Richard Wagner à Bayreuth (trad. Baumgartner)

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Traduction par Marie Baumgartner.
Ernest Schmeitzner, libraire-éditeur (p. 1-197).

I



Pour qu’un évènement soit grand, deux conditions doivent se trouver réunies : la grandeur du sentiment chez ceux qui l’accomplissent et la grandeur du sentiment chez ceux qui en sont les témoins. Aucun évènement n’est grand en lui-même ; des constellations entières peuvent disparaître et des nations périr, de vastes royaumes peuvent surgir et des guerres dévorer des forces immenses, et le vent de l’histoire passe sur de telles choses comme sur de légers flocons. Mais il arrive aussi qu’un puissant parmi les hommes frappe un grand coup qui tombe sur le rocher sans y laisser de trace. On entend un écho sec et sonore, et puis plus rien. Aussi l’histoire ne trouve-t-elle presque rien à dire de ces évènements dont l’effort a été pour ainsi dire brisé. C’est pour cela qu’à l’approche de tout évènement important chacun se demande avec inquiétude si ceux qui vont y assister en sont réellement dignes. Dans les plus petites comme dans les plus grandes choses, dès qu’on agit, toujours on compte sur une réceptivité qui réponde à l’action ; reste à celui qui veut donner de trouver des acceptants capables d’apprécier le sens de ses dons. C’est pour cela aussi que même l’œuvre d’un grand homme n’a point de grandeur inhérente lorsqu’elle est passagère, brisée et stérile ; car, au moment où il la produisit, la conviction profonde qu’elle était nécessaire alors doit lui avoir manqué. Il n’avait point pris ses mesures assez exactement, il n’avait point assez clairement reconnu ni choisi son heure ; il avait cédé au hasard, tandis qu’être grand et savoir distinguer la nécessité sont deux qualités inséparables.

Donc, quant au doute et à la question de savoir si ce qui s’accomplit présentement à Bayreuth s’y accomplit au bon moment et est nécessaire, nous les laissons volontiers à ceux qui mettent eux-mêmes en doute l’instinct de Wagner pour la nécessité. Pour nous qui sommes plus confiants, il est évident qu’il a foi dans la grandeur de son œuvre autant que dans la grandeur du sentiment chez ceux qui vont y assister. Tous ceux auxquels cette foi s’applique doivent en être fiers, qu’ils soient nombreux ou rares ; car, que cette foi ne s’adresse pas à tous, qu’elle n’embrasse pas toute la génération contemporaine, pas même toute la nation allemande dans sa forme actuelle, ceci il nous l’a dit lui-même dans son discours de dédication du vingt-deux Mai 1872 ; et il n’en est aucun parmi nous qui puisse le contredire sur ce point d’une manière rassurante. „ Je n’avais que vous, disait-il alors, vous les amis de mon art spécial, de mon travail et de mon activité les plus personnels, à qui je pouvais m’adresser, sûr de vous trouver sympathiques à mes plans ; à vous seuls je pouvais demander de m’aider dans mon œuvre afin de pouvoir la présenter pure et sous son aspect véritable à ceux qui témoignaient une faveur sérieuse à mon art quoique celui-ci n’ait pu leur être présenté jusqu’alors que sous une forme impure et défigurée.

Il est certain qu’à Bayreuth le spectateur lui-même est un spectacle digne d’attention. Si l’esprit observateur de quelque sage pouvait passer d’un siècle dans un autre pour comparer entre elles les manifestations les plus remarquables de la civilisation, il trouverait là beaucoup à voir. Il se sentirait nécessairement transporté tout-à-coup dans un milieu plus chaud, tel qu’un nageur qui, dans un lac, s’approche du courant d’une source chaude ; elle doit jaillir d’un niveau plus profond, se dit-il, les eaux environnantes ne suffisent point à l’expliquer, et les terrains où elle prend naissance sont situés plus près de la surface. C’est dans ce sens que tous ceux qui vont prendre part aux fêtes de Bayreuth seront considérés comme n’appartenant point à leur époque. Ils se sont créé leur patrie autrepart que dans le temps présent, ils trouvent autrepart leur raison d’être et leur justification. Quant à moi j’ai toujours mieux compris que l’homme „cultivé“, en tant qu’il n’est en toutes choses que le produit de ce temps, ne peut toucher qu’au moyen de la parodie à tout ce que Wagner fait et pense — et tout ceci a été parodié en effet — et que, de même pour ce qui regarde l’évènement de Bayreuth, il ne veut le contempler qu’à la lueur de la lanterne fort peu magique de nos ingénieux journalistes. Encore faut-il s’estimer heureux s’ils s’en tiennent à la parodie. Il se dégage par cette dernière un esprit d’éloignement et d’animosité qui serait capable d’avoir recours à des moyens et à des voies bien autrement dangereuses, et qui a déjà su les trouver à l’occasion. Cette rigueur et cette tension extraordinaire des contrastes n’échapperait pas non plus au sage observateur dont nous parlions plus haut. Le fait qu’un individu isolé puisse réussir à créer quelque chose de complètement neuf dans le cours d’une vie normale, peut bien révolter tous ceux qui sont convaincus, comme d’une espèce de loi morale, que tout développement doit être successif. Ils sont lents eux-mêmes, et exigent de la lenteur chez les autres ; et là ils voient un homme qui s’avance rapidement, ils ne savent pas comment il s’y prend, et ils lui en veulent pour cela. Pour une entreprise comme celle de Bayreuth il n’y eut ni indices, ni transition, ni accomodements ; Wagner seul connaissait et le but et le long chemin qui pouvait y conduire. Dans le royaume de l’art ce fut comme un premier voyage autour du monde ; voyage à la suite duquel fut découvert, à ce qu’il paraît, non seulement un art nouveau, mais l’art lui-même. Tous les arts modernes, dénoncés par là comme arts de luxe ou affaiblis par un isolement exclusif, ont perdu la moitié de leur valeur. Il en est de même pour les incertaines et incohérentes notions sur l’art pur que nous avons puisées chez les Grecs ; elles appartiennent à l’oubli, à moins qu’elles ne continuent à luire par elles-mêmes tout en subissant une nouvelle interprétation. Pour un grand nombre de choses, le moment est venu de mourir ; car ce nouvel art est un prophète, et il voit s’approcher une ruine qui menace plus que les arts. Sa main levée en signe de danger doit troubler profondément toute notre civilisation actuelle au moment où se taisent toutes les risées qu’elle a soulevées par ses parodies. Laissons-la donc jouir du peu de temps qui lui reste pour le rire et la joie.

Quant à nous, les disciples de l’art ressuscité, nous aurons le temps et la volonté pour être sérieux, profondément sérieux ! Toutes les paroles et le bruit que la civilisation a fait entendre jusqu’à présent sur l’art doivent nous faire l’effet d’un empressement indiscret. Tout nous fait un devoir du silence, du silence dont les Pythagoriciens faisaient vœu pour cinq ans. Qui de nous n’a souillé ses mains et son cœur à l’idolâtrie honteuse de la culture moderne ? Qui pourrait se passer des eaux lustrales ? Qui pourrait ne pas entendre la voix qui lui crie : fais silence et sois pur ? Fais silence et sois pur ! Le mérite seul de compter parmi ceux qui prêtent l’oreille à cette voix nous accordera aussi le grand regard dont nous avons besoin pour contempler l’évènement de Bayreuth ; et de ce regard seul dépend le grand avenir de cet évènement.

Lorsqu’en ce jour de Mai de l’année 1872 la pierre fondamentale eut été posée sur la colline de Bayreuth, le ciel était sombre et la pluie tombait par torrents ; Wagner monta en voiture avec quelques-uns de nous pour regagner la ville ; il se taisait, et son long regard, qui semblait replié sur lui-même, lui donnait une expression que les paroles ne sauraient rendre. Ce jour là, il entrait dans sa soixantième année, et tout ce qui l’avait précédée n’avait servi qu’a préparer cette heure. On sait qu’au moment d’un grand danger ou d’une décision importante pour leur existence, certains individus peuvent, au moyen d’une vue intérieure infiniment accélérée, faire repasser devant eux leur vie entière et en reconnaître avec une rare précision les détails les plus éloignés comme les plus rapprochés. Qui pourrait nous dire ce qui se déroula devant l’imagination d’Alexandre-le-Grand lorsqu’il fit boire l’Asie et l’Europe dans la même coupe ? Mais ce que Wagner vit en lui-même en ce jour — comment il se développa, ce qu’il est, ce qu’il sera — nous, ses plus proches, nous pouvons jusqu’à un certain point le revoir une seconde fois ; et ce n’est qu’avec l’œil de Wagner que nous pourrons nous-mêmes comprendre sa grande œuvre, et, à l’aide de cette compréhension, nous porter garants de sa fécondité.



II


Il y aurait lieu de s’étonner si ce que quelqu’un sait le mieux et fait le plus volontiers ne se retrouvait pas en empreintes visibles dans toutes les phases de son existence. Bien plus, chez des hommes remarquablement doués, la vie ne présentera pas seulement l’image du caractère comme c’est le cas chez tout le monde, mais avant tout l’image de l’intelligence et de ses aptitudes les plus personnelles. La vie du poète épique tiendra de l’épopée — comme ceci, soit dit en passant, est le cas de Gœthe en qui les Allemands se sont habitués bien à tort à voir surtout le poète lyrique. — La vie du poète dramatique tiendra du drame.

L’élément dramatique ne peut être méconnu dans le développement de Wagner, du moment où sa passion dominante prend conscience d’elle-même et s’empare de son être tout entier. À partir de là il n’a plus rien à faire avec les tâtonnements, les errements, avec l’exubérance des rejetons ; et partout dans ses voies et ses transformations les plus inégales, dans les courbes souvent fantastiques de ses plans, règne une loi, une volonté unique qui suffit à les expliquer, quelque singulières que sembleront souvent ces explications. Cependant il y eut dans la vie de Wagner une période pour ainsi dire pré-dramatique : son enfance et sa jeunesse qu’on ne peut aborder sans rencontrer de nombreux problèmes. Rien encore ne le fait présager lui-même ; et ce qu’on pourrait peut-être aujourd’hui interprèter dans son passé comme un présage se trouve être un assemblage de qualités qui inspirent bien plutôt des craintes que des espérances : un esprit d’inquiétude, d’irritation, une hâte nerveuse à saisir mille choses, un plaisir passionné pour un état d’âme exalté, presque maladif, un retour brusque et spontané du silence et du recueillement le plus intime vers le bruit et la violence ! Il ne fut point entravé de bonne heure par l’exercice rigoureux d’un art particulier héréditaire dans sa famille. La peinture, la poésie, la musique, l’art du comédien étaient à sa portée comme les études et la carrière d’un savant ; qui n’aurait regardé qu’à la surface, eût pu le croire né pour le dilettantisme. La petite patrie entre les limites de laquelle il grandit n’était point de celles qu’on voudrait souhaiter à un artiste. Il eut peine à échapper à la fâcheuse disposition d’un esprit voulant goûter de toutes choses, comme à la vanité, compagne de la diversité du savoir, qu’on rencontre dans les villes savantes. Chez lui le sentiment facile à exciter n’était appaisé que superficiellement. Aussi loin que s’étendaient les regards du jeune homme, il se voyait entouré de mœurs singulièrement prudentes, mais actives, avec lesquelles le brillant théâtre formait un contraste ridicule, les sons entraînants de la musique un contraste incompréhensible. En général, celui qui sait comparer s’étonne toujours qu’il soit si rare de voir l’homme moderne, lorsqu’il est doué de talents remarquables, posséder dans la période de l’enfance et de la jeunesse la qualité de la naïveté, le sentiment simple et naturel de son individualité ; et combien il lui est difficile de le posséder. Et l’on verra même que des hommes rares qui, comme Gœthe et comme Wagner, arrivent à la naïveté la possèdent à présent plutôt dans l’âge mûr que dans celui de l’enfance et de la jeunesse. L’artiste surtout, doté en naissant d’une plus forte mesure de la puissance d’imitation, sera forcé de subir l’énervante diversité de l’existence moderne comme on subit les inévitables maladies de l’enfance. Comme enfant et comme jeune homme il ressemblera plutôt à un vieillard qu’à lui-même. Le type si merveilleusement fidèle du jeune homme, le Siegfried de l’Anneau du Nibelung, ne pouvait être conçu que par un homme, et même par un homme qui n’a vu fleurir que tard sa propre jeunesse. L’âge mûr de Wagner fut tardif comme sa jeunesse, de sorte qu’en ceci au moins il est le contraire d’une nature ayant tout anticipé.

Avec l’apparition de sa virilité intellectuelle et morale commence aussi le drame de sa vie. Et comme le spectacle en est alors changé ! Sa nature paraît simplifiée d’une manière effrayante, partagée en deux instincts ou sphères. Tout au fond bouillonne une volonté ardente, avide de domination, cherchant comme un torrent rapide à se faire jour à travers tous les sentiers, tous les ravins, toutes les cavités. Seule une force complètement libre et pure était capable de montrer à cette volonté la voie qui mène à tout ce qu’il y a de bon et de bienfaisant. Combinés avec une intelligence étroite, les désirs tyranniques et illimités d’une telle volonté auraient pu devenir fatals ; dans tous les cas il était nécessaire qu’un passage fût promptement trouvé vers la plaine, et que l’air pur et la lumière pussent pénétrer dans les profondeurs. Lorsqu’elle est condamnée à constater tous les jours son impuissance, une forte aspiration rend méchant. L’insuffisance des efforts peut quelquefois tenir aux circonstances, à l’inflexibilité du sort, et non au manque de force ; mais le cœur de celui qui ne peut renoncer à son aspiration, malgré l’insuffisance de ces efforts, ne tarde pas à s’ulcérer et devient par conséquent irritable et injuste. Quelquefois il cherche dans les autres les raisons de son manque de succès ; il peut même dans des accès de haine passionnée traiter le monde entier en coupable. Souvent aussi il s’isole fièrement sur des chemins détournés, ou s’adonne à la violence. Et c’est ainsi que des natures désireuses du bien peuvent devenir farouches dans leur marche vers le bien. Même parmi ceux qui ne recherchèrent que leur propre purification morale, parmi des cénobites et des moines, on trouve de ces malheureux qui, pour avoir échoué dans leurs efforts, sont devenus ainsi farouches, profondément malades, et minés et rongés par l’amertume. Il y avait un esprit plein d’amour et de douce persuasion, d’une bonté, d’une tendresse infinies, ennemi de toute violence, de toute immolation de soi-même, de tout esclavage ; et ce fut celui-ci qui se manifesta à Wagner. Il s'abaissa vers lui comme ange consolateur, il l’enveloppa de ses ailes, il lui montra sa voie. Dès lors, l’autre sphère de la nature de Wagner devient visible pour nous ; mais comment la décrire ?

Les créations d’un artiste ne sont pas sa propre image, mais l’ordre dans lequel se succèdent les créations, auxquelles il a mis tout son cœur donne pourtant quelques indications sur l’artiste lui-même. Qu’on se représente en esprit Rienzi, le Holländer et Senta, Tannhäuser et Élisabeth, Lohengrin et Elsa, Tristan et Marke, Hans Sachs, Wotan et Brünnhilde ; toutes ces figures sont reliées entre elles par une même source souterraine de perfectionnement et d’accroissement moral dont les eaux s’épurent toujours plus en avançant — et ici nous nous trouvons, pleins d’une réserve respectueuse, en face d’un des plus intimes développements de l’âme de Wagner. Chez quel artiste voyons-nous quelque-chose d’analogue dans des proportions aussi vastes ? Les créations de Schiller, depuis les Räuber jusqu’à Wallenstein et Tell, suivent une voie semblable de perfectionnement successif, et nous éclairent aussi jusqu’à un certain point sur le développement de leur auteur ; mais chez Wagner la proportion est plus grandiose, la carrière parcourue est plus longue. Tout y a part à cet épurement et sert à l’exprimer ; non seulement le mythe, mais la musique. Je ne connais pas de musique plus morale que celle de l’Anneau du Nibelung ; là, par exemple, où Brünnhilde est réveillée par Siegfried. Là, Wagner s’élève à une hauteur, à une sainteté de sentiment telles que nous pensons involontairement aux reflets vermeils du soleil couchant sur la neige immaculée des sommets des Alpes, tant la nature qui s’y révèle est pure, solitaire, inaccessible, exempte de passion, inondée d’amour ; les nuées et les orages, le sublime même, sont au-dessous d’elle. Si de cette hauteur nous regardons en arrière vers le point de départ, le Tannhäuser et le Holländer, nous comprenons comment l’homme se développa dans Wagner : comme ses commencements furent obscurs et agités, avec quelle impétuosité il rechercha la satisfaction de ses goûts, la puissance, les plaisirs enivrants, et comme il les fuyait souvent avec dégoût, comme il aspirait à jeter loin de lui son fardeau, aspirait à l’oubli, au doute, au sacrifice — le fleuve tout entier de son activité se précipitait tantôt dans une vallée, tantôt dans une autre, et s’enfonçait dans les plus sombres ravins ; — puis dans la nuit de ces efforts souterrains, bien loin au-dessus de lui, apparut une étoile à l’éclat mélancolique ; dès qu’il la reconnut, il la nomma : Fidélité, oubli de soi par fidélité ! Pourquoi sa lumière lui parut-elle plus claire et plus pure que tout au monde ? Quel sens mystérieux renferme pour lui ce mot de fidélité ? Car sur tout ce qu’il a pensé et composé il a gravé l’image et le problème de la fidélité ; ses œuvres renferment une série presque complète de ses manifestations les plus belles et les plus rares : la fidélité du frère pour la sœur, de l’ami pour l’ami, du serviteur pour son maître ; d’Élisabeth pour Tannhäuser, de Senta pour le Holländer, d’Elsa pour Lohengrin, d’Isolde, de Kurvenal et de Marke pour Tristan, de Brünnhilde pour les vœux les plus secrets de Wotan — et tant d’autres encore. C’est l’expérience la plus primitive, la plus personnelle que Wagner constate en lui-même et qu’il révère comme un saint mystère ; c’est elle qu’il cherche à exprimer par le mot de fidélité ; elle qu’il ne se lasse point de personnifier, de vivifier de mille manières, lui consacrant dans la plénitude de sa reconnaissance ses meilleurs trésors et la plus pure essence de son art ; c’est enfin cette merveilleuse conviction que l’une des deux sphères de sa nature est restée fidèle à l’autre, que la sphère créatrice, innocente, lumineuse, a gardé la foi d’un amour libre des plus désintéressés, à celle qui était sombre, indomptable et tyrannique.



