Revue des Romans/Lady Morgan

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Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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MORGAN (miss Owenson, et plus tard lady),
un des écrivains anglais les plus distingués du XIXe siècle.


LE MISSIONNAIRE, histoire indienne trad. par Dubuc, 4 vol. in-12, 1811 (publié sous le nom de miss Owenson). — Le père Athanase, héros de ce roman, est un religieux franciscain de l’illustre maison de Bragance, dont les facultés physiques et morales sont développées au suprême degré. Il quitte sa patrie, et se transporte sur les bords de l’Indus et du Gange, dont l’imagination riche et poétique de l’auteur donne d’admirables descriptions. Le père Athanase, entré dans un temple de Bramines pour y prêcher la religion du Christ, y rencontre Luxima, une des plus séduisantes héroïnes de roman : née dans l’Orient, prêtresse consacrée à Brama, vouée plus particulièrement au culte d’amour mystique, l’une des sectes de l’Inde : le climat qu’elle habite, sa religion, le vague de son imagination, la vivacité de ses sentiments, l’innocence de son cœur, la naïveté de ses expressions, la franchise de ses aveux dépouillés de tout artifice et de toute coquetterie, lui donnent une physionomie particulière et charmante. En lisant le portrait que l’auteur fait de son héros, on croirait lire plutôt les réflexions d’un philosophe sur les hommes et les mystères du cœur humain, qu’un roman composé par une jeune personne de dix-huit ans ; mais miss Owenson redevient femme en peignant une femme, et assurément le tableau n’y perd rien ; il est enchanteur. Rien n’est magique comme de voir Luxima célébrant ses expirations au bord des fontaines, ou adressant, dans la pureté de son âme, ses prières au Cupidon des Indiens, et promenant ses illusions mystiques et ses rêveries amoureuses dans ces riantes contrées, où tout inspire la volupté, où tout porte l’ivresse dans les sens. Nous n’indiquerons pas le dénoûment, afin de laisser au lecteur tout le plaisir que lui procurera la lecture de ce joli roman, qui a eu trois éditions en Angleterre, la première année de sa publication.

LA FEMME, ou Ida l’Athénienne, trad. par Dubuc, 4 vol. in-12, 1812 (publié sous le nom de miss Owenson). — Un Anglais, pour échapper à l’ennui qui le dévore, se laisse entraîner de Venise à Athènes. En parcourant les dehors de la ville, il aperçoit un pavillon d’une architecture élégante ; il s’approche, il ose écarter l’épais feuillage d’un jasmin d’Arabie, et découvre dans un appartement délicieux une jeune beauté qu’on eût prise pour la pudeur endormie. Quelques jours après, ayant été présenté chez un archonte athénien, l’Anglais reconnaît dans la fille de la maison, Ida Rosemeli, sa belle dormeuse. Admis dès lors dans la familiarité de l’archonte, il ne tarde pas à devenir passionnément amoureux d’Ida ; mais au moment où sa passion l’occupe tout entier, il reçoit des ordres qui le rappellent à Londres : dans son désespoir, il parvient à se ménager un tête à tête avec Ida, lui peint l’état de son âme, et persuadé que la sienne n’est pas moins agitée, il n’hésite pas à lui proposer un enlèvement. La fierté offensée, la délicatesse de la jeune Athénienne firent couler ses larmes, sa réponse fut noble, affectueuse même, mais décisive. Cette scène où la vertu d’Ida triomphe, est conduite avec un art infini ; il y a sur les idées des hommes dans la position où se trouve le jeune lord, sur leurs sentiments, sur leurs combinaisons, sur leurs ruses, des aperçus d’une justesse singulière. Pénétré d’une admiration involontaire pour la belle Athénienne, mais bientôt, cédant à l’orgueil irrité, l’Anglais quitte Athènes et la Grèce. Cette première partie du roman est parfaitement conçue et fait le plus grand honneur à miss Owenson comme écrivain. — L’auteur fait connaître ensuite les événements de la vie d’Ida. Elle venait d’accomplir sa quinzième année, lorsqu’en traversant la place d’Athènes elle vit un jeune chasseur grec aux pieds duquel