Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Troisième partie/2

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Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 293-301).


II

LES QUATRE GRANDS PROJETS


En août 1847, le maître a terminé Lohengrin. Même alors, il n’a point encore conscience de s’être séparé de la forme vieillie de l’opéra et d’avoir créé une forme nouvelle du drame. C’est pendant la composition du troisième acte qu’il écrit à un ami : « Mes travaux présents et à venir n’ont d’autre but que de chercher si l’opéra est vraiment un genre possible. » Et, pourtant, cette phrase le montre, le doute avait déjà germé en lui, et les derniers mots de cette phrase ne sauraient s’interpréter qu’en ces termes plus précis : « Si l’œuvre que je rêve et à laquelle je tends, est possible dans les limites du cadre de l’opéra. » Et Lohengrin, une fois terminé, paraît l’avoir grandement confirmé dans le doute ; car c’est d’alors que date une période de transition qui s’étend sur plusieurs années. Non que l’énergie créatrice sommeille ; au contraire, plus que jamais, elle presse Wagner ; mais sa manière de se manifester, comme si elle eût jeté la sonde dans toutes les directions, témoigne d’une fermentation intérieure extraordinaire. « Avec Lohengrin, le vieux monde de l’opéra s’écroule ; l’esprit flotte sur les eaux, et la lumière est enfin ! » Voilà ce que disait Liszt en 1858 ; oui, la lumière s’était faite, et ses rayons ne pouvaient échapper à un esprit doué d’une vue aussi claire que l’était celui de Liszt ; mais ce qu’il faut reconnaître, c’est que le jour n’avait pas éclaté tout d’un coup. Jusqu’à ce que le maître eût pris la résolution finale de se détourner de l’opéra, jusqu’à ce qu’il eût pleine concience des conditions fondamentales de l’œuvre d’art nouvelle, il continua, même après Lohengrin, à tâter le terrain, à chercher « si l’opéra était vraiment une possibilité », et, par l’allure fiévreuse de ces tentatives, on peut se figurer le désespoir de l’artiste, qui, chaque jour davantage, reconnaissait que son œuvre en tant qu’opéra n’était point possible, et que cependant, il ne saurait se passer de la coopération de la musique, de tout cet appareil, en un mot, qui ne convenait alors que sur la scène d’opéra. Pour le poète dramaturge, ce fut bien la crise de sa vie.

Dans cette seule année 1848, alors qu’il rédigeait son projet complet d’organisation d’un théâtre national allemand et qu’il se préoccupait de questions politiques et leur prêtait le secours de son éloquence, nous le voyons engagé dans au moins quatre projets dramatiques, chacun d’inspiration distincte : Frédéric Barberousse, la Mort de Siegfried, Jésus de Nazareth, Wieland le Forgeron.

Frédéric Barberousse était conçu comme un grand drame historique, « devant représenter, en cinq actes, la carrière de Frédéric, depuis la diète de Roncaglia jusqu’au jour, où, croisé, il partit pour la terre sainte ». Ce projet n’a pas été inséré dans les Œuvres complètes ; seul, le résidu des nombreuses études historiques auxquelles il avait poussé le maître nous a été conservé dans l’écrit : Les Wibelungen ou l’Histoire universelle tirée de la légende. La Mort de Siegfried est un grand drame mythologique, fragment d’un essai qui devait embrasser tout le mythe des Nibelungen. « Avant d’écrire la Mort de Siegfried », disait plus tard Wagner à Uhlig, « j’esquissai le mythe entier, dans son ensemble grandiose ». Le lecteur trouvera, dans le second volume des Œuvres complètes, et le texte complet de ce « grand opéra héroïque[1] », et aussi l’esquisse d’une dramatisation de l’ensemble du mythe, à partir du vol de l’Or du Rhin. Jésus de Nazareth[2] se présente sous la forme d’une esquisse en prose, assez détaillée, ou plutôt d’une suite de développements qui revêtent-moins la forme de fragments dramatiques, que celle de dissertations étendues sur tous les problèmes agités dans la pièce, par exemple, sur l’amour, sur la loi et le péché, sur la signification de la mort, sur le divin dans l’homme, et ainsi de suite ; enfin, de nombreuses citations, empruntées à la Bible, et copiées de la propre main du maître, témoignent, de sa part, d’une étude approfondie des Saintes Écritures. On le voit, il s’agit ici, très clairement, d’un drame philosophique et religieux. Essentiellement différent est, à son tour, Wieland le Forgeron, œuvre qui ne prit qu’en 1849 une forme plus définie, et dont le projet ne se trouva achevé qu’en 1850. Il ne s’agit plus ici d’un mythe de vaste envergure, comme dans la Mort de Siegfried, mais d’un de ces épisodes légendaires, dans lesquels le fonds symbolique, comme dans le Vaisseau Fantôme, le Tannhäuser et le Lohengrin, n’ôte rien à une individualisation nettement accusée.

