Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Troisième partie/1

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Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 246-292).
TROISIÈME PARTIE


I

ŒUVRES ANTÉRIEURES À 1848


I. — Essais de jeunesse


Avec les dispositions de Wagner et l’excitation journalière qui, pour lui, résultait du contact avec les choses de théâtre, il n’est pas étonnant que ses tentatives de production artistique aient commencé de fort bonne heure et revêtu des formes nombreuses et diverses. Il est naturel que tout enfant réagisse selon les impressions qu’il reçoit, et l’on ne saurait tirer de bien loin certaines conclusions de l’espèce particulière des premiers efforts de Wagner, sauf cette seule conclusion qu’il était doué d’une impressionnabilité extraordinaire et que l’instinct d’imitation commun à tous, chez lui s’exalta jusqu’à l’instinct créateur. Mozart et Beethoven n’eussent pas, encore tout enfants, composé, si leurs parents n’eussent été musiciens ; Wagner, vraisemblablement, n’eût pas déjà, dans les classes inférieures du gymnase, écrit des « tragédies sur le modèle des Grecs » s’il n’avait pas grandi aux abords immédiats de la scène. Mais, dès qu’un jeune garçon commence à recevoir des impressions très diverses, on peut en inférer la direction où le poussent ses inclinations naturelles ; et chez Wagner, caractère aussi décidé qu’impulsif, cette direction se marque de fort bonne heure.

Déjà dans la première partie, j’ai dit que Wagner a, dès les premières années de l’école, manifesté un don extraordinaire, celui du langage : c’est à dessein que je dis : du langage, et non des langues, car on put voir par la suite qu’il n’avait pas la moindre aptitude à devenir polyglotte et que ce n’était point cette érudition toute formelle où se complaît essentiellement notre philologie, mais bien la compréhension profonde, artistique, de l’organisme vivant du langage, qui lui inspirait un enthousiasme si frappant. Cela est certainement remarquable et prête une signification particulière à ce fait, qu’il s’essaya en même temps à des poèmes et à des tragédies, car à un tempérament réceptif, ouvert à toutes les impressions et dont l’instinct créateur est nettement marqué, vient s’ajouter une disposition exceptionnelle pour scruter les secrets des moyens d’expression.

Pour pouvoir parvenir à une expression artistique parfaite, il faut d’abord acquérir et conquérir un langage, et c’est à cela que, de bonne heure, son instinct artistique poussa le jeune homme. Mais on découvrit bientôt que ses efforts pour le conquérir n’avaient pour objet que la seule « expression », et que les professeurs du gymnase de Dresde étaient dans une erreur profonde en voulant voir, dans le don que le jeune Wagner avait pour les langues, une disposition pour la philologie. Cela se montra surtout à la façon dont il en vint à étudier la musique.

Il est vrai que Wagner enfant fit preuve de dons musicaux incontestables, car, sans avoir reçu aucune instruction, il jouait d’oreille et à vue. Cependant, la technique du piano lui était décidément à charge, et il ne montra un intérêt réel pour la musique que quand, à l’âge de seize ans, il eût terminé sa première tragédie, une combinaison de Hamlet et du Roi Lear. Encore ici, une influence tout extérieure eut une portée décisive. Sa famille, de Dresde s’était transportée à Leipzig ; là l’adolescent entendit, pour la première fois, de la musique symphonique : « Pendant que je terminais ma grande tragédie » écrit Wagner « j’appris à connaître, pour la première fois, dans les concerts du Gewandhaus de Leipzig, la musique de Beethoven. Le choc que j’en reçus fut puissant et profond. Je me familiarisai aussi quelque peu avec Mozart, surtout par son Requiem. La musique d’Egmont, de Beethoven, m’enflamma de telle sorte que je n’eusse voulu pour rien au monde lancer ma tragédie, terminée pourtant, avant de l’avoir pourvue d’une musique semblable. Sans prendre le temps de réfléchir, je me mis en tête d’écrire cette musique si nécessaire ; mais je jugeai à propos, toutefois, d’éclaircir d’abord mes idées sur quelques règles essentielles de la basse fondamentale. Pour le faire en toute hâte, j’empruntai pour huit jours la Méthode de basse fondamentale de Logier, et me mis à l’étudier avec le plus grand zèle. Mais cette étude ne produisit pas l’effet rapide que j’en attendais ; les difficultés que j’y trouvais ne firent, d’ailleurs, que m’éperonner et me fascinèrent ; je résolus de devenir musicien ». Cet événement nous en apprend long sur les aptitudes du maître. De même que le vif intérêt que le jeune Wagner prenait au langage ne provenait point d’une propension analytique et philologique, ainsi la musique ne l’attira pas particulièrement tant qu’il n’y vit que le jeu de belles formes, tant que ce ne fut pas comme poète qu’il y chercha un nouveau moyen d’expression ; et s’il voulut se rendre maître de ce moyen, ce ne fut qu’après avoir entendu une musique passionnément dramatique, répondant à son propre besoin de dire davantage qu’il ne l’avait pu avec des mots seulement. Ce fut le poète qui devint musicien. Encore ici, nous trouvons dans Opéra et Drame des paroles qui sont, apparemment, des fragments d’autobiographie. Après avoir signalé comment notre langage parlé, de plus en plus conventionnel, semble se vider toujours davantage de ce contenu qui en appelle au sentiment, le maître continue : « Dans le langage parlé, nous ne pouvons nous exprimer de manière à rendre ce que notre émotion a d’intime, car il nous est impossible d’inventer, en nous servant de cet instrument, sans forfaire à notre émotion ; nos sentiments, accessibles par lui à la seule intelligence, demeurent incommunicables au sentiment d’autrui, qui seul saurait les partager. Ce fut donc pour de bonnes raisons, que, fuyant le langage de l’intelligence, le sentiment vint se réfugier dans le langage des sons, notre musique actuelle. » La musique est « le langage nouveau, libérateur et formateur, le seul dans lequel le poète puisse rendre manifeste et convaincant le contenu le plus profond de son émotion ». Donc, pour Wagner, la musique est un « langage nouveau » ; et il se jeta sur lui avec la même ardeur et le même succès qu’alors qu’il s’agissait du latin et du grec. Famille et maîtres secouèrent la tête, tenant le jeune homme pour inconstant ; mais lui, plein d’une violente obstination, suivit la route que lui montrait « un instinct infaillible. »

Pendant quelque temps, Wagner médita et composa en secret toutes sortes de choses. Son essai le plus intéressant fut une pastorale, pour laquelle il ne fit d’avance « point de projet ou de poème, mais écrivit en même temps la musique et les vers, faisant ainsi sortir les situations complètes, simultanément, de la musique et des vers ». Mais ce fut alors qu’il éprouva la nécessité de se livrer à des études régulières et complètes ; il le fit avec le plus grand succès et son professeur Weinlig put le congédier après en avoir fait un contrepointiste achevé. Puis,"Wagner se familiarisa, par de nombreux essais personnels, avec la technique proprement dite de la composition. À ces essais, qui n’ont joué dans son développement artistique d’autre rôle que de l’affermir dans l’usage de la « langue musicale », le maître attachait si peu d’importance, qu’ils sont entièrement oubliés et en grande partie perdus. Et cependant, ces prémices d’un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans avaient quelque valeur, car, abstraction faite de la sonate bien connue, que Breitkopf a publiée dès 1831, et de quelques autres bagatelles pour piano, il faut bien remarquer que presque toutes ses compositions orchestrales furent admises à l’exécution, soit au théâtre, soit au « Gewandhaus » ; ainsi, par exemple, en 1830 l’Ouverture en si bémol majeur avec cymbales ; en 1832, l’Ouverture concertante en ré mineur et l’Ouverture en ut majeur avec fugue, de même encore l’Ouverture du Roi Enzio, la Symphonie en ut majeur, une Scène et Ariette, etc.

En 1832, à l’âge précis de dix-neuf ans, Wagner écrivit son premier opéra Les Noces. Cette œuvre ne fut jamais terminée ; le jeune homme la détruisit même, pour se rendre au désir exprimé par sa sœur à qui déplaisait le poème, d’une ardeur trop sensuelle. Et cependant Les Noces ont pour nous un grand intérêt ; un fragment de cet opéra s’étant conservé à Würzbourg, y fut découvert par Wilhelm Tappert, autorité musicale bien connue, il y a quelques années ; grâce à ce fragment, d’une certaine étendue, nous pouvons constater que, dans cette première œuvre scénique, Wagner faisait déjà l’application de phrases musicales caractéristiques, et que, par conséquent, il visait déjà à cette unité de forme qui devait distinguer ses œuvres de l’ « opéra » traditionnel.


II. — Les Fées et la Défense d’aimer


Les deux œuvres que mentionne ce titre se succédèrent rapidement au début des premières années de voyage de Wagner à travers les scènes allemandes de province. Comme je l’ai dit dans la première partie, les Fées ne furent jamais représentées du vivant du maître, la Défense d’aimer ne le fut qu’une seule fois. Ce furent de vains efforts pour forcer l’accès de la scène ; mais, au point de vue biographique, ces deux œuvres sont surtout de précieux témoignages de l’incroyable élasticité d’esprit de Wagner. On ne peut rien se représenter de plus différent que le romantisme rêveur des Fées et la verdeur comique, parfois presque crue, de la Défense d’aimer. Si Wagner sait être de fer, lorsqu’il s’agit de conserver sa prise sur ce qu’il a reconnu juste, en revanche sa souplesse est merveilleuse, soit pour rechercher le juste, soit dans son don d’adaptation aux situations et aux impressions qu’il s’agit d’exprimer. Il n’y a pas jusqu’au choix du sujet et à la manière dont il est traité, qui ne rendent à peine croyable que la Défense d’aimer soit du même auteur que les Fées et les ait même suivies presque immédiatement ; et cependant, le 1er janvier 1834, Wagner traçait la dernière ligne des Fées, et le poème de la Défense d’aimer est de mai de la même année. Et la composition musicale des deux œuvres présente un contraste au moins aussi étonnant que leur composition poétique. Au reste, Wagner lui-même écrit : « Qui mettrait en regard la composition de la Défense d’aimer et celle des Fées, aurait peine à croire qu’un semblable changement complet de direction ait pu s’effectuer en si peu de temps ; mais la conciliation et la pénétration réciproque de ces deux styles devait être l’œuvre de mon développement artistique subséquent ».