était la tête d’un loup qu’il avait percé de ses flèches ; son oncle adresse un compliment de félicitation au bel adolescent : entraîné par un mouvement involontaire, Ida lui présente un amulette qu’elle avait détaché de son cou, en disant avec enthousiasme : « Et moi aussi je suis Athénienne. » Ce jeune homme était Osmyn, un des esclaves du disdar-aga. L’oncle d’Ida ayant reconnu en lui des sentiments d’une grande élévation, s’occupait des moyens d’obtenir sa liberté, lorsqu’on apprit que le jeune Grec avait disparu. Deux ans après, Ida, en se rendant aux bains publics, est suivie par un Arménien qui semblait attaché à ses pas. Des janissaires, ivres d’opium, veulent massacrer un vieillard grec : l’Arménien prend courageusement sa défense ; dans la chaleur du combat, son bonnet tombe, et Ida reconnaît en lui le bel Osmyn. Émue par ce spectacle, Ida oublie la retenue imposée à son sexe : elle court se précipiter aux pieds de l’aga, obtient la grâce du jeune Grec, mais elle inspire à l’aga une passion dont elle doit redouter les suites. Osmyn bénit un événement qui lui procure l’occasion de faire éclater sa tendresse sous les dehors de la reconnaissance. Il révèle à sa jeune libératrice qu’il est fils d’un des martyrs de la liberté de la Grèce, et qu’il fait partie d’une association secrète qui aspire à délivrer sa patrie de l’oppression. Ida, n’étant plus contrariée par sa délicatesse, s’abandonne à toute l’énergie du sentiment dont il est embrasé. Cependant le disdar-aga, toujours occupé des moyens de s’assurer la possession d’Ida, emploie la calomnie pour persuader à son amant qu’elle lui est infidèle. Peu de temps après éclate une conspiration contre les Turcs ; Osmyn, chef des conjurés, tombe en leur pouvoir. Ida, poussée par la violence de sa passion et au risque de se perdre elle-même, vole au palais du féroce disdar-aga : pour la seconde fois elle ose lui demander la grâce du jeune Athénien : « Soyez à moi, lui dit le Turc. — Je suis à vous, répond Ida égarée, mais sauvez-le ! » Un cadi lui présente un contrat de mariage, elle signe. La nuit venue, l’aga se présente pour jouir de ses droits d’époux, mais au moment où il devient le plus pressant, des cris affreux lui apprennent que sa fille Juméli s’est enfuie avec le chef des rebelles. Il meurt en courant après les fugitifs. Ida rentre chez son père ; son secret est en sûreté ; mais l’idée qu’Osmyn l’avait oubliée pour se donner à une Turque la fit tomber dans l’état de langueur où la trouva le voyageur anglais lorsqu’il fit sa connaissance. Après son départ, l’archonte Rosemeli est jeté en prison et dévoué au lacet ; un janissaire le sauve : c’était Osmyn. Un derviche le fait embarquer avec sa fille : c’était encore Osmyn. Ida arrive en Angleterre ; son père y tombe malade, ses faibles ressources sont bientôt épuisées. Que va-t-elle devenir, seule, chargée du soin de ses jeunes frères ? « Cette jolie famille, dit l’auteur, n’excitait d’autre intérêt que celui de la curiosité. C’étaient des étrangers ! et la réserve, la prudence anglaise leur refusait un appui ! » Le malheureux père est arrêté pour dettes. Ida, égarée par le désespoir, parcourt la ville de Londres ; elle est sur le point d’expirer de douleur et de besoin, lorsqu’elle entre machinalement dans l’hôtel de lord B***. Elle reconnaît le voyageur anglais ; elle en est reconnue, et en reçoit tous les secours désirables, mais elle les rejette tous quand elle voit à quel prix ils lui sont offerts. Son père meurt ; sa détresse devient si affreuse, qu’elle est au moment de s’élancer dans la Tamise. Retenue par le souvenir de ses frères, le hasard le plus inespéré lui fait retrouver un des frères de l’oncle qui l’a élevée. Elle se retrouve en un instant au sein de l’opulence, et recherchée dans les sociétés les plus brillantes. Un colonel russe s’attachait partout à ses pas : c’était encore Osmyn ; mais Osmyn la croyait toujours perfide et coquette. Enfin la vérité triomphe, et Ida refuse la main que lui offre lord B***, pour couronner l’amour d’Osmyn.