Voilà donc l’imagination du maître hantée, tout à la fois, d’un drame historique, d’un drame mythologique, d’un drame philosophique, et d’un drame romantique ! Et d’autres projets encore, semble-t-il, l’agitaient, qui n’arrivèrent pas au point de maturité de l’esquisse écrite : particulièrement un Achille, donc un drame classique ; en outre, des sujets comiques. On touche ainsi du doigt combien peu Wagner se laissait conduire par une théorie. D’un théoricien à lui, il y a toute la distance qui sépare, d’un professeur de géographie, un explorateur. Wagner, lui, cherchait, cherchait encore, jusqu’à ce qu’il eût trouvé. Sans doute, lorsqu’en effet il eût trouvé, lorsqu’à la riche expérience qu’il avait acquise dans le commerce des grands dramaturges et des maîtres de la musique, ainsi que dans sa propre activité créatrice, fut venue s’ajouter l’expérience nouvelle, résultat nécessaire de tant de projets caressés et arrêtés dans leur élaboration intérieure, alors il sentit le besoin de parvenir à une clarté logique complète. « Ne déprécions pas trop la force de la réflexion », écrit-il en 1847 ; « l’œuvre d’art produit de l’inconscience, appartient à des périodes déjà loin de nous : l’œuvre d’art de la plus haute période de culture doit se produire en pleine conscience… » Et bien que l’artiste ait dû rejeter, l’un après l’autre, tous ces projets dramatiques, il ne perdit pas courage ; mais il ne pouvait pas abandonner son activité d’artiste à un hasard aveugle ; il se ressaisit presque violemment et dirigea « la force de son esprit réfléchi sur les fruits si abondants de la plénitude de son énergie créatrice. » Ce fut dès 1849-1850 que parut la brillante série de ses écrits artistiques, depuis l’Art et la Révolution jusqu’à Communication à mes amis. Le résultat capital de cette activité littéraire, pour la vie propre du maître, ce ne fut pas, il l’a dit, l’effet produit au dehors, mais bien le fait que devint parfaitement par là « il se clair à lui-même ». On voit ici quelle étroite solidarité il y a entre les projets dramatiques de cette crise de sa vie et les écrits contemporains de cette crise. « Mes travaux littéraires, écrit Wagner à Rœckel, étaient les témoignages des liens dans lesquels, comme artiste, je me débattais encore ; ce ne fut que contraint et forcé que je m’y résignai ; continuer à les subir eût été ma mort »

Si donc, fidèles au principe que nous avons adopté dans ce livre, nous nous abstenons de porter un jugement critique sur l’œuvre d’art en elle-même, ce qui, ici, nous est d’autant plus facile que nous n’avons pas affaire à des œuvres achevées, la signification de ces quatre projets, au point de vue biographique, n’en demeure que plus claire et plus intéressante ; et cette signification, on l’a vu, se lie étroitement à celle des écrits de Zurich. Wagner a dit de ces projets dramatiques : « Ce fut là et alors que la direction que j’avais suivie inconsciemment, par pure nécessité artistique, se révéla pleinement à mon moi conscient », et, pour répondre à un de ses premiers commentateurs, qui avait parlé de la « science trop hâtive » du maître, il ajoute, au moment où il terminait Opéra et Drame : « C’est maintenant que je dois comprendre une fois de plus que je n’eusse point découvert les principes dirigeants du drame de l’avenir, si, comme artiste, je n’étais, pour ainsi dire, tombé dessus, en toute inconscience, dans mon Siegfried ». Donc, à ce stage du développement marqué par le passage de « l’inconscience à la conscience », de la rêverie instinctive à l’invention d’une forme de drame nouvelle, plus parfaite, répondant pleinement aux exigences de l’esprit allemand, dans la conception voulue, claire et rationnelle de cette forme, on voit bien que ces ébauches ont ioué un rôle décisif.