III


L’équilibre entre ces deux forces constituantes, le dévouement de l’une à l’autre, produisait la contrainte nécessaire qui le rendait seule capable de rester complet et bien lui-même. C’était en même temps la seule chose qui ne fût pas en son pouvoir, qu’il ne pût qu’observer et accepter, tandis que les sollicitations a l’infidélité et les dangers dont elle le menaçait l’environnaient d’une manière toujours plus pressante. Et l’incertitude est une source abondante de souffrances pour celui qui est en voie de développement ! Chacun de ses instincts tendait à outre-passer toutes les bornes ; chacune de ses aptitudes à jouir de l’existence voulait se satisfaire séparément ; plus elles étaient nombreuses et plus le tumulte était fort, plus leurs rencontres étaient hostiles. Puis la vie, le hasard irritaient à leur tour ; le pouvoir, l’éclat, le désir ardent du gain ; plus souvent encore c’était la cruelle nécessité qui l’oppressait, la nécessité de vivre d’une manière ou d’une autre ; partout des entraves et des pièges. Comment serait-il possible de se rester fidèle ici, de se conserver tout entier ? Ce doute l’accablait souvent et s’exprimait alors comme un artiste exprime ses doutes, par des créations artistiques. Élisabeth ne peut que souffrir, prier et mourir pour Tannhäuser ; elle sauve l’inconstant par sa fidélité, mais ce n’est pas pour cette vie. Tout se passe d’une façon dangereuse et désespérée dans la carrière de tout artiste véritable jeté sur l’arène des temps modernes. Il peut arriver au pouvoir et aux honneurs de différentes manières ; le repos et le contentement sont souvent à sa portée, mais toujours sous la forme sous laquelle l’homme moderne les connaît, et sous laquelle ils doivent se changer pour l’artiste sincère en une vapeur étouffante. Dans cette tentation et dans la résistance à cette tentation résident également des dangers pour lui ; dangers dans la répugnance qu’il éprouve pour les moyens modernes de se procurer en même temps des jouissances et de la considération ; dangers, enfin, dans la colère qui se tourne contre toutes les satisfactions égoïstes dans le goût des hommes actuels. Qu’on se représente Wagner remplissant un emploi — et il eut à exercer la charge de maître de chapelle à différents théâtres de ville et de cour. — Qu’on essaie de comprendre ce qu’éprouve l’artiste sérieux qui veut introduire forcément le sérieux là où les institutions modernes sont érigées avec une légèreté presque préméditée, et ne se font pas défaut d’exiger de la légèreté de la part de ceux qui les soutiennent. Qu’on essaie de comprendre ce qu’il éprouve lorsqu’il y réussit en partie tout en échouant toujours dans l’ensemble, lorsque le dégoût s’empare de lui et qu’il cherche à fuir, lorsqu’il ne trouve point de refuge et se voit toujours forcé de revenir comme un des leurs vers les Bohémiens et les bannis de notre société civilisée. Quand il brise les liens qui le retenaient à une position, il en trouve rarement une meilleure ; quelquefois même il tombe dans la plus profonde détresse. C’est ainsi que Wagner changea de villes, de compagnons, de pays, et lorsqu’on connaît les prétentions et les entourages au milieu desquels il se trouvait, on a peine à comprendre qu’il les ait toujours supportés un certain temps. La plus longue moitié de sa vie fut oppressée par une atmosphère pesante ; il semble qu’il n’espérait plus en général, mais seulement du jour au lendemain ; ce qui fait qu’il ne désespéra pas complètement tout en n’ayant plus la foi en l’avenir. Il dut souvent ressentir ce qu’éprouve un voyageur marchant durant la nuit, brisé de fatigue, courbé sous un lourd fardeau, et néanmoins fiévreusement excité ; l’idée d’une mort subite n’était plus alors à ses yeux une épouvante, mais un fantôme séduisant, désirable. Oh ! voir disparaître à la fois le fardeau, le chemin, et la nuit ! c’était une puissante séduction. Maintes fois il recommença sa vie avec cette espérance au jour le jour, laissant derrière lui tous les fantômes. Mais la manière dont il le faisait dépassait presque toujours les bornes ; preuve que sa foi en cette espérance n’était ni ferme ni profonde, et servait seulement à l’étourdir. La disproportion entre ses aspirations et son impuissance partielle ou complète à les satisfaire, se changeait pour lui en aiguillon douloureux ; excitée par des privations continuelles, son imagination s’égarait dans des excès lorsque celles-ci venaient à cesser. Sa vie devenait de plus en plus compliquée, mais les moyens, les expédients qu’il découvrait dans son art étaient aussi de plus en plus hardis et fertiles en inventions, tout en n’étant au fond que des pis-aller dramatiques, des motifs mis en avant qui trompent un moment et ne sont inventés que pour un moment. Ils sont en un clin d’œil à sa portée et tout aussi vite usés. Envisagée de près et sans affection, la vie de Wagner, pour rappeler une pensée de Schopenhauer, tient beaucoup de la comédie et même d’une comédie singulièrement grotesque. Quel effet devait produire durant certaines périodes la conscience d’un grotesque manque de dignité de sa vie sur le sentiment de l’artiste qui, plus qu’aucun autre, semble ne respirer librement que dans les régions les plus hautes et les plus sublimes ! — Ceci donne beaucoup à penser !

Au milieu de cette activité pour laquelle seule une description détaillée pourrait inspirer le degré de pitié, de frayeur et d’admiration qu’elle mérite, se développe un talent pour s’instruire extraordinaire même parmi les Allemands, le peuple instruit par excellence ; et de ce talent résulte un nouveau danger, plus grand même que celui d’une vie en apparence errante et déracinée, entraînée ça et là par des illusions inquiètes. D’un novice essayant ses forces, Wagner devint sous tous les rapports un maître de la musique et du théâtre, et un inventeur fécond dans chacune des conditions techniques préliminaires. Personne ne lui contestera plus la gloire d’avoir fourni le modèle suprême pour l’art de la grande déclamation. Mais il devint encore bien plus que cela, et pour devenir ce qu’il est il ne put pas plus que d’autres se dispenser d’acquérir par l’étude le plus haut degré de culture. Et comme il étudia ! C’est une jouissance de l’observer. De tous côtés les matériaux s’amoncellent autour de lui, et en lui, et plus l’édifice devient imposant, plus s’élargit et s’élève la voûte de sa pensée dominante et régulatrice. Et pourtant, peu d’hommes eurent à lutter contre tant de difficultés pour arriver jusqu’aux avenues des sciences, et des arts spéciaux ; souvent même il fut forcé d’improviser ces avenues. Le rénovateur du drame simple, l’inventeur du rang dû aux arts dans la vraie société humaine, l’interprète inspiré des méditations antiques, le philosophe, l’historien, l’esthétique et le critique Wagner, le maître de la langue, le mythologiste et poète mythique qui le premier renferma ces belles et merveilleuses productions d’une imagination primitive dans un seul Anneau sur lequel il grava les runes de sa pensée — quelle abondance de savoir ne dût-il pas rassembler et embrasser pour devenir tout cela ! Et pourtant cet ensemble étouffa aussi peu sa volonté d’action que les détails les plus attrayants ne réussirent à l’en distraire. Pour apprécier la rareté d’une telle conduite, prenons Gœthe comme point de comparaison, Gœthe ce grand contraste de Wagner, qui, sous le double point de vue d’étudiant et de savant, peut être comparé à un fleuve riche en affluents qui ne porte point toutes ses eaux à la mer, mais en perd au moins la moitié dans les ondulations de son cours. Il est vrai qu’une nature comme celle de Gœthe recueille plus de satisfaction et en procure plus ; elle exhale comme une douce et noble prodigalité ; tandis que le cours puissant du fleuve de Wagner pourrait bien effrayer et rebuter. Mais que d’autres s’effraient s’ils veulent ! quant à nous, nous serons d’autant plus courageux puisque nos yeux ont pu voir le héros qui n’a pas appris la peur, pas plus à l’égard de la civilisation moderne qu’en toute autre chose.

Il n’apprit pas plus à trouver le repos dans les études historiques et la philosophie, et à s’approprier ce que leurs effets ont de merveilleusement calmant et d’opposé à toute action ou initiative. L’étude et la culture ne détournèrent l’artiste ni du travail ni de la lutte. Dès que la force créatrice s’empare de lui, l’histoire se transforme entre ses mains en une argile mobile. Sa position vis-à-vis d’elle devient alors toute différente de celle des autres savants, et ressemble bien plutôt à celle qu’occupait le Grec vis-à-vis de ses mythes, ceux-ci étant l’objet qu’on façonne et qu’on idéalise avec amour et une sorte de crainte pieuse, mais pourtant avec le droit souverain du créateur. Et précisément parce que l’histoire est pour lui plus flexible et plus changeante qu’un rêve, il lui est possible de concentrer dans un évènement particulier le type caractéristique d’une époque entière, et d’atteindre ainsi à un degré de vérité dans l’exposition auquel l’historien ne peut jamais atteindre. La forme et l’esprit distinctifs du moyen-âge chevaleresque ont-ils jamais passé aussi complètement dans une composition quelconque comme c’est le cas dans Lohengrin ? Et les Meistersinger ne parleront-ils pas encore de l’esprit allemand aux temps les plus éloignés, ne feront-ils pas plus que d’en parler, ne seront-ils pas eux-mêmes un des fruits les plus mûrs de cet esprit qui veut toujours réformer mais non résoudre, et qui n’a point oublié, au sein de ses faciles jouissances, de pratiquer ce noble mécontentement, source de toute action régénératrice ?

C’est vers cette espèce de malaise, de mécontentement, que Wagner se sentit toujours plus porté par ses études historiques et philosophiques. Il sut non seulement y trouver ses armes et un bouclier, mais avant tout le souffle inspirateur qui plane sur les tombeaux des grands combattants, des grands penseurs et des grands affligés. L’on ne peut en rien se distinguer autant de la génération actuelle que par l’emploi qu’on fait des études historiques et de la philosophie. Comme elles sont ordinairement comprises aujourd’hui, les premières semblent avoir reçu la mission de laisser respirer l’homme moderne qui marche haletant vers son but, de sorte qu’il se sente pour ainsi dire débarrassé de ses harnais. Ce que signifie Montaigne considéré individuellement au milieu de l’agitation de l’esprit de réformation, un repos en soi-même, une paisible retraite en soi-même, un temps de répit pour reprendre haleine, — et c’est bien ainsi que le comprit Shakespeare, son meilleur lecteur, — voilà ce que signifient les études historiques pour l’esprit moderne. Si, depuis un siècle, les Allemands se sont particulièrement occupés des études historiques, cela prouve qu’ils sont au milieu du mouvement de la société nouvelle la force calmante, ralentissante, retardatrice ; ce que quelques-uns interprèteront peut-être comme une louange en leur faveur. Mais en somme, c’est un indice dangereux de voir les efforts intellectuels d’une nation se tourner de préférence vers le passé ; c’est un signe d’énervation, de rechute et d’infirmité, si bien qu’elle est exposée par là de la manière la plus dangereuse à toutes les fièvres contagieuses, telles que la fièvre politique entre autres. Dans l’histoire de l’esprit moderne, nos savants sont les représentants d’un pareil état de faiblesse en opposition constante avec tous les mouvements réformateurs et révolutionnaires ; ils ne se sont pas imposé la plus noble des missions, mais ils se sont assuré une espèce particulière de paisible bonheur. À la vérité, chaque démarche indépendante et courageuse passe à côté d’eux, tout en ne passant nullement à côté de l’histoire elle-même ! Celle-ci tient en réserve de tout autres forces, comme le pressentent des natures telles que Wagner ; mais elle a besoin avant tout d’être écrite une fois dans un sens beaucoup plus sérieux et plus sévère, par une âme vraiment puissante, et non plus d’une manière optimiste comme par le passé ; tout autrement donc que les savants allemands ne l’ont traitée jusqu’à présent. Il règne dans tous leurs ouvrages quelque chose de flatteur, de soumis, de satisfait ; et le cours des choses a leur approbation. C’est déjà beaucoup quand l’un d’eux donne à entendre qu’il n’est satisfait que parce que les choses auraient pu tourner plus mal ; la plupart d’entre eux croient involontairement que tout s’est passé pour le mieux. Si l’étude de l’histoire n’était pas toujours une théodicée chrétienne déguisée, si elle était écrite avec plus de justice et plus d’ardeur sympathique, elle serait vraiment loin de pouvoir rendre les services auxquels on l’emploie maintenant : comme narcotique contre toute tendance révolutionnaire et novatrice. Il en est de même de la philosophie, de laquelle la plupart ne veulent apprendre qu’à concevoir les choses à peu près — à peine à peu près — pour en prendre ensuite leur parti. Ses représentants les plus nobles eux-mêmes mettent si bien en relief son influence calmante et consolante que les paresseux et les passionnés du repos peuvent bien se faire l’illusion qu’ils recherchent la même chose que la philosophie. Néanmoins, la question principale de toute philosophie me paraît être celle de savoir à quel point les choses ont une forme et un caractère immuables, pour pouvoir ensuite, lorsque cette question aura été résolue, poursuivre avec une bravoure à toute épreuve l’amélioration de ce qui dans le monde sera reconnu susceptible de changement. C’est ce qu’enseignent aussi les vrais philosophes par leurs propres actions en travaillant à améliorer le discernement si modifiable des hommes, et en ne gardant pas leur sagesse pour eux seuls. C’est ce qu’enseignent aussi les vrais disciples des vraies philosophies qui, comme Wagner, savent en extraire précisément, non des narcotiques, mais une décision plus forte et l’inflexibilité de leur volonté. Là où l’activité de Wagner est la plus puissante et la plus héroïque, il est aussi le plus philosophe. Et c’est en sa qualité de philosophe qu’il traversa sans peur non seulement la fournaise ardente de différents systèmes philosophiques, mais aussi les vapeurs de la science et de l’érudition, et resta fidèle à la plus noble moitié de lui-même qui exigeait de sa nature si multiple des œuvres d’ensemble, et qui le poussait à souffrir et à s’instruire afin de pouvoir les accomplir.



IV


L’histoire du développement de la culture depuis les Grecs est assez courte quand on considère la longueur réelle du chemin qu’elle a parcouru, et qu’on ne tient pas compte de ses haltes, de ses rechutes, de ses hésitations, de ses détours. L’hellénification du monde, et, pour rendre celle-ci possible, l’orientalisation de l’hellénisme, — cette double mission du grand Alexandre — est encore toujours le dernier évènement d’importance ; et la vieille question de savoir si une civilisation étrangère est réellement transmissible, est encore toujours le problème que les modernes s’efforcent en vain de résoudre. L’action alternative et combinée de ces deux agents a particulièrement influencé le cours de l’histoire. Ainsi le christianisme, par exemple, se présente comme un fragment d’antiquité orientale que l’humanité a complété par la pensée et réalisé dans ses actes jusque dans les détails les plus minutieux. Lorsque son influence eut commencé à diminuer, ce fut l’esprit hellénique qui regagna du pouvoir ; nous sommes témoins de phénomènes si étranges qu’ils seraient inexpliquables et absolument dépourvus de fondement si l’on ne pouvait, en franchissant un immense espace de temps, les relier aux analogies grecques. Il y a ainsi entre Kant et les Éléatiques, entre Schopenhauer et Empédocle, entre Eschyle et Richard Wagner, de tels rapprochements, de telles parentés, qu’on y peut presque toucher du doigt le caractère relatif de toutes les notions qui se rapportent au temps ; on dirait presque qu’il existe entre certaines choses une relation nécessaire, et que le temps qui les sépare en apparence n’est au fond qu’un nuage qui nous empêche de distinguer les lois de ce rapport. L’histoire des sciences exactes surtout réveille en nous l’impression que nous pourrions bien nous trouver maintenant aussi rapprochés que possible du monde alexandrin-grec, et que le pendule de l’histoire pourrait bien osciller de nouveau vers le point d’où il prit autrefois son élan vers des espaces mystérieux et indéfinis. L’image de notre monde actuel n’est nullement nouvelle ; celui qui connaît l’histoire y retrouve toujours plus les traits familiers d’un visage connu. L’esprit de la culture hellénique est infiniment dispersé dans notre époque ; et tandis que des forces variées se pressent de tout part, et que les résultats des sciences et des aptitudes modernes deviennent des matières d’échange, on voit reparaître comme une pâle vision dans un crépuscule lointain la noble image de l’hellénisme. Suffisammant orientalisé, le monde aspire de nouveau à l’hellénification ; mais celui qui voudrait contribuer à la réalisation de ce désir aurait besoin de promptitude et du talon ailé du messager des dieux pour rassembler les fragments si divers et si dispersés des sciences, les mondes si peu homogènes du talent, et pour en parcourir et en dominer le champ si vaste dans toute son étendue. Il est donc maintenant nécessaire qu’une génération d’Anti-Alexandres se lève douée de la force suprême de concentrer et de relier, d’attirer à soi les fils isolés du tissu, afin d’empêcher qu’ils ne soient dispersés à tous les vents. Il ne s’agit plus maintenant de trancher le nœud gordien de la culture grecque comme le fit Alexandre, de manière que les extrémités s’en dispersèrent dans toutes les directions ; s’agit de renouer ce qui a été tranché. Je reconnais dans la personne de Wagner un de ces Anti-Alexandre. Il le possède le secret de réunir ce qui était isolé, faible et inactif ; on peut dire qu’il dispose d’une force de concentration, et sous ce rapport, il est une des plus grandes puissances civilisatrices de son temps. Il domine les arts, les religions, les différentes histoires nationales, et n’en est pas moins tout le contraire d’un polymathe, d’un esprit qui ne sait que rassembler et classer des matériaux ; car il est l’artiste puissant qui les transforme et leur donne la vie, un simplificateur du monde. On ne se laissera pas détourner de cette idée en comparant cette mission générale que lui a dictée son génie avec l’autre tâche plus rapprochée et plus limitée à laquelle on pense maintenant tout d’abord lorsqu’on prononce le nom de Wagner. On attend de lui une réformation du théâtre ; mais en supposant que cette dernière lui réussisse, qu’aurait-on gagné par là pour sa mission supérieure ?

Par là l’homme moderne serait changé et réformé ; tant il est vrai que dans notre société nouvelle tout tient si nécessairement à l’ensemble que si l’on vient à en retirer une seule pierre tout l’édifice s’ébranle et s’écroule. Et ce que nous assumons ici avec une apparence d’exagération de la réforme de Wagner, on pourrait l’attendre également de toute autre véritable réforme. Il n’est pas possible de rendre à l’art théâtral son efficacité dans toute sa force et toute sa pureté, sans innover en même temps partout, dans les mœurs et dans l’état, dans l’éducation et dans les rapports sociaux. L’amour et la justice étant devenus puissants sur un point qui serait, dans ce cas, le royaume de l’art, il est de nécessité absolue qu’ils se propagent et gagnent du terrain ; ils ne peuvent rentrer dans l’immobilité de leur précédent état de chrysalide. Même pour comprendre en quoi la place qu’occupent nos arts dans notre vie est un symbole de la dégénération de cette vie, en quoi nos théâtres sont une honte pour ceux qui les bâtissent et ceux qui les visitent, on est déjà forcé de désapprendre, et de voir quelque chose de très-extraordinaire, de très compliqué dans tout ce dont nos moeurs ont fait des habitudes journalières. Un singulier manque de lucidité dans le jugement, une passion mal déguisée d’amusement et de distraction à tout prix, des scrupules érudits, une affectation du côté des exécutants cherchant à faire croire qu’ils prennent l’art au sérieux, une soif brutale du gain du côté des entrepreneurs, platitude et légèreté d’une société, qui ne pense au peuple que tant qu’il lui est utile ou redoutable, qui recherche théâtres et concerts sans qu’ils réveillent jamais en elle la pensée d’un devoir — tels sont aujourd’hui les éléments de l’atmosphère lourde et malsaine de nos institutions artistiques. Lorsqu’on a fini par s’y habituer comme notre société bien élevée, l’on peut facilement se figurer que cette atmosphère est indispensable à la santé, et se trouver ensuite mal à son aise lorsqu’une contrainte quelconque nous en prive pour un certain temps. Il n’existe en effet qu’un seul moyen pour arriver promptement à reconnaître combien l’organisation de nos théâtres est vulgaire, et vulgaire d’une manière particulièrement bizarre : qu’on la compare avec l’ancienne réalité du théâtre grec ! Si nous ne savions rien des Grecs il n’y aurait peut-être pas moyen d’attaquer notre état de choses, et l’on prendrait des objections comme celles qui ont été pour la première fois largement formulées par Wagner pour les rêves de gens qui vivent au pays des nuages. On dirait peut-être : tels que sont les hommes, un art semblable est digne d’eux et leur suffit, et ils n’ont jamais été autres qu’ils ne sont ! — Mais il est certain qu’ils ont été autres ; et même de nos jours il se trouve des hommes auxquels les institutions actuelles ne suffisent pas, et l’entreprise de Bayreuth est là pour le prouver. Là, vous trouvez des spectateurs pleins de recueillement et d’enthousiasme, l’émotion d’hommes qui se sentent au comble du bonheur et concentrent dans ce bonheur leur nature entière pour y puiser la force d’une impulsion plus vaste et plus élevée. Là, vous trouvez le dévouement le plus désintéressé de la part des artistes, et le plus beau de tous les spectacles, le créateur victorieux d’une œuvre qui est elle-même une accumulation de triomphes artistiques. N’est-ce pas une chose presque merveilleuse de rencontrer de nos jours une manifestation semblable ? Ceux qui sont appelés à y concourir, comme acteurs ou comme témoins, ne doivent-ils point être déjà transformés et renouvelés afin de pouvoir à l’avenir et dans d’autres sphères transformer et renouveler à leur tour ? N’est-ce point là la vue d’un port après l’immense désert de l’océan ? n’est-ce point là le silence répandu sur les eaux ? — Celui qui quitte, pour retourner aux plaines et aux bas-fonds si différents de la vie, la profondeur et la solitude qui dominent ici toutes les impressions, ne doit-il pas se demander sans cesse comme Isolde : „Comment ai-je pu le supporter ? Comment puis-je le supporter encore ?“ Et s’il ne peut plus cacher en égoïste son bonheur et son malheur au-dedans de lui, il profitera dès lors de chaque occasion pour en rendre témoignage par ses actes. Où sont-ils ceux qui soufrent des institutions présentes ? se demandera-t-il. Où sont les alliés naturels avec lesquels nous pouvons lutter contre la propagation et les empiètements étouffants des prétentions à la culture ? Car jusqu’à présent — jusqu’à présent au moins — nous n’avons qu’un seul ennemi, ces esprits soi-disant „cultivés“ pour lesquels le nom de Bayreuth désigne une de leurs plus grandes défaites. Ils n’ont point concouru a cette œuvre, ils étaient furieux contre elle ou faisaient preuve de cette surdité plus efficace qui est devenue maintenant l’arme habituelle des adversaires les plus réfléchis. Mais ceci nous prouve précisément que leur malice et leur animosité furent impuissantes à détruire l’esprit de Wagner lui-même et à entraver l’accomplissement de son œuvre ; il y a plus ; ils ont trahi leur propre faiblesse, et prouvé que la puissance des dominateurs actuels ne résistera plus à beaucoup d’attaques. Le moment est venu pour ceux qui veulent vaincre et conquérir ; les royaumes les plus vastes leur sont ouverts ; aussi loin qu’il y a des possessions, un point d’interrogation fatal s’attache comme une menace au nom des possesseurs. Ainsi tout l’édifice de l’éducation entre autres est notoirement vermoulu, et partout nous rencontrons les individus qui ont quitté en silence l’édifice menaçant. Que ne peut-on forcer ceux qui sont déjà profondément mécontents à se déclarer et à se révolter ouvertement ! Que ne peut-on les délivrer de la timidité de leur mécontentement ! Si l’on déduisait de l’ensemble de notre système d’éducation le renfort de ces natures silencieusement désapprobatrices, ce serait certes la perte la plus sensible que l’on pourrait lui faire éprouver. Parmi les savants, par exemple, ceux-la seuls resteraient fidèles à l’ancien état de choses qui ont déjà respiré la contagion des illusions politiques, et les littéromanes de tout genre. L’engeance désagréable qui ne se soutient qu’en s’appuyant sur la violence et l’injustice, sur l’état et la société, et pour laquelle c’est un avantage de rendre ces derniers toujours plus méchants et plus arbitraires, cette engeance, privée de cet appui, n’est que faiblesse et lassitude ; on n’a qu’à la bien mépriser pour la voir s’évanouir aussitôt. Elle n’est point digne d’effrayer celui qui combat pour l’avancement de la justice et de l’amour parmi les hommes ; car il ne se verra en face de ses véritables adversaires que lorsqu’il aura conduit à bonne fin le combat engagé contre la culture du jour qui n’est que leur avant-garde.