GLORVINA, ou la jeune Irlandaise, traduit par Dubuc, 4 vol. in-12, 1813 (publié sous le nom de miss Owenson). — Née en Irlande, et blessée de l’injustice dont son pays est victime depuis si longtemps, c’est dans l’âge où la plupart des femmes n’ont encore réfléchi à rien, que miss Owenson prit la plume pour relever aux yeux de l’Angleterre la gloire méconnue du peuple irlandais. Elle s’attache à prouver que ce peuple voit remonter ses annales à la plus haute antiquité, qu’il a produit une foule de héros, que son amour pour les lettres et la musique l’a distingué dans tous les temps, et que le cruel asservissement sous lequel il gémit n’a pu encore détruire les nobles traits de son caractère primitif. — Horatio, fils de lord M…, d’un esprit romanesque, et jusque-là d’une vie plus que dissipée, se trouve enfermé pour dettes à la prison du Banc du Roi. Son père, qui l’aime tendrement, le délivre et l’envoie étudier la jurisprudence dans ses terres d’Irlande, terres conquises du temps de Cromwell sur le prince d’Inismore, et données en récompense à un des aïeux de lord M…, meurtrier du prince. Le descendant de ce malheureux chiftain vit assez misérablement dans les ruines de l’ancien château de sa maison, avec Glorvina, sa fille, et le père John, son chapelain. Le possesseur actuel des domaines lui est en horreur ; ce n’est à ses yeux qu’un usurpateur infâme, dont il a défendu de prononcer le nom devant lui. De son côté, Horatio apporte d’Angleterre les plus injustes préventions contre l’Irlande et ses habitants. À peine arrivé dans son château, il apprend sur le prince d’Inismore des particularités qui lui donnent la plus forte envie de connaître par lui-même ce noble et singulier personnage. Il se transporte au vieux château d’Inismore, voit le prince et sa fille dans leur chapelle ; voulant ensuite les observer dans l’intérieur de leurs appartements, il monte sur un mur à demi ruiné qui s’écroule sous ses pieds, perd connaissance en tombant, et, quand il reprend ses sens, se trouve dans un lit du château, entouré du prince et des siens, qui lui prodiguent les soins les plus empressés. Horatio, qui méprisait l’Irlande, mais qui ne la connaissait nullement, se trouvant transporté au sein d’une famille fière d’appartenir à cette contrée, est aussi curieux d’apprendre ce qu’il ignore qu’on est empressé de le lui enseigner. Aussi tout entre lui et ses hôtes devient occasion ou sujet d’instruction ; dans mille entretiens variés, que les circonstances amènent tout naturellement, on lui fait connaître l’histoire, la législation, la religion, la littérature, les arts et les coutumes de l’ancienne Irlande, et on lui fait apercevoir ce que l’Irlande moderne en a conservé, malgré le temps, la conquête et l’oppression. Horatio parvient à se faire aimer tendrement du vieux chiftain, de sa fille et de son chapelain ; et lui-même il leur rend avec usure les sentiments qu’il a su leur inspirer. On se doute bien que tous ces sentiments ne son pas absolument de la même nature. Glorvina, qui ne connaît pas encore l’amour, et Horatio, qui, pour l’avoir trop connu, se croit désormais incapable de le ressentir, sont pris l’un et l’autre à ce doux piége, et ne s’en aperçoivent que quand il leur est impossible de se dégager. La jalousie ne leur épargne point ses tourments. Le hasard apprend à Horatio que Glorvina est en commerce de lettres avec un homme dont personne ne connaît le nom ni le rang, qui a trouvé jadis un asile à Inismore, et qui a reconnu cette généreuse hospitalité par des bienfaits. Cependant le prince, dont les affaires sont depuis longtemps en mauvais était, en est réduit à ne pouvoir plus garder chez lui Horatio, qui est forcé de retourner au château de son père, où il apprend que celui-ci doit arriver incessamment avec un M. D… et sa fille, qu’il veut lui faire épouser. Il va au-devant d’eux à Dublin. Après quelque séjour dans cette ville, lord M… part seul pour son château, sous le prétexte d’y faire des préparatifs pour la réception de ses hôtes. Ceux-ci imaginent de l’y aller surprendre avant le terme fixé ; mais ils ne l’y trouvent point. Horatio se met sur ses traces et arrive à Inismore. Les ruines du palais sont désertes ; le prince a été enlevé, conduit à la ville prochaine et emprisonné pour dettes ; Glorvina l’a suivi et a obtenu d’être enfermée avec lui. Horatio vole à leur secours ; mais on l’a prévenu : le généreux inconnu les a délivrés et reconduits à Inismore. Horatio en reprend lui-même le chemin, il y arrive au moment où Glorvina se rend à la chapelle pour donner sa main au libérateur de son père. Le P. John ouvre la bouche pour consacrer leur union, lorsque Horation s’écrie : « Arrêtez ! arrêtez ! Elle est à moi ! » L’inconnu se retourne, et sur-le-champ reconnaît son fils, auquel il cède généreusement sa place. C’est véritablement une histoire pleine de charme que celle des amours d’Horatio et de Glorvina.