Déjà le fait que tant de plans, si divers, se disputaient, à ce moment, la pensée du maître, montre, à lui saul, la vraie nature du processus intérieur. Nous avons vu que Wagner, lorsque, dans ses plus jeunes années, il eut terminé sa première grande tragédie, s’aperçut bientôt qu’il y manquait encore l’expression musicale. Chez lui, la sensibilité dramatique exige la coopération de la parole et du langage des sons. Dans son cœur, les deux moyens d’expression forment une unité organique. Mais l’un et l’autre langage ne sauraient se produire que séparément, et il n’y a que l’exécution parfaite de l’œuvre d’art qui puisse les englober dans son unité. Or, Wagner n’avait pas de modèles ; jamais on n’avait essayé de marcher vers le but qu’il voulait atteindre. D’un côté, il trouvait le drame parlé, récité, de l’autre, avec Beethoven, la musique faite drame ; entre les deux : « une absurdité sans nom », l’opéra, cette forme dont Wagner pensait qu’elle « offense grossièrement le sens allemand, tant musical que dramatique», et que Hoffmann avait déjà raillée en l’accusant« d’organiser des concerts sur la scène, avec l’aide de costumes et de décors », cette forme contre laquelle tonnait Herder, parce qu’elle « fait du poète le valet «lu musicien ». Ce n’était que dans le brumeux lointain d’âges dès longtemps disparus, dans le drame grec, que le juvénile artiste pouvait chercher un idéal qui eût, avec le sien quelque rapport de parenté. Tout au plus Mozart, qui, à ce point de vue, peut nous apparaître comme le véritable précurseur de Wagner, pouvait-il, dans quelques rares fragments de ses œuvres, lui servir de prototype ; avec Mozart, par places, l’opéra s’élève au-dessus de lui-même, en ne présentant pas seulement un spectacle saisissant, comme cela se trouve souvent chez Gluck, mais encore une intime fusion de la musique et du texte[3] ; à cette motte d’argile, la musique insuffle une âme, comme Jéhovah au premier homme, et alors, elle n’est plus seulement un ornement, elle ne se borne plus à seulement « renforcer l’expression », mais, du dedans au dehors, elle anime l’organisme dramatique. Toutefois, chez Mozart, cette chose inouïe s’était produite inconsciemment et sans qu’il y visât ; et comme il retombait vite dans la musique « absolue » et dans les formules d’opéra ! Donc, l’œuvre de ce génie « fait de lumière et d’amour » pouvait égarer plutôt que guider, et Wagner en était réduit à ses propres forces. Probablement il eût trouvé sa voie beaucoup plus tôt, avec moins de peine et sans réflexion aucune, s’il ne se fût vu assujetti d’abord à une forme donnée, dont il ne pouvait s’écarter, extérieurement, du moins, sous peine de mettre au monde des produits morts-nés. Il voulut donc s’assurer des « possibilités » de l’opéra, se rendre compte si, dans cette forme donnée, on pouvait atteindre à la fusion organique de la poésie avec la musique. Chacune des œuvres de la première moitié de sa vie n’est qu’un essai de réponse à cette question. Le jeune artiste dut voir là, tout d’abord, un simple problème technique, et tant qu’il n’eût pas atteint la vraie maîtrise, il eut le droit de croire que c’était l’insuffisance de ses propres moyens qui empêchait ses œuvres de répondre parfaitement à l’image entrevue par son œil intérieur. Mais, cette maîtrise, il l’avait pleinement conquise avec Tannhäuser et Lohengrin ; dès lors, il ne pouvait plus continuer naïvement à écrire des opéras « aussi peu mauvais que possible ». Lohengrin avait sonné le glas de l’opéra traditionnel ; c’était maintenant ou jamais qu’il fallait résoudre le problème. Il fallait désormais que le musicien ouvrît toutes larges les portes au poète et le conduisît au drame de l’avenir, qu’il lui y fit trouver cette « faculté correspondante à la richesse de l’expression musicale ». Et c’est ce qu’il fit dans les projets que j’ai mentionnés plus haut, et par les pensées que firent naître en lui ces œuvres de transition.