Pour nous, Bayreuth signifie la consécration au matin du combat. On ne pourrait guère nous faire plus de tort qu’en supposant que nous n’ayons que l’art seul en vue ; comme si nous voulions désormais le faire passer pour un remède salutaire et assoupissant à l’aide duquel on pourrait se libérer de tous les autres pitoyables détails de l’existence. Dans l’image que nous présente le chef-d’œuvre tragique de Bayreuth nous voyons au contraire la lutte des individus avec tout se qui s’oppose à eux sous la forme d’une invincible nécessité, avec la puissance, la loi, l’usage, la convention, avec des séries entières d’ordre de choses. Pour les individus la plus belle vie est de mûrir pour la mort dans le combat, et de se sacrifier pour la justice et l’amour. Le regard mystérieux que la Tragédie tourne vers nous n’est point un charme énervant et paralysant. Cependant elle exige un certain repos tant que nous sommes sous l’influence de son regard. Car l’art ne nous est pas donné pour le moment même du combat, mais pour les moments de repos qui le précèdent ou l’interrompent, pour ces instants fugitifs où, raminant le passé, pressentant l’avenir, nous comprenons le symbolisme, où, avec l’impression d’une légère fatigue, un rêve rafraîchissant s’abaisse sur nous. Le jour et la lutte vont commencer, les ombres sacrées s’évanouissent, et l’art est de nouveau loin de nous ; mais sa consolation est restée répandue sur l’homme comme une rosée du matin. Le malheureux ne rencontre que trop à chaque pas son insuffisance et son impuissance personnelles ; comment trouverait-il le courage de combattre s’il n’était pas devenu d’abord par cette consécration quelque chose d’impersonnel ! Les plus grandes souffrances que l’individu peut éprouver, le manque d’accord sur la vérité parmi les hommes, l’incertitude des derniers résultats de la science, l’inégalité des facultés, tout cela fait qu’il a besoin de l’art. Nous ne pouvons pas être heureux tant qu’autour de nous tout souffre ou se forge des souffrances ; on ne peut pas être vertueux tant que le cours des choses humaines est dirigé par la violence, le mensonge et l’injustice ; on ne peut pas même être sage tant que l’humanité tout entière n’a pas rivalisé d’ardeur pour acquérir la sagesse, et n’introduit pas le jeune homme de la manière la plus sage dans la vie et dans la science. Comment serait-il donc possible de supporter le sentiment de cette triple insuffisance si l’on n’était pas capable de découvrir un sens sublime dans la nécessité d’aspirer, de combattre, de succomber ; si l’on n’apprenait de la tragédie à prendre plaisir au rhythme grandiose et à la victime de la passion. L’art, à la vérité, n’est pas un gouverneur pour notre conduite immédiate ; l’artiste n’est jamais en ce sens un gouverneur ou un conseiller. Les objets auxquels aspirent les héros tragiques ne sont pas indistinctement en eux-mêmes les buts les plus dignes d’aspiration. Aussi longtemps que nous nous trouvons sous le charme de l’art, notre appréciation des choses est altérée comme dans un rêve. Ce que nous trouvons, tant que dure cet état, tellement désirable que nous applaudissons au héros qui choisit plutôt la mort que d’y renoncer, ceci a rarement la même valeur pour la vie réelle, et est rarement digne des mêmes efforts ; et cela tient précisément à ce que l’art est l’activité de celui qui se repose. Les luttes qu’il représente sont des simplifications des véritables luttes de la vie ; ses problèmes sont des abbréviations du problème infiniment compliqué de l’action et de la volonté humaines. Mais c’est en ceci que réside la grandeur et la nécessité absolue de l’art, qu’il fait naître l’apparence d’un monde simplifié, d’une solution plus prompte du problème de la vie. Aucun de ceux qui souffrent de la vie ne peut se passer de cette apparence, comme personne ne peut se passer de sommeil. Et plus la science des lois qui régissent la vie devient difficile, plus nous aspirons à l’apparence de cette simplification, ne dût-elle durer que quelques instants ; plus forte et plus pénible devient aussi la tension entre la connaissance générale des choses et la faculté morale de chacun de nous. Et l’art nous est donné pour empêcher que l’arc ne se brise.

L’individu doit être transformé en quelque chose d’impersonnel ; voilà ce que se propose la tragédie ; elle veut qu’il désapprenne l’épouvante qu’inspire à chacun la mort et le temps ; car dans le moment le plus fugitif de son existence il peut lui arriver quelque chose de saint qui l’emporte infiniment sur toute espèce de lutte et de souffrance ! Et c’est là ce qui s’appelle avoir le sentiment tragique. Et si toute l’humanité doit mourir un jour, — et qui voudrait en douter ! — son but, sa mission principale pour les temps à venir doit être de s’unir, de se fondre en une seule communauté afin de pouvoir marcher au-devant de sa ruine imminente comme un ensemble animé du sentiment tragique. Tout le perfectionnement des hommes est renfermé comme un germe dans cette mission souveraine ; sa répudiation définitive de la part de l’humanité serait ce que l’âme du philantrope pourrait contempler de plus triste. C’est au moins ce que moi j’éprouve ! Il n’y a qu’un seul espoir et une seule garantie pour l’avenir de ce qui est humain : c’est que le sentiment tragique ne meure pas. Si les hommes devaient le perdre un jour complètement, il faudrait faire retentir des lamentations inouïes sur la terre, tandis qu’il n’existe pas de joie plus délicieuse que celle de savoir ce que nous savons — que la pensée tragique a de nouveau fait son apparition dans le monde. Car cette joie est bien une joie toute impersonnelle et générale, un jubilé de l’humanité proclamant la liaison et l’avancement certains de tout ce qui est humain.




V


Wagner concentra sur la vie présente et le passé la lumière d’une intelligence dont le rayon était assez puissant pour projeter la clarté jusqu’à des distances extraordinaires. C’est pour cela qu’il est un simplificateur du monde ; car la simplification du monde consiste toujours en ceci, que le regard de l’homme intelligent domine la masse immense et inculte d’un chaos apparent et réunit puissamment ce qui paraissait auparavant dispersé d’une manière irréconciliable. Wagner atteignit ce but en découvrant un rapport entre deux choses qui semblaient exister en dehors l’une de l’autre comme dans des sphères complètement isolées : entre la musique et la vie, ainsi qu’entre la musique et le drame. Nous ne voulons pas dire par là qu’il ait inventé ou créé ces rapports ; ils existent, et se trouvent pour ainsi dire sous les pas de chacun ; car tout grand problème est semblable à la pierre précieuse que foulent en passant des milliers d’indifférents avant que l’un d’eux se baisse pour la ramasser. Comment se fait-il, se demande Wagner, que dans la vie des hommes modernes un art tel que la musique se soit développé avec une puissance si incomparable ? Pour voir là un problème, il n’est point nécessaire de s’être fait par aventure une opinion défavorable de cette vie moderne ; au contraire, lorsqu’on considère toutes les forces qui sont le propre de cette vie, lorsqu’on se représente une existence aux aspirations puissantes luttant pour la conscience de la liberté et pour l’indépendance de la pensée, la présence de la musique au milieu de ce monde n’en paraît que plus énigmatique. N’est-on pas forcé d’avouer que la musique n’a pu naître d’une époque semblable ! À qui doit-elle donc son existence ? À un hasard ? Certes, un grand artiste isolé pourrait bien être le résultat d’un hasard, mais l’apparition d’une série de grands artistes telle que nous la révèle l’histoire de la musique moderne, et telle qu’il ne s’en produisit qu’une seule fois une semblable, du temps des Grecs, cette apparition, disons-nous, donne à penser qu’ici ce n’est pas le hasard mais bien une nécessité absolue qui fait loi. Et cette nécessité est le problème dont Wagner nous donne la solution.

D’abord, il sut reconnaître un mal qui s’étend aujourd’hui aussi loin que le lien de la civilisation entre les peuples ; partout le langage est en souffrance, et l’oppression de cette étrange maladie se fait sentir à tout le développement humain. S’éloignant toujours plus des fortes manifestations du sentiment qu’il avait exprimées à l’origine dans toute leur simplicité, le langage fut constamment forcé de gravir les derniers degrés auxquels il pût atteindre afin d’embrasser le monde de la pensée, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus opposé au sentiment. Cette extension démesurée eut pour résultat d’épuiser ses forces pendant la période relativement si courte de la nouvelle civilisation, de sorte qu’il n’est plus capable d’effectuer la tâche unique en vue de laquelle il a été institué, et qui serait d’aider ceux qui souffrent à s’expliquer entre eux au sujet des peines les plus ordinaires de la vie. Dans sa misère l’homme ne peut plus se faire connaître à l’aide du langage ; il ne peut donc plus se communiquer véritablement. Dans cet état de choses obscurément senti le langage est devenu partout un pouvoir indépendant qui étreint aujourd’hui les hommes dans ses bras invisibles et les pousse là où ils ne voulaient point aller ; dès qu’ils cherchent à s’expliquer entre eux, à s’associer pour une œuvre quelconque, le délire des notions générales, la sonorité des mots vient à s’emparer d’eux, et, par suite de cette incapacité dans les communications réciproques, les créations qu’ils exécutent en commun portent toutes le cachet d’un manque-d’entente, en ce sens qu’elles ne sont point en rapport avec les véritables besoins qui les ont fait naître, mais uniquement avec ces notions, ces expressions creuses et despotiques. Ainsi à toutes ses souffrances l’humanité ajoute encore la souffrance de la convention, c’est-à-dire la conformité dans les paroles et les actions sans la conformité du sentiment. De même que dans la période décroissante de chaque art il arrive un moment où l’exubérance maladive de ses expédients et de ses manifestations acquiert une influence tyrannique sur l’âme des jeunes artistes et fait d’eux ses esclaves, on se trouve être aujourd’hui au déclin des langues l’esclave des mots. Cette contrainte ne permet plus à personne de se montrer tel qu’il est, de parler naïvement ; et il en est peu, en général, qui réussissent à sauvegarder leur individualité dans leur combat avec une culture qui croit prouver son succès, non en allant au-devant de besoins et de sentiments bien définis pour les élever en les cultivant, mais en enlaçant l’individu dans le réseau des „notions bien définies“ et en lui enseignant à penser juste ; comme s’il y avait une importance quelconque à faire penser et conclure un homme avec justesse si l’on n’a pas réussi d’abord à faire de lui un être qui sait sentir juste. Si donc la musique de nos maîtres allemands résonne au milieu lieu d’une humanité tellement malade, qu’est-ce qui produit ce résonnement ? Rien autre que le sentiment juste, l’ennemi de toute convention, de toute aliénation factice, de toute incompréhensibilité d’homme à homme. Cette musique est en même temps un retour vers la nature et une purification et conversion de la nature ; car c’est l’âme des hommes les plus aimants qui a senti l’obligation de ce retour, et leur art est un écho de la nature transformée en amour.

Prenons ceci comme l’une des réponses de Wagner lorsqu’on demande ce que signifie la musique de notre temps ; car il en tient une seconde en réserve. Le rapport entre la musique et la vie n’est pas seulement celui d’une espèce de langage à une autre, c’est aussi le rapport du monde parfait de l’ouïe au monde complet de la vue. Considérée comme un phénomène pour la vue et comparée aux phénomènes antérieurs de l’existence, la vie des hommes actuels présente une pauvreté et un épuisement indicibles, malgré son indicible variété qui ne peut satisfaire que le regard le plus superficiel. On n’a qu’à regarder de plus près, qu’à s’analyser l’effet de cette bigarrure si agitée ; ne croirait-on pas voir la surface étincelante d’une mosaïque dont les innombrables parcelles sont toutes empruntées à des civilisations précédentes ? Tout n’est-il pas ici un faste mal placé, une agitation simulée, une apparence usurpée ? N’est-ce pas un vêtement dérisoire aux lambeaux bariolés offert à celui qui souffre du froid et de la nudité ? Une danse de joie mensongère demandée à celui qui pleure ? L’expression d’une fierté sans bornes affichée par celui qui est blessé au cœur ? Puis, voilés, dissimulés par la vitesse de l’incessant tourbillon, une impuissance monotone, une discorde incessante, un ennui des plus laborieux, une misère honteuse ! La manière dont l’homme moderne se manifeste n’est plus qu’une apparence ; ce qu’il représente sert bien plutôt à le dissimuler qu’à le rendre visible ; et le reste d’invention et d’activité artistique qui s’est conservé chez quelques peuples, comme chez les Français et les Italiens, n’est employé qu’à favoriser cette dissimulation. Maintenant, partout où l’on demande de la „forme“, dans la société, dans la conversation, dans le style, dans les rapports réciproques des nations, partout on entend involontairement par là une apparence agréable, ce qui est l’opposé du vrai sens de forme, la forme étant la formation de nécessité absolue qui n’a pas à s’occuper de ce qui est „agréable“ ou „désagréable“, précisément parce qu’elle est nécessaire et non facultative. Mais là aussi où, pour le moment, les peuples civilisés n’éprouvent pas un besoin particulier de la forme, on ne possède pas plus cette formation nécessaire ; on n’est seulement pas aussi heureux, tout en étant aussi zélé, dans la recherche de l’apparence agréable. Combien l’apparence est agréable de part et d’autre, et pourquoi chacun doit trouver son agrément à ce que l’homme moderne s’efforce au moins de paraître, c’est ce que chacun comprend dans la proportion dans laquelle il participe lui-même de l’homme moderne — „Les galériens seuls se connaissent, — dit le Tasse — quant à nous, nous méconnaissons les autres par politesse, afin qu’ils nous méconnaissent de la même manière.“

Et voilà que dans ce monde où règnent les formes et le désir de se voir méconnu apparaissent les âmes animées par la musique — et dans quel but ? Elles se meuvent en harmonie avec le rhythme souverain aux allures indépendantes ; pleines d’une noble loyauté, d’une passion supérieure à toute personnalité, brûlant de l’ardeur à la fois puissante et paisible de la musique, elles en sont une source inépuisable qui déborde incessamment vers la lumière — et tout ceci, dans quel but ?

Par l’entremise de ces âmes inspirées la musique exprime le désir qu’elle a de sa sœur légitime, la gymnastique, qui est son expression nécessaire dans le monde visible ; en cherchant à satisfaire ce désir la musique se transforme en juge de tout le monde actuel des choses visibles et des apparences mensongères. Ceci est la seconde réponse de Wagner à ceux qui demandent ce que la musique signifie de nos jours. Aidez-moi, dit-il à tous ceux qui savent entendre, aidez-moi à découvrir la culture que ma musique, l’expression retrouvée du sentiment juste, fait présager ; pensez que l’âme de la musique veut maintenant se créer un corps, qu’elle cherche sa voie pour devenir visible au milieu de vous dans l’ensemble de vos mouvements, de vos actions, de vos établissements et de vos mœurs. Il y a des hommes qui comprennent cet appel, et ils deviendront toujours plus nombreux ; ils comprennent aussi pour la première fois ce que cela signifie de prendre la musique pour base de l’état — une chose que les anciens Hellènes avaient non seulement comprise, mais dont ils s’étaient fait une loi pour eux-mêmes. Ces mêmes esprits clairvoyants hésiteront aussi peu à condamner l’Etat dans sa forme actuelle, que la plupart des hommes le font dès aujourd’hui à l’égard de l’Église. En nous dirigeant vers ce but si nouveau mais qui n’a pas passé de tous temps pour quelque chose d’inouï nous sommes amenés à nous avouer en quoi consiste la lacune la plus humiliante de notre éducation et la vraie cause de son impuissance à nous faire sortir de la barbarie : il lui manque l’âme de la musique comme inspiratrice du mouvement et de la forme, tandis que les exigences et l’organisation de l’éducation sont l’œuvre d’une époque où n’existait point encore la musique à laquelle nous accordons ici une confiance si considérable. Notre éducation est ce qu’il y a de plus arrièré dans le temps où nous vivons, et de plus arrièré précisément par rapport au seul nouvel élément éducateur qui donne aux hommes d’à présent un avantage sur ceux des siècles passés, — ou qui le leur donnerait s’ils consentaient à ne plus vivre en insensés en proie à la fièvre du moment ! Comme jusqu’à présent leur âme n’a point encore donné asile à l’âme de la musique, ils n’ont pas non plus conçu l’idée de la gymnastique dans le sens que les Grecs et Wagner attachent à ce mot ; c’est pourquoi leurs artistes sont condamnés à rester privés d’espérance aussi longtemps qu’ils voudront se passer de la musique comme guide vers un nouveau monde des perceptions visibles. Le talent peut augmenter à son gré, toujours il vient ou trop tard ou trop tôt, et toujours mal à propos, car il est impuissant et superflu puisque même ce que le passé nous a légué de plus parfait, la forme modèle de nos artistes, est devenu superflu et presque impuissant à ajouter une pierre nouvelle à l’édifice commencé. Si leur imagination n’est pas capable de leur faire distinguer devant eux des formes nouvelles, s’ils ne voient constamment que les anciennes qui sont derrière eux, ils peuvent bien être utiles aux études historiques, mais non à la vie ; ils sont morts avant d’avoir cessé de vivre. Mais celui qui sent en lui-même une vie véritable et féconde, — ce qui aujourd’hui n’a qu’un nom : la musique — pourrait-il un seul instant céder à l’illusion de fonder des espérances durables sur quelque chose qui s’épuise à produire des figures, des formes et des styles. Il est supérieur à toutes les vanités de ce genre, et ne pense pas plus à rencontrer des chefs-d’œuvre plastiques en dehors de ses expériences idéales, qu’il n’espère voir nos langues vieillies et effacées produire encore de grands écrivains. Plutôt que de prêter l’oreille à quelques consolations chimériques, il tourne un regard courageux mais profondément désenchanté vers notre état de choses moderne. Qu’il laisse l’amertume et la haine remplir son cœur, si ce cœur n’est pas assez tendre pour la pitié ! La méchanceté même et l’ironie sont préférables à ce qu’il s’abandonne, comme nos „amis des arts“, à une satisfaction trompeuse, à une paisible ivresse ! Cependant, même s’il peut faire plus que nier et mépriser, s’il peut aimer, s’il peut souffrir et travailler en commun, il est pourtant forcé de nier avant tout pour préparer la voie à son âme généreuse. Pour que la musique dispose un jour le cœur de beaucoup d’hommes à un pieux recueillement et fasse d’eux les confidents de ses grands desseins, il faut premièrement faire cesser tout rapport égoïste avec un art aussi saint. Il faudra bannir précisément „l’ami de l’art“, ce soutien fondamental de nos distractions artistiques telles que théâtres, musées et concerts, la faveur que le gouvernement accorde à ses désirs aura besoin d’être changée en défaveur, l’opinion publique qui met un prix tout particulier à voir inculquer cette amitié de l’art devra être battue en brèche par un jugement plus sain. En attendant nous devons regarder même l’ennemi déclaré de l’art comme un allié véritable et utile puisque son inimitié n’est dirigée que sur l’art tel que le conçoit „l’ami de l’art“ ; il n’en connait pas d’autre ! Qu’on ne l’empêche donc point de reprocher à cet ami de l’art les sommes follement prodiguées à la construction de nos théâtres et de nos monuments publics, à l’engagement de ses chanteurs et acteurs „célèbres“, à l’entretien de ses écoles et de ses musées des beaux-arts si complètement infructueux ; sans compter ce que chaque famille dépense pour l’éducation en énergie, en temps et en argent, dans un but soi-disant „artistique“. Il n’y a là ni faim, ni rassasiement, mais un jeu languissant avec l’apparence de l’un et de l’autre, inventé par le vain désir de produire de l’effet et de dérouter le jugement des autres ; ou bien ce qui est pis encore, on prend l’art plus ou moins au sérieux, et l’on exige alors de lui la production d’une espèce de faim et de désir, et l’on s’imagine que sa mission consiste à produire cette excitation factice. Comme si l’on avait peur de périr ensuite du dégoût de soi-même et de sa propre inertie, on conjure tous les mauvais démons pour se laisser traquer par eux comme un gibier aux abois ; on a soif de souffrance, de colère, de haine, d’échauffement, de frayeur subite, d’anxiété sans trêve, et l’on a recours à l’artiste pour évoquer cette chasse infernale. Dans l’économie spirituelle de nos hommes cultivés, l’art est un besoin ou complètement mensonger ou avilissant ; ce n’est rien ou c’est quelque chose de mauvais. L’artiste, le meilleur et le plus rare, ne voit rien de tout cela, car il est en proie à une sorte de rêve assoupissant, et répète en hésitant, d’une voix mal assurée, des paroles belles et étranges qu’il croit entendre de fort loin mais dont il ne distingue pas le son assez clairement. Tandis que l’artiste de trempe tout-à-fait moderne s’avance plein de mépris pour l’hésitation et les paroles rêveuses de son noble compagnon ; il tient en laisse toute la meute glapissante des passions et des horreurs pour la déchaîner au besoin sur les hommes modernes ; car ces derniers préfèrent être poursuivis, blessés et déchirés, plutôt que d’être obligés de vivre paisiblement seuls avec eux-mêmes. Seuls avec eux-mêmes ! Cette pensée répugne aux âmes modernes, c’est de cela qu’elles ont peur, c’est cela qui est leur épouvantail.

