a traité de l’histoire de tant d’États.
  16. De Provinciis consularibus, v ; et Pro Flacco, xxviii.
  17. Pascal a écrit parmi.
  18. Texte exact : leur Dieu, de même il les provoquera.
  19. Cette même sœur de Pascal en est l’auteur. (K.)
  20. C’est, croyons-nous, la première fois (1728) que Voltaire écrit cette phrase, qu’il répéta si souvent depuis. (G. A.)
  21. Texte exact : ses pensées.
  22. Texte exact : la lumière.
  23. Ces derniers mots que Voltaire va critiquer ne se trouvent pas dans le manuscrit de Pascal, qui a écrit seulement : Rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de bien près.
  24. Chapitre v, verset 7. La dernière phrase de cet alinéa fut ajoutée par Voltaire, en 1778.
  25. Il y a perpétuellement ici des équivoques. Quelques personnes poursuivent le plaisir dans les divertissements, dans le travail même, pour se dérober è l’ennui ou à des sentiments douloureux ; mais ce n’est point le plus grand nombre, ce n’est point là l’état naturel de l’homme. Je m’ennuierais si je jouissais ma vie à ne rien faire, ou je travaille pour ne pas m’ennuyer, ne sont point deux phrases synonymes. Le bonheur n’est ni dans l’action ni dans le repos, mais dans une suite de sentiments ou de sensations agréables que, suivant la constitution particulière d’un homme, ou les circonstances de sa vie, l’action ou le repos peuvent lui procurer. (K.)
  26. Texte exact : sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion.
  27. L’ennui n’est qu’un dégoût de l’état où l’on se trouve, causé par le souvenir vague de plaisirs plus vifs qu’on ne peut se procurer. Les hommes qui n’ont guère connu de sentiments agréables que ceux qu’on éprouve en satisfaisant aux besoins de la nature connaissent peu l’ennui. (K.)
  28. Il est vraisemblable qu’un homme à qui les divertissements font oublier ses douleurs n’en aurait pas été longtemps tourmenté : ce n’est un remède que pour les petits maux. (K.)
  29. Les nos XXIX et XXX ont été ajoutés en 1739 : voici ce qui, dans l’édition de 1734, formait le n° XXX. Texte de Pascal. « Les défauts de Montaigne sont grands. Il est plein de mots sales et déshonnêtes. Cela ne vaut rien. Ses sentiments sur l’homicide volontaire et sur la mort sont horribles. »

    Remarque de Voltaire. « Montaigne parle en philosophe, non en chrétien ; il dit le pour et le contre de l’homicide volontaire. Philosophiquement parlant, quel mal fait à la société un homme qui la quitte quand il ne peut plus la servir ? Un vieillard a la pierre et souffre des douleurs insupportables ; on lui dit : Si vous ne vous faites tailler, vous allez mourir ; si l’on vous taille, vous pourrez encore radoter, baver et traîner pendant un an, à charge à vous-même et aux vôtres. Je suppose que le bonhomme prenne alors le parti de n’être plus à charge à personne ; voilà à peu près le cas que Montaigne expose. »

  30. Le second nombre, qui est entre parenthèses, indique l’ordre des Remarques dans l’édition de 1734.
  31. Le mot astres n’est pas dans le texte de Pascal. Voici ce qu’il a écrit : « Combien les lunettes nous ont-elles découvert d’êtres qui n’étaient point pour nos philosophes d’auparavant ! On entreprenait méchamment l’Écriture sainte sur le grand nombre des étoiles, en disant : Il n’y en a que mille vingt-deux, nous le savons. »
  32. Genèse, chap. xv, 5.
  33. Célèbre astronome, né en 1646, mort en 1719. Son catalogue mentionne 2,866 étoiles.
  34. Josué, chap. x, verset 12.
  35. Saint Paul, Corinth., chap. xv, verset 36 ; et saint Jean, chap. xii, verset 24.
  36. Voici l’expression exacte de cette fameuse pensée : Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger.
  37. Cette pensée ne se trouve que dans les copies du manuscrit autographe de Pascal.
  38. Texte exact : et ils ne se piquent jamais tant de savoir rien du reste comme d’être honnêtes hommes.
  39. C’est de cette pensée que Voltaire parle, tome XVII, page 242.
  40. Texte exact : si jamais il n’y eût eu remède à aucun mal…
  41. Le texte dit encore : et cela s’étant connu possible, on a conclu de là que cela était. Car le peuple raisonne ordinairement ainsi : une chose est possible, donc elle est, parce que la chose, etc.
  42. Dans les éditions antérieures à 1756, on lit seulement : « C’est des Catalans que Tacite a dit cela ; mais il n’y en a point dont on ait dit et dont on puisse dire : Elle aime mieux la mort que la guerre. »
  43. Cet article est aussi le xlvie dans l’édition de 1734. Voici ce qui y formait l’article xlv :