SAINT-CLAIR, ou l’Héritière de Desmond, trad. par M. H. Villemain, 2 vol. in-12, 1813. — Saint-Clair est un prodige de sensibilité, un phénix de mélancolie, un frondeur mécontent de tout, calomniant les riches et les grands, parce qu’il est pauvre et obscur ; chargé de surveiller les enfants de lord L…, son esprit sublime ne peut s’abaisser à porter le joug léger qui lui est imposé. Au lieu de s’occuper de ses élèves, il se fait admettre chez la jeune Olivia, fiancée au frère de son bienfaiteur, en devient amoureux et s’en fait aimer. Un rendez-vous demandé et obtenu la veille du mariage d’Olivia amène une catastrophe qui coûte la vie à Saint-Clair et fait perdre à Olivia sa réputation. — Ce roman est hérissé de citations et rempli de longs passages de poëtes anglais, français et italiens. Olivia et Saint-Clair ont sans doute beaucoup d’esprit, mais ils ont encore plus de mémoire ; jamais ils ne manquent de s’interrompre au milieu de la conversation la plus tendre ou de la situation la plus intéressante, pour réciter de longs morceaux de vers ou de prose.

LA NOVICE DE SAINT-DOMINIQUE, traduit par Mlle la vicomtesse de Ruolz, 4 vol. in-12, 1816 (publié sous le nom de miss Owenson). — Ce roman est le début dans la carrière littéraire de miss Owenson, qui n’avait alors que seize ans. En le lisant, on est étonné de l’indépendance de l’esprit de l’auteur, de la variété de ses connaissances, de la multitude des aperçus, tantôt délicats et spirituels, tantôt énergiques et profonds sur la société, sur les arts, sur le cœur humain et sur les passions. Comme composition, c’est le moins bon de tous les ouvrages du même auteur, mais c’est sans contredit le plus étonnant par ce qu’on y trouve d’intéressant, d’énergique, de noble et d’élevé. Le premier volume s’ouvre par une peinture dramatique de caractères, ou plaisants, ou ridicules, et pleins d’un touchant intérêt. Imogène, l’héroïne, réunit à une beauté enchanteresse les qualités les plus brillantes de l’esprit et de l’imagination. Déposée dès son enfance à la porte d’un couvent, en Champagne, elle doit prendre le voile dans ce monastère. Elle avait seize ans, et avait déjà commencé son noviciat, lorsqu’elle quitta le couvent pour aller aider dans ses travaux littéraires la comtesse de Montmorel, retirée dans un vieux château où régnait la plus sombre mélancolie. Un soir, l’hospitalité fut accordée dans le manoir à un jeune et beau ménestrel, qui fut admis en présence de la comtesse, mais qui ne fut occupé que de la grâce et de la touchante beauté d’Imogène. Le ménestrel obtint la permission de passer quelques jours au château, et ce peu de temps suffit pour décider du sort de la novice de Saint-Dominique et du beau Provençal, pour faire naître en eux une de ces passions irrésistibles. La timidité des aveux de la novice, le charme de ses réticences, ce tendre aveu d’un jeune cœur éveillé à mille sensations nouvelles, tout cela est peint avec une grâce de détails peu communs. C’était dans une belle soirée d’été, sous les ormeaux gothiques du château de Montmorel, qu’Imogène reçut les serments du ménestrel, et sans doute elle allait lui avouer qu’elle partageait ses sentiments, lorsque le troubadour, surpris par la comtesse, est arrêté et conduit dans une tour obscure, d’où il ne tarde pas à s’échapper. Imogène, menacée d’être renvoyée dans son couvent, pour lequel elle n’éprouve plus de vocation, s’enfuit du château. On aime à la suivre dans les traverses où la conduit sa destinée singulière ; déguisée en homme, poursuivant son amant sans trop se l’avouer à elle-même ; tombant entre les mains d’une troupe de brigands, passant la nuit au milieu d’eux dans un vieux château ; délivrée de ce péril par une troupe armée dont le chef se trouve être son père ; arrachée de ses bras, au moment où elle vient de le reconnaître, par une autre troupe armée dont le commandant est son amant ; prisonnière de cet amant, qui la rend à son père, elle l’accompagne en Italie, où ce père en mourant lui ordonne d’épouser son ami Surville. Celui-ci aime éperdument Imogène, qui l’estime beaucoup, mais qui aime le jeune colonel dont elle a été prisonnière. Cependant elle veut sacrifier son amour au bonheur de l’ami de son père ; et cet ami, souvent prêt à accepter le sacrifice, le refuse néanmoins ; de ces sentiments opposés naissent des luttes généreuses, souvent très-éloquentes, mais trop prolongées. Imogène vient à Paris, donne des fêtes, des concerts, compromet sa réputation, est dédaignée de son amant, se ruine, et est forcée de se retirer en Provence dans un de ses châteaux. Enfin, au moment où elle se croyait oubliée de l’univers entier, le plus heureux incident lui ramène l’estime de son tuteur et l’amour de son amant, qui l’épouse et l’amène à Paris aux fêtes du mariage de Henri IV et de Marie de Médicis.