Lorsque je contemple dans les grandes villes les milliers d’individus qui passent devant moi avec l’expression de la hâte ou de l’apathie, je me dis toujours : ils doivent se sentir mal à l’aise. Pour tous ceux-ci cependant, l’art n’est là que pour qu’ils se sentent encore plus mal à l’aise, encore plus apathiques et plus insensés, ou bien plus agités et plus avides. Car le sentiment faux les possède et les tourmente sans relâche et ne permet pas qu’ils s’avouent leur misère à eux-mêmes. Lorsqu’ils veulent parler, la convention leur souffle quelque chose à l’oreille qui leur fait oublier ce qu’ils avaient voulu dire ; veulent-ils se concerter en commun, leur esprit se trouve paralysé comme par enchantement, de sorte qu’ils nomment bonheur ce qui est leur malheur, et qu’ils s’associent entre eux de plein gré pour leur propre malheur. Ils sont ainsi complètement transformés et réduits au rôle d’esclaves aveugles du sentiment faussé.



VI


Je ne montrerai qu’à deux exemples combien le sentiment a été perverti de notre temps, et combien ce temps se rend peu compte de cette perversion. Autrefois on regardait avec une honnête fierté, tout en ayant besoin d’eux, les hommes qui font le commerce de l’argent ; on se disait que toute société devait avoir certains organes moins nobles. Maintenant ils sont le pouvoir dominant dans l’âme de la nouvelle humanité car ils en sont la partie la plus avide. Autrefois, ce qu’on méconseillait le plus était de prendre le jour, le moment trop au sérieux, on recommandait le nil admirari et le souci des choses éternelles. Maintenant il ne reste plus qu’une espèce de sérieux dans l’âme moderne, et il s’applique aux nouvelles qu’apporte le journal ou le télégraphe. Profiter du moment et le juger aussi vite que possible pour pouvoir en tirer parti ! On pourrait presque croire qu’il n’est resté de même aux hommes d’à présent qu’une seule vertu, la présence d’esprit. Malheureusement c’est bien plutôt en réalité la toute-présence d’une insatiable avidité et d’une curiosité sans bornes, de la part de tous. Quant à savoir si l’esprit est présent aujourd’hui, — nous laisserons aux juges à venir qui feront passer les hommes modernes par leur crible, le soin d’approfondir cette question. Mais cette époque est vile ; ceci, on peut le voir dès à présent, car elle honore ce que méprisèrent de nobles époques antérieures. Et maintenant qu’elle s’est appropriée tout le trésor de la sagesse et de l’art du passé et qu’elle se pare de ce plus riche de tous les vêtements, il est clair qu’elle a la conscience pénible de son avilissement puisqu’elle se sert de ce manteau, non pour se réchauffer, mais pour donner le change sur elle-même. Le besoin de feindre et de se dissimuler lui paraît plus pressant que celui de se protéger du froid. C’est ainsi que les savants et les philosophes d’aujourd’hui ne se servent pas de la sagesse des Hindous et des Grecs pour faire habiter en eux-mêmes la sagesse et la paix ; leurs travaux doivent uniquement contribuer à procurer à notre époque un faux renom de sagesse. Ceux qui font leur étude de l’histoire des animaux s’efforcent de démontrer que les accès de violence brutale, de ruse et de vengeance auxquels se livrent les états et les individus dans leurs rapports réciproques ne sont que des lois naturelles immuables. Les historiens font des efforts minutieux pour prouver que chaque époque a son droit particulier et ses conditions particulières ; ils se mettent par là en mesure de préparer la base d’une apologie des prochaines ordonnances judiciaires qui seront octroyées à notre époque. Qu’elle traite de l’état, du peuple, de l’économie, du commerce ou du droit, la science sous toutes ces formes assume à présent ce caractère préparatif et apologétique ; il semble même que la part d’esprit restée active sans s’user dans les rouages du grand mécanisme du gain et de la puissance, s’impose la tâche unique de défendre et d’excuser le présent.

Devant quel accusateur ? Se demande-t-on avec étonnement.

Devant sa propre mauvaise conscience.

Et ici nous distinguons tout-à-coup clairement la tâche que se propose l’art moderne : apathie ou ivresse ! Endormir ou étourdir ! Rendre la conscience ignorante d’une manière ou d’une autre ! Aider à l’âme moderne, non à retrouver son innocence, mais à secouer le sentiment de sa culpabilité ! Excuser l’homme à ses propres yeux en l’amenant au silence forcé, à l’impossibilité d’entendre dans son for intérieur ! Les rares natures qui ont compris une seule fois tout ce qu’il y a d’humiliant dans cette tâche et dans cette affreuse dégradation, auront senti leur cœur se remplir pour toujours, non seulement de douleur et de pitié, mais aussi d’irrésistibles désirs. Celui qui voudrait délivrer l’art, lui rendre sa sainteté profanée, devrait être innocent lui-même pour découvrir l’innocence de l’art, et aurait à se soumettre à deux grandes purifications et consécrations. S’il restait vainqueur dans l’épreuve, si du fond de son âme délivrée il parlait aux hommes par son art également délivré, il se verrait plus que jamais exposé au plus grand danger, forcé au plus rude combat ; car les hommes le mettraient plutôt en pièces lui et son art, que d’avouer à quel point ils sont saisis de honte en leur présence. Il ne serait pas impossible que le seul rayon de lumière que pût espérer notre époque, que la délivrance de l’art restât un évènement pour quelques âmes solitaires, tandis que le grand nombre supporterait indéfiniment la contemplation de la flamme de leur art aux fumées étouffantes. Ils ne veulent pas de lumière mais de l’éblouissement, ils haïssent la lumière — lorsque c’est eux qu’elle éclaire.

C’est pour cela qu’ils évitent le nouveau messager de lumière ; mais il les suit, poussé par l’amour qui l’a fait ce qu’il est, et il veut les soumettre. „Il faut que vous traversiez mes Mystères, leur dit-il, vous avez besoin de leurs secousses et de leurs purifications. Faites-en l’essai, pour votre salut, quittez le sombre coin de nature et de vie que vous semblez seul connaître ; je vous conduirai dans un monde qui, lui aussi, est réel ; vous direz vous-mêmes lorsque vous quitterez ma grotte pour retourner à votre grand jour, laquelle des deux vies est la plus réelle, et où est le jour en réalité, et où est la grotte. La nature contemplée à l’intérieur est bien plus riche, plus puissante, plus délicieuse, plus féconde ; de la manière que vous vivez d’ordinaire vous ne pouvez pas la connaître ; apprenez à redevenir vous-mêmes nature et laissez-vous ensuite transformer avec elle et en elle par le charme de mon ardeur et de mon amour.“

C’est la voix de l’art de Wagner qui parle ainsi aux hommes. Et puisque nous, enfants d’une époque misérable, nous sommes les premiers à entendre cette voix, cela prouve combien cette même époque est digne de pitié, cela prouve en général que la vraie musique participe du destin et d’une loi primitive ; car il n’est pas possible d’expliquer par un simple hasard le fait qu’elle retentit justement aujourd’hui ; un Wagner apparaissant par hasard eût été brisé par la force de l’élément contraire dans lequel il se serait vu jeté. Mais sur la venue du vrai Wagner plane une nécessité qui la justifie et la glorifie. Son art, considéré à sa naissance, est le plus beau des spectacles, quelque douloureux que pût être ce développement, car la raison, l’ordre, le but, y sont partout visibles. Dans la joie d’un tel spectacle l’observateur estimera bienheureuses les douleurs mêmes de ce développement et se rendra compte avec satisfaction comme toutes choses contribuent nécessairement au bonheur et au profit d’un talent et d’une nature prédestinée, quelque rudes que soient les épreuves qu’elle ait à traverser ; il verra comme chaque victoire augmente sa prudence ; comme elle peut se nourrir de poison et de malheur tout en conservant sa force et sa santé. La raillerie et la contradiction du monde qui l’entoure lui servent de stimulant et d’aiguillon ; lorsqu’elle s’égare, elle revient de cet égarement, de ces errements, chargée du plus merveilleux butin ; lorsqu’elle dort, „son sommeil lui rassemble de nouvelles forces.“ Elle retrempe même le corps et le rend vigoureux ; elle ne consume pas la vie en avançant dans la vie ; elle gouverne l’homme comme une passion ailée et ne le laisse voler que lorsque son pied s’est fatigué dans le sable, s’est meurtri aux pierres du chemin. Elle ne peut résister au désir de partager ; chacun doit contribuer à son œuvre ; elle n’est point avare de ses dons. Repoussée, elle donne plus largement ; trompée par les donataires, elle leur donne encore le plus précieux trésor qui lui reste, et au dire de l’espérance le plus ancienne comme de la plus récente, jamais ceux qui les ont reçus n’ont été tout-à-fait dignes de ses dons. C’est par là qu’elle se révèle comme la nature prédestinée par laquelle la musique parle au monde des apparitions, comme la chose la plus incompréhensible sous le soleil, comme un abîme dans lequel se réunissent la force et la bonté, comme un pont jeté entre le soi et le non-soi. Qui d’entre nous pourrait désigner clairement le but pour lequel elle est là, lors même qu’il verrait quelque conformité au but dans la manière dont elle se développe ? Mais le plus doux des pressentiments nous encourage à demander : serait-il donc vrai que ce qu’il y a de plus grand fût là en vue du moindre, le plus grand talent en faveur des plus petits, la vertu et la sainteté la plus haute pour l’amour des faibles ? La vraie musique dut-elle retentir parce que les hommes la méritaient le moins, mais en avaient le plus besoin ? Qu’on sonde jusqu’au fond le prodige immense de cette possibilité ; si de là l’on regarde en arrière, la vie est resplendissante, quelque sombre et brumeuse qu’elle parût auparavant.



VII


Il est impossible qu’il en soit autrement : l’observateur qui a devant les yeux une nature telle que celle de Wagner, doit nécessairement se sentir de temps en temps rejeté sur lui-même, sur sa petitesse et sa fragilité, et doit se demander : Qu’a-t-elle à faire avec toi ? Dans quel but es-tu là ? Probablement qu’alors la réponse lui fait défaut, et qu’il se trouve embarrassé et comme étranger en face de sa propre nature. Que cela lui suffise alors d’avoir éprouvé ceci ; que le fait, qu’il se sent étranger à sa propre nature, soit une réponse aux questions qu’il se posait. Car c’est précisément par ce sentiment qu’il participe de la plus puissante manifestation de la vie chez Wagner, du centre de sa force, de cette merveilleuse transmissibilité et de cette abdication de sa propre nature qui peut aussi bien se communiquer à d’autres qu’elle se communique à elle-même d’autres natures, et reste grande en donnant comme en acceptant. Tout en paraissant vaincu par la nature expansive et surabondante de Wagner, l’observateur a pris part lui-même à sa force, et est pour ainsi dire devenu puissant par lui contre lui ; et celui qui s’examine lui-même avec soin sait que, même pour la contemplation, un mystérieux antagonisme, celui de la rencontre du regard, est indispensable. Si son art nous fait passer par tout ce qu’éprouve une âme qui se met à voyager, qui sympathise avec d’autres âmes et leur sort, qui apprend à voir le monde par un grand nombre d’autres yeux, alors, parvenus à une telle distance et devenus tellement étrangers, nous sommes aussi capables de le voir nous-mêmes après avoir vécu nous-mêmes de sa propre vie. Nous sentons alors avec assurance : en Wagner le monde visible veut se spiritualiser, s’absorber et trouver son âme perdue dans le monde des sons ; en Wagner aussi le monde des sons veut se faire jour comme phénomène pour la vue, veut prendre corps pour ainsi dire. Son art le conduit toujours par deux voies différentes du monde où domine le son vers le monde de la vision auquel le relient des affinités mystérieuses, et vice versa ; il est continuellement forcé — et l’observateur avec lui — de retraduire le mouvement visible en âme et en vie proprement dite, et de percevoir en même temps comme phénomène visible l’action la plus cachée de l’âme et de lui donner un corps apparent. Tout cela constitue le dramatiste dithyrambique, si l’on donne à ce terme une acception assez vaste pour y comprendre l’artiste dramatique, le poète et le musicien ; notion qui se déduit nécessairement d’Eschyle et des artistes grecs contemporains, ce seul exemple parfait du dramatiste dithyrambique avant Wagner. Si l’on a essayé d’attribuer le développement grandiose de certaines natures à l’effet de lacunes et de répressions intérieures, si, pour Gœthe par exemple, la poésie ne fut qu’une espèce d’expédient pour une vocation de peinture manquée ; si l’on peut dire des drames de Schiller qu’ils sont une éloquence populaire transplantée dans un sol nouveau ; si Wagner lui-même cherche à s’expliquer le progrès de la musique parmi les Allemands par le fait, entre autres, que ceux-ci, privés du don puissant d’une voix naturellement mélodieuse, furent obligés de saisir la musique avec le sérieux profond de leurs réformateurs à l'endroit du christianisme ; et si l’on voulait de même établir un rapport entre le développement de Wagner et une semblable répression intérieure, il serait bien permis d’admettre chez lui un talent naturel pour le théâtre qui dut renoncer à se satisfaire de la manière la plus vulgaire, et ne trouva son issue et son salut qu’en faisant contribuer tous les arts à une grande révélation théâtrale. Mais alors il serait tout aussi bien permis de dire que la plus puissante nature musicale, dans son désespoir d’avoir à parler à des demi ou à des non-musiciens, s’ouvrit de force un accès jusqu’aux autres arts pour pouvoir enfin se communiquer avec une clarté centuplée, pour se faire comprendre, et parfaitement comprendre des masses. Quelque idée qu’on se fasse du développement de l’artiste dramatique idéal, il est lui-même à l’époque de sa maturité et de son achèvement une œuvre exempte de toute lacune et de toute restriction ; il est l’artiste libre proprement dit, celui dont la pensée embrasse nécessairement tous les arts à la fois ; le réconciliateur de sphères séparées en apparence, le restaurateur d’une unité, d’une universalité de la puissance artistique qui ne peuvent être ni devinées, ni révélées, mais ont besoin d’être démontrées par l’action. Mais celui devant lequel cette action se produira subitement en sera subjugué comme par un charme attrayant et funeste à la fois ; car il se trouvera tout-à-coup en face d’une puissance qui annule la résistance de la raison et qui fait même paraître déraisonnable et incompréhensible tout ce qui jusque là faisait partie de notre vie ; transportés hors de nous-mêmes, nous nageons dans un élément mystérieux et ardent, nous ne nous comprenons plus nous-mêmes ; nous ne connaissons plus ce que nous connaissions le mieux ; la mesure échappe de nos mains ; tout ce qui est légitime, tout ce qui est immobile commence à s’ébranler, chaque chose revêt de nouvelles couleurs et nous parle un nouveau langage ; — il faudrait être Platon lui-même pour s’arrêter à la décision qu’il prend dans ce mélange d’extase joyeuse et de frayeur, et pour dire au poète dramatique : „s’il vient dans notre communauté un homme qui à l’aide de sa sagesse puisse se transformer en toutes sortes de choses, et imiter toutes choses, nous le vénèrerons comme quelque chose de saint et de merveilleux, nous verserons de l’huile sur sa tête, nous la ceindrons du bandeau sacré, mais nous chercherons à le persuader de se retirer dans une autre communauté.“ Il se peut que quelqu’un vivant dans la communauté platonique puisse et doive s’imposer quelque chose de semblable, mais nous qui vivons si peu selon ses lois, et appartenons à des communautés si différentes, nous souhaitons et nous demandons ardemment, tout en le redoutant, que l’enchanteur vienne à nous, et cela pour que notre communauté, ainsi que la raison et la puissance pervertie dont elle est la personnification, se trouve une fois au moins placée en face de sa négation. Un état de l’humanité, de sa vie sociale, de ses mœurs et de son organisation, qui pourrait se passer de l’artiste imitateur n’est peut-être pas tout-à-fait une impossibilité, cependant ce Peut-être est un des plus hardis qu’on puisse exprimer et équivaut bien à un doute profond. Le droit de parler de cela ne devrait appartenir qu’à celui qui saurait, anticipant le moment suprême de tout ce qui est à venir, le créer et en jouir, et qui serait alors, comme Faust, forcé — ou obtiendrait la faveur — de devenir aveugle immédiatement. Car nous, nous n’avons point de droit, pas même à cet aveuglement ; tandis que Platon, par exemple, avait le droit d’être aveugle pour toute la réalité hellénique après le regard sans pareil que son œil avait jeté sur l’idéal hellénique. Nous avons besoin de l’art plutôt parce que c’est en face de la réalité que nos yeux se sont ouverts ; et nous avons justement besoin du dramatiste universel afin qu’il nous délivre, ne fût-ce que pour certaines heures, de la terrible tension qu’éprouve l’homme clairvoyant entre sa propre faiblesse et la tâche qui lui est imposée. Avec l’artiste nous gravissons les degrés les plus élevés du sentiment, et là seulement nous nous croyons ramenés au sein de la nature illimitée, dans le royaume de la liberté. De là nous nous voyons, nous et nos semblables, émergeant pour ainsi dire d’une immense fée Morgane comme quelque chose de sublime, nous voyons une signification profonde dans notre lutte, dans notre victoire et dans notre déclin ; nous faisons nos délices du rythme de la passion et de son sacrifice ; entre chacun des pas puissants du héros nous entendons le morne écho de la mort, et près d’elle nous comprenons l’attrait suprême de la vie. — Transformés de la sorte en hommes tragiques, nous revenons à la vie singulièrement consolés, avec le sentiment nouveau d’une sécurité telle que nous l’éprouverions si, après les plus grands dangers, après des écarts et des extases inouïes, nous avions retrouvé le chemin qui nous ramène dans un monde limité et familier. Qui nous ramène là où l’on peut mettre dans ses relations une supériorité bienveillante et surtout plus de dignité qu’auparavant ; car tout ce qui paraît ici sérieux et nécessaire, et conduisant à un but déterminé, ne ressemble, lorsque nous le comparons à la voie que nous avons parcourue nous-mêmes, quoique seulement en rêve, qu’à des fragments étrangement isolés des évènements souverains dont nous nous souvenons en tremblant. Nous serons même exposés à la tentation de prendre la vie trop légèrement, précisément parce que, dans l’art, nous l’avons embrassée avec un sérieux si rare — pour nous servir d’une expression dont Wagner s’est servi lui-même en parlant des évènements de sa propre vie. Car, si même pour nous qui, sans le créer, assistons seulement à l’art du drame dithyrambique, le rêve paraît presque plus vrai que la veille et la réalité, quel effet ce contraste ne doit-il pas produire sur l’artiste créateur ! Il est là au milieu des appels étourdissants et des importunités du jour et des nécessités de la vie, au milieu de la société et de l’état, et qu’est-il lui-même ? Peut-être le seul qui veille, le seul dont les sentiments soient vrais et réels au milieu de dormeurs troublés et tourmentés, au milieu de malheureux en proie aux illusions et aux douleurs. Quelquefois une sorte d’insomnie permanente s’empare de lui et il se sent comme forcé de passer désormais sa vie si lucide, si consciente, au milieu de somnambules et de créatures vivantes assumant gravement des allures de fantômes ; si bien que tout ceci qui paraît si naturel à d’autres, le remplit d’un trouble inusité, et qu’il est tenté de n’opposer à ce phénomène qu’un orgueilleux dédain. Mais quel choc étrange ce sentiment ne subit-il pas lorsque à la clairvoyance de son orgueil frémissant vient se joindre un tout autre instinct : l’aspiration à quitter les hauteurs pour les profondeurs, le tendre désir de la terre, du bonheur en commun — puis, lorsqu’il pense à tout ce dont il est privé dans sa solitude de créateur, l’obligation pressante de rassembler, tel qu’un dieu descendu sur la terre, tout ce qui est faible, humain, égaré, et de „le soulever dans ses bras ardents vers les cieux,“ pour trouver enfin l’amour au lieu de l’adoration, et faire abnégation complète de soi-même dans l’amour ! Toutefois, le choc que nous admettons ici est le miracle positif qui se produit dans l’âme du dramatiste dithyrambique ; et s’il était possible de se faire quelque part une idée claire de sa nature, ce devrait-être là. Car ce sont là les moments de la conception de son art, lorsqu’il est subjugué par le choc des sentiments contraires, lorsque le trouble et l’étonnement orgueilleux qu’il éprouve à l’égard du monde s’unit en lui au désir ardent d’embrasser ce même monde avec amour. Dès lors les regards qu’il tourne vers la terre et la vie sont toujours comme des rayons de soleil qui „attirent les vapeurs“, qui condensent les brouillards, qui rassemblent les nuées orageuses. Discret et pénétrant à la fois, exempt d’égoïsme et riche d’amour, son regard s’abaisse sur toutes choses et là où il dirige la lumière de ce double rayonnement il excite la nature avec une redoutable promptitude au dégagement de toutes ses forces, à la révélation de ses mystères les plus profonds ; et il l’y contraint au moyen de la pudeur. On peut dire sans métaphore qu’avec ce regard il a surpris la nature, qu’il l’a entrevue dans sa nudité. Elle cherche alors à se voiler de ses contrastes. Ce qui jusque là était intime, invisible, se réfugie dans la sphère des phénomènes et devient visible ; ce qui jusque là n’était que visible se plonge dans l’océan mystérieux de la mélodie. C’est ainsi que la nature, tout en voulant se dérober aux regards, révèle l’essence de ses contrastes. L’artiste dramatique idéal exprime ce qui se passe alors en lui et dans la nature par une danse au rhythme impétueux mais léger, et par des mouvements extatiques. Le dithyrambe de ses mouvements proclame aussi bien une intelligence frémissante, une pénétration triomphante, qu’un rapprochement plein d’amour, qu’une délicieuse abnégation. La parole enivrée cède à l’entraînement de ce rhythme ; la mélodie résonne, unie à la parole ; puis la mélodie répand au loin ses notes étincelantes dans le monde des images et des idées. Une vision semblable, quoique étrangère, à l’image de la nature et de son amant, se dégage lentement comme d’un rêve ; elle s’approche, elle se condense en formes plus humaines, elle s’élargit pour donner cours à une volonté héroïquement triomphante, à une ruine, à un anéantissement de la volonté plein de délices. — C’est ainsi que naît la Tragédie ; c’est ainsi que la pensée tragique est donnée à la vie comme sa plus haute sagesse, c’est ainsi, enfin, que mûrit le plus grand enchanteur, le bienfaiteur des hommes, le dramatiste dithyrambique.