Si cependant l’on considère de plus près ces deux poèmes[1], le regard, traversant la coque brillante de l’opéra, parvient au grain de poésie qu’elle recouvre ; et on reconnaît alors facilement qu’ils sont dus à la même plume, et que, même, ils sont déjà apparentés par plus d’un trait aux œuvres de la maturité du poète. Dans les deux ouvrages, la rédemption par l’amour est le motif fondamental ; dans tous deux aussi, le péché et la grâce constituent la trame poétique. Sans doute, dans la Défense d’aimer, qui porte le titre de « grand opéra-comique », ces sujets sont moins évidents qu’indiqués ; mais à quelques folies que se livre cette comédie de jeunesse, son thème est bien le salut du pécheur par l’intervention de sa sœur, la vierge pure ; et par là, l’œuvre se rapproche, d’une part, de Rienzi, de l’autre, du Vaisseau Fantôme et de Tannhäuser. Quant à la première œuvre, les Fées, elle développe avec tant d’intensité et de beauté ces « moments » poétiques, qu’on peut dire que tous les accessoires d’opéra ne font que les déparer. Combien tragique, la scène où Arindal maudit ce qu’il a de plus cher au monde, sa femme Ada ! Combien poignant le moment culminant du drame, la scène de folie, avec son riche déploiement des sentiments humains les plus divers ! et qu’elle est merveilleusement pensée, cette délivrance de l’amante changée en pierre par le charme magique du chant de son bien-aimé qui l’appelle et la pleure ! « Oui », s’écrie Arindal, « je possède la force des dieux ! Car je connais la puissance ineffable des sons, ce quelque chose de divin qui est en l’homme mortel ! » Il chante, et son chant rompt le charme, et sa femme chérie tombe dans ses bras. Mais il n’y a pas de passage qui nous permette, à n’en pas douter, de reconnaître Wagner tout entier, autant que celui où Arindal, à la chasse, s’écrie devant une biche qu’il vient de frapper :

J’ai visé juste ! Ah ! ah ! j’ai frappé au cœur !
Oh ! voyez, l’animal sait pleurer !
La larme brille dans son œil ;
Comme il me poursuit de son regard !
Oh ! combien navré est son regard, qui me suit.
Combien touchante est sa beauté !

Et ce n’est pas seulement que cet accent de pitié rappelle le vers bien connu de Parsifal : « L’œil s’éteint ; en vois-tu le regard ! » ; c’est encore et surtout que ces quelques vers trahissent la tendance spéciale du drame wagnérien. Un poète seul, et sans l’assistance d’un musicien, n’eût pas osé exprimer un sentiment aussi profond dans ces simples mots : « Oh ! voyez, l’animal sait pleurer ! » et les relier, sans transition, à ceux-ci : « Ah ! ah ! j’ai frappé au cœur » ; un musicien seul, et sans l’assistance d’un poète, n’eût pu se contenter de ces quelques mesures et d’une déclamation aussi simple, pour poignante qu’elle soit. Il devient ici manifeste que le poète-musicien, qui apparaît déjà dans le jeune homme de vingt ans, révélera un nouvel art au monde.

En ce qui concerne la musique de ces deux ouvrages, (et je ne juge la Défense d’aimer que d’après quelques fragments), ce qui m’y paraît être caractéristique, à la considérer dans son ensemble, c’est que, partout où le compositeur n’est pas absolument libre, et sauf là où le poème le pousse momentanément à l’invention personnelle, cette musique trahit un certain manque d’originalité. Mais aussi, partout où cette inspiration existe et agit, c’est bien le Richard Wagner authentique qui se lève devant nos yeux. Dans la Défense d’aimer, nous trouvons, par exemple, dans le chœur des nonnes, le pressentiment distinct de la « mélodie de la grâce », dans Tannhäuser. La partition des Fées contient des particularités de style qui font immédiatement penser à Parsifal. Qu’on compare, par exemple, dans un passage du premier acte, ainsi conçu :

« Ton œil ne brille plus pour moi !
Ton sein ne me réchauffe plus !
Aucun baiser ne vient calmer la soif de mes lèvres !
Ton bras ne m’embrasse plus ! »


la figure musicale qui sépare chaque vers du suivant, jouée alternativement sur le violoncelle, le violon, l’alto et la flûte : qu’on la compare à ce passage du second acte de Parsifal :

« Oui, cette voix ! ainsi elle l’appela,
Et ce regard… je le reconnais bien, etc. »

Les parties purement musicales des Fées sont spécialement dignes de remarque ; l’ouverture est construite avec les motifs dramatiques les plus importants, et pénétrée, d’un bout à l’autre, du véritable esprit de Wagner ; l’introduction du second acte rappelle, par le souffle orageux de passion qui y règne, et par les thèmes significatifs, des compositions bien postérieures, par exemple l’introduction au second acte de la Valkyrie ; l’introduction au troisième acte (danse de victoire), quoique moins importante, a déjà quelque chose de cette coloration si pleine de vie et de cette expression noble et fière, que Wagner appliqua souvent, plus tard, à la peinture des sentiments d’élévation et de majesté, par exemple dans Rienzi, dans Tannhäuser, dans la marche dite Hommage au roi Louis II, etc. Par contre, on ne saurait nier que l’imitation de modèles étrangers, ou tout au moins l’influence, peut-être à demi inconsciente, de maîtres qui l’avaient impressionné, effacent à tout moment l’individualité du compositeur, jusqu’à la rendre méconnaissable. Il n’y aurait là, en soi, rien de particulièrement étonnant ; mais il est aussi intéressant que significatif, pour l’étude du développement artistique de Wagner, de signaler que le jeune auteur ne se rattache point à tel ou tel maître seul, à telle ou telle école, mais connaît tout ce qu’il y a partout de mieux, s’en rend maître, et, selon le caractère de son propre poème qu’il interprète, s’abandonne à l’impression des styles les plus différents. Il dit lui-même de la musique de la Défense d’aimer, qu’elle est née sous l’influence des Français du temps (en particulier d’Auber), ainsi que sous celle des Italiens ; par contre, des Fées, composées presque simultanément, il déclare : « C’est sous l’impression qu’avaient faite sur moi Beethoven, Weber et Marschner, que j’en mis le texte en musique ». Combien il s’en remettait, d’autre part, à la direction de Mozart, ressort bien d’un article écrit dans cette même année 1834 : « Nous nous sommes toujours plus éloignés de la voie où Mozart est entré, pour le salut de notre musique dramatique ». Si, à côté de cela, on considère combien Wagner se préoccupa assidûment de Gluck, avec quel empressement il accueillit ce qu’il pouvait apprendre des maîtres, si estimés de lui, de l’ancienne école française : Cherubini, Méhul, Spontini, on comprendra tout ce qu’il y avait de largeur et de variété dans l’éducation dramatico-musicale du grand poète-musicien[2]. Nous ne pouvons déterminer bien exactement combien ces influences se faisaient sentir dans la Défense d’aimer, puisque nous n’en connaissons que quelques fragments. Dans les Fées, les musiciens de profession sont unanimes à reconnaître surtout l’influence de Weber. Je ne me risque pas à y contredire ; beaucoup, cependant me paraît bien plutôt rappeler Beethoven : la fin de la scène de folie, par exemple, semblerait bien avoir été suggérée par la Malinconia. Très significative, aussi, est la tendance à se rapprocher de Beethoven dans la déclamation, presque partout où il s’agit de déclamer quelque phrase empreinte d’une profonde poésie.

En tout cas, une chose résulte clairement de l’étude des deux premières œuvres scéniques de Wagner : la préoccupation évidente de la musique, de la musique d’opéra, guida Wagner dans le choix et dans la composition du texte, mais cette préoccupation eut l’effet d’une arme à deux tranchants. En bornant l’invention poétique, elle n’entravait pas moins l’invention musicale. Car Wagner est et reste, toujours et partout, poète. Là où le poème amène des moments grandioses et leur prête une expression verbale digne d’eux, là nous trouvons une musique de grande allure ; quand le poème se ravale au « texte d’opéra », le souffle musical semble manquer à l’auteur.


III. — Rienzi et Le Vaisseau fantôme


L’idée de choisir le tribun romain comme héros d’un opéra paraît, chez Wagner, remonter si haut, qu’au point de vue chronologique on pourrait la rattacher immédiatement à l’achèvement de la Défense d’aimer ; mais ce fut la lecture du roman bien connu de Bulwer Lytton qui lui donna l’impulsion déterminante. En janvier 1838, le premier projet détaillé se trouva terminé, et le poème le fut pendant l’été suivant. En dépit de la longue interruption occasionnée par le voyage à Paris, durant l’été de 1839, et par mille autres tracasseries qui assaillaient alors Wagner, la partition fut achevée en novembre 1840. Mais dans ce même printemps de 1838, où il jetait les bases de son Rienzi, une lecture accidentelle enflamma aussi son imagination pour ce qui devait être le Vaisseau Fantôme. Il nous dit de cette première rencontre : « Ce sujet me fascina, et s’imprima en moi avec un relief ineffaçable. » Pour un temps, toutefois, l’image du vaisseau fantastique se voila derrière celle de Rienzi. Dans l’été de 1839, Wagner, voguant de Pillau vers Londres sur un petit voilier, fut assailli par une tempête qui força le bateau à jeter l’ancre près de la côte norwégienne : « Et le Hollandais-Volant émergea de nouveau. » Wagner puisa « dans sa propre situation la force d’âme ; dans la tempête, dans les flots soulevés, dans cette côte rocheuse du Nord, dans les scènes du bord, la physionomie et la couleur de l’opéra. » Arrivé à Paris, il offrit au Grand-Opéra un projet du Vaisseau Fantôme, même avant d’avoir terminé Rienzi ; on lui acheta le projet, et on confia à un autre la composition du livret et de la musique ! Bientôt après avoir terminé Rienzi, en mai 1841, le maître écrivit son propre texte et acheva en sept semaines la composition, ou du moins une esquisse complète de celle-ci. J’ai déjà dit, comment les deux œuvres furent représentées à Dresde, dans l’hiver de 1842 à 1843, à quelques semaines de distance, et que ce fut leur très grand succès qui donna lieu à la nomination de Wagner comme maître de la chapelle royale de la capitale saxonne.