    Texte de Pascal. « Il y a donc deux sortes d’esprits : l’un, de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c’est là l’esprit de justesse ; l’autre, de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c’est là l’esprit de géométrie. »

    Note de Voltaire. « L’usage veut, je crois, aujourd’hui, qu’on appelle esprit géométrique l’esprit méthodique et conséquent. »

  44. Pascal entend apparemment les douleurs qu’on éprouve à l’instant de la mort, et dans ce sens sa pensée est vraie. Sans les idées religieuses, les terreurs de la mort seraient bien peu de chose : on serait fâché de mourir, si on se trouvait heureux dans le monde, comme on l’est d’aller se coucher au lieu d’aller au bal, même avec la certitude de bien dormir ; on serait affligé de mourir lorsque le bonheur des personnes qu’on aime, leur sort, leur bien-être, dépendraient de notre existence. (K.)
  45. Voici ce qui, dans l’édition de 1734, formait l’article xlvii.
    Texte de Pascal. « Nous supposons que tous les hommes conçoivent et sentent de la même sorte les objets qui se présentent à eux ; mais nous le supposons bien gratuitement, car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique les mêmes mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient, par exemple, de la neige, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par les mêmes mots, en disant l’un et l’autre qu’elle est blanche ; et de cette conformité d’application on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée ; mais cela n’est pas absolument convaincant, quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative. » d’une conformité d’idée ; mais cela n’est pas absolument convaincant, quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative. »
    Note de Voltaire. « Ce n’était pas la couleur blanche qu’il fallait apporter en preuve. Le blanc, qui est un assemblage de tous les rayons, paraît éclatant à tout le monde, éblouit un peu à la longue, fait à tous les yeux le même effet ; mais on pourrait dire que peut-être les autres couleurs ne sont pas aperçues de tous les yeux de la même manière. »
    Voltaire est revenu sur cette pensée : voyez le n° XXX des Dernières Remarques sur les Pensées de Pascal, ci-après, à l’année 1778.
  46. Il faut lire : Ceux qui jugent d’un ouvrage sans règle sont à l’égard des autres comme ceux qui n’ont pas de montre à l’égard des autres. Cela est plus clair.
  47. Texte exact : à Auguste ou à Alexandre : c’étaient des jeunes gens.
  48. Pascal ajoute : les soldats de Mahomet, les hérétiques, etc., et ainsi les logiciens.
  49. Ceci est à l’adresse même du janséniste Pascal. (G. A.)
  50. Texte exact : Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation…
  51. À la place de la phrase qui suit, on lit seulement dans le manuscrit : comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait d’elle-même.
  52. Horace, livre I, épître Ire, 28-29.
  53. Texte exact : De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement, et des spirituelles corporellement.
  54. et qu’il consiste en preuves.
  55. et qu’il consiste en la guérison.
  56. Texte exact : Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie demoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes dont il rira, parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers.
  57. Les huit remarques qui suivent (LVII à LXIV) ont paru pour la première fois en 1742 ; elles étaient numérotées LVIII à LXV, parce qu’on avait conservé dans cette édition de 1742 la remarque qui portait, en 1734, le n° XLV.
  58. Cette pensée est curieuse ; elle prouve que les talents, même distingués, avilissaient alors dans l’opinion, lorsqu’on s’y livrait hautement et sans mystère. Le président de Ris craignait que le nom d’auteur ne fût une tache dans sa famille ; et Pascal est presque de l’avis du président de Ris ; il ne mettait pas son nom à ses livres, parce qu’il trouvait cela trop bourgeois. (K.) — Voltaire et Condorcet ont raisonné sur un texte qui n’est pas exact. Pascal a écrit : On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers, si l’on n’a mis l’enseigne de poëte, de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d’enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poëte et celui de brodeur. — Voyez, à propos du président de Ris, tome XIV, l’article Charleval, dans le Catalogue des écrivains, en tête du Siècle de Louis XIV.