VIII


La vie proprement dite de Wagner, c’est-à-dire le développement successif du dramatiste dithyrambique, fut en même temps une lutte continuelle avec lui-même en tant que ce dramatiste dithyrambique n’était pas l’unique élément de sa nature ; la lutte contre l’opposition du monde ne devint pour lui si violente, si mal assurée, que parce qu’il entendait en lui-même le langage séduisant de ce „monde“ ennemi, et parce qu’il recelait dans son propre cœur un puissant esprit de résistance. Lorsque l’idée dominante de sa vie se fit jour en lui, l’idée que c’est par le théâtre que l’art peut exercer une influence incomparable, la plus grande des influences, elle souleva dans tout son être une fermentation des plus actives. Elle n’apportait pas tout d’abord avec elle la décision claire et lumineuse sur ce qu’il y aurait à faire et à désirer ultérieurement. Cette idée parut d’abord presque uniquement sous la forme d’une tentation, comme l’expression de cette sombre volonté personnelle sans cesse avide de puissance et d’éclat. Une influence, une influence incomparable, et par quoi ? Sur qui ? Ceci fut dès lors la question, la recherche infatigable de sa tête et de son cœur. Il voulait vaincre et conquérir ; il voulait arriver comme aucun artiste avant lui, et d’un seul bond si c’était possible, à cette toute-puissance tyrannique vers laquelle il se sentait obscurément poussé. Il mesurait d’un regard jaloux et spéculateur tout ce qui obtenait quelque succès, il observait plus attentivement encore celui sur lequel devait s’exercer cette influence. À l’aide de l’œil magique du dramatiste qui lit dans les âmes comme dans un livre familier, il étudia soigneusement le spectateur et l’auditeur ; et quoique ses expériences à ce sujet le remplissent souvent d’inquiétude, il n’en recherchait pas moins sur le champ les moyens de les dominer. Ces moyens étaient à sa disposition ; ce qui agissait fortement sur lui-même, il était capable aussi de le vouloir et de l’exécuter ; il se trouvait à chaque degré au niveau de ses modèles pour ce qu’il voulait créer lui-même ; et n’a jamais douté de pouvoir exécuter aussi ce qui avait su lui plaire. En ceci sa nature est peut-être encore plus présomptueuse que celle de Gœthe qui disait de lui-même : „en toute chose je pensais toujours en être déjà maître ; on aurait pu me donner la couronne d’un roi que je l’eusse trouvé tout naturel.“ Le pouvoir d’exécution de Wagner, et son „goût“ ainsi que son intention, s’adaptèrent de tous temps et parfaitement l’un à l’autre ; ils grandirent et s’affranchirent en même temps ; mais au commencement ceci n’était pas encore le cas. Que lui importait le sentiment faible, mais noble et pourtant exclusivement solitaire, qu’entretenait loin de la foule quelque ami de l’art ayant joui d’une éducation littéraire et esthétique ! Mais ces violentes tempêtes des âmes qu’engendre la foule en présence de certains efforts éclatants du chant dramatique, cette ivresse des esprits si rapidement contagieuse, si complètement sincère et désintéressée, — ceci était bien l’écho de ce qu’il éprouvait, de ce qu’il sentait lui-même ; ceci l’animait d’un ardent espoir de puissance et d’influence suprême ! Ce fut donc ainsi qu’il comprit le grand opéra, comme moyen qui lui permît d’exprimer son idée dominante ; c’était vers lui que tendait son désir, il était la patrie que ses regards cherchaient au loin. Toute une longue période de sa vie ainsi que les changements les plus téméraires dans ses plans et ses études, dans ses lieux de retraite et ses connaissances, ne pouvait s’expliquer que par ce désir et par les oppositions extérieures que devait infailliblement rencontrer le pauvre artiste allemand si inquiet, si passionnément naïf. Un autre artiste que lui savait mieux comment il faut s’y prendre pour devenir le maître sur ce terrain. Et maintenant qu’on n’ignore plus par quelles ingénieuses combinaisons d’influences de tout genre Meyerbeer savait préparer et assurer chacune de ses grandes victoires, qu’on sait avec quel soin la gradation des „effets“ était calculée dans l’opéra même, on n’aura pas de peine à concevoir à quel point Wagner se sentit irrité et mortifié lorsqu’il fut obligé de reconnaître la nécessité presque absolue de ces „procédés“ pour obtenir un succès du public. Je doute que l’histoire puisse nommer un seul grand artiste qui ait débuté par une si prodigieuse illusion et se soit engagé dans le plus révoltant maniement d’un art avec aussi peu de précautions et autant de sincérité ; et cependant la manière dont il le fit avait une certaine grandeur et fut par cela singulièrement féconde. Car lorsqu’il eut reconnu son erreur, le désespoir lui fit comprendre le succès moderne, le public moderne, et tout le système mensonger dans lequel se meut l’art moderne. Et tout en devenant le critique de „l’effet“ chez les autres il éprouvait en lui-même les signes précurseurs de sa propre épuration. Ce fut comme si l’esprit de la musique eût parlé dès lors à son âme avec un charme tout nouveau. Comme celui qui après une longue maladie se hasarde pour la première fois au grand jour, il ne se fiait presque plus à sa propre main, à son propre coup d’œil ; il cherchait sa route d’un pas mal assuré ; de sorte que ce fut pour lui comme une merveilleuse découverte de se sentir encore musicien, encore artiste, de sentir même qu’il venait seulement de le devenir réellement.

Chacune des périodes suivantes dans le développement de Wagner se distingue en ceci, que les deux forces fondamentales de sa nature s’unissent toujours plus étroitement. La crainte qu’elles avaient l’une de l’autre commence à diminuer ; à partir de ce moment la personnalité supérieure ne croit plus faire une grâce à son frère plus fort et plus terrestre, en se mettant à son service, car elle l’aime et ne peut se refuser à le servir. Lorsqu’elles ont acquis leur entier développement, la délicatesse et la pureté la plus parfaite se retrouvent aussi dans les manifestations de la force ; l’impétueux instinct suit son cours comme auparavant, mais dans d’autres régions, là où réside la personnalité supérieure ; et celle-ci de son côté s’abaisse vers la terre et reconnaît sa propre image dans tout ce qui est terrestre. S’il était possible de parler de cette manière du but final et de l’issue de ce développement et d’être encore compris, on pourrait espérer de trouver aussi l’expression figurée qui servirait à désigner une longue période intermédiaire de ce développement ; mais comme je ne crois pas à la première de ces suppositions, je ne chercherai pas à résoudre la seconde. Parlant historiquement, cette période intermédiaire peut se distinguer par deux mots de celle qui la précède et de celle qui la suit : Wagner se transforme en révolutionnaire de la société ; Wagner reconnaît dans le peuple poète le seul artiste réel qui ait vécu jusqu’à présent. Il fut amené à ces deux convictions par l’idée dominante qui s’imposa à lui sous une nouvelle forme et plus puissante que jamais après le profond désespoir et les regrets qu’il avait traversés. De l’influence, une influence incomparable par le théâtre ! — mais sur qui ? Il frémissait en songeant sur qui jusqu’alors il avait voulu exercer son influence. Sa propre expérience lui fit comprendre combien est indigne la position de l’art et des artistes, comment une société sans âme, ou dont l’âme est endurcie, une société qui voudrait passer pour la bonne et qui n’est au fond que la méchante, traîne à sa suite l’art et les artistes pour les faire servir à la satisfaction de besoins factices. L’art moderne est un luxe. Il le comprit, et comprit de plus que l’art est indissolublement lié au droit à l’existence d’une société luxueuse. De même que cette dernière, usant de son pouvoir avec une prudence impitoyable, réussit à rendre le faible, c’est-à-dire le peuple, toujours plus assujetti et plus abaissé, toujours plus dépouillé de ses attributs, et à faire de lui le moderne „ouvrier“, elle sut aussi dérober au peuple tout ce que son profond sentiment avait créé de plus pur et de plus grand, tout ce qui servait à cet artiste unique et véritable pour épancher au dehors son âme généreuse : son mythe, son chant, sa danse, son langage, et cela pour en distiller un remède voluptueux contre l’épuisement et l’ennui permanent de son existence : les arts modernes. Wagner observa comment se forma cette société, comme elle sut puiser des forces nouvelles à des sources d’influences contradictoires en apparence ; comme le christianisme, par exemple, discrédité par l’hypocrisie et les demi-mesures, consentit à raffermir et à protéger contre le peuple cette société et tout ce qu’elle possède ; et comme la science et les savants se plièrent facilement à ce servage. Wagner suivit la trace de tout ceci à travers les siècles, et le résultat de ses études fut une explosion de rage et de dégoût ; il était devenu révolutionnaire par pitié pour le peuple. À partir de ce moment il l’aima, il se sentit attiré vers lui autant que vers son art ; car, hélas, en lui seul, en ce peuple disparu, si difficile à se représenter, mis à l’écart si artificiellement, il voyait dorénavant le spectateur, l’auditeur seul digne, seul à la hauteur du puissant chef-d’œuvre qu’il rêvait. Ses réflexions se concentrèrent donc toutes vers la question : Comment le peuple prend-il naissance ? Comment renaît-il ?

Et il ne trouvait toujours qu’une seule réponse : si une collectivité souffrait du même mal dont je souffre, se disait-il, c’est elle qui serait le peuple. Et là où une souffrance semblable produirait une aspiration et des désirs semblables, on chercherait à les satisfaire de la même manière et l’on trouverait le même bonheur dans cette satisfaction. Et lorsqu’il se demandait ce qui le consolait le plus profondément, ce qui le relevait le mieux dans sa profonde misère, ce qui venait au-devant de sa souffrance avec le plus de sympathie, il sentait avec bonheur que c’était uniquement le mythe et la musique ; le mythe qu’il savait être le produit, le langage de la souffrance du peuple ; la musique d’origine semblable quoique plus mystérieuse encore. C’est dans ces deux éléments qu’il plonge et guérit son âme ; c’est d’eux qu’il éprouve le besoin le plus ardent ; c’est de là qu’il peut conclure combien sa souffrance a d’affinités avec celle que devait éprouver le peuple à sa naissance, et dans quelles conditions se trouvera un peuple qui comptera beaucoup de Wagners. Maintenant, comment vivaient le mythe et la musique dans notre société moderne tant qu’ils ne lui avaient pas été complètement sacrifiés ? Un même sort leur était échu en partage, preuve de leur étroite et mystérieuse parenté : considérablement abaissé et défiguré, transformé en „conte“, dépouillé de son admirable et sainte virilité, le mythe était devenu la possession des enfants et des femmes du peuple qu’il amusait et réjouissait dans leur délaissement ; la musique s’était conservée au milieu des pauvres et des simples, au foyer des solitaires ; le musicien allemand n’avait point réussi à se poser favorablement dans la poursuite élégante des arts ; il était devenu lui-même un de ces contes plein de monstres et de mystères, riche en voix et en augures touchants, un questionneur dans l’embarras, quelque chose d’enchanté qui avait besoin d’être délivré du charme qui le retenait prisonnier. Ici l’artiste comprit clairement la mission qui ne s’adressait qu’à lui, de restituer au mythe sa nature virile et de délivrer la musique, de la forcer à parler ; il sentit tout-à-coup que la force qui devait produire le Drame s’était dégagée en lui, que sa domination était assurée sur un royaume encore à découvrir tenant le milieu entre le mythe et la musique. Puis il présenta son nouveau chef-d’œuvre aux hommes, l’œuvre dans laquelle il avait concentré tout ce qu’il savait être puissant, saisissant, riche en félicité ; il la leur présenta en leur posant sa grande question si tristement incisive : „ êtes-vous, vous qui souffrez comme moi, et dont les besoins sont les miens ? est la collectivité que je désire voir un jour comme peuple ? Je vous reconnaîtrai à ceci que votre bonheur, votre consolation, seront les mêmes que les miens ; votre joie me révèlera votre souffrance !“ C’est par la voix de Tannhäuser et de Lohengrin qu’il interrogeait ainsi, c’est ainsi qu’il cherchait son semblable ; l’individu solitaire avait soif de la collectivité.

Mais que ne dut-il pas éprouver ? Personne ne répondit ; personne n’avait compris la question. Ce n’est pas qu’on fut resté muet en général ; au contraire, on répondit à mille questions qu’il n’avait point posées : on chuchotait sur les nouvelles productions comme si elles n’étaient faites que pour être mises en pièces à coups de paroles. Ce fut comme une contagion, et les Allemands s’en donnèrent à cœur joie d’écrire et de jaser sur un ton esthétique ; on se mit à mesurer, à tâter les œuvres et la personne de l’artiste avec ce manque de discrétion, de délicatesse, qui distingue le savant aussi bien que le journaliste allemand. Wagner essaya par des écrits de faciliter la compréhension de sa question ; ils ne produisirent qu’une nouvelle confusion et de nouveaux murmures ; un musicien qui écrit et qui pense était alors un non-sens pour tout le monde ; on s’écria : c’est un théoricien qui veut transformer l’art avec des idées subtiles, qu’il soit lapidé ! — Wagner fut comme étourdi ; sa question n’était pas comprise, sa souffrance n’était pas sentie, son œuvre s’adressait à des sourds et à des aveugles, son — peuple semblait une chimère ! il eut un vertige et se sentit vaciller. La possibilité d’un complet renversement de toutes choses se présente à lui et il ne recule plus devant cette possibilité ; car peut-être qu’au-delà du renversement et de la destruction il y aurait une nouvelle espérance à fonder, ou peut-être que cela aussi serait impossible, — mais alors, le néant est à coup sûr préférable à un quelque chose répugnant ! En peu de temps il se vit dans l’exil et dans la misère.