Il ne serait, sans doute, pas difficile de suivre pas à pas le développement artistique du poète-musicien, depuis sa pastorale juvénile jusqu’à l’Anneau et à Tristan, n’était que notre esprit porte, comme des lunettes en verre de couleur, ces notions toutes faites, qui nous montrent tous les phénomènes revêtus d’une teinte permanente et immuable, et nous font ainsi perdre de vue des dégradations de nuances qui, pour être très délicates, n’en sont pas moins souvent essentielles. Ici, c’est la notion « d’opéra » qui rend la compréhension difficile. Wagner dit quelque part : « Les tristesses et les humiliations les plus irrémédiables de ma vie, les mieux faites pour me tourmenter, les plus avilissantes, ont eu pour source ce seul malentendu qui faisait uniquement de moi, aux yeux du monde et de tous ses éléments tant artistiques que sociaux, à raison des nécessités de mon existence extérieure et de la condition des choses, un « compositeur d’opéras » et un « chef d’orchestre d’opéra ». Cet étrange quiproquo a apporté une confusion constante dans mes rapports avec le monde et tout particulièrement dans mon attitude vis-à-vis de lui et de ses prétentions à mon égard ». C’est ce même quiproquo qui trouble encore la claire et libre compréhension des facultés poétiques de Wagner et de la nature propre de ses œuvres. On se trompe déjà quand on croit qu’il appartenait à la classe des musiciens de profession ; car il ne fut que douze ans chef d’orchestre, c’est-à-dire pendant le quart de sa vie publique, soit la sixième partie de sa vie entière. Il n’a point grandi dans un cercle proprement musical ; ses études spéciales de musique, il les a poursuivies grâce à un enseignement privé, pendant qu’il était étudiant d’université, et, sans avoir jamais mis les pieds dans une « école de musique» quelconque ; ce qu’il acquit, il le dut à une étude personnelle, infatigable, des partitions, de celles surtout de Beethoven, dont, à vingt ans, il savait par cœur la IXe Symphonie. Ce fut alors qu’il aborda la scène. Tout ce développement nous montre, à lui seul, un homme pour qui la musique n’a point son but en elle-même, mais demeure uniquement un moyen d’expression. Qu’on veuille aussi considérer que la technique musicale de Wagner était, si j’ose ainsi parler, purement intellectuelle ; il n’a pas perdu une seule heure de sa vie à l’acquisition de l’habileté technique, mécanique, qu’il faut pour se rendre maître d’un instrument quelconque. Même les services incomparables qu’il a rendus comme chef d’orchestre ne sauraient être envisagés comme le résultat d’une virtuosité exceptionnelle, mais bien comme celui d’une conception vivante du contenu poétique des grandes œuvres musicales, telles qu’elles se révèlent à un grand poète. Mais, en réalité, Wagner n’était pas destinéàêtre chef d’orchestre, et ce ne fut que le besoin qui le força à en accepter les fonctions. Semblables services, ceux d’un chef d’orchestre poète, ne sont pas de ceux qu’on puisse attendre tous les soirs de spectacle. Puis, Wagner était dramaturge : sa place était sur la scène, pour y diriger toute l’exécution scénique, y compris la part revenant à la musique ; et c’est bien cette place qu’il occupa à Munich et à Bayreuth. Le considérer à travers les lunettes de la notion circonscrite de chef d’orchestre d’opéra, c’est donc le défigurer absolument, car si l’on appelle Molière, par exemple, un comédien, on accentue une vérité qui aide à caractériser son génie ; mais à classer Wagner comme musicien de profession, on commet une grave faute de logique, en donnant à l’accessoire les proportions de l’essentiel. C’est la même erreur que de faire, de Schiller, un historien et, par là, d’assigner à son activité poétique une place subordonnée. On ne devrait donc plus comprendre le malentendu de ceux qu’hypnotise, en Wagner, le bâton du chef d’orchestre dirigeant l’exécution d’un opéra ; mais il est plus difficile de remettre les choses au point en ce qui concerne le compositeur « d’opéras». En effet, opéra fut le nom que lui-même donna à ses premières œuvres. Les Fées et Lohengrin sont intitulés : « Opéra romantique », la Défense d’aimer : « Grand Opéra comique », Rienzi, « Grand Opéra tragique » ; bien plus, la Mort de Siegfried, premier essai de dramatisation du mythe des Nibelungen, de l’année 1848, s’appelle, dans le manuscrit original : « Grand Opéra héroïque en trois actes. » De Rienzi, spécialement, Wagner dit : « Je ne voyais mon sujet qu’à travers les lunettes de l’opéra ; » et il parle sur le même ton d’autres œuvres de cette époque de sa vie. Et cependant, nous l’entendons se plaindre du malentendu qui s’obstine à vouloir le présenter au monde comme compositeur d’opéras ! Mais qu’on n’oublie pas, dans le passage cité plus haut, le mot « uniquement », qui le précise : le malentendu, c’est de faire de lui, « uniquement, un compositeur d’opéras ». Il ne nie point l’avoir été à une certaine époque de sa vie, au contraire il en parle souvent ; il compare l’opéra à « des lunettes, à travers lesquelles, inconsciemment, il regardait son sujet ». Mais jamais il ne fut « uniquement » cela ; comme nous l’avons vu, il était, de naissance, poète, et l’étonnement naïf qui se manifeste, parce que ce musicien «écrivait son texte lui-même », ne serait pas moins naïf sans doute, mais au moins plus logique, si on le manifestait à l’égard du fait que ce poète écrivait lui-même la musique de ses poèmes.

Oui, déjà les Fées et la Défense d’aimer sont des ouvrages poétiques de valeur, sinon dans les détails de l’exécution, où la préoccupation opératique entrave et déforme, au moins dans la disposition de l’ensemble, dans la façon dont l’auteur s’empare des matériaux pris à Gozzi et à Shakespeare, pour les remanier et leur donner une forme artistique nouvelle. Très remarquable, par exemple, est la manière dont Wagner a transformé la Donna serpente de Gozzi en un drame de rédemption par l’amour, et non point seulement de la rédemption de la femme par l’exorcisme du charme qui la retient prisonnière, mais avant tout de la rédemption qui, chez le bien-aimé, remplace la misère terrestre par la céleste béatitude ; et rien ne montre mieux l’inconcevable profondeur de son regard de poète, que le fait qu’il a ainsi, sans s’en rendre compte, ressuscité dans sa pureté originelle, une très antique légende hindoue[3]. La manière même est frappante dont, dans la Défense d’aimer, il reproduit les types de Shakespeare en les modifiant, pour élargir le terrain de la caractéristique musicale, et en même temps l’envergure psychique des personnages. Si donc je m’approprie les propres paroles de Wagner, en accentuant cette idée qu’on ne saurait estimer ses œuvres premières à leur juste valeur, ni se rendre compte de leur signification vraie pour le développement artistique du maître, quand on n’y voit que des opéras, je ne fais point une vaine chicane de mots, mais bien une distinction essentielle. Par là, je veux marquer qu’à côté de l’auteur du texte et du musicien, il y a, à l’œuvre, un poète créateur, qui a d’incontestables droits à notre respectueuse attention. Ce poète, c’est justement ce Voyant, dont je parlais à propos de la doctrine artistique. L’ouvrier, l’artiste ne se perfectionneront que peu à peu, car ici il y a une matière que l’esprit doit d’abord subjuguer ; mais le Voyant est là, dès le début, tenant sa force de son droit de naissance. Aussi, je crois que nous ferons de notre sens critique bien meilleur usage en cherchant, dans les œuvres de Wagner, le poète qui s’y manifeste, qu’en épluchant des imperfections que tout homme raisonnable découvre tout seul.

Ce que je viens de dire n’est vrai d’aucun « opéra » de Wagner plus que de Rienzi, et c’est pourquoi il n’est peut-être aucune de ses œuvres qui, jusqu’à ce jour, soit restée si peu comprise, ou, peut-être, si mal comprise. Et comme, en outre, sur toutes les scènes, la fureur des coupures a si bien défiguré Rienzi que le drame en est devenu incompréhensible dans son développement, dans ce qui le motive et dans son dénouement, on a dû croire qu’on n’avait à faire, ici, qu’à des effets à la Scribe-Meyerbeer, à ce que Wagner a si bien appelé « des effets sans cause ». En fait, c’est bien une opinion généralement admise, que Rienzi serait un « opéra dans le style de Meyerbeer », voire : « de l’école de Meyerbeer » ! Tout d’abord, il faut rappeler que lorsque Wagner composa le poème de Rienzi, et la musique des deux premiers actes, qui déterminait déjà, forcément, la physionomie musicale de l’ensemble, il ne connaissait de Meyerbeer que Robert le diable, car ce fut en 1836 seulement que les Huguenots furent représentés à Paris, et ils ne pénétrèrent que bien plus tard à Kœnigsberg et à Riga, où Wagner séjourna dans les années suivantes. Qui voudrait, par contre, montrer les sources de Rienzi dans Robert le diable, en demanderait vraiment trop à l’imagination du lecteur le plus complaisant[4] ! Chacun, d’ailleurs, pourrait immédiatement reconnaître à quel genre d’opéra se rattache Rienzi, si les chefs-d’œuvre de la véritable école française, de l’opéra « héroïque » proprement dit, n’avaient complètement disparu de la scène. Par bonheur, nous tenons des propres souvenirs du maître que ce fut spécialement l’impression que lui avait laissée Fernand Cortez, exécuté sous la direction de Spontini en personne, qui l’enflamma et le poussa à écrire Rienzi ; et quant à la musique, il ajoute : « Dans Rienzi, je me laissai déterminer, partout où le sujet ne conditionnait pas à lui seul l’invention, par le mélisme italo-français, comme il s’était révélé à moi surtout dans les œuvres de Spontini ». On peut donc regarder la question comme vidée, car si nous entendons Wagner avouer, avec la candeur et la sincérité qui lui sont propres : « En somme, en écrivant le texte de Rienzi, je n’eus en vue que de faire un livret d’opéra qui se prêtât aux effets ; le grand opéra avec toute sa splendeur scénique et musicale, avec toute la passion, toute la massive opulence de sa musique, voilà ce que je cherchais, » s’il fait, disais-je, cet aveu, encore n’est-ce point chose indifférente de savoir que la « splendeur musicale » et «l’opulence massive et passionnée », que le jeune compositeur a prises pour modèle, étaient celles d’un Spontini et non d’un Meyerbeer. Que si l’on veut, dès lors, apprécier Rienzi à titre d’opéra proprement dit, on doit y reconnaître du moins la dernière œuvre de l’école italo-française de « l’opéra héroïque », et, à raison de la valeur native de son auteur, l’œuvre la plus grande de cette série, sans doute, sinon la plus mûre.