Quand Wagner se vit enfin obligé de rejeter tous ces projets d’une si grande diversité d’inspiration, la lumière se fit en lui ; ce fut par ces ébauches, par ces exemples qu’il s’était efforcé de se donner à lui-même, qu’il comprit que le problème du drame nouveau, de son drame, tel qu’il voulait le révéler au monde, que ce problème gît dans le fond, dans le sujet, et non pas dans la forme. Il reconnut qu’il ne fallait pas se demander : « Comment la parole et la musique peuvent-ils coopérer, dans le drame, pour aboutir à la plus haute expression, à une expression complète jusqu’à l’épuisement ? » mais bien plutôt et uniquement : « Quel est le sujet auquel il faut une telle expression, et qui, parce qu’il la lui faut, l’exige ? »

La réponse à cette question, il la trouva dans ses propres œuvres, dès qu’il les considéra avec « la force de l’esprit réfléchi ». Mais ce qui acheva de l’éclairer et de le convaincre, ce fut la constatation de la raison pour laquelle aucun de ces quatre projets ne pouvait s’adapter à son drame nouveau ; et ce fut par ce procédé vraiment artistique d’élimination, non point par des constructions a priori, qu’il en découvrit la loi fondamentale. Dans Frédéric Barberousse surtout, il le voyait avec une pleine évidence : ce qui est historique ne se prête pas à l’expression musicale. En revanche, la Mort de Siegfried eût paru, pour tout compositeur d’opéra, être un texte splendide à une interprétation musicale ; mais justement quand Wagner voulut entreprendre celle-ci, il remarqua que, dans cette œuvre : « le récit épique, l’élément intellectuel prenait une trop grande place ». Pour Jésus de Nazareth, la difficulté n’était point dans les longs développements nécessaires à certains points de l’action, mais encore dans ce fait que nombre de ses facteurs n’étaient accessibles qu’à l’intelligence ». Ce reproche, l’esquisse Wieland le Forgeron semblerait, sans aucun doute, bien moins le mériter ; mais elle n’a pas la simplicité monumentale des dernières œuvres du maître, l’action en est beaucoup plus touffue et compliquée que celle de Tristan ou de n’importe quel drame séparé du cycle des Nibelungen. Or, la complication est, par elle-même, du domaine de l’intelligence. Ce fut ainsi par exclusion successive que jaillit la formule du drame nouveau : « Tout contenu accessible à la seule intelligence n’est communicable que par le langage parlé ; mais plus il s’étend dans le domaine du sentiment, plus impérieusement il réclame un moyen d’expression que la musique seule peut lui apporter dans une plénitude qui y corresponde. C’est ainsi que, de lui-même, se limite et se définit le contenu que le poète musicien a la tâche de traduire : c’est, dégagé de toute convention, de toute entrave historique et formelle, l’élément purement, exclusivement humain ».



  1. D’après un autographe en possession de M. Alexandre Ritter, la composition de ce poème fut commencée le 12 novembre 1848, et achevée le 28 du même mois.
  2. Paru chez Breitkopf & Härtel en 1887 (Nouvelle édition en 1895).
  3. « Et ici, je rappelle encore le glorieux musicienqui fut tout ce qu’en l’homme peut être la musique, quand celle-ci, dans la plénitude de son essence, est musique et rien que musique : j’ai nommé Mozart ! Fut-il donc un moindre musicien, pour n’être qu’entièrement musicien, et rien que musicien ? Voyez son Don Juan ! Quand, jamais, la musique est-elle parvenue à ce degré d’individualité, quand a-t-elle, avec cette sûreté et cette précision, réussi à caractériser, d’une richesse si prodigue et si merveilleuse ? » (Opéra et Drame.)