Et seulement alors, à partir de ce terrible revirement dans ses espérances et ses convictions, commence dans la vie du grand homme la période sur laquelle s’étend, comme un reflet doré, l’éclat d’une perfection suprême ; alors seulement, le génie du drame dithyrambique laisse tomber ses derniers voiles ! Il est isolé ; le présent lui paraît frivole ; il n’espère plus ; alors son vaste regard mesure encore une fois l’abîme, et cette fois-ci jusqu’au fond. Là il voit la souffrance faisant partie de l’essence des choses, et, devenu pour ainsi dire moins personnel, il porte plus patiemment sa part de souffrance. Son aspiration vers la toute-puissance, cet héritage de ses dispositions antérieures, se tourne exclusivement vers la production artistique ; par son art il ne parle plus à un public ou à un peuple, mais seulement à lui-même, et il s’efforce de lui donner toute la clarté et les qualités nécessaires à un dialogue aussi grandiose. Durant la période précédente il en avait encore été autrement, même dans l’œuvre de son art ; là aussi il avait tenu compte, quoique avec une noble réserve, de l’effet immédiat ; cette œuvre n’avait voulu être qu’une question, elle devait déterminer une réponse immédiate. Et combien de fois Wagner n’a-t-il pas voulu aider à ceux auxquels il s’adressait à comprendre ce qu’il leur demandait ; il venait au-devant de leur inexpérience à répondre en se rattachant à des formes, à des expressions de l’art plus anciennes ; là où il craignait de ne pouvoir convaincre et se faire comprendre au moyen de son langage particulier, il avait essayé de persuader et de poser sa question dans une langue en partie étrangère pour lui mais plus familière à ses auditeurs. Maintenant, il n’y avait plus rien qui pût l’engager à de telles considérations, il ne voulait plus qu’une chose : se mettre d’accord avec lui-même, traduire en évènements sa pensée sur l’essence du monde, exprimer sa philosophie avec des sons ; tout ce qui restait en lui de préméditation se tournait vers le dernier terme des sciences. Que celui qui est digne de savoir ce qui se passait alors en lui, sur quoi il conférait avec lui-même dans les saintes profondeurs de son âme, — et ils ne sont pas nombreux ceux qui en sont dignes — qu’il écoute, qu’il contemple, qu’il éprouve et revive Tristan et Isolde, cet opus metaphysicum de tout art, cette œuvre sur laquelle repose le regard brisé d’un mourant avec son désir si doux, si insatiable des mystères de la nuit et de la mort, si loin de la vie qui reluit distinctement dans une effrayante et fantastique aurore, comme quelque chose de désunissant, de mauvais, de trompeur ; de plus, un drame plein de la plus austère rigueur de forme, entraînant par sa simple grandeur, et conforme par là au mystère dont il parle : être mort au sein de la vie, être un dans la dualité. Et cependant il y a quelque chose de plus admirable encore que cette œuvre, c’est l’artiste lui-même qui put produire après elle, et dans un espace de temps fort court, un tableau de la société d’une nuance toute différente, les Meistersinger de Nuremberg ; c’est l’artiste qui, même dans ces deux compositions, semble n’avoir fait que se reposer et se rafraîchir pour terminer à loisir le gigantesque édifice projeté et commencé bien auparavant, le but de toutes ses pensées pendant vingt ans, son œuvre de Bayreuth, l’Anneau du Nibelung ! Ceux qui peuvent s’étonner de la proximité de Tristan et des Meistersinger n’ont pas compris un point essentiel dans la vie et la nature de tous les Allemands véritablement grands ; ils ne connaissent pas le sol unique dans lequel peut se développer cette gaieté si essentiellement allemande de Luther, de Beethoven et de Wagner, qui n’est pas comprise des autres peuples et que les Allemands d’aujourd’hui semblent avoir désapprise ; ce parfait mélange de simplicité, de pénétration de l’amour, d’esprit contemplatif et de fine gaillardise que Wagner verse comme un breuvage délicieux et vermeil à tous ceux qui ont profondément souffert de la vie et qui se retournent vers lui avec le sourire plein de gratitude des convalescents. Et tandis que lui-même il se sentait ainsi plus apaisé en regardant le monde, que la colère et le dégoût s’emparaient de lui plus rarement, qu’il renonçait à la puissance avec amour et tristesse plutôt qu’avec effroi, tandis qu’avançant sa grande œuvre en silence, il ajoutait chaque jour des partitions nouvelles aux partitions déjà terminées, il se passa quelque chose qui lui fit prêter l’oreille : les amis vinrent, lui annonçant un mouvement souterrain dans un grand nombre d’âmes. Ce n’était pas encore le „peuple“ qui s’agitait et s’annonçait ici, mais peut-être le germe, la première étincelle de vie d’une société vraiment humaine destinée à la perfection dans un avenir lointain. Ce n’était pour le moment que la garantie que sa grande œuvre pourrait un jour être confiée à des mains fidèles qui auraient à veiller, et seraient dignes de veiller, sur ce glorieux legs à la postérité. Transfigurés par l’amitié, ses jours se colorèrent d’une lumière plus vive et plus chaude. Il n’était plus seul à ressentir son plus noble souci, d’arriver au but avant le soir et de trouver pour son œuvre un refuge hospitalier ! Et vers ce même temps il advint un évènement qui ne pouvait être interprété par lui que symboliquement, et qui revêtit pour lui la signification d’une nouvelle consolation, d’un favorable augure. Une grande guerre des Allemands le força de lever les yeux ; une guerre de ces mêmes Allemands qu’il savait si dégénérés, si déchus de l’élévation de cet esprit allemand qu’il avait profondément étudié et reconnu en lui-même et dans l’histoire des autres grands hommes de nation allemande. Il vit ces Allemands faire preuve dans une situation toute extraordinaire de deux vertus réelles, de prudence et de simple bravoure ; et il commença à croire avec une joie profonde qu’il n’était peut-être pas le dernier Allemand, et qu’un jour peut-être son œuvre verrait se ranger autour d’elle un pouvoir plus puissant que la force dévouée mais insignifiante de ses quelques amis, un pouvoir capable de la protéger durant le long espace de temps où elle attendrait l’avenir qui lui serait réservé comme chef-d’œuvre de cet avenir. Peut-être que cette conviction ne sut pas toujours se préserver du doute, surtout dès qu’elle voulut s’élever à des espérances immédiates. Quoi qu’il en soit, il reçut une impulsion assez puissante pour le faire penser à un devoir souverain non encore accompli.

Son œuvre n’aurait pas été finie, pas achevée, s’il ne l’eût confiée à la postérité que sous la forme d’une partition muette ; il fallait qu’il démontrât, qu’il enseignât publiquement ce que personne ne pouvait deviner, ce qui lui était exclusivement réservé, le nouveau style pour sa diction et sa représentation, afin de donner l’exemple qu’aucun autre ne pouvait donner, et de fonder une tradition de style qui ne fut pas inscrite en signes sur un papier fragile, mais en impressions sur des âmes humaines. Ceci était devenu pour lui un devoir d’autant plus urgent que ses autres compositions avaient subi, justement par rapport au style de la diction, le sort le plus absurde et le plus insupportable : ils étaient célèbres, admirés, et — maltraités ; et personne n’en paraissait indigné. Le fait peut paraître étrange ; mais pendant qu’il renonçait toujours plus, par principe et par une intelligente appréciation de ses compositions, à toute espèce de succès auprès de ces derniers, ainsi qu’à tout désir de pouvoir, le „succès“ et le „pouvoir“ vinrent à lui. C’était au moins ce qu’on lui affirmait de toute part. Ce fut en vain qu’il essaya de montrer d’une manière toujours plus péremptoire ce qu’il y avait d’équivoque et même d’humiliant pour lui dans ces „succès“ ; on était si peu habitué à voir un artiste distinguer strictement entre la nature de ces différents effets, qu’on n’ajoutait pas foi même à ses protestations les plus solennelles. Dès qu’il eut bien compris le rapport qui existe entre l’organisation et le succès de nos théâtres actuels et le caractère de l’homme d’aujourd’hui, son âme n’eut plus rien à démêler avec ce théâtre. Il n’attachait plus de prix à un enthousiasme esthétique ni aux acclamations de foules agitées, il ne pouvait même que s’indigner en voyant son art englouti sans distinction par le gouffre béant de l’insatiable ennui et de l'ardent désir de distraction. Combien chaque effet produit devait manquer ici de sens et de profondeur, à quel point il s’agissait réellement de satisfaire l’avidité d’un insatiable plutôt que de nourrir un affamé, c’est ce qu’il pouvait conclure d’un fait qui se répétait régulièrement : partout, même parmi ceux qui exécutaient ou récitaient ses compositions, ces dernières étaient traitées comme toute autre musique de théâtre d’après les formules vulgaires et traditionnelles du style d’opéra ; grâce aux chefs d’orchestre cultivés, et à l’aide de coupures et de retranchements arbitraires, on faisait de ses œuvres des opéras tels que les chanteurs croyaient pouvoir les aborder après en avoir soigneusement extirpé l’essence ; et même lorsque l’on voulait faire les choses au mieux on suivait les instructions de Wagner avec une maladresse et une pruderie pleines de crainte, à-peu-près comme si l’on voulait représenter par des figurants de ballet l’émeute nocturne dans les rues de Nuremberg telle qu’elle est indiquée au deuxième acte des Meistersinger. Et dans tout ceci l’on semblait agir de bonne foi, sans intentions malhonnêtes. Les tentatives généreuses de Wagner pour donner au moins l’exemple de la correction et de l’intégrité les plus simples de l’exécution, et pour initier quelques chanteurs isolés au style si nouveau de la diction, avaient toujours été étouffées par le limon de l’habitude et du manque de réflexion régnants ; elles l’avaient de plus toujours obligé de s’occuper précisément de ce théâtre dont l’ensemble ne lui inspirait plus que du dégoût. Gœthe lui-même n’avait-il pas autrefois perdu le goût d’assister aux représentations de son Iphigénie ; „je souffre énormément, avait-il dit, lorsque je suis obligé de me débattre avec ces fantômes qui n’apparaissent pas comme ils devraient.“ À côté de cela le „succès“ allait en augmentant à ce théâtre qui lui était devenu si désagréable, il augmenta même au point que les grands théâtres eux-mêmes finirent par vivre presque entièrement des copieuses recettes que leur procurait l’art de Wagner travesti en art d’opéra. Cette passion croissante du public réussit à éblouir même certains amis de Wagner ; et il subit — lui qui avait tant souffert — la souffrance amère de voir ses amis enivrés de „succès“ et de „victoires“ là où lui il voyait sa pensée suprême reniée et brisée. On aurait dit qu’un peuple sérieux et grave à beaucoup d’égards voulait garder vis-à-vis de son plus sérieux artiste le privilège d’une légèreté systématique et décharger sur lui tout ce qu’il y a de vulgaire et d’irréfléchi, de maladroit et de méchant dans la nature allemande. Lorsque enfin pendant la guerre allemande un courant d’idées plus larges et plus libérales parut entraîner les esprits, Wagner se rappela son devoir de fidélité qui lui faisait une loi d’essayer de protéger au moins son principal ouvrage contre les outrages de ces succès si mal interprétés, et de le poser dans son rhythme le plus à lui en exemple pour tous les temps ; c’est ainsi que naquit l’idée de Bayreuth. À la suite de ce nouveau mouvement des esprits il crut aussi voir se réveiller un sentiment plus vif du devoir parmi ceux auxquels il voulait confier son trésor ; et de l’association de ces deux espèces de devoirs se dégagea l’évènement qui répand une lueur étrange sur les années qui viennent de s’écouler comme sur les années à venir ; l’évènement qui, imaginé pour le bien d’un avenir éloigné, d’un avenir seulement possible mais du reste incertain, n’est guère qu’une énigme et un scandale pour le présent et pour ceux qui ne voient pas au-delà ; qui, pour le petit nombre de ceux auxquels il fut permis d’y contribuer, est l’anticipation d’une jouissance, d’une vie de l’ordre le plus élevé, à l’aide de laquelle ils se sentent féconds, heureux et rendant heureux bien au-delà du présent fugitif ; et pour Wagner lui-même, un sombre nuage plein de difficulté, de souci, de méditation, de chagrin, un nouvel assaut des éléments les plus hostiles, mais tout cela pénétré du rayonnement de l’oubli de soi par fidélité, et transformé par cette lumière en un bonheur inexprimable.

Il est à peine besoin de le dire : le souffle tragique a passé sur cette vie. Et celui dont l’âme peut en pressentir quelque chose, celui pour lequel la nécessité d’une illusion tragique sur le but de la vie, le brisement des intentions, le renoncement et la purification par l’amour, ne sont pas des notions étrangères, doit sentir dans ce que Wagner nous montre a présent dans son œuvre comme une vague ressouvenance de l’existence tragique du grand homme. Nous croirons entendre dans le lointain Siegfried racontant ses exploits ; le deuil profond de l’automne se mêle à la joie touchante du souvenir et toute la nature se tait dans un crépuscule doré.



IX


Tous ceux qui ont pensé avec une tristesse sympathique à la manière dont s’est formé l’homme dans Wagner, auront besoin, pour se rétablir et se délasser, de réfléchir à ce qu’est l’artiste dans Wagner, et de contempler le spectacle d’une faculté et d’une hardiesse d’exécution devenues réellement indépendante. Si l’art n’est en général que le pouvoir de communiquer à d’autres ce qu’on a senti soi-même, si chaque œuvre d’art est une contradiction lorsqu’elle ne peut se faire comprendre, la grandeur de Wagner, l’artiste, doit précisément consister dans cette communicabilité surhumaine de sa nature qui parle pour ainsi dire d’elle-même dans toutes les langues, et révèle avec la plus grande clarté ses sensations les plus intimes et les plus personnelles. Son apparition dans l’histoire des arts ressemble à l’éruption volcanique de l’ensemble indivisé des facultés artistiques de la nature même, après que l’humanité se fût habituée comme à une règle à voir les arts isolément. On peut donc hésiter pour lui donner un nom, et se demander s’il faut l’appeler poète, ou musicien, ou créateur de formes, en donnant la plus grande extension possible au sens de ces mots, ou bien s’il faut créer pour lui une dénomination nouvelle.

La faculté poétique dans Wagner se montre en ceci, qu’il pense en faits visibles et sensibles et non en notions, c’est-à-dire qu’il pense d’une manière mythique comme de tous temps a pensé le peuple. Le mythe n’est pas basé sur une pensée comme se le figurent les enfants d’une civilisation raffinée, mais il est lui-même une pensée ; il donne une idée du monde, mais c’est par une suite de faits, d’actions et de souffrances. L’Anneau du Nibelung est un immense système de pensées, mais sans la forme spéculative de la pensée. Un philosophe pourrait peut-être lui opposer quelque chose d’analogue qui serait complètement dénué d’images et d’action et ne nous parlerait que sous la forme d’idées ; on aurait alors représenté la même chose dans deux sphères disparates, une fois pour le peuple, et une fois pour l’opposé du peuple, pour l’homme théorique. Wagner ne s’adresse donc point à ce dernier, car l’homme théorique comprend ce qui est essentiellement poétique, le mythe, à-peu-près comme un sourd comprend la musique, c’est-à-dire qu’ils voient tous les deux un mouvement qui leur paraît insensé. De l'une de ces sphères disparates il n’est pas possible de voir ce qui se passe dans l’autre ; tant qu’on est dans la région du poète, on pense avec lui comme un être ne pouvant que sentir, voir et entendre ; les conclusions que l’on tire sont l’enchaînement des faits que l’on voit, ainsi des causalités de fait, et non logiques.

Lorsque les héros et les dieux de drames mythiques tels que Wagner les compose doivent se rendre intelligibles par des paroles, il y a tout à craindre que ce langage parlé ne réveille en nous l’homme théorique et ne nous fasse passer dans une autre sphère non-mythique ; si bien qu’au moyen de la parole nous n’aurions pas mieux compris ce qui se passait devant nous, mais que nous n’aurions rien compris. C’est pour cela que Wagner fît rétrograder la langue jusqu’à une phase primitive où elle ne pense pas encore en notions, où elle n’est encore elle-même que poésie, qu’image et que sentiment. L’intrépidité avec laquelle Wagner entreprit cette tâche effrayante prouve avec quelle force il était poussé par l’esprit poétique, et comme il était forcé de le suivre quelle que fût la voie que suivît son guide fantastique. Chacune des paroles de ces drames devait pouvoir être chantée et devait effleurer les lèvres des héros et des dieux ; telle était la tâche extraordinaire que Wagner imposait à son imagination linguistique. Tout autre que lui en aurait été découragé, car notre langue semble presque trop vieillie, trop stérile, pour qu’on puisse exiger d’elle ce que Wagner lui demanda ; et cependant, la verge dont il frappa les rochers en fit jaillir une source abondante. Précisément parce que Wagner aimait cette langue plus qu’aucun autre Allemand et exigeait d’elle plus que d’autres, il souffrit aussi davantage de sa dégénération et de sa débilité, ainsi que des nombreuses déperditions et mutilations de formes, des embarrassantes particules, des verbes auxiliaires si peu chantants de notre syntaxe ; et tout ceci sont des abus qui se sont introduits à la suite de péchés et de négligences envers la langue. D’un autre côté il était fier à bon droit de ce qui reste à cette langue de primitif et d’inépuisable, de puissance sonore dans les racines de ses mots dans lesquelles il croit reconnaître, contrastant avec les langues si dérivées, si artificiellement rhétoriques des nations romanes, un penchant et une disposition merveilleuse pour la musique véritable. La poésie de Wagner respire un amour pour la langue allemande, une cordialité, une sincérité dans la manière dont il la traite, qui, excepté dans Gœthe, ne se fait sentir dans les œuvres d’aucun Allemand. Relief de l’expression, concision hardie, force et diversité du rythme, une remarquable richesse de mots accentués et significatifs, simplification dans l’enchaînement des périodes, une fertilité d’invention presque unique pour exprimer les fluctuations du sentiment comme du pressentiment, une source abondante quelquefois très pure de locutions populaires et proverbiales — toutes ces qualités pourraient lui être attribuées, et pourtant on n’en aurait pas moins omis la plus puissante et la plus digne d’admiration. Celui qui lit l’un après l’autre deux poèmes tels que Tristan et les Meistersinger éprouve le même doute, le même étonnement à l’égard de la langue parlée qu’à l’égard de la musique, et se demande comment il fut possible de se rendre maître de deux mondes aussi différents d’esprit que de forme, de nuance et d’engencement. C’est là ce qu’il y a de plus puissant dans le talent de Wagner, ce que le grand maître seul peut accomplir ; d’improviser pour chaque œuvre une langue nouvelle, de donner à chaque nouveau sentiment une forme nouvelle et un nouveau son. En face des manifestations d’une faculté aussi rare, le blâme restera toujours mesquin et impuissant lorsqu’il ne s’attaquera qu’à quelques détails singuliers et extravagants, ou bien aux obscurités plus fréquentes de l’expression et aux réticences de la pensée. Du reste ce qui paraissait le plus choquant et le plus inouï à ceux qui ont jusqu’à présent exprimé leur blâme le plus ouvertement, n’était pas tant le langage de Wagner que son âme et toute sa manière de sentir et de souffrir. Attendons que ceux-ci aient eux-mêmes une autre âme, alors ils parleront aussi une autre langue, et alors à tout prendre les choses n’en iront aussi que mieux pour la langue allemande.

Mais avant tout, parmi ceux qui méditent sur Wagner le poète et le réformateur de la langue, personne ne devrait oublier qu’aucun des drames de Wagner n’est destiné à être lu, et que l’on ne peut en conséquence exiger de lui ce qu’on serait en droit d’attendre du drame parlé. Celui-ci demande à agir sur le sentiment par les seuls moyens des idées et des mots, et cette destination le soumet aux lois de la rhétorique. Mais dans la vie réelle la passion est rarement éloquente ; dans le drame parlé elle est forcée de l’être pour se manifester d’une manière quelconque. Mais lorsqu’une langue est déjà jusqu’à un certain point usée et déchue, le dramatiste éprouve le besoin de colorer et de façonner la langue et les pensées d’une manière toute particulière ; il veut relever la langue pour que de son côté elle fasse ressortir l’élévation du sentiment, et il s’expose ainsi à ne pas être compris du tout. Il cherche de même à rehausser là passion par des sentences et des saillies sublimes, et tombe par là dans un autre danger : il paraît faux et factice. Car dans la vie la passion réelle ne s’exprime pas par des sentences, et dans la poésie elle éveille facilement des doutes sur sa sincérité lorsqu’elle diffère essentiellement de cette réalité. Mais Wagner qui, le premier, reconnut les défauts inhérents au drame parlé, rend chaque action dramatique intelligible de trois manières différentes, par la parole, le geste et la musique ; de sorte que la musique fait passer immédiatement les sentiments qui animent les acteurs du drame dans l’âme des auditeurs qui voient alors dans les gestes de ceux-ci la première manifestation visible de ces faits intimes, et en perçoivent dans les paroles une seconde image plus affaiblie transformée en une volonté réfléchie. Tous ces effets se produisent simultanément et sans se nuire réciproquement, et forcent celui devant lequel se déroule un drame semblable à une compréhension, à une sympathie toute nouvelle, comme si tout-à-coup ses sens étaient devenus plus spirituels et son esprit plus sensuel, comme si tout ce qui cherche à s’épancher au dehors de l’homme, tout ce qui est avide de connaissance, se sentait heureux et libre dans une allégresse de perception. Comme chaque circonstance d’un drame de Wagner se communique au spectateur avec une clarté parfaite, illuminée et rendue transparente par la musique comme par un feu intérieur, son auteur put se passer de tous les expédients dont le poète a besoin pour donner à ses épisodes la chaleur et l’éclat nécessaires. Toute l’économie du drame put être simplifiée, l’architecte put de nouveau montrer son goût pour la mesure dans les proportions grandioses de l’édifice, car il n’avait plus aucun prétexte pour recourir à ces complications préméditées, à cette multiplicité de formes dans la construction au moyen desquelles le poète cherche à soulever en faveur de son œuvre un vif sentiment d’intérêt et d’étonnement pour transformer ensuite ce dernier en un sentiment de joyeuse admiration. L’impression de distance et de hauteur idéale put être réalisée sans l’aide de procédés artificiels. La langue se dépouilla de l’ampleur rhétorique pour en revenir à la concision expressive du sentiment ; et quoique on vit dès lors l’acteur parler beaucoup moins qu’auparavant de tout ce qu’il faisait et éprouvait dans le cours de la pièce, des circonstances intimes que le poète dramatique avait jusqu’alors exclues de la scène comme peu dramatiques, vinrent inspirer à l’auditeur une sympathie passionnée, tandis que les gestes qui les accompagnaient purent être réduits aux plus délicates modulations. Or, la passion chantée a généralement besoin d’un peu plus de temps pour s’exprimer que la passion parlée ; la musique produit pour ainsi dire une extension du sentiment ; il suit ordinairement de là que l’acteur qui est en même temps chanteur est forcé de maîtriser l’animation trop peu plastique des mouvements qui est une des difficultés de la représentation du drame parlé. Il se sent d’autant plus entraîné à donner plus de noblesse à tous ses gestes que la musique a plongé son sentiment dans une atmosphère plus pure et plus éthérée, et l’a rapproché par là de l’idéal de la beauté.