FLORENCE MACARTY, nouvelle irlandaise, trad. par Defauconpret et par T. Parisot, 4 vol. in-12, 1819. — Le but que s’est proposé lady Morgan dans cet ouvrage, est de présenter l’état actuel des institutions de l’Irlande, et leur influence sur les mœurs nationales. Rien n’est plus simple que la fable de son roman. Le baron Walter Fitz-Adelm, par une transaction criminelle avec son frère, veut faire passer ses titres et ses propriétés dans la branche cadette de sa famille. Le seul obstacle qui s’oppose à cette convention, est son fils Walter Montenay Fitz-Adelm, unique héritier de ses domaines. Les deux frères forment le projet de ses débarrasser de cet enfant, et Montenay est vendu à des pirates qui le transportent dans les colonies, où, par une suite d’heureuses circonstances, il devient général au service des États-Unis d’Amérique, rencontre un des pirates qui l’avaient acheté, et apprend de lui le secret de sa naissance.

Le roman commence à l’époque où Montenay, décidé à revendiquer ses droits, débarque en Irlande, et trouve ce malheureux pays abandonné à la double tyrannie d’une législation cruelle et d’une administration arbitraire, plus cruelle encore que les lois. Le général Fitz-Adelm a rencontré, à Plymouth, un jeune Anglais qu’il a pris à bord et avec lequel il se trouve lié d’amitié, avant de connaître son véritable nom ; or, ce jeune homme est précisément le cousin qui a succédé aux biens de Fitz-Adelm, sans rien savoir de l’infamie au moyen de laquelle ils étaient passés dans ses mains. Les deux nouveaux amis se rendent ensemble dans la province de Kerry, où ces biens se trouvent situés. Un ancien serviteur du père de Fitz Walter, nommé Crawley, était parvenu, par les moyens les plus odieux, à devenir l’homme de confiance de la marquise de Dunore, mère du jeune lord Fitz-Adelm, et avait acheté peu après, sous des noms supposés, les propriétés de cette dame. Le général Fitz-Adelm apprenant que ces biens sont remis en vente, se propose pour acheteur. Crawley emploie différents prétextes pour se refuser à la vente ; et, pour éloigner le général, il le fait arrêter, au nom du roi, sous le prétexte d’insurrection, avec quelques paysans supposés ses complices. Par l’entremise de lord Fitz-Adelm, le général est laissé libre, et son titre lui assure une excellente réception au château. Là, il rencontre lady Clancare, l’héroïne du roman, dans le portrait de laquelle lady Morgan paraît avoir voulu se peindre elle-même. Séduit par sa bienfaisance, par sa piquante originalité, le général Fitz-Adelm brûle de se déclarer et de lui demander sa main ; mais il est retenu par le souvenir de Florence Macarty, jeune Irlandaise qu’il a connue dans l’Amérique espagnole, et à laquelle il s’est trouvé fiancé dans une circonstance qui ne lui a pas permis d’envisager les traits de cette jeune personne avec assez d’attention pour la reconnaître en ce moment dans lady Clancare. Les Crawley cependant redoublent leurs manœuvres ; mais grâce à l’intervention du vieux O’leary, ancien précepteur de Fitz-Adelm, et d’un paysan nommé Padreen-Gav, tout s’explique, Fitz-Adelm se fait reconnaître, rentre dans ses biens, et épouse son ancienne fiancée. — On voit que cette fable n’a rien de bien compliqué ; mais c’est principalement dans les remarques semées çà et là sur l’état de l’Irlande et dans le développement des caractères nationaux mis en scène que consiste le mérite du roman.