Mais Rienzi n’est pas seulement un opéra. Pour s’en convaincre, qu’on en lise le texte, inséré par Wagner dans le premier volume de ses Œuvres et qu’on parcoure ensuite la partition complète pour piano, afin de se faire une idée d’ensemble de la composition musicale ! Rienzi est, en réalité une œuvre dramatique puissante, une grande tragédie ; c’est bien avec raison que le maître l’intitulait : « Opéra tragique ». Et je prétends que, dans la création des caractères, dans cette invention poétique qui les anime, le Wagner de Rienzi a déjà atteint presque toute sa hauteur ; le héros lui-même, surtout, Rienzi, peut supporter sans désavantage la comparaison avec les créations ultérieures de Wagner. Qu’on voie, par exemple, l’admirable instinct avec lequel ce dernier a maîtrisé un sujet très vaste, trop touffu presque, et l’a condensé en une action simple et facile à embrasser ! Voilà vraiment la marque d’un poète, et d’un grand poète ! Tandis que les Scribe-Meyerbeer font la chasse aux coups de théâtre, aux situations qui empoignent, il n’y a dans Rienzi, pas un détail de l’action qui ne soit consacré à peindre, exclusivement, le caractère du héros.

Combien, à ce point de vue, le Rienzi de Wagner surpasse celui de Bulwer ! Ce dernier, dans son roman, ne pouvait point ne pas nous montrer en Rienzi, avec le héros qui se confie en Dieu, le politique, le protecteur de l’industrie, le catholique superstitieux, l’amoureux d’une grande dame, etc., etc., et il a, d’ailleurs, fort bien rempli sa tâche. Mais Wagner, lui, s’en tient aux traits essentiels : l’acceptation entière de la volonté de Dieu, l’amour enthousiaste et désintéressé de la patrie, la générosité envers ses ennemis, la sévérité envers soi-même et les siens Mais encore, même là où l’individualité propre de Rienzi se révèle dans ses contradictions (la magnificence alliée à la simplicité, l’orgueil à l’humilité, etc.), Wagner nous initie à ces profondeurs de l’être intime. Qui ne sentirait qu’ainsi nous avons appris à mieux connaître l’homme que fut Rienzi, que notre regard, jeté dans son âme, a pénétré plus avant que ne nous le permettaient la description minutieuse et les intrigues compliquées du roman ? On peut dire que Wagner nous donne une véritable leçon d’histoire, car il est impossible de construire l’histoire avec des documents seuls, j’entends : « l’histoire des âmes » ; les événements extérieurs ont un caractère tout réflexe, ils s’enchevêtrent dans tous les sens, et nulle part l’impulsion de la volonté n’apparaît dans son expression vraie et pure ; il n’y a que le poète qui puisse plonger au fond des âmes et nous révéler la vérité, la vérité simple et grande.

Que si, d’ailleurs, on trouve dans Rienzi, comme Wagner lui-même l’a souvent fait remarquer, « une négligence frappante dans le vers et la diction », l’œuvre n’en est que plus intéressante pour nous faire comprendre la signification de Wagner en tant que poète. Nous avons coutume, en effet, de voir dans l’élégance du vers, dans le choix des métaphores, dans l’enchaînement des belles pensées, les conditions fondamentales d’un poème de valeur ; et nous nous trompons, car cette valeur fondamentale, le sceau propre du grand poète, c’est sa puissance créatrice. Ici, nous avons ce cas étrange, et bien particulier, qu’un poème écrit, à dessein, pour servir de livret à un opéra, et de versification peu soignée, se trouve contenir une grande tragédie. Il y a là de quoi donner à penser. L’explication de cette chose étrange, il faut la chercher dans la puissance poétique propre à la musique.

Wagner dit, dans l’introduction au premier volume de ses œuvres : « On peut voir dans Rienzi, comme pièce musicale de théâtre, le point de départ de mes progrès ultérieurs comme dramaturge compositeur. » En effet, la marque caractéristique de Rienzi, dans l’œuvre entière de Wagner, c’est bien que presque toute « l’expression » y est confiée à la musique. Ses premières expériences scéniques donnaient à croire au maître, à ce moment, qu’il était impossible de garder à la parole toute sa valeur en la mariant à la musique, c’est pourquoi il négligea la diction qu’il avait beaucoup soignée dans ses œuvres antérieures ; l’expression totale n’y perdit point, mais la musique dut s’en charger presque exclusivement. Pour les mots, le poète se borna à une esquisse d’ensemble ; et ce fut dans les sons qu’il voulut mettre ce qu’au fond il avait à dire. Si donc, si jamais une œuvre vivante pouvait se résumer en une formule, nous donnerions comme suit celle de Rienzi : on y voit le poète, revêtu de toute sa puissance créatrice, se résigner cependant à devenir presque purement musicien, et cela en vue de l’expression poétique cherchée.

Mais si l’on veut porter un jugement juste sur Rienzi, spécialement en ce qui concerne le développement artistique de Wagner dans son ensemble, qu’on n’oublie jamais de mettre en regard l’œuvre conçue et exécutée à la même époque, le Hollandais Volant, ou pour me servir de l’appellation française, le Vaisseau Fantôme.

« C’est avec le Vaisseau Fantôme que commence ma carrière de poète et que se termine celle du librettiste d’opéra », dit le maître. Cependant semblable phrase, arrachée à ce qui la précède et la suit, est faite pour égarer, et c’est ce qui est souvent arrivé au sujet de cette phrase même, extraite de la Communication à mes amis. On croit y surprendre, chez Wagner, l’aveu qu’il n’aurait, auparavant, point été poète, mais musicien seulement ; tandis qu’évidemment le mot « poète », doit se prendre ici, dans son sens restreint, par opposition à celui de « librettiste ». En ce qui concerne le texte, Wagner élève, désormais, les prétentions d’un poète ; le texte qui, jusque-là, avait été sacrifié aux exigences de l’opéra et au souci de l’expression musicale, et limité par l’un et les autres, arrive au premier plan. Qu’il ne s’agisse point d’un changement en principe, une chose le prouve assez : c’est que Wagner, après l’achèvement du Vaisseau Fantôme écrivit le plan d’un opéra historique dans le style de Rienzi : La Sarrasine ! Il ne faut donc point concevoir l’incident comme une sorte de métamorphose magique, faisant du « musicien » un « poète » ; bien au contraire, c’est précisément ici que se montre surtout la maîtrise du musicien, parvenu à l’absolue possession de ses moyens. Ce fut l’achèvement du drame musical de Rienzi, cette manifestation grandiose de la force du compositeur, qui amena le poète à se dégager, librement et pleinement, avec et dans le Vaisseau Fantôme. C’est ce que le maître analyse clairement dans un autre passage de sa Communication, où, revenant sur le Hollandais Volant, il dit : « Désormais, dans tous mes ouvrages dramatiques, je fus d’abord poète, pour ne redevenir musicien qu’après le parachèvement du poème. Seulement, j’étais un poète bien certain d’avance de la puissance d’expression de la musique ; j’avais si bien exercé cette faculté que j’étais sûr de mon pouvoir de l’employer à la réalisation de l’intention poétique, et que non seulement je pouvais compter à l’avance sur son secours en jetant les bases de mon dessin poétique, mais que ce dessin lui-même semblait sortir plus naturellement et plus librement de la nécessité créatrice qui était en moi, que si je l’eusse formé en vue de la musique elle-même. Auparavant, il m’avait fallu conquérir la faculté de l’expression musicale, comme on apprend une langue. Celui qui ne possède pas encore complètement une langue étrangère est forcé, dès qu’il s’exprime, de tenir compte, sans cesse, des particularités de cette langue ; pour s’exprimer de façon à être clairement compris, il doit toujours songer aux expressions dont il dispose, et calculer ce qu’il dit, pour s’y adapter… Mais maintenant, je possédais pleinement le langage musical ; il m’était comme une langue maternelle… « On le voit, le contraste frappant entre Rienzi, l’opéra en cinq actes, à la musique pompeuse et « massive » et le Vaisseau Fantôme, « en un acte », sans fioritures, dans sa rude simplicité, n’empêche pas, en définitive, leur étroite parenté !

J’aurai à revenir sur le Vaisseau Fantôme à propos de Tannhäuser et de Lohengrin ; j’ai cru qu’ici il y avait plus d’importance à m’étendre sur ce Rienzi si méconnu qu’on a, d’ailleurs, désigné avec raison comme une borne miliairedans l’histoire de l’art, et à ne signaler que la dépendance que garde le Vaisseau Fantôme, première œuvre du « poète », à l’égard de Rienzi, œuvre le plus exclusivement « musicale » de Wagner. Rienzi est au tournant du développement artistique de ce dernier ; et c’est en le comprenant bien qu’on s’achemine le mieux vers une compréhension, à la fois complète et critique, des œuvres immortelles qui devaient le suivre.


IV. Tannhäuser et Lohengrin


Ces deux œuvres, elles aussi, se trouvent étroitement liées par l’époque de leur conception première. Ce fut aussitôt après l’achèvement du Vaisseau Fantôme, à Paris, dans l’été de 1841, que les figures de Tannhäuser et de Lohengrin commencèrent à se dessiner dans l’imagination poétique du maître. Elles n’étaient pas nouvelles pour lui ; dès l’enfance il les avait connues ; et si, justement alors, elles se levèrent dans le champ de sa vision, et se mêlèrent désormais si intimement à la vie propre de son âme qu’en peu d’années il put les présenter au monde, dans deux impérissables chefs-d’œuvre, comme « des mythes inventés à nouveau sous une forme nouvelle », ce fut là, incontestablement, la manifestation d’un processus intérieur. Dans la partie biographique de ce livre nous avons vu déjà combien le séjour à l’étranger développa, chez Wagner, le désir du sol natal, de tout ce qui est allemand. Ce n’est point le hasard qui mit dans ses mains de vieux livres de légendes, mais bien le même mobile artistique qui lui avait fait choisir le sujet du Vaisseau-Fantôme, et qui le détermina « à se détourner désormais du domaine de l’histoire, pour ne plus choisir ses sujets que dans celui de la légende ». Un fait montre bien le peu de valeur des mobiles extérieurs, pour l’artiste qui cède à l’impulsion créatrice intérieure et fatale ; c’est que Wagner, dont l’étonnante mémoire ne s’affaiblit jamais avec l’âge, dit de son Tannhäuser des choses que nos germanistes ne peuvent expliquer pourtant que par une erreur de sa mémoire. En effet, il dit dans sa Communication, en 1851, que c’est le Volksbuch consacré à la légende de Tannhœuser qui lui donna la première idée de son drame ; or, dans la collection des Volksbuecher, il n’existe point de livre sur Tannhœuser ! Il ajoute : « Mais ce qui m’attira irrésistiblement, ce fut la « connexité, pour éloignée qu’elle fût, que je trouvai entre le Tannhäuser et la Guerre des Chanteurs sur le Wartburg » ; et nulle part, disent les spécialistes, on ne trouve semblable rapprochement ; donc ce trait, si décisif pour la conception que Wagner se fit du Tannhäuser, serait la propre et libre création du maître lui-même. Je ne mentionne cela qu’en passant, pour montrer, par un exemple topique, le peu d’importance qu’ont au fond ces « recherches des sources ». La vraie source de l’œuvre d’art, c’est le cœur de l’artiste ; et les germanistes et les mythologues agiront, certes, sagement, en profitant de ce que Wagner peut leur enseigner ; mais qu’on ne se figure pas que les œuvres d’art aient besoin d’une exégèse scientifique quelconque, ni pour expliquer leur genèse ni pour produire leur plein effet !