La tâche peu commune que Wagner a posée aux acteurs et aux chanteurs ne manquera pas d’allumer entre eux et parmi plus d’une génération, une noble rivalité pour arriver à personnifier l’image de chacun de ses héros avec la plus grande clarté et dans toute sa perfection, dans cette incorporation complète dont la musique du drame est déjà le type. Conduit par un tel guide, l’œil de l’artiste plastique finira par découvrir les merveilles d’un nouveau monde de visions telles qu’avant lui le créateur seul d’œuvres semblables à l’Anneau du Nibelung aura pu les contempler en sa qualité de formateur souverain qui, comme Eschyle, montre la voie à un art futur. L’émulation de la jalousie ne doit-elle pas déjà nécessairement réveiller de grands talents si le plastique compare l’effet produit par son art avec celui d’une musique telle que celle de Wagner ; d’une musique qui contient un bonheur lumineux et sans mélange, si bien qu’il semble à celui qui l’écoute que presque toute la musique précédente n’ait parlé qu’un langage embarrassé, dépendant et tout extérieur, comme si jusqu’alors elle ait dû servir de jeu à ceux qui n’étaient pas dignes de sérieux, ou d’enseignement et de démonstration pour ceux qui ne sont pas même dignes de jeu. Cette musique antérieure ne nous pénètre que pendant quelques heures fugitives de ce bonheur que nous éprouvons toujours à l’ouïe de la musique de Wagner ; on la dirait sous l’influence de quelques rares moments d’oubli pendant lesquels elle parle avec elle-même et tourne, comme la Sainte-Cécile de Raphaël, ses regards vers le ciel, loin de ceux qui l’écoutent et lui demandent de la distraction, de la joie ou de la science.

De Wagner, le musicien, on pourrait dire, en général, qu’il a donné une voix à tout ce qui jusqu’ici n’avait pas voulu parler dans la nature ; il ne croit pas à l’existence nécessaire de quelque chose de muet. Il pénètre jusqu’à l’aurore, dans la forêt et la nuée, dans la gorge et jusqu’au sommet des monts, dans l’horreur et la sérénité des nuits, et partout il devine leur désir secret : eux aussi ils veulent rendre un son dans la mélodie universelle. Là où le philosophe dit : il existe Une Volonté qui, dans la nature animée comme dans la nature inanimée, a soif d’existence, le musicien ajoute : et cette volonté veut, à tous les degrés, une existence mélodieuse.

Avant Wagner la musique se mouvait entre des limites généralement étroites. Elle s’appliquait à des états permanente de l’homme, à ce que les Grecs nomment éthos, et elle n’avait commencé qu’à partir de Beethoven à essayer le langage du pathos, c’est-à-dire de la volonté passionnée, des évènements dramatiques qui se succèdent dans le cœur humain. Autrefois c’était une disposition particulière, un état de l’esprit soit contenu ou gai, soit pieux ou repentant, qui devait se manifester par des sons ; à l’aide d’une conformité sensible dans la forme, et de la durée de cette conformité, on voulait frapper l’auditeur, le contraindre à interpréter le sens de cette musique, et enfin lui faire éprouver une disposition semblable. Pour représenter toutes ces dispositions et ces différents états de l’âme, certaines formes particulières étaient nécessaires ; d’autres furent introduites par la convention. Quant à la durée des compositions, elle fut fixée par la prudence du musicien qui voulait bien éveiller certain sentiment chez son auditeur mais non le fatiguer par la trop longue durée de cette sensation. On fit un pas de plus lorsqu’on esquissa successivement les images de sentiments opposés et qu’on découvrit le charme des contrastes ; on fit un autre pas en avant en réunissant dans le même morceau le contraire de l’éthos, en opposant, par exemple, l’un à l’autre un thème masculin et un thème féminin. Mais ce n’étaient en somme que des degrés encore bruts et primitifs dans le développement de la musique. La peur de la passion dictait une partie de ces lois, la peur de l’ennui faisait naître les autres ; tout sentiment profond ou dépassant les bornes habituelles était regardé comme „contraire à l’éthos“. Mais après que l’art éthique eut représenté ces états et ces dispositions ordinaires dans des répétitions innombrables, il tomba dans une sorte d’épuisement malgré la merveilleuse imagination de ses maîtres. Beethoven le premier fit parler à la musique un langage nouveau, défendu jusque là, le langage de la passion. Mais comme son art, s’étant émancipé des lois et des conventions de l’éthos, dut essayer de se justifier pour ainsi dire de ce dernier, son développement artistique garda des traces de confusion et de difficulté particulières. Une action dramatique intime — et toute passion suit un cours dramatique — s’efforçait de revêtir une nouvelle forme, mais le plan traditionnel de la musique de sentiment s’y opposait et prenait presque l’air et le ton de la moralité offensée contre une innovation immorale. Il semble quelquefois que Beethoven se soit donné la tâche si pleine de contradiction de faire parler le pathos avec les seules ressources de l’éthos. Mais cette supposition ne suffirait pas à expliquer les dernières et les plus considérables des compositions de Beethoven. Il trouva réellement un nouveau moyen pour décrire la grande courbe d’une passion ; il choisit dans l’ensemble de la course de celle-ci certains points isolés et les indiqua ensuite avec la plus minutieuse précision afin qu’ils pussent servir à l’auditeur de points de repère pour deviner la direction générale de la ligne. À première vue, cette nouvelle forme faisait l’effet d’un assemblage de plusieurs pièces de musique dont chacune, prise isolément, représentait, en apparence, un état de l’âme constant, en réalité, un moment passager dans le cours dramatique de la passion. L’auditeur pouvait se figurer qu’il entendait l’ancienne musique n’exprimant que des états de l’âme, avec la seule différence que le rapport entre les diverses parties constituantes lui était devenu incompréhensible, et ne pouvait plus s’expliquer par la loi des contrastes. Les musiciens eux-mêmes commencèrent à mépriser la loi que toute composition artistique devait être un édifice complet ; la succession des différentes parties de leurs œuvres devint arbitraire. L’invention mal comprise d’une expression large de la passion conduisit à l’ancienne phrase musicale détachée avec sa signification indépendante, et la liaison, la proportion réciproque des parties cessa complètement. C’est pour cela qu’après Beethoven, la symphonie n’est plus qu’une création si singulièrement confuse, surtout quand elle bégaie encore par moments le langage pathétique de Beethoven. Les moyens ne sont pas en rapport avec l’intention, et l’intention, à tout prendre, n’est pas claire pour l’auditeur, parce qu’elle n’a jamais été claire pour le cerveau même où elle prit naissance. Cependant, plus un genre de composition est élevé, difficile et à bon droit exigeant, plus il est indispensable que ce que l’on a à dire soit bien spécifié et qu’on l’exprime avec la plus grande clarté.

C’est pour cela que les efforts constants de Wagner tendaient à découvrir tous les moyens capables de favoriser la clarté. À cet effet il eut besoin avant tout de répudier la partialité et les prétentions de l’ancienne musique des états permanents, et de faire parler à sa musique, à cette opération mélodieuse du sentiment et de la passion, un langage qui ne pût donner lieu à aucune équivoque. Si nous considérons ce qu’il put accomplir, il nous semble que ce qu’il a effectué dans le domaine de la musique correspond à ce qu’a fait dans le domaine de l’art plastique l’inventeur du groupe détaché. Comparée à celle de Wagner, toute la musique antérieure paraît contrainte ou timide, comme si elle ne pouvait se montrer favorablement de tous les côtés et en ressentait une espèce de honte. Wagner saisit chaque degré et chaque nuance du sentiment avec la plus grande fermeté et la plus sûre précision. Sans crainte qu’elle lui échappe il prend l’émotion la plus délicate, la plus insolite, la plus indomptable, dans sa main puissante et l’y retient, et elle y prend corps, tandis que tout autre ne verrait en elle qu’un papillon éphémère se flétrissant au moindre attouchement. Sa musique n’est jamais indéterminée, jamais vaguement rêveuse ; tout ce qui parle par sa voix, que ce soit l’homme ou la nature, a une passion rigoureusement individualisée ; l’orage et la flamme elle-même revêtent chez lui la force irrésistible d’une volonté personnelle. Au-dessus de tous ces êtres chantants et de la lutte de leurs passions, au-dessus du tourbillon de tous les contrastes plane dans un calme suprême une puissante intelligence symphonique qui fait naître sans cesse la concorde du sein de la guerre. La musique de Wagner, dans son ensemble, est une image du monde tel que le concevait le grand philosophe d’Éphèse, une harmonie enfantée par le conflit, l’union de la justice et de l’inimitié. J’admire la possibilité de calculer la ligne majeure d’une passion commune d’après un certain nombre de passions suivant toutes un cours différent ; et je vois la preuve de cette possibilité dans chacun des actes des drames de Wagner qui raconte parallèlement l’histoire particulière de différents individus et celle qui leur est commune à tous. Dès le début nous sentons que nous sommes en face de courants opposés, mais aussi d’un fleuve au cours puissant qui les domine tous. Ce fleuve coule d’abord irrégulièrement sur des écueils invisibles ; parfois ses ondes semblent vouloir se séparer violemment et suivre des directions différentes. Peu-à-peu nous voyons leur mouvement devenir plus fort et plus rapide ; l’agitation convulsive est absorbée dans le calme imposant d’une marche incessante vers un but encore inconnu ; et tout-à-coup, vers la fin, le large fleuve, dans toute sa force, se précipite vers l’abîme avec un désir fatal du gouffre et de ses fureurs. Jamais Wagner n’est plus lui-même que lorsque les difficultés s’accumulent et qu’il peut agir dans des conditions gigantesques avec la noble joie du législateur. Transformer en rythmes d’une grande simplicité des éléments déréglés et rebelles, réaliser une volonté unique au milieu d’une multitude étourdissante de prétensions et d’exigences — tels sont les devoirs pour lesquels il se sent né, dans l’exercice desquels il a la conscience de sa liberté. Pour eux, jamais les forces ne lui manquent ; jamais il n’ arrive hors d’haleine à son but. Il s’est efforcé de s’imposer les règles les plus rigoureuses aussi constamment que d’autres cherchent à alléger leur fardeau. La vie et l’art lui pèsent lorsqu’il ne peut jouer à loisir avec leurs problèmes les plus ardus. Qu’on considère seulement le rapport de la mélodie chantée avec la mélodie de la langue parlée, et comme Wagner regarde la hauteur, la force et la mesure de l’homme parlant passionnément comme un type naturel à transformer en art. Qu’on considère ensuite l’adoption d’une telle mélodie chantée à l’ensemble symphonique de la musique, et l’on aura un exemple merveilleux de difficultés vaincues. Sa richesse d’invention dans les grandes et les petites choses, la toute-présence de son esprit et de son assiduité sont telles qu’on pourrait croire, en parcourant une partition de Wagner, qu’il n’y avait jamais eu avant lui de vrai travail et de vrais efforts. Il semble qu’il aurait aussi pu dire, à propos des peines et des difficultés de l’art, que la vertu par excellence du dramatiste est le renoncement à soi-même ; mais il objecterait probablement qu’il n’y a qu’une seule peine, celle de celui qui n’est pas encore affranchi ; le bien et la vertu sont faciles.

Considéré comme artiste dans son ensemble, Wagner, si l’on veut le rapprocher d’un type connu, a quelque chose de Démosthène : le terrible sérieux qui l’anime pour son thème et sa sûreté à saisir toujours le thème lui-même ; sa main s’en empare en un instant et le retient comme si elle était de fer. Comme Démosthène, il cache son art ou le fait oublier en nous forçant de penser à la chose ; et cependant il est comme celui-ci le dernier venu et le plus grand dans toute une série de puissants génies, et aurait par conséquent plus à cacher que les premiers d’entre eux. Son art agit comme de la nature, comme de la nature restaurée et retrouvée. Il n’a rien de pompeux comme tous les musiciens antérieurs qui se jouent aussi de leur art à l’occasion et font parade de leur virtuosité. En face de l’œuvre de Wagner, on ne pense ni à ce qui est intéressant, ni à ce qui est divertissant, ni à Wagner lui-même, ni à l’art en général ; on sent seulement ce qu’elle a de nécessaire. Personne ne pourra jamais calculer de quelle abnégation, de quelle rigueur, de quelle uniformité de volonté l’artiste eut besoin à l’époque de son développement, pour pouvoir ensuite au temps de sa maturité faire ce qui est nécessaire, et le faire avec une joyeuse liberté à chaque instant de son travail. Tout ce que nous pourrons faire sera de sentir dans quelques cas particuliers comme sa musique se soumet avec une résolution presque impitoyable au cours du drame qui est lui-même inflexible comme le destin ; tandis que l’âme ardente de cet art brûle du désir d’errer une fois sans entraves dans le désert et dans la liberté.



X


L’artiste qui possède un tel empire sur lui-même se soumet, sans le vouloir, tous les autres artistes. Pour lui seul aussi ceux qu’il a soumis, ses amis et ses partisans, ne sont ni des dangers ni des obstacles ; tandis que des caractères plus faibles perdent ordinairement leur indépendance en cherchant à s’appuyer sur leurs amis. C’est une chose très remarquable de voir combien, durant toute sa vie, Wagner s’est tenu à l’écart de toute organisation de parti, mais comme chaque phase de son art lui suscita un cercle de partisans qui semblaient n’avoir d’autre but que de le retenir stationnaire. Toujours il passa au milieu d’eux sans se laisser engager ; du reste, sa carrière fut trop longue pour qu’un autre ait pu la suivre à partir du commencement ; elle fut tellement escarpée, tellement inusitée, qu’il arriva bien au plus fidèle de perdre haleine une fois ou l’autre. Presque à toutes les époques de la vie de Wagner ses amis l’auraient volontiers posé en dogme ; ses ennemis étaient dans le même cas, quoique poussés par des motifs différents. Pour peu que la pureté de son caractère artistique ait été moins prononcée, il aurait pu devenir beaucoup plus tôt l’arbitre des questions artistiques et musicales actuelles ; — ce qu’il est enfin devenu maintenant, mais dans ce sens bien plus élevé que tout ce qui se passe dans un domaine quelconque de l’art se voit involontairement traduit devant le tribunal de son art et de son caractère artistique. Il a subjugué les volontés les plus antipathiques ; il n’y a plus un seul musicien de talent qui ne l’écoute intérieurement et ne le trouve plus digne d’être écouté que lui-même et le reste de la musique. Il y en a quelques-uns qui veulent à tout prix signifier quelque chose par eux-mêmes ; ils luttent réellement contre ce charme intérieur qui les entraîne, ils se retranchent avec une prudente préméditation dans le camp des anciens maîtres et préfèrent appuyer leur „indépendance“ sur Schubert ou sur Händel, que sur Wagner. C’est en vain ! En combattant contre leur meilleure conviction, ils s’amoindrissent et se rapetissent eux-mêmes comme artistes ; ils souillent leur caractère en étant forcés de supporter de mauvais alliés et de mauvais amis ; et au bout de tous ces sacrifices il leur arrive pourtant, ne fût-ce que dans un rêve, que leur oreille se tourne vers Wagner. Ces adversaires sont à plaindre ; ils croient beaucoup perdre en renonçant à eux-mêmes, et ils se trompent.

Maintenant il est clair que Wagner ne s’inquiète guère si les musiciens vont se mettre à composer à sa manière, ou s’ils composent en général ; il fait même tout ce qu’il peut pour détruire la fâcheuse opinion qu’une nouvelle école de componistes devrait se rattacher à lui. Autant que le permet son influence directe sur les musiciens, il cherche à les instruire dans la science de la grande déclamation ; il pense que, dans le développement de la science, le moment doit être venu où le désir sincère de devenir un maître habile pour la représentation et l’exécution est de beaucoup plus digne d’être apprécié que l’envie de „produire“ soi-même à tout prix. Car, au point où en est l’art aujourd’hui, la conséquence fatale de cette production est d’aplatir les effets de ce qui est véritablement grand en le multipliant tant bien que mal et en émoussant par un usage journalier les moyens et les procédés du génie. Le bon même dans l’art est nuisible et superflu lorsqu’il n’est dû qu’à l’imitation de ce qu’il y a de meilleur. Les buts et les moyens de Wagner ne font qu’un ; pour sentir cela, il ne faut que de la loyauté artistique ; et c’est être déloyal que de s’approprier ses moyens et de les faire servir à des buts rapetissés et tout différents.

Donc si Wagner se refuse à vivre au milieu d’une foule de musiciens composant à sa manière, il n’en impose que plus énergiquement à tous les talents la tâche nouvelle de découvrir avec lui les lois du style pour la diction dramatique. Il éprouve le besoin le plus pressant de fonder pour son art la tradition d’un style au moyen de laquelle son œuvre puisse passer d’époque en époque sans altération de sa forme première, jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’avenir particulier pour lequel son créateur l’avait destinée.

Wagner possède une ardeur infatigable pour s’expliquer sur tout ce qui se rapporte à cette fondation du style, et par conséquent à la durée de son art. Faire de son œuvre pour parler avec Schopenhauer — faire de ce dépôt sacré, de ce vrai fruit de son existence, une propriété de l’humanité, la mettre à part pour une postérité qui la jugera mieux, ceci est devenu pour lui un but qui passe avant tous les autres, et pour lequel il porte la couronne d’épines qui reverdira plus tard en couronne de laurier. Ses efforts se concentrèrent aussi constamment vers la sécurité de son œuvre que ceux de l’insecte à l’état parfait vers la sécurité de ses œufs et la prévoyance pour une progéniture qu’il ne verra pas naître ; il dépose ses œufs là où il sait positivement qu’ils trouveront un jour vie et subsistance, et il meurt tranquille.

Ce but qui passe avant tous les autres le pousse à des inventions toujours nouvelles ; il en puise toujours plus à la source de sa communicabilité surhumaine, plus il se sent clairement en lutte avec le siècle si mal disposé qui fait preuve de tant de mauvaise volonté pour l’écouter. Cependant, peu-à-peu ce siècle même commence à céder à ses infatigables tentatives, à ses souples assauts, et il prête l’oreille. Chaque fois qu’il se montrait au loin une occasion plus ou moins importante d’expliquer ses idées par un exemple, Wagner était prêt à le faire, il repensait ses idées à nouveau en les adaptant aux circonstances et trouvait moyen de faire entendre leur voix au travers de l’incorporation la plus insuffisante. Chaque fois qu’une âme à demi capable de le comprendre s’ouvrait à lui, il y laissait tomber la semence de sa pensée. Il rattache des espérances là où l’observateur de sang-froid ne fait que hausser les épaules ; il se trompe cent fois pour l’emporter une fois sur cet observateur. De même que le sage ne fréquente en général les hommes vivants qu’autant qu’il croit pouvoir augmenter par eux le trésor de son expérience, de même il semble que l’artiste ne puisse plus avoir de rapports avec les hommes de son temps qui ne concourent pas à immortaliser son oeuvre ; on ne peut l’aimer autrement lui-même qu’en aimant cette immortalisation ; et de son côté il n’est sensible qu’à Une seule des manifestations de la haine qu’on lui témoigne, à celle qui voudrait briser les ponts qui mènent à cet avenir de son art. Les élèves que Wagner instruisit, les musiciens et les acteurs auxquels il fit une seule observation, enseigna un seul geste, les orchestres petits et grands qu’il dirigea, les villes qui le virent dans toute l’ardeur de son activité, les princes et les femmes qui prirent part à ses plans, moitié avec crainte, moitié avec amour, les différents pays européens auxquels il appartint temporairement et où il fut un juge et une mauvaise conscience pour les arts : tout se transforma insensiblement en écho de sa pensée et de ses efforts incessants vers une production future. Et quoique cet écho ne lui rapportât souvent qu’un son confus et dénaturé, la toute-puissance de la voix qu’il fit résonner tant de fois dans le monde doit pourtant à la fin provoquer un retentissement d’une puissance égale ; et il n’y aura bientôt plus moyen de ne pas l’entendre ou de le mal comprendre. Déjà maintenant, ce retentissement ébranle les établissements artistiques de la société moderne ; chaque fois que le souffle de son esprit passa sur ces plantations, tout ce qui n’était pas à l’épreuve du vent, toute âme desséchée fut ébranlée ; puis, un doute qui commence à se soulever de toute part parle avec plus d’éloquence encore que cet ébranlement : personne ne peut plus dire où ni quand l’influence de Wagner pourra se faire jour tout-à-coup. Il est tout-à-fait incapable de se représenter la prospérité de l’art indépendante de toute autre espèce de prospérité ou de malheur ; partout où l’esprit moderne recèle un danger quelconque, sa méfiance clairvoyante y découvre en même temps un danger pour l’art. Son imagination redéfait pièce à pièce l’édifice de notre civilisation, et rien de frêle, rien qui soit construit à la légère ne lui échappe ; et lorsqu’il y découvre des murailles pouvant résister aux tempêtes et des fondements plus solides, il cherche aussitôt le moyen de les utiliser pour son art comme bastions ou comme abris protecteurs. Il vit comme un fugitif qui cherche à préserver, non lui-même, mais un secret important ; comme une malheureuse femme qui veut sauver la vie de l’enfant qu’elle porte dans son sein, et non la sienne ; il vit comme Sieglinde „pour l’amour de l’Amour“.