LES O’BRIEN ET LES O’FLAHERTY, ou l’Irlande en 1793, trad. par Cohen, 6 vol. in-12, 1828. — L’époque choisie par lady Morgan fut marquée par cette fermentation générale des esprits qui précéda l’insurrection de 1794. L’arrogance et la corruption du parti dominant étaient portées à leur comble ; du sein des fêtes et des orgies partaient les décrets de la tyrannie pour frapper tous ceux qui ne subissaient pas son ignoble joug avec résignation et en silence ; déjà les hommes les plus éclairés et les plus vertueux s’étaient ralliés pour aviser au moyen de régénérer l’Irlande. La description d’une assemblée des Irlandais unis ; la revue des volontaires dans le parc du Phénix ; le tumulte nocturne de la taverne des Lutteurs ; la fête donnée dans le palais du vice-roi ; la peinture de la tranquille retraite des pères jésuites de Cony ; le jour du pot, qui réunit, dans le manoir antique et délabré de Bog Moy, tous les nobles rejetons de la race milésienne ; le tableau pittoresque de la vallée de Moy Cullen et du saint monastère qui s’élève sur le bord de ses eaux paisibles, initient tour à tour le lecteur aux opinions et aux habitudes des divers partis qui composaient alors la population de l’Irlande. Quelques figures se dessinent avec avantage sur le fond de ces tableaux ; telles sont celle de Térence O’Brien, qui, des humbles fonctions d’enfant de cœur, s’élève, en embrassant la religion toute-puissante, à l’opulence d’un riche procureur, puis sacrifie sa fortune et son repos au désir de recouvrer le titre de ses ancêtres, de racheter par une rude pénitence le crime de sa conversion ; Shane, victime des persécutions de l’Anglais, reste infortuné des Rapparees, qui désolèrent longtemps l’Irlande, et modèle de l’attachement grossier, mais inaltérable, d’un ignorant vassal pour le chef de son clan ; les miss Mac-Taafe, gothiques représentants de l’hospitalité irlandaise, de l’orgueil nobiliaire et des ridicules provinciaux. — Le récit, quoique plein d’invraisemblance, quoique souvent ralenti par des longueurs fatigantes, excite, surtout dans les trois derniers volumes, un intérêt véritable ; mais les premiers chapitres du roman provoquent un tel ennui qu’il faut être doué d’une grande persévérance pour ne pas abandonner la lecture de ce livre dès le commencement.

SCÈNES DRAMATIQUES EMPRUNTÉES À LA VIE RÉELLE, trad. par Mlle Sobry, 2 vol. in-8, 1833. — Cet ouvrage se compose de trois pièces : l’Humoriste, proverbe ; les Vacances de Pâques, satire dialoguée ; le Manoir de Sackville, sorte de roman dramatisé. C’est la plus importante des trois pièces, et la seule dont nous nous occuperons. — Sir Fitz Gerald Sackville, type des gentilshommes irlandais, après avoir fait dans sa jeunesse des frasques, des dettes et des dupes, jouit sur ses vieux jours de l’usufruit de 10 000 livres sterling de rente, dont il use en opprimant, en pressurant, abrutissant ses pauvres tenanciers. Il a pour héritier Lumley Sackville, jeune Anglais qui veut devenir citoyen de l’Irlande, avec l’intention décidée de n’y opprimer personne, et de rester étranger à toutes les associations et unions politiques qui divisent ce malheureux pays. M. Galbraith, régisseur d’un manoir et chef des constables du lieu, est le type du petit propriétaire insolent, sans lumière et sans esprit, toujours à la merci des passions des grands. Mistress Quigley est la femme de charge du château ; avec elle commence le drame de lady Morgan. — Lady Emily Sackville a quitté son brillant hôtel de Berkeley-squarre, pour un édifice long et étroit, meublé comme au temps du roi Guillaume. Mistress Quigley aurait pu réparer, aérer, purifier quelque partie du château ; mais elle s’en est bien gardée, pensant que si la vue des portes du manoir ne l’empêchait pas d’entrer, son aspect intérieur l’en aurait bientôt fait sortir. Mistress Quigley s’est trompée. Dans un siècle où le gothique est à la mode, lady Emily a été émerveillée ; elle n’aurait trouvé nulle part meubles plus incommodes et plus gothiques. En parcourant les vieilleries du château, lady Emily a découvert la garde-robe de sa véritable tante, morte depuis quarante ans, et elle imagine à l’instant de les prendre pour jouer la comédie, aidée des notabilités de la contrée, rassemblées par hasard et arrivées en procession pour rendre leurs hommages aux nouveaux seigneurs du comté. C’est, d’une part, lady Rostrevor, papesse d’une association antipapiste ; d’une autre part, c’est l’honorable et révérend