Avant même qu’eussent commencé les répétitions de Rienzi, Wagner termina, dans l’été de 1842, le premier projet de son Tannhäuser. Voilà encore un fait intéressant, et qui prouve combien c’était intérieurement que le développement de l’artiste se poursuivait. Nous voyons par là que non seulement Wagner avait parachevé ses quatre premières œuvres scéniques, chacune d’une individualité si grande et si accentuée, toutes se faisant réciproquement contraste, mais encore qu’il avait rédigé le projet complet d’une cinquième, le Tannhäuser, avant de s’être vu représenter et d’avoir ainsi pu « vivre » ne fût-ce que l’une de ses propres œuvres, extérieurement du moins ! Donc, toute l’activité artistique de cette première moitié de sa vie, ce rapprochement graduel d’un but pressenti, mais non encore clairement saisi par sa pensée, tout cela, des Fées jusqu’à Lohengrin, n’est qu’un processus intérieur, qui a pour siège le cerveau et le cœur du grand poète. Et peut-être devons-nous nous féliciter de ce que le destin ait empêché tout contact entre cette impulsion innée et puissante, que rien ne venait altérer, et le monde, tant que l’artiste n’eut pas atteint, avec sa pleine virilité, à la pleine conscience de sa destinée artistique.

Ce contact se produisit enfin : le 20 octobre 1842 eut lieu la première de Rienzi et le 2 janvier 1843 celle du Vaisseau Fantôme ; le 1er février 1843, Wagner était nommé chef d’orchestre Kapellmeister) au Théâtre royal de Dresde ; quelques semaines après, le poème du Tannhäuser était terminé. Les devoirs de son nouvel emploi paraissent avoir entravé, pendant une année, l’élaboration de son drame ; mais en 1844, nous voyons le maître y travailler déjà, et la partition est terminée au printemps de 1845. La première représensentation a lieu le 19 octobre de la même année, trois ans, exactement, après celle de Rienzi. Quelques semaines avant cette première de Tannhäuser, Lohengrin était conçu dans ses lignes générales ; au printemps de 1846, le poème en était terminé, et de l’été de 1846 à celui de 1847, la musique en était composée. Mais c’était seulement en 1861, à Vienne, que Wagner devait voir représenter cette œuvre ; dans l’intervalle, il avait produit Tristan et Iseult, et la moitié de l’Anneau du Nibelung ; donc, ici encore, le développement et ce dernier pas conduisant de l’inconscience à la conscience allaient être tout intérieurs.

L’histoire de la diffusion graduelle de ces deux œuvres, Tannhäuser et Lohengrin, jusqu’à ce que, traduites en bien des langues, elles eussent achevé la conquête du monde entier, cette histoire rentre dans celle de notre siècle, plutôt que dans la biographie de leur auteur, et cela d’autant plus que ces deux opéras, parvenus à une popularité sans exemple, ne doivent point être confondus avec les drames que le maître avait en vue. Celui qui n’a vu Tannhäuser et Lohengrin que sur une scène d’opéra ne les connaît point, ou n’en connaît qu’une contrefaçon. Et en le disant, je n’exprime point une opinion empreinte d’exagération personnelle, je ne fais que répéter les assertions réitérées de Wagner lui-même. Au sujet des premières représentations à Dresde de son Tannhäuser, il avoue que le souvenir l’en fait « frissonner ». D’autres représentations données ailleurs, il dit : « Je crois devoir reconnaître, en toute modestie, que le succès qu’à eu jusqu’ici mon Tannhäuser sur les scènes allemandes ne reposait, que sur le plaisir que pouvaient en donner certains détails lyriques, tandis que je garde, des représentations à moi connues, l’humiliante impression que ce n’était point le Tannhäuser, tel que je l’avais conçu, qu’on y exécutait, mais seulement des fragments épars de ma partition, dans lesquels l’important, le capital, le drame, était laissé dans l’ombre comme un détail insignifiant ». Il écrit à Roeckel que les exécutions de Tannhäuser et de Lohengrin demeurent pour lui « sans aucun intérêt artistique » ; et à Liszt : « En livrant Tannhäuser et Lohengrin aux brocanteurs de théâtre, je les ai répudiés : maudits par moi, ils ne devaient plus que mendier mon pain, me rapporter de l’argent ! » Sans cesse il prie ses amis de ne rien lui faire savoir des représentations de ses œuvres ; le 1er mars 1870, il s’écrie : « N’en rien vouloir apprendre, ni savoir, telle est ma seule attitude à l’égard de l’exécution de mes œuvres ! » Et, en 1878, il écrit, de Bayreuth : « Si ces gens-là, ceux du dehors, s’offusquent des représentations de mes œuvres dans leurs grandes villes, qu’ils sachent au moins que ce n’est, certes, pas pour mon plaisir qu’elles se donnent. » De la diffusion et du succès de ces œuvres, nous ne saurions donc conclure qu’au charme puissant de leur musique, et aussi à cette puissance indicible, mystérieuse, de la beauté harmonique, qui, comme l’œil de Siegfried « se montre et transparaît même à travers l’illusion mensongère ». C’est seulement tout récemment, en 1891, 1892 et 1894, sur la scène des Festspiele, à Bayreuth, qu’ont eu lieu des représentations de Tannhäuser et de Lohengrin, tels que le maître « les avait pensés ». Pour faire comprendre ce point essentiel, que quelques lecteurs pourraient ne pas saisir d’emblée, je citerai l’exemple de ce qui se passa à Zurich. Sur le désir exprimé par la direction théâtrale de cette ville, Wagner y fit exécuter son Vaisseau Fantôme, et voici comment il résume, dans une lettre à Uhlig, l’expérience faite : « La première représentation me montra clairement qu’il fallait abandonner toute illusion en ce qui concerne le drame et me contenter de faire valoir de mon mieux le peu d’opéra qui se mêle au Vaisseau Fantôme ». Un peu plus loin, il reconnaît, d’ailleurs, que cette pièce, « même à titre d’opéra », peut produire quelque effet. Si ce fut là l’expérience personnelle du maître, si lui-même ne put, sur une scène d’opéra, faire comprendre le drame beaucoup plus simple du Vaisseau Fantôme, on peut imaginer ce qu’il dut en être pour Tannhäuser et Lohengrin, sur d’autres théâtres, où l’étude et la mise en scène furent dirigées pardes chefs d’orchestre et des régisseurs qui n’avaient pas la moindre idée des desseins artistiques de Wagner. Ce n’est donc point sur le triomphe de ces œuvres qu’il convient d’insister, mais bien plutôt sur le fait que, comme il le dit. « leur succès ne repose que sur un malentendu », le fait que le monde, à proprement parler, ne connaît pas ces deux puissants drames, mais en a, tout au plus, quelque pressentiment. On entend dire, aujourd’hui encore, ce qu’on a tant dit autrefois : « Je vais jusqu’à Lohengrin, mais pas plus loin ». C’est là pure illusion d’âmes innocentes. Celui qui le dit ne va, quoiqu’il en ait, pas même jusqu’aux Fées, qui sait ? peut-être pas même jusqu’à la Pastorale ! C’est un homme infecté du virus opératique, qui se grise de mélodies, sous quelque étiquette qu’on les lui offre ; pour lui, Lohengrin, mutilé, défiguré est justement ce qui convient à son niveau. Mais ce qu’est le drame élevé, le vrai Lohengrin, l’œuvre dramatique, cette création éternellement jeune de l’esprit humain, faite d’impérissable beauté, de cela il n’a pas la moindre, la plus confuse notion.

J’ai encore une remarque à faire au sujet de l’énorme popularité de Tannhäuser et de Lohengrin. La génération actuelle se figure que ce ne furent que les œuvres ultérieures de Wagner, et non les premières, qui suscitèrent tant d’opposition. C’est plutôt le contraire qui est vrai. Auprès du public non prévenu, sans doute, chaque œuvre bien exécutée a éveillé un enthousiasme immédiat, Tristan comme Tannhäuser, les Maîtres Chanteurs comme Lohengrin ; mais, contre la critique, contre les jugements des musiciens de profession, Tannhäuser et Lohengrin ont eu à lutter plus longtemps et avec plus d’acharnement que les œuvres de la seconde période. Même Rienzi, un opéra pourtant, eut sa part de lutte et de déboires ; quand, en 1847, on le donna à Berlin, la Nouvelle Revue musicale en disait, en constatant l’éclatant succès obtenu : «  Toutefois il est peu probable que le nouvel opéra se maintienne longtemps au répertoire, car la critique est entrée en campagne contre lui ». Et veut-on savoir comment elle « entrait en campagne ? » Le Signal, en novembre 1847, osait dire : « Il faut des gendarmes pour pousser les gens à entrer à l’Opéra, afin que Rienzi ne se donne pas devant des bancs vides. On a déjà formé le projet, d’y conduire en masse les prisonniers polonais… Mieroslawski a pâli d’effroi, quand on l’a menacé de lui extorquer un aveu sur ce chevalet d’un nouveau genre. De cette façon, Rienzi servirait au moins à quelque chose… » Et voilà quel devait être, pendant trente ans, le ton adopté par la presse à l’égard d’un Wagner ! Le célèbre théoricien musical, Moritz Hauptmann, donnait ainsi son verdict sur l’ouverture de Tannhäuser : « Je la tiens pour un produit avorté, maladroitement conçu… horrible, inconcevable, gauche, long et ennuyeux… L’homme qui peut faire et exhiber pareille chose, me paraît avoir une vocation artistique des plus douteuses ». Encore en 1870, la même « autorité » traitait les œuvres scéniques de Wagner de « riens artistiques » et de « radotage absurde, macédoine insensée de métrique et d’harmonie ». Et sur Lohengrin, où Liszt, voyait « une merveille unique et indivisible… l’œuvre d’art la plus haute et la plus parfaite », toute la presse berlinoise, en 1866, vingt ans après son achèvement, se permettait des appréciations comme celles-ci : La musique de Lohengrin est : « l’amorphie érigée en principe… un vagissement confus et froid qui glace les sens et le cœur… un abîme d’ennui… vide de mélodie. Il faut que tout ce qu’il y a, dans l’art, de noble et de digne réagisse contre pareille caricature de ce qui fait l’essence de la musique », etc.