Car en effet c’est bien une vie de tourments et de honte que d’être errant et étranger dans un monde comme le nôtre, et pourtant obligé de lui parler et de lui demander quelque chose ; que de le mépriser et de ne pouvoir pourtant pas se passer de ce méprisé, — c’est là la misère particulière de l’artiste de l’avenir, de celui qui ne peut pas, comme le philosophe, s’adonner seul dans une sombre retraite à la recherche de la science ; car il a besoin d’âmes humaines comme médiatrices entre lui et l’avenir ; il a besoin d’institutions publiques comme garanties de cet avenir, comme ponts entre à présent et plus tard. Son art ne peut pas être confié, comme celui du philosophe, à la nacelle de la tradition écrite ; l’art veut être transmis par des facultés vivantes et non par des lettres et des mots. Pendant des périodes entières de la vie de Wagner retentit sa crainte de ne pouvoir plus rencontrer ces facultés vivantes, de se voir forcément réduit à l’insinuation écrite à défaut de l’exemple qu’il aurait à leur donner, réduit, au lieu de pratiquer lui-même son art devant eux, à n’en montrer qu’une lueur affaiblie à ceux qui lisent des livres, ce qui en somme équivaut à dire : qui ne sont point artistes.

Dans Wagner en sa qualité d’écrivain, on voit la gêne d’un homme courageux auquel on aurait brisé la main droite et qui continue à combattre avec la gauche ; il est toujours en souffrance lorsqu’il écrit, car il est privé, par une nécessité temporairement invincible, de son vrai moyen de communication, l’exemple éclatant et victorieux. Ses écrits n’ont rien de canonique, de sévère ; le canon fut déposé dans les œuvres. Ils sont des tentatives pour comprendre l’instinct qui l’a poussé à composer ses œuvres, des essais de se regarder soi-même en face ; dès qu’il a réussi à changer à ses propres yeux son instinct en science, il espère qu’une opération opposée aura lieu dans l’âme de ses lecteurs ; c’est en vue de cela qu’il écrit. Si par hasard le résultat devait prouver qu’il a entrepris là quelque chose d’impossible, Wagner ne ferait que partager le sort de tous ceux qui ont réfléchi sur l’art ; et il a sur la plupart d’entre eux l’avantage qu’en lui réside à demeure le plus puissant instinct total de l’art. Je ne connais pas d’écrits esthétiques qui donnent plus de lumière que ceux de Wagner ; on trouve en eux tout ce qu’il est possible d’apprendre sur la naissance d’une œuvre d’art. C’est un des tout-à-fait grands qui se lève ici comme témoin, et qui pendant une longue série d’années s’efforce de rendre son témoignage toujours meilleur, plus clair, plus indépendant, toujours plus dégagé du vague ; même lorsqu’il fait un faux pas comme homme de science, l’étincelle jaillit du sol. Quelques uns de ses écrits, comme „Beethoven“, „de l’art de diriger“, „des acteurs et des chanteurs“, „état et religion“, font taire toute velléité de contradiction, et imposent au lecteur une contemplation muette, sérieuse, attentive, comme il convient en présence de précieux reliquaires. D’autres, particulièrement ceux de la première époque, y compris „opéra et drame“, inquiètent et agitent ; il y règne une irrégularité rhythmique qui trouble dans la prose. La dialectique y est souvent brisée, le cours de l’exposition est plus interrompu qu’accéléré par des écarts de sentiment ; une sorte de mauvaise grâce de l’écrivain est répandue sur eux comme une ombre, comme si l’artiste avait honte des argumentations spéculatives. Ce qui oppresse peut-être le plus celui qui n’est pas tout-à-fait familier avec ses ouvrages est un ton de dignité et d’autorité difficile à décrire et qui n’appartient qu’à lui ; Wagner me fait l’effet d’écrire souvent comme s’il parlait devant des ennemis, — car tous ces écrits sont rédigés dans le style parlé, non dans le style écrit, et on les trouvera beaucoup plus clairs quand on les entendra lire convenablement à haute voix — il parle devant des ennemis avec lesquels il ne veut pas échanger de familiarités, en raison de quoi il les tient à distance et se montre réservé. Or, l’ardeur entraînante de son sentiment n’en perce pas moins souvent au travers des plis de ce déguisement ; alors la période artificielle, lourde, surchargée de mots accessoires, disparaît, et sa plume laisse échapper des phrases, des pages entières, qui peuvent être comptées parmi les plus belles de la prose allemande. Cependant, même en admettant que dans ces passages de ses écrits il s’adresse à des amis et que le spectre de son adversaire ne s’appuie plus sur son dossier, il faut avouer que les amis et les ennemis avec lesquels Wagner confère comme écrivain ont quelque chose qui leur est commun à tous et qui les sépare essentiellement de ce peuple pour lequel il travaille comme artiste. Par le raffinement et la stérilité de leur culture, ils sont complètement l’opposé du peuple, et celui qui veut être compris par eux est forcé de parler d’une manière impopulaire comme l’ont fait nos meilleurs prosateurs, comme le fait Wagner lui-même. On peut se figurer à quel point il se fait violence. Mais la force de cet instinct de prévoyance presque maternelle pour lequel aucun sacrifice ne lui coûte le fait rentrer lui-même dans cette atmosphère des savants et des hommes cultivés qu’il avait quittée pour toujours en sa qualité de génie créateur. Il se soumet au langage de la culture l’urgence de tous ses moyens de communication, quoiqu’il ait été le premier à sentir la profonde insuffisance de ces moyens.

Car, s’il y a quelque chose qui distingue son art de l’art des temps modernes, c’est bien ceci : qu’il ne parle plus la langue de la culture d’une caste particulière, et qu’en général il ne connaît plus le contraste, entre des hommes cultivés et non cultivés. Il se pose par là en opposition directe avec toute la culture de la renaissance qui nous a enveloppés jusqu’à aujourd’hui de sa lumière et de ses ombres. L’art de Wagner en nous transportant par moments en dehors de celle-ci, nous permet de jeter un coup-d’œil sur l’ensemble de son caractère uniforme ; alors nous voyons en Gœthe et en Léopardi les derniers grands attardés des poètes-philologues italiens, en Faust l’exposition du problème le plus antipopulaire que se soient posé les temps modernes sous la forme de l’homme théorique altéré de vie ; la chanson même de Gœthe est imitée de la chanson populaire, non donnée en exemple à celle-ci, et ce n’est pas sans raison que le poète assurait si sérieusement à l’un de ses adhérents : „Mes compositions ne peuvent pas devenir populaires ; celui qui pense à cela et cherche à y contribuer est dans l’erreur.“

Qu’il puisse en général exister un art assez lumineux pour éclairer les petits et les pauvres en esprit de son rayonnement, assez chaud pour fondre l’orgueil des savants, ceci ne pouvait pas se deviner, il fallait en faire l’expérience. Mais dans l’esprit de celui qui fait aujourd’hui cette expérience elle doit renverser toutes les notions existantes sur l’éducation et la culture ; il croira voir s’entr’ouvrir le rideau qui lui cachait un avenir dans lequel il n’y aura plus de biens et de bonheur suprêmes qui ne soient communs à tous. Et alors, la honte qui s’était attachée jusqu’ici au mot „commun“ lui sera ôtée.

Si le pressentiment explore ainsi le lointain, la science intelligente tournera ses regards vers la pénible incertitude sociale de notre présent, et ne se fera pas illusion sur les dangers que court un art qui semble n’avoir de racines que dans ce lointain et cet avenir, et qui nous montre plutôt ses rameaux pleins de fleurs que les fondements sur lesquels il s’appuie. Comment ferons-nous donc pour transmettre sain et sauf à cet avenir cet art sans patrie ; quelles digues opposerons-nous au flot de la révolution qui semble inévitable de toute part, afin que la bienheureuse espérance, la garantie d’un meilleur avenir, d’une humanité plus libre, ne soit pas entraînée avec la masse de ce qui est destiné à périr et mérite de périr ?

Celui qui se fait cette question et ce souci a pris part aux soucis de Wagner ; il se sentira poussé comme lui de rechercher parmi les puissances établies celles qui ont la bonne volonté d’être des génies protecteurs pour les plus nobles biens de l’humanité durant les époques d’ébranlement et de révolution. C’est uniquement dans ce sens que Wagner, par ses écrits, demanda aux hommes cultivés s’ils veulent mettre en sûreté parmi leurs trésors son héritage, l’Anneau précieux de son art ; et la grande confiance même dont Wagner a fait preuve jusque dans ses desseins politiques envers l’esprit allemand provient à mes yeux de ce qu’il croit le peuple de la Réformation capable de la force, de la douceur, de la bravoure nécessaires pour „resserrer la mer de la révolution dans le lit du fleuve paisible de l’humanité“. Je serais même tout disposé à croire que c’est ceci et pas autre chose qu’il a voulu exprimer par le symbolisme de sa Marche Impériale.

Cependant l’aspiration généreuse de l’artiste créateur est en général trop ardente, l’horizon de sa philanthropie trop vaste, pour que son regard puisse être arrêté par les barrières des nationalités. Ses pensées sont plus qu’allemandes comme celles de chaque bon, de chaque grand Allemand, et le langage que parle son art ne s’adresse pas à des peuples, mais à des hommes.

Mais c’est à des hommes de l’avenir.

C’est là la foi qui lui est propre, c’est là son tourment et son honneur. À quelque passé qu’il appartînt, aucun artiste ne reçut de son génie un don si extraordinaire en partage ; personne, excepté lui, n’eut à mêler un breuvage d’une telle amertume au nectar divin que lui versait l’enthousiasme. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, l’artiste méconnu, maltraité, errant pour ainsi dire au milieu de son époque, qui sut s’armer de cette foi pour sa défense ; le succès et l’insuccès auprès des contemporains ne purent ni ébranler ni affermir celle-ci dans son âme. Qu’elle l’exalte ou le rejette, il n’appartient pas à cette génération, — voilà l’arrêt que rend son instinct ; et quant à savoir s’il se trouvera jamais une génération qui lui appartienne, c’est une chose qui ne peut être prouvée à celui qui ne saurait y croire. Mais ce même incrédule pourrait bien aussi demander de quelle nature devrait être la génération dans laquelle Wagner reconnaîtrait son „peuple“, et verrait le type de tous ceux qui éprouvent une souffrance commune et veulent s’en délivrer par un art commun à tous. Schiller, à la vérité, avait plus de foi et plus d’espérance ; il n’a pas demandé quel pourrait être l’aspect d’un avenir si l’instinct de l’artiste qui le prédit devait se vérifier, mais il a exigé des artistes :

Élevez-vous d’un vol hardi
bien au-dessus de votre temps !
Que vos écrits soient un reflet
de l’avenir dans le présent !



XI


Que la saine raison nous préserve de croire que l’humanité puisse trouver un jour un ordre de choses idéal définitif, et qu’alors, semblable au soleil des régions tropicales, le rayon du bonheur doive darder uniformément sur ceux qui seraient si bien organisés. Wagner n’a rien à faire avec une telle conviction, il n’est point utopiste. S’il ne peut se passer de sa foi en l’avenir, cela signifie seulement qu’il observe dans les hommes d’à présent certaines propriétés qui n’appartiennent pas essentiellement au caractère, à la structure immuable de la nature humaine, mais sont variables, périssables même, et que, précisément à cause de ces propriétés, l’art ne peut pas avoir de patrie au milieu d’eux, et que lui-même il doit être le messager précurseur d’une autre époque. Aucun âge d’or, aucun ciel sans nuages n’est destiné a ces futures générations que son instinct lui fait espérer et dont les linéaments approximatifs peuvent être déduits des caractères mystérieux de son art autant qu’il est possible de juger d’un genre de souffrance par le mode de satisfaction qu’il recherche. La bonté surhumaine, la justice parfaite ne s’étendront pas non plus comme un arc-en-ciel permanent au-dessus des plaines de cet avenir. Il serait possible que cette génération future parût en somme plus méchante que celle d’aujourd’hui — car elle sera plus franche, dans le mal comme dans le bien ; il serait même possible que si son âme voulait une fois se manifester par des accords complets et libres, elle ébranlât et effrayât nos âmes comme si la voix d’un méchant esprit jusque là invisible venait à retentir. Ou bien, de quelle manière notre oreille est-elle frappée par des propositions comme celles-ci : que la passion vaut mieux que le stoïcisme et l’hypocrisie ; qu’être honnête, même dans le mal, vaut mieux que se perdre soi-même par égard pour la moralité reçue ; que l’homme libre peut aussi bien être bon que méchant mais que l’homme non affranchi est une honte de la nature et n’a de part ni à une consolation céleste ni à une consolation terrestre ; enfin, que celui qui veut être libre doit le devenir par lui-même, et que la liberté n’est pour personne un don miraculeux tombant sans efforts de la main des dieux. Quelque tranchantes et peu rassurantes que puissent paraître ces propositions, elles n’en sont pas moins des échos de ce monde futur qui a vraiment besoin de l’art et peut aussi en attendre une vraie satisfaction ; c’est la voix de la nature réintégrée dans ses droits aussi pour ce qui a rapport à l’homme, c’est exactement ce que j’ai nommé plus haut le sentiment vrai, en opposition au sentiment faussé qui règne aujourd’hui.

Or, il n’y a que pour la nature seule, et non pour le sentiment faux et la nature de convention, des satisfactions et des délivrances véritables. Lorsque la nature de convention en est arrivée à avoir conscience d’elle-même, il ne lui reste plus que le désir du néant, tandis que la nature vraie aspire à la transformation par l’amour : celle-là ne veut plus être, celle-ci veut devenir autre. Que celui qui a compris ceci fasse passer devant lui dans le silence de son âme les simples motifs de l’art de Wagner pour se demander si c’est la vraie nature ou la nature de convention qui se sert d’eux pour les desseins que nous venons de décrire.

Le malheureux errant et désespéré trouve la délivrance de son tourment dans l’amour compatissant d’une femme qui préfère mourir que de lui être infidèle : le motif du Vaisseau-fantôme. — L’amante, renonçant à tout bonheur personnel, devient une sainte par une divine transformation de l’Amour en Charité, et sauve l’âme de l’amant : motif de Tannhäuser. — Ce qu’il y a de plus excellent, de plus sublime, descend plein de sympathie parmi les hommes, et ne veut pas qu’on lui demande d’où il vient ; et lorsque la question fatale est posée, il retourne avec un douloureux effort à son existence supérieure : motif de Lohengrin. — L’âme aimante de la femme ainsi que le peuple accueillent avec joie le génie bienfaisant et novateur, quoique les gardiens de la tradition et de l’usage le repoussent et le calomnient : motif des Meistersinger. — Deux amoureux, sans savoir qu’ils sont aimés, se croyant au contraire profondément blessés et méprisés, exiger l’un de l’autre un breuvage mortel, soi-disant comme expiation de l’offense, en réalité par une impulsion dont ils ne se rendent pas compte ; ils veulent au moyen de la mort être délivrés de toute séparation, de toute dissimulation. L’approche de la mort à laquelle ils croient dégage leur âme et les entraîne à une félicité courte et pleine d’effroi comme s’ils avaient réellement échappé au jour, à l’illusion, à la vie elle-même : motif de Tristan et Isolde.

Dans l’Anneau du Nibelung le héros tragique est un Dieu dont l’esprit est altéré de puissance, et qui, en essayant de toutes les voies pour y parvenir, s’engage par des contrats, perd sa liberté, et se trouve enveloppé par la malédiction qui pèse sur la puissance. La perte de sa liberté lui est prouvée justement par ceci qu’il ne lui reste plus aucun moyen de s’emparer de l’Anneau d’or, de ce symbole de la toute-puissance terrestre et en même temps des plus grands dangers pour lui-même tant qu’il est dans la possession de ses ennemis. La peur de la fin et du crépuscule de tous les dieux s’empare de lui ainsi que le désespoir de ne pouvoir qu’attendre cette fin sans s’y opposer. Il a besoin de l’homme libre et sans peur qui puisse, sans son conseil ou son assistance, en se révoltant même contre l’ordre divin, accomplir de son propre mouvement l’action héroïque interdite au Dieu ; il ne le voit point paraître, et se trouve forcé de se soumettre aux conséquences de l’engagement qu’il a pris, au moment même où vient de poindre une nouvelle espérance. C’est par sa main que doit périr ce qu’il a de plus cher ; la pitié la plus pure doit être punie par sa souffrance. Alors enfin, il a horreur de la puissance qui n’enfante que le mal et l’esclavage ; sa volonté brisée se soumet, et il désire lui-même cette fin qui le menace au loin. Et seulement alors advient ce qu’il avait le plus désiré auparavant : l’homme libre et sans peur apparaît ; sa naissance fut un défi à toutes les coutumes établies ; ses parents portent la peine d’avoir été unis par un lien contraire à l’ordre de la nature et à l’usage : ils périssent, mais Siegfried vit. À la vue de son développement et de son épanouissement splendide le flot de dégoût se retire peu-à-peu de l’âme de Wotan ; il suit des yeux le sort du héros avec un amour et une sollicitude de père. Comme il forge son épée, tue le dragon, s’empare de l’Anneau, échappe à la ruse la plus raffinée et réveille Brünnhilde ; comme la malédiction qui repose sur l’Anneau ne le ménage pas plus que d’autres et l’enserre de plus en plus près ; comme, fidèle dans l’infidélité, blessant par amour ce qu’il aime le plus, il est envahi par les ombres et les nuages du crime, mais s’en dégage à la fin resplendissant comme le soleil, et disparaît et meurt, allumant dans le ciel un immense incendie de lumière et purifiant le monde de la malédiction, — le Dieu voit tout cela, lui dont la lance souveraine s’est brisée dans sa lutte avec le plus libre des hommes, et qui a perdu sa puissance en face de lui ; il le voit, plein de joie sur sa propre défaite, plein de sympathie pour le triomphe et la souffrance de son vainqueur ; son regard embrasse les derniers évènements avec un bonheur douloureux ; il est devenu libre par l’amour, délivré de lui-même.

Et maintenant, demandez vous-mêmes, vous, générations qui vivez aujourd’hui ! Ceci fut-il chanté pour vous ? Vous sentez-vous le courage d’étendre la main vers les étoiles de ce firmament de beauté et de bonté et de dire : c’est notre vie que Wagner a transportée ainsi dans les cieux ?

Où sont-ils parmi vous les hommes qui peuvent interpréter d’après leur propre vie l’image divine de Wotan, et qui, comme lui, grandissent toujours davantage plus ils s’effacent ? Qui d’entre vous, sachant et voyant que la puissance est mauvaise, serait prêt à renoncer à la puissance ? Où sont ceux qui, comme Brünnhilde, sacrifient leur science à leur amour et finissent pourtant par puiser dans leur vie la science suprême ; „le deuil profond, l’affliction de l’amour m’ouvrit les yeux.“ Et ceux qui sont libres et sans peur, qui croissent et s’épanouissent d’eux-mêmes dans une innocente spontanéité, où sont les Siegfrieds parmi vous ?

Celui qui se pose cette question et la pose en vain, sera forcé de tourner ses regards vers l’avenir ; et s’il devait découvrir dans un lointain quelconque le „peuple“ auquel il serait donné de lire sa propre histoire dans les signes caractéristiques de l’art de Wagner, il finirait par comprendre aussi ce que Wagner sera pour ce peuple : — Quelque chose qu’il ne peut être pour aucun de nous, non le prophète d’un avenir comme nous pourrions être tentés de le croire, mais l’interprète et le glorificateur d’un passé.