docteur Popylus, recteur de New-Town, fils et gendre d’évêque, dont les bénéfices et les dîmes lui rapportent 80 000 livres de rente : cet honorable, traîné dans sa berline à quatre chevaux, pourvue de postillons courant en avant et de laquais perchés en arrière et portant sa livrée violette à galons d’or, s’est informé, en passant, si on avait saisi et mis en vente la dernière truie de la vieille Molly, qui refuse de payer la dîme, et il a appris que, selon ses intentions, on a pris tout ce qui restait à la vieille femme. En opposition à ce personnage, se présente le vicaire catholique Ocallaghan, portant un costume moitié prêtre et moitié chasseur, s’asseyant au milieu de l’église verte et de l’église orangiste avec autant d’aisance et de sang-froid qu’il cause d’étonnement et d’indignation chez l’une et chez l’autre. Ainsi voilà l’Irlande représentée dans les chefs de ses diverses religions, mis aux prises, au banquet d’un philosophe, avec leurs préjugés, leur hypocrisie, leur orgueil oppresseur et leur fanatisme d’opprimé. Le dialogue de tous ces acteurs religieux est des plus animés ; la scène est palpitante de vie et d’intérêt. Du tableau de l’état religieux on passe à celui de l’état social, qui est peint avec une effrayante vérité à la taverne de la Cornemuse, dans la loge d’Olouglhin et d’O’Leary, à la table du collecteur des dîmes, comme au salon du schériff du comté : là, on voit l’Irlande sous la griffe de ses tyrans de tous les rangs, de ses agitateurs de tous les partis. — Au milieu d’un pays où tant de gens, par calcul ou par imbécillité, maintiennent les plus honteux abus, M. Sackville, qui veut les détruire, s’est bientôt attiré la haine des puissances du comté. Sans craindre de rompre en visière à la haute magistrature et au révérend clergé qui s’intéressaient à ce qu’O’Brian fût pendu, M. Sackville a obtenu la grâce de ce chef de la bande des Pieds blancs, condamné à mort sur la déposition de Thims Reinold, domestique de Galbraith. Par hasard cette grâce a été oubliée chez le schériff ; par hasard encore celui-ci a laissé échapper le montagnard, qui s’est mis à la tête d’une nouvelle bande d’insurgés. M. Sackville partit avec le perfide Galbraith pour aller chercher cette grâce. Arrivés entre un four à chaux et les ruines de l’abbaye de Kildailly, Galbraith voit tout à coup paraître devant lui Shane Sullivan, pauvre hère qu’il a poursuivi, torturé, auquel il n’a laissé aucun abri pour reposer sa tête, qui a vu sa femme chassée de sa cabane mourir de froid et de faim sur la grande route. Sullivan demande à Galbraith compte de ses malheurs, en lui montrant au bout de son mousquet sa fosse qu’il a creusée d’avance. M. Sackville essaie de rappeler Sullivan à des sentiments moins désespérés, lorsque Galbraith tire tout à coup un pistolet, et frappe l’Irlandais qui tombe en maudissant le traître. Au bruit du pistolet, une troupe d’hommes s’élance des ruines ; le chef demande à Sullivan quel est son meurtrier ; Sullivan, avec un effort convulsif, nomme Galbraith, et Galbraith est à l’instant massacré. M. Sackville est entraîné au milieu du cloître de la vieille abbaye de Kildailly, devant un autel en forme de tombe, qu’éclairait un rayon de lumière. Brian, le chef des montagnards, en le poussant vers cet autel sur lequel le sang de Thims Renold, son dénonciateur, est encore fumant, ne lui donne, pour y mourir lui-même, que le temps d’adresser à Dieu une dernière prière, attendu qu’il avait promis de lui obtenir sa grâce, et l’a ainsi détourné de se sauver, quand l’heure suprême était arrivée, quand le gibet était préparé, et qu’on n’attendait plus que le signal du bourreau. À cette accusation, le jeune Anglais répond en tirant de son sein la lettre de grâce, si perfidement retenue chez le shériff, et pour laquelle il vient d’exposer sa vie ; il y joint un paquet adressé par lady Sackville, qui contient les fonds nécessaires pour passer en Amérique. Brian lit la lettre de grâce, presse Sackville dans ses bras, lui indique le chemin du manoir, et part pour rejoindre les siens. Deux ans après, lady Sackville et son mari lurent dans les journaux du matin l’histoire du procès et de l’exécution de Brian ! — Le Manoir de Sackville n’est pas un traité, pas un pamphlet, par une histoire, pas un drame non plus, mais peut-être tout cela ensemble ; c’est l’effrayant tableau d’un peuple arrivé à une de ces époques de crise sociale où tout semble sortir du chaos ou prêt à y entrer.