Malgré la foule qui y courait, un critique disait : « Il ne s’est trouvé un grand nombre d’admirateurs, ni pour les complications mystiques de l’action, ni pour l’enfantin langage que bégaie cette musique[5] ». Pendant trente ans et plus, nous retrouvons les mêmes ironies comme stéréotypées : « Un petit noyau d’élus est seul capable de découvrir et d’apprécier toutes les beautés si vantées de l’œuvre. » Tout d’abord, ce cliché apparaît dans la Nouvelle Revue musicale de 1846, et se rapporte, alors, à Tannhäuser ! Enfin, la critique, pour celui-ci, dut rendre les armes ; alors, autre chanson : « L’indiscutable faveur qu’on accorde à Tannhäuser… se reporte, en une certaine mesure, sur Lohengrin… bien que… etc. ». Puis, la critique est forcée de reconnaître, dans Lohengrin aussi, « un chef-d’œuvre génial », mais il a fallu, en moyenne, un quart de siècle aux grands journaux allemands pour en arriver là ! Mais Tristan ! ici, il y avait, décidément, aberration. Plus tard, Tristan est sacré chef-d’œuvre, mais c’est l’Anneau, à son tour, qui est un monstre. Et ainsi de suite.

Si je mentionne toutes ces misères, c’est pour bien montrer que l’opposition contre Wagner n’est jamais venue du côté du public, mais toujours de la critique et des « cercles artistiques » dirigeants ; la disposition hostile à Wagner, qu’on trouve dès lors chez tant de gens cultivés, les assertions stupides qui ont cours, encore aujourd’hui, sur ses œuvres et sur sa personne, tout cela n’est, exclusivement, que le fruit de cette guerre de plume. Mais il importe de savoir que, tandis que la lutte contre Lohengrin avait duré près de vingtcinq ans, Tristan, dix ans après les outrages qui accueillirent son apparition, était devenu « l’opéra favori » des Munichois ; que l’Anneau du Nibelung, cinq ans après sa première représentation, promenait ses triomphes, non seulement sur toutes les grandes scènes d’Allemagne, mais presque dans l’Europe entière ; et qu’enfin, dès le début, Parsifal voyait accourir à Bayreuth des spectateurs de toutes les parties du monde. Qu’on ne croie donc plus à la légende d’un succès plus facile pour les premières œuvres !

Cette légende a un corollaire qui ne vaut pas mieux qu’elle : c’est que Wagner, jusqu’à Lohengrin, aurait écrit de fort beaux opéras, mais qu’après son exil, il se serait perdu dans de « nébuleuses théories » sur une « œuvre d’art intégrale » ; qu’il aurait été, tout à coup, saisi d’une sorte de rage réformatrice, etc., etc. Tout cela, n’est que des mots ; il n’y a pas une solution de continuité, pas un bond, pas une déviation subite dans le développement artistique de Wagner. Nous avons vu comment, dans ses premières œuvres, obéissant à son instinct, au désir d’exprimer complètement ce que, comme poète, il se sentait poussé à dire, comment, pas à pas, il se rapprocha du but : il n’y a pas deux de ses œuvres qui soient semblables l’une à l’autre, et chacune est un anneau d’une chaîne continue. Avec Tannhäuser et Lohengrin, ce développement a complété son cycle : « Ce ne fut qu’après avoir achevé Tannhäuser et enfin aussi Lohengrin que je me rendis clairement compte de ma direction propre, suivie jusque-là d’instinct seulement », dit Wagner dans sa lettre à Liszt du 22 mai 1851. Et tout ce développement, encore qu’instinctif et fait d’une série d’expériences personnelles, s’est déroulé conformément aux lois d’une logique rigoureuse ; je ne sache pas où s’en trouverait un plus frappant exemple dans toute l’histoire de l’art. Et l’on ne peut, me semble-t-il, expliquer ce phénomène que par l’extraordinaire énergie du caractère de Wagner, qui l’isolait en quelque sorte du monde et l’entourait d’une atmosphère faite de sa propre activité et de ses espérances. Mais il n’y a pas non plus de changement de direction, quand on passe de Lohengrin aux grandes œuvres de la seconde moitié de sa vie ; seulement, le maître « s’est rendu clairement compte », non pas d’un idéal nouveau, non pas d’une nouvelle espèce d’art à atteindre, mais bien de ce à quoi il est parvenu déjà. Cette « tendance », prétendue ultérieure, c’était la voie où il s’était engagé avec la tragédie de ses années de collège, avec la Pastorale qui lui avait succédé. Mais c’est maintenant que, pour la première fois, Lohengrin achevé, il embrasse du regard le chemin parcouru ; il se comprend enfin lui-même, et par là, se rend maître de cette nécessité intérieure à laquelle il lui faut, sans doute, encore céder, mais par laquelle il ne se laisse plus conduire aveuglément, et à laquelle, d’un geste souverain, il montrera désormais la route. Il serait plus qu’étrange que nous consentissions à admirer d’autant plus les œuvres de la première moitié de sa vie, qu’elles se rapprochent davantage de la maîtrise consciente et libre, pour déprécier ensuite les œuvres parfaites de sa maturité ! Mais tout aussi singulière est cette opinion, aujourd’hui assez répandue, surtout en France, qui n’accorderait aux œuvres antérieures à Tristan qu’une valeur purement historique ; c’est là un dogmatisme étroit et anti-artistique. Wagner dit quelque part qu’il est plus facile de bien représenter les Maîtres Chanteurs que le Tannhäuser : peut-être est-il aussi plus aisé de ressentir pleinement les beautés de ses dernières œuvres que de ses œuvres de début, Rienzi et le Vaisseau-Fantôme. En effet, celles-ci, comme le bouton qui ne s’est point encore épanoui, contiennent bien des beautés cachées, encore en germe. Mais avec Tannhäuser et Lohengrin, l’heure de la pleine floraison a sonné ; et ce sont précisément ces deux œuvres qui unissent le charme inconscient de la jeunesse à la beauté réfléchie et sûre d’elle-même.

Avec Tannhäuser et Lohengrin, d’autre part, nous posons le pied sur un terrain littéraire qui a été fouillé dans tous les sens. Tous les écrivains wagnériens de la première heure, Liszt, Mueller, Pohl, ont écrit des brochures sur Tannhäuser’. De 1849 jusqu’à aujourd’hui, les commentaires que ce soit au point de vue mythique, historique, musical ou poétique, n’ont pas cessé de paraître. C’est là un fait digne d’attention ; car si, sur la masse, il y a bien des non-valeurs, il y a eu pourtant, de Liszt jusqu’à Ferdinand Pfohl, bien des choses, aussi belles que profondes, dites sur Tannhäuser. On peut en dire autant de Lohengrin.

Je n’ai pas, ici, à m’occuper plus au long de ces essais exégétiques ; aussi me contenterai-je, en ce qui concerne Tannhäuser et Lohengrin, de renvoyer le lecteur à ce que Liszt a eu à en dire[6]. Mais ce qui est d’une bien autre importance, c’est ce que Wagner a dit de l’origine de ces œuvres dans sa Communication à mes amis. Là il rattache l’élément purement artistique aux expériences les plus intimes de son âme et y déroule un tableau de sa propre genèse, tel que lui seul pouvait le faire ; je ne gâterai pas ces belles pages, les plus belles peut-être qui soient sorties de sa plume, en les effeuillant, mais j’y renvoie le lecteur. Il ne me reste qu’à ajouter quelques mots sur la signification de Tannhäuser et de Lohengrin dans l’ensemble du développement du maître.

Peu de temps après avoir terminé Lohengrin, il écrivait : « C’est comme musicien que je suis entré dans la voie qui est la mienne, c’est en vue de la richesse inépuisable de la musique, mon point de départ, que je veux le drame, qui est l’œuvre d’art complète. » Dans un passage sur le Vaisseau Fantôme, que je citais plus haut, il disait au contraire : « J’étais un poète, qui, d’avance, se savait sûr de sa faculté d’expression musicale pour la réalisation de sa conception poétique. » Il n’y a pas à s’y tromper, le musicien et le poète sont une seule et même personne : mais le musicien reste au premier plan, et dans la même lettre, le maître explique pourquoi : « Du moment où, de notre temps, les héros de la musique absolue, c’est-à-dire de la musique isolée de l’art poétique proprement dit, du moment où Beethoven, après eux et avec eux, ont élevé la valeur expressive de cet art (grâce surtout à l’orchestre), à un degré de puissance artistique tout nouveau, autrefois à peine soupçonné, même par Gluck, l’influence de la musique sur le drame devient forcément de première importance, puisqu’elle peut, naturellement, tabler sur le déploiement de sa propre richesse. Donc, le drame lui-même peut et doit s’élargir pour contenir toute l’expression possible, et la tâche de lui découvrir et de mettre en valeur cette faculté du drame, correspondant aux possibilités infinies de l’expression musicale, c’est le musicien seul, qui, selon moi, est capable de la remplir.» Dans ces mots : « Le drame peut el doit s’élargir pour contenir toute l’expression possible », est précisément définie la signification de cette dernière période du développement de Richard Wagner.