  59. Pascal a écrit : Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’imagine un roi accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement, etc.
  60. Le dernier membre de phrase n’est pas dans le texte manuscrit.
  61. Voici ce qu’écrit textuellement Pascal : Pourquoi une vierge ne peut-elle enfanter ? une poule ne fait-elle pas des œufs sans coq ? Qui les distingue par dehors d’avec les autres, et qui nous a dit que la poule n’y peut former ce germe aussi bien que le coq ? — Qu’ont-ils à dire contre la résurrection, et contre l’enfantement de la Vierge ? Est-il plus difficile de produire un homme ou un animal, que de le reproduire ? et s’ils n’avaient jamais vu une espèce d’animaux, pourraient-ils deviner s’ils se produisent sans la compagnie les uns des autres ?
  62. Les huit remarques qui suivent ont paru aussi en 1742, à la suite des précédentes, mais avec un numérotage particulier. La date de leur publication prouve que c’est à tort que parfois on les a datées de 1713. La date que j’ai mise est celle qu’on lit dans l’édition de 1742. (B.)
  63. Les Pensées de Pascal qui n’avaient pas encore paru sont celles que le P. Desmolets publia, en 1728, dans la seconde partie du tome V de la Continuation des mémoires de littérature et d’histoire.
  64. Desmolets, oratorien, né en 1678, mort en 1760.
  65. Page 28.
  66. Comment une proposition est-elle inconcevable, tandis que la proposition contradictoire (c’est le sens de Pascal, ou sa pensée n’en a aucun) est manifestement fausse ? ou comment sait-on qu’une proposition est fausse, quand on ne l’entend point ? Il est impossible de croire véritablement ce qu’on ne conçoit pas : mais on peut ignorer les liaisons, les causes d’un fait observé ; on peut ne pas entendre parfaitement certaines conséquences d’une vérité prouvée. (K.)
  67. Voltaire est revenu sur cette pensée ; voyez le n° LXVI des Dernières Remarques, année 1778.
  68. Le P. Hardouin a intitulé son livre Athei detecti. Les athées démasqués par Hardouin sont : C. Jansénius, Ambroise Victor (c’est-à-dire André Martin), … Thomassin, Fr. Malebranche, P. Quesnel, Ant. Arnauld, P. Nicole, R. Descartes, Ant. Legrand, Silvain Régis, et B. Pascal.
  69. ni aucune des choses de cette nature ; non-seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile.
  70. Dans l’édition de 1734, cet alinéa terminait les remarques alors existantes. C’est l’auteur qui, dans l’édition de 1742, l’a transporté après ses remarques alors nouvelles, et à la place où il est aujourd’hui. (B.) — Pour d’autres Remarques sur les Pensées de Pascal, voyez, ci-après, l’année 1778.
  71. Les premières Remarques sur les Pensées de Pascal ont été l’objet de plusieurs écrits. La Réponse, ou Critique des Lettres philosophiques, par le R. P. P. B***, Basle, 1735, in-12, contient (douzième lettre) une critique des remarques de Voltaire. Un quart de la Réponse aux lettres de M.  de Voltaire, Paris, 1735, in-12 ; La Haye, 1735, in-12, est consacré à Pascal. Je reparlerai de ces deux ouvrages dans mon Avertissement en tête des Lettres philosophiques.

    La Défense des Pensées de Pascal, par D. R. Boullier, parut d’abord en 1741, dans le tome II des Lettres sur les vrais principes de la religion (par Mlle  Hubert) ; elle a été réimprimée dans le volume intitulé Lettres critiques sur les Lettres philosophiques (Saint-Omer), 1753, in-12, dont il existe des exemplaires avec l’adresse de Paris, Duchesne, 1754 ; et encore (sous le titre de Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal) dans le volume intitulé Apologie de la métaphysique, à l’occasion du Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Amsterdam, 1753, petit in-8. Les Pièces philosophiques et littéraires, par M.  B. (Boulder), 1759, in-12, contiennent des corrections, additions et supplément aux Lettres publiées en 1753.

    C’est de Boullier que sont extraites les observations qu’on trouve dans le Dictionnaire de Chaufepié, à l’article Pascal. (B.)