LA PRINCESSE, trad. par Mlle Sobry, 3 vol. in-12, 1834. — La Princesse est un roman où lady Morgan dévoile tous les vices, tous les travers de l’aristocratie anglaise. Tout ce qu’il y a de niaiserie titrée dans les cercles élégants de Londres pose tour à tour devant l’impitoyable peintre. Ici, c’est un noble lord qui, pour conserver aux pieds de la danseuse qu’il protége toute leur finesse, les lui fait mettre soigneusement dans de l’arow-root ; là, un membre futur de la chambre haute qui se prépare aux luttes de la tribune par le spectacle des combats de coqs et des courses de chevaux. Et lorsque tous ces hommes, dont tout le mérite consiste à savoir tuer le temps, ont bien battu les allées poudreuses du parc Saint-James ou du jardin zoologique, lorsqu’ils sont fatigués des ballets du théâtre du roi et du tumulte des raouts, ils prennent leur vol vers le continent, s’abattent sur Ostende, d’où ils se dispersent sur les grandes routes ; et après deux ou trois mois d’excursions sans but et sans plaisir, ils finissent par se retrouver aux bains de Spa ou de Baden, qui doivent leur vogue moins à la vertu de leurs eaux qu’à leurs maisons de jeu. — Dans cette galerie de portraits, tracés par le crayon de lady Morgan, il n’est qu’un seul personnage dont le caractère soit plus honorable et l’intelligence moins pervertie par les préjugés héréditaires. Sir Frédéric Mottram n’est point un tory pur sang ; il n’appartient à l’aristocratie que par alliance ; c’est un de ces chefs de parti désignés sous le nom de conservateur, dont le sophisme et l’intérêt sont parvenus à fausser la nature honnête, mais qui ne peut pas toujours se défendre d’une aspiration secrète vers les grands principes de justice et d’humanité. S’il passe à Newgate, devant la potence qu’un code draconien a pu seul faire dresser pour y suspendre un homme qui a volé une bourse, ce législateur qui a consacré par son vote ce meurtre légal, se cache au fond de sa voiture saisi d’horreur ! Mais ce retour au bien est stérile et passager ; dès qu’il n’est plus saisi par les images, dès que les réalités vivantes cessent de passer devant lui, il retombe dans ses habitudes d’égoïsme et d’insensibilité : libéral à Bruxelles, il redevient tory à Londres. Cette absence funeste de principes, nous la retrouvons dans la vie de sir Frédéric. À l’âge où l’esprit n’a point encore tué le cœur, il a ressenti une passion violente pour une jeune fille que sa mère a recueillie dans son château, et qui partage quelque temps avec un bichon les faveurs de sa maîtresse. Eh bien ! cette jeune fille qu’il aime et qu’il regrettera toute sa vie, il la sacrifie lâchement à l’orgueil de sa famille, et la laisse chasser comme une servante. Pour anoblir le sang plébéien qui coule dans ses veines, il va chercher dans les rangs de l’aristocratie une beauté fade et langoureuse qui ne s’échauffera que pour l’adultère. Cette noble dame, pour ne pas déroger, admet les services d’un jeune attaché d’ambassade, son filleul. Sir Mottram n’aurait qu’un mort à dire pour éloigner l’apprenti diplomate, et ce mot, il ne le dit pas. Il préfère abandonner sa femme à sa vie dissipée et aux petits soins de son filleul, et s’en aller, en véritable gentleman qu’il est, faire un tour sur le continent. — Lady Morgan fait à son sexe les honneurs de son roman. Aux incertitudes, aux faiblesses de Mottram, ce grand homme manqué, elle oppose le caractère ferme et décidé d’une femme qui, saisie dès son enfance par des malheurs fort réels, n’eut pas le temps de s’amollir dans les langueurs d’une morbidité factice. Aussi la pauvre orpheline, élevée par charité dans un couvent de béguines, la pauvre demoiselle de compagnie chassée du château de Mottram pour avoir pris au sérieux la passion et les serments du jeune maître de la maison, l’artiste inconnue, qui avait été réduite à faire des copies pour quelque amateur ignorant, devient un jour, à force de patience, de courage et de vertu, princesse de Schaffenhausen. — Le roman de lady Morgan est un cadre choisi pour traiter les plus hautes questions, qui y sont tour à tour discutées avec cet aplomb qui caractérise le talent de l’auteur. Le voyage de sir Frédéric Mottram nous a valu une intéressante et complète description de la Belgique.

Nous connaissons encore de lady Morgan : O’Donnel, ou l’Irlande, 3 vol. in-12, 1815. — Fragments patriotiques sur l’Irlande, in-8, 1817. — La France, 2 vol. in-8, 1817. — Encore une Victime, ou Caroline de Brunswick, reine d’Angleterre, in-8, 1821. — L’Italie, 4 vol. in-8, 1821. — Mémoires sur la vie et le siècle de Salvator Rosa, 2 vol. in-8, 1824. — Le Livre du Boudoir, 2 vol. in-8, 1829. — La France en 1829 et en 1830, 2 vol. in-8, 1830.