C’était tout naïvement, c’est-à-dire en artiste, que Wagner était parti d’une forme donnée, de l’opéra ; les débuts de son développement, comme son activité créatrice, tant en poésie qu’en musique, nous ont fait voir qu’au fond c’étaient des drames, de vrais drames, qu’il voulait créer ; seulement, il avait pris ce qui se présentait à lui, la forme conventionnelle de l’opéra traditionnel, avec ses ariettes, ses cavatines, ses ritournelles, ses duos, ses trios, et ses chœurs au début et à la conclusion de chaque acte. Mais cela faisait violence à son besoin de création poétique, d’intime fusion de la pensée et du sentiment. Le poète se voyait borné de toute part ; pis que cela, il se voyait poussé dans une voie dangereuse pour « le déploiement de la richesse musicale ». La musique, en effet, ne peut rien exprimer de spécial, d’accidentel, et d’extérieur ; rien que ce qui est de l’âme, ce qui est intérieur. Pour que la poésie, écrite ou parlée, puisse répondre à l’impérieux instinct musical, à ce « déploiement de richesse », l’action ne doit pas se compliquer, s’amplifier, mais au contraire, se simplifier, et par là, s’approfondir. C’est ici, sûrement, dans les profondeurs les plus secrètes de l’âme que s’ouvre, pour le dramaturge, mais « seulement s’il est musicien », un domaine dramatique immense et tout nouveau ; par contre, les cortèges pompeux, les scènes à sensation, qui, empruntées au mélodrame et exagérées jusqu’à l’extrême, sont devenus les incidentes habituels de l’opéra, ne sont point une matière convenable pour le déploiement de la musique. Après l’audition de Rienzi, le vieux Spontini s’écria : « C’est un homme de génie, mais déjà il a plus fait qu’il ne peut faire. » Critique frappante, certes, parce qu’ici « l’homme de génie » demandait, en effet, à la musique, en tant que moyen d’expression, un geste, dont, isolée, elle n’est point capable ; il avait cru pouvoir lui confier à elle seule le pouvoir expressif du drame tout entier. À ce point de vue, sans doute, et jusqu’à Rienzi, on peut dire que le développement avait pris une direction fausse ; mais en revanche, nous l’avons vu, l’expérience de l’artiste s’en était enrichie. Wagner n’avait pas seulement pu constater que la voie suivie était erronée, mais cette digression lui avait rendu le service très positif de faire mûrir jusqu’à la complète maîtrise sa possession de l’expression musicale. Et cette maîtrise, ainsi acquise, lui donna désormais le pouvoir « d’élargir le drame », et de « découvrir et de mettre en valeur cette faculté du drame qui correspond aux possibilités infinies de l’expression musicale ». Ce fut seulement quand Wagner fut devenu un parfait musicien, qu’il put vouloir « l’œuvre d’art la plus haute », le drame, avec chance de succès ; car le drame parfait, seul un musicien peut rêver de le faire.

Aussi me paraît-il que ce n’est pas nous livrer à une systématisation artificielle, que de considérer les trois œuvres qui suivirent Rienzi : le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin, comme celles où cette « faculté d’élargissement du drame » fut découverte par le maître, d’une façon à demi inconsciente encore. Et si nous faisons abstraction de la valeur propre de chacune de ces œuvres, puisqu’après tout cette valeur artistique doit s’estimer absolument et en elle-même, alors c’est bien cet élargissement graduel du drame qui me paraît marquer leur signification dans le développement général du maître.

Nous pourrions en appeler à Wagner lui-même, pour démontrer que Tannhäuser est en progrès évident sur le Vaisseau Fantôme, comme Lohengrin sur Tannhäuser ; mais je ne voudrais pas attribuer trop de poids à cette considération. Cependant, le perfectionnement tout formel, l’éloignement graduel de la formule opératique traditionnelle vers la forme nouvelle, libre, dépendant toujours de sujet seul, forme qui est celle du drame nouveau, tout cela est trop frappant pour qu’on le puisse nier. « La connaissance involontaire des traditions de l’opéra, » dit Wagner, « m’a tellement influencé dans mon Hollandais Volant, que tout observateur attentif reconnaîtra combien souvent elle m’a déterminé pour l’arrangement de mes scènes ; ce ne fut que graduellement, avec le Tannhäuser, plus nettement encore avec Lohengrin, au fur et à mesure que mon expérience de la nature de mes sujets, et de la forme d’expression qui leur était nécessaire, s’enrichissait et se précisait, que je finis par me soustraire entièrement à ces influences toutes formelles, et que j’en arrivai à conditionner et à arrêter la forme de la représentation, en me basant uniquement sur les exigences et le caractère particulier du sujet lui-même ». Et cette forme se divise tout naturellement en deux : le poème et la musique.

Rien n’est plus clair que la manière dont le poème s’écarta peu à peu de la forme routinière du livret d’opéra. Dans le premier manuscrit du Vaisseau Fantôme, daté de Meudon, du 18 au 28 mai 1841[7], qui est presque littéralement identique à la version définitive[8], ce n’est pas seulement la division en scènes, extérieure, visible, qui est conservée : mais les trois scènes du premier acte, par exemple, sont intitulées : « Introduction », « ariette », « scène, duo et chœur » : la finale du second acte est intitulée « Scène, duo et trio ». Quelque librement que le maître s’y meuve entre les bornes qu’il vient de planter lui-même, ces titres trahissent, cependant, une certaine gêne. C’est encore par un vieux préjugé d’opéra que les trois actes commencent par un chœur ; après le Vaisseau Fantôme, Wagner n’a presque plus jamais commencé d’acte par un chœur. Mais de bien plus grande signification est, dans le Vaisseau Fantôme, un autre caractère signalé par Wagner lui-même comme une cause d’embarras. Deux qualités sont à la base d’un bon drame : la détermination précise et absolue du sujet, et son exposition complète : il faut, et le voir nettement, et le traiter à fond. Or, Wagner pense que dans le Vaisseau Fantôme, il y a encore « mainte indécision, noyant, souvent encore, l’enchaînement des situations »…, que « tout y est dessiné en contours trop étendus, vagues », etc. Plus d’un trouvera ce jugement bien sévère : en tout cas, le motif principal : la rédemption du pécheur par l’amour d’une vierge, « fidèle jusque dans la mort », ressort avec un indiscutable relief. En revanche, on ne saurait nier que ce motif dramatique si puissant n’y est point épuisé. Le poète ne savait point encore ce qu’il vit plus clairement plus tard : que la coopération de la musique peut « agrandir le souffle poétique jusqu’à une mesure inespérée ». Le Vaisseau Fantôme est bien de la vraie, de la profonde poésie, c’est un drame dans toute l’acception du terme. Et cependant, le tout n’est qu’une esquisse, car le propre du drame nouveau, c’est de pouvoir représenter entièrement, complètement, en les épuisant, les mouvements de l’âme en son tréfonds, tout le contenu artistique des « âmes » ; et ce n’est point encore le cas dans le Vaisseau Fantôme. L’homme intérieur, et la musique avec lui, ici, sont en effet trop abrégés, trop sommairement traités, les formes que crée le poète sont intrinsèquement vraies, mais non assez développées, assez fouillées. C’est que le poète ne s’était qu’à moitié dégagé des langes de l’opéra et n’osait point encore se mouvoir librement sur son propre terrain. La faculté pour le drame de s’adapter à « la richesse de l’expression musicale », son « élargissement » nécessaire, s’il les pressentait, il ne les voyait point clairement encore.

Pour la compréhension critique des poèmes de Tannhäuser et de Lohengrin dans leur signification comme degrés de développement conduisant au drame nouveau, il faut donc, avant tout, bien saisir les beautés et les lacunes que je viens de signaler dans le Vaisseau Fantôme. Cela suffit et rend inutile la dissection analytique de ces œuvres merveilleuses. Nous y voyons le poète s’éloigner toujours davantage de la formule de l’opéra, en se rapprochant toujours davantage aussi, et par là même, de la forme artistique parfaite du drame qui a gardé son nom, du drame wagnérien proprement dit. Cette forme a pour principe de « concentrer la force de la représentation en quelques moments du développement, tous importants et décisifs ; mais, dans ces quelques scènes, dans chacune desquelles un sentiment décisif doit être mis en pleine valeur, le poète, pour l’exécution, a le droit de s’arrêter pendant un temps qui soit suffisant pour épuiser le sujet particulier de cette scène ». Quelques moments essentiels, et que le drame épuise à fond : ce principe s’impose avec une autorité grandissante dans les trois œuvres citées. La réduction à un petit nombre de moments, dans le Vaisseau Fantôme, frappe d’autant plus que Rienzi, trop riche, l’avait immédiatement précédé ; par contre, il lui manque l’épuisement du sujet. Dans le Tannhäuser, d’autre part, nous trouvons de bien plus nombreux moments dramatiques ; mais, dans le second et le troisième actes, ils sont traités à fond, complètement, et avec eux l’action intérieure atteint à une plénitude à laquelle le maître, jusque-là, ne s’était point encore élevé[9]. L’éloignement progressif de la formule d’opéra est évident. Dans toute l’œuvre, il n’existe qu’un seul duo ; les chœurs ont une haute signification dramatique et ne se présentent jamais sans motif, comme par exemple le chœur des fileuses dans le Vaisseau Fantôme… Dans Lohengrin, on serait porté, tout d’abord, à constater un recul, étant donné le nombre des grands chœurs ; mais, à Bayreuth, l’impression est tout autre ; on y comprend l’intention dramatique de ces chœurs. Et si nous dirigeons notre attention sur l’ensemble, il nous faut avouer qu’un vrai miracle s’est produit : c’est qu’une action surchargée de bien plus de motifs accessoires que Wagner, plus tard, n’en eût toléré, je veux dire une action qui, par sa seule conception, conditionne une très riche réalisation « opératique », se trouve ici réduite à quelques moments, si peu nombreux et si plastiquement distincts, qu’un enfant même les saisirait sans peine. Des juges des plus compétents ont pu dire qu’il n’y a pas au monde d’exposition aussi claire que le premier acte de Lohengrin ! Lohengrin, donc, nous présente un drame qui s’avoisine encore à l’histoire et participe quelque peu de sa masse, mais réduit à ses motifs les plus simples, les plus exclusivement humains, motifs traités jusqu’à leur épuisement presque complet. Et nous voyons comment, dans ces trois œuvres, le Vaisseau Fantôme, puis Tannhäuser et Lohengrin, le musicien affirme, construit et développe, avec une sûreté grandissante, cette « faculté du drame qui correspond à l’expression musicale ».

Lorsque l’on considère plus spécialement la composition musicale, on note une progression analogue, à partir du Vaisseau Fantôme ; et c’est là une nécessité, puisque le musicien et le poète, pressés du même besoin, du même ardent désir d’expression, ne faisaient qu’un. Wagner nous disait plus haut : « C’est avec le Hollandais Volant que commença ma carrière de musicien dramaturge et que je dis adieu, pour toujours, à celle de librettiste d’opéras. » Dans les deux assertions il y a quelque chose de trop absolu, qu’il ne faut accepter qu’avec certaines réserves, car Wagner fut poète dès le début, et dès le début il tendit à donner à sa musique la forme de l’unité, la forme symphonique. Mais ce n’était point encore la trame symphonique s’étendant sur tout le drame, pour en constituer l’unité extérieure, tout en communiquant immédiatement au sentiment l’unité intérieure. Au sujet de cette maturation dont je viens de parler, je puis citer les propres paroles du maître : « Même à ce procédé, jamais employé auparavant dans son extension corrélative au drame tout entier, je ne suis pas arrivé par la réllexion, mais seulement grâce à l’expérience pratique, conduit par la nature même de mon intention artistique. Je me souviens d’avoir, avant même de m’être mis vraiment à l’œuvre du Vaisseau Fantôme, composé d’abord la ballade de Senta, dans le deuxième acte, en vers et en musique ; c’est dans ce morceau que je fixai inconsciemment le germe thématique de tout l’opéra : c’était l’image condensée du drame entier, tel qu’il apparaissait à mon âme ; et quand il me fallut trouver un titre pour mon travail, une fois terminé, je fus tenté de l’appeler « ballade dramatique ». Lorsqu’enfin je procédai à la composition musicale de l’œuvre entière, l’image thématique reçue en moi s’étendit malgré moi sur tout le drame, le recouvrant ainsi qu’une trame demi-transparente ; je n’avais plus, sans que ma volonté y fût pour rien, qu’à développer plus avant les germes thématiques que contenait la ballade dans leurs directions propres, et tous les principaux moments de l’œuvre m’apparaissaient d’eux-mêmes en formes thématiques distinctes. Ilm’eût fallu, par contre, m’entêter arbitrairement, pour agir en compositeur d’opéra et pour trouver des motifs différents et nouveaux pour les diverses scènes où tel ou tel sentiment se retrouve, afin d’exprimer ce dernier ; mais je n’en éprouvai pas la moindre envie, voulant arriver à exprimer mon sujet le mieux qui fût possible, et non point à produire un conglomérat d’airs d’opéra. Pour Tannhäuser, je procédai de même, aussi pour Lohengrin ; seulement, là, je n’avais pas d’avance un fragment musical terminé comme la ballade de Senta ; mais seulement, une image, sur laquelle se concentraient les rayons thématiques, image qui faisait naître d’elle-même les scènes et leur enchaînement organique, et se transformait au fur et à mesure que cela devenait nécessaire à l’intelligence des situations. En outre, ma manière de procéder revêtit, surtout dans Lohengrin, une forme plus distinctement artistique, grâce aux transformations de la matière thématique selon le caractère des situations ; de là, dans la musique, une variété bien plus grande que cela n’avait été le cas pour le Vaisseau-Fantôme, où la récurrence du thème n’a souvent d’autre caractère que celui d’une réminiscence (dans le sens où cela était déjà arrivé, avant moi, chez d’autres compositeurs). »

Mais pour ce qui concerne plus spécialement ces questions de technique musicale, je ne saurais mieux faire que de renvoyer le lecteur aux écrits de Wagner[10], et, pour ce qui est spécialement de Tannhäuser et de Lohengrin, au livre déjà cité de Franz Liszt, dans lequel même un profane peut trouver des renseignements, parfaitement clairs et compréhensibles. Je veux répéter encore, seulement, que ces diverses innovations si radicales devaient conduire Wagner à un perfectionnement formel toujours plus grand des créations musicales, car une forme est d’autant plus parfaite, qu’elle doit moins à l’arbitraire de l’artiste créateur, et qu’elle se dégage, avec une nécessité plus grande, du sujet même, comme la seule représentation qui y réponde. Dans l’opéra, l’arbitraire est presque illimité ; sa loi est celle du bon plaisir. La forme opératique était un cadre, un cadre fait de conventions données, mais elle ne fut jamais une forme artistique. Cette forme, Wagner dut l’inventer de toutes pièces. On l’appelle un « réformateur de l’opéra ! » Impossible d’imaginer étiquette plus erronée pour l’homme qui, dès ses jeunes années, proclamait que « ce n’est que par un renversement complet des procédés d’opéra, qu’on arrivera à faire ce qu’il y a à faire ». D’autre part, déjà avec Lohengrin, il avait poussé sa forme propre, nouvelle, jamais pressentie par l’opéra, jusqu’à un tel point de perfection, que Liszt pouvait écrire : « Le caractère propre de la musique de cet opéra est une telle unité de conception et de style, qu’on n’y trouverait pas une phrase mélodique, moins encore un morceau d’ensemble, en un mot, pas un passage, qui puisse pleinement se comprendre dans son originalité et dans son vrai sens, si on l’abstrait de l’œuvre entière. Tout est lié, enchaîné, dans une progression continue. Tout est uni étroitement au sujet et ne saurait s’en séparer. » Mais, plus les œuvres de Wagner gagnaient en unité, plus leur forme se rapprochait de la perfection, et plus les musiciens criaient à l’arbitraire, au manque de forme, à l’iconoclastie, etc. J’ai déjà cité cette grotesque et monstrueuse absurdité : la musique de Lohengrin taxée d’« amorphie érigée en principe ! » Et ces critiques ne voulaient ni ne pouvaient comprendre que, chez Wagner, c’est la loi qui règne, tandis que, dans la musique absolue, ce n’est que la tyrannie de l’arbitraire ! Il va de soi que des gens qui s’obstinaient à faire du drame un simple accessoire, ne pouvaient reconnaître que, chez Wagner, chaque modulation, non seulement se justifie dramatiquement, mais encore est dramatiquement nécessaire… Si, toutefois, je reviens sur tant d’inintelligence et d’aveuglement, c’est afin de faire remarquer au lecteur que rien n’est plus admirable, chez Wagner, que précisément la perfection de la forme. Mais il est dans l’essence des choses que cette perfection doive se manifester surtout dans la composition musicale. Wagner est peut-être le seul qui puisse être mentionné comme un esprit apparenté à Sébastien Bach, parce que, chez ces deux hommes, on rencontre la même fabuleuse audace, poussée jusqu’à la rudesse, dans l’emploi de l’expression musicale, et en même temps un fini technique, se montrant dans les moindres détails, dans ceux le moins importants en apparence, si bien que leurs partitions nous font plutôt l’effet de merveilles de la nature, que de productions du cerveau humain. On a presque l’illusion que l’élément de la volonté personnelle en est absolument absent.

Donc, au point de vue purement biographique, on peut considérer Tannhäuser et Lohengrin comme les œuvres où la «nouvelle direction», prise avec le Vaisseau Fantôme, la direction dans le sens du « drame élargi », s’est affirmée dans l’expression poétique et musicale jusqu’à son haut point de développement. Ici, comme pour les Fées, le musicien devançait quelque peu le poète. Dans le chapitre suivant, je montrerai comment ce ne fut qu’après avoir terminé son Lohengrin que le maître fut, enfin, entièrement fixé sur le choix et le traitement des sujets poétiques dans le drame musical. Ce dernier pas du poète vers la création consciente d’une forme dramatique nouvelle, il ne pût le franchir qu’après que le musicien eût conquis la maîtrise définitive : c’est Lohengrin qui la lui donna.



  1. La Défense d’aimer est empruntée presque intégralement au Measure for Measure de Shakespeare ; et voici comment Wagner raconte le sujet des Fées : « Une fée qui renonce à l’immortalité pour posséder un homme qu’elle aime, ne saurait devenir mortelle qu’en subissant certaines dures conditions, dont l’inobservation, de la part de son amant terrestre, la menace du sort le plus terrible ; l’amant échoue dans l’épreuve, qui consiste en ce qu’il ne doive pas repousser avec incrédulité la fée, encore que celle-ci, sous un déguisement forcé, lui paraisse aussi méchante et cruelle que possible… La fée, changée en pierre, est délivrée par le chant plein d’amour et de regrets de sonbienaimé, qui, dès lors, est accueilli par le roi des fées, et, réuni à son amante, naît aux délices immortelles du monde surnaturel » (Communication à mes amis).
  2. Frédéric Pecht, qui rencontra Wagner vers 1839 nous dit de lui : « Sa familiarité avec toute la production musicale de tous les temps était, pour un aussi jeune homme, presque inconcevable. Il connaissait aussi bien les primitifs Italiens, comme Palestrina, Pergolèse, et d’autres, que les vieux allemands ; ce fut grâce à lui, d’ailleurs, que je me formai une conception sur Sebastien Bach ; déjà alors, il s’occupait sans cesse de Gluck ; le pittoresque de Haydn, le génie de Mozart, comme les influences néfastes de sa position à Salzbourg et à Vienne, les particularités des Français, de Lulli, de Boïeldieu, d’Auber, enfin l’art si merveilleusement populaire de son favori, Weber, et la hauteur dont Beethoven les domine tous, comme l’élégante musique de salon de Mendelssohn, il nous peignait tout, nous fredonnant des mélodies isolées de chacun d’eux avec une si grande vivacité, une telle force plastique, que ces maîtres me sont restés dans l’esprit, jusqu’à ce jour, dans l’attitude où il les y a fixés » (Supplément à l’Allgemeine Zeitung du 22 mars 1883).
  3. Cf. Rigveda, X, 95 et Catapatha Brâhmana, XI, 5, 1.
  4. Le Prophète, de Meyerbeer, dont on a, plus d’une fois, signalé la prétendue influence, ne fut représenté qu’en 1849, deux ans après que Lohengrin était achevé ! Il serait autrement vraisemblable de dire que c’est Rienzi qui a dû agir sur la conception générale du Prophète.
  5. On trouvera des citations encore plus complètes, toutes tirées des plus grands journaux de Berlin, dans le Richard Wagner de Wilhelm Tappert (pages 57 et sq.).
  6. Œuvres complètes, vol. III, section deuxième : Richard Wagner, Leipzig, chez Breitkopf & Härtel, 1881.
  7. Je dois à l’amabilité de M. Alexandre Ritter la communication de ce manuscrit.
  8. Seulement, la pièce se passe sur la côte écossaise, non sur la côte de Norvège, ce qui explique certains changements de nom : Donald pour Daland. Georges pour Eric. Dans un projet antérieur, en prose, le rôle de femme principal s’appelle Anna, et non pas Senta.
  9. Le traitement complet du motif, dans le premier acte, ne se parfit qu’en 1860, dans la nouvelle composition de la scène du Venusberg.
  10. Avant tout, à la Communication à mes amis (1851), déjà si souvent mentionnée, puis tout particulièrement à l’article : « De l’application de la musique au drame » (1879).