Richard Wagner jugé en France/Appendice/1

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À la Librairie illustrée (p. 309-313).

APPENDICE
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Mon cher Berlioz,


Lorsqu’il y a cinq ans, à Londres, la destinée nous rapprocha, je me vantais d’avoir sur vous un avantage, celui de comprendre parfaitement et d’apprécier vos œuvres, tandis que vous ne pouviez vous rendre qu’un compte imparfait des miennes, ne connaissant pas la langue allemande à laquelle mes conceptions dramatiques sont liées par une si intime connexité.

Je me vois forcé de me dépouiller aujourd’hui de ce modeste avantage. Depuis onze ans, je me trouve dans l’impossibilité de jouir de l’interprétation de mes propres œuvres, et je suis las d’être le seul Allemand qui n’ait point encore entendu une exécution de Lohengrin.

Ce ne sont ni des vues ambitieuses, ni des espérances de lucre qui m’ont décidé à demander à la France l’hospitalité pour mes ouvrages. J’ai été guidé par le seul espoir d’arriver à faire représenter ici mes drames lyriques avec paroles françaises et, si le public veut bien accorder un peu de sympathie à celui qui est obligé de prendre tant de peine pour parvenir à entendre enfin ses propres créations, j’aurai, je n’en doute pas à mon tour, mon cher Berlioz, la satisfaction d’être compris de vous.

L’article du Journal des Débats que vous avez bien voulu consacrer à mes concerts ne contient pas seulement pour moi des choses bien flatteuses et dont je vous remercie ; il me fournit encore l’occasion, que je saisis avec empressement, de vous donner quelques explications sommaires sur ce que vous appelez la musique de l’avenir et dont vous avez cru devoir entretenir sérieusement vos lecteurs.

Vous aussi, vous croyez donc que ce titre abrite en réalité une école dont je serais le chef ; que je me suis un beau jour avisé d’établir certains principes, certaines thèses que vous divisez en deux catégories : la première pleinement adoptée par vous et ne renfermant que des vérités depuis longtemps reconnues de tous ; la seconde qui excite votre réprobation et ne se composant que d’un tissu d’absurdités ? M’attribuer la sotte vanité de vouloir faire passer pour neufs de vieux axiomes ou la folle prétention d’imposer comme principes incontestables ce qu’en toutes langues on nomme stupidités, serait à la fois méconnaître mon caractère et faire injure au peu d’intelligence que le ciel a pu me départir. Vos explications à ce sujet, permettez-moi de vous le dire, m’ont paru un peu indécises ; et comme votre bienveillance amicale m’est parfaitement connue, vous ne demandez pas mieux assurément que je vous tire de votre doute, sinon de votre erreur.

Apprenez donc, mon cher Berlioz, que l’inventeur de la musique de l’avenir, ce n’est pas moi, mais bien M. Bischoff, professeur à Cologne. L’occasion qui donna le jour à cette creuse expression fut la publication faite par moi, il y a une dizaine d’années, d’un livre sous ce titre : l’Œuvre d’art de l’avenir. Ce livre date d’une époque où de graves événements m’avaient interdit pour longtemps l’exercice de mon art, où mon esprit, fortifié par l’expérience, se recueillait dans l’examen approfondi des problèmes de l’art dont la solution n’avait jamais cessé de me préoccuper.

Voici comment je fus amené à l’écrire :

En 1848, j’avais été frappé de l’incroyable mépris que la révolution témoignait pour l’art dont c’était fait à coup sûr, si la réforme sociale eût triomphé. En recherchant les causes de ce dédain, je trouvai à ma grande surprise, qu’elles étaient presque identiques avec les raisons qui vous portent, mon cher Berlioz, à ne négliger aucune occasion d’exercer votre verve ironique à l’encontre des établissements publics de l’art et je partageai sans peine voire conviction que les institutions de ce genre, les théâtres en général et l’Opéra en particulier, sont, dans leurs rapports avec le public, guidés par des tendances diamétralement opposées au but que se proposent l’art pur et le véritable artiste. L’art n’est là, en effet, qu’un prétexte à l’aide duquel on peut, tout en conservant les dehors de la décence, flatter avec fruit les plus frivoles penchants du public des grandes villes.

J’allai plus loin. Je me demandai quelles devaient être les conditions de l’art pour qu’il pût inspirer au public un inviolable respect et, afin de ne point trop m’aventurer dans l’examen de cette question, je fus chercher mon point de départ dans la Grèce ancienne. J’y rencontrai tout d’abord l’œuvre artistique par excellence, le drame dans lequel l’idée, quelque sublime, quelque profonde qu’elle soit, peut se manifester avec le plus de clarté et de la manière la plus universellement intelligible. Nous nous étonnons à bon droit aujourd’hui que trente mille Grecs aient pu suivre avec un intérêt soutenu la représentation des tragédies d’Eschyle ; mais si nous recherchons le moyen par lequel on obtenait de pareils résultats, nous trouvons que c’est par l’alliance de tous les arts concourant ensemble au même but, c’est-à-dire à la production de l’œuvre artistique la plus parfaite et la seule vraie. Ceci me conduisit à étudier les rapports des diverses branches de l’art entre elles, et, après avoir saisi la relation qui existe entre la plastique et la mimique, j’examinai celle qui se trouve entre la musique et la poésie : de cet examen jaillirent soudain des clartés qui dissipèrent complètement l’obscurité qui m’avait jusqu’alors inquiété.

Je reconnus en effet que précisément, là où l’un de ces arts atteignait à des limites infranchissables, commençait aussitôt avec la plus rigoureuse exactitude la sphère d’action de l’autre ; que conséquemment, par l’union intime de ces deux arts, on exprimerait avec la clarté la plus saisissante ce que ne pouvait exprimer chacun d’eux isolément ; que, par contraire, toute tentative de rendre avec les moyens de l’un des deux ce qui ne saurait être rendu que par les deux ensemble, devait fatalement conduire à l’obscurité, à la confusion d’abord et ensuite à la dégénérescence et à la corruption de chaque art en particulier. J’essayai donc de démontrer la possibilité de produire une œuvre dans laquelle ce que l’esprit humain peut concevoir de plus profond et de plus élevé fût accessible à l’intelligence la plus ordinaire, sans qu’il fût besoin de la réflexion ni des explications de la critique et c’est cet essai que j’intitulai : l’Œuvre d’art de l’avenir.

Jugez, d’après cela, ce que j’ai dû éprouver, mon cher Berlioz, en voyant au bout de dix ans, que non pas des gens légers et superficiels, non pas des marchands de concetti, des faiseurs de mots, des bravi littéraires, mais un homme sérieux, un artiste éminent, un critique intelligent, instruit et honnête tel que vous, plus que cela, un ami, avait pu se méprendre sur la portée de mes idées, à tel point qu’il n’a pas craint d’envelopper mon œuvre de cette ridicule papillote : musique de l’avenir.

Eh bien ! mon cher Berlioz, puisque mon livre non traduit restera probablement pour vous lettre close, faites-moi l’amitié de croire qu’il ne contient aucune des absurdités qu’on me prête et que je n’y ai traité en aucune façon de la question grammaticale de la musique. Ma pensée va un peu plus loin ; et d’ailleurs, n’étant pas théoricien de ma nature, je devais abandonner à d’autres le soin d’agiter ce sujet, ainsi que la question puérile de savoir s’il est permis ou non de faire du néologisme en matière d’harmonie ou de mélodie.

Aujourd’hui, je vous l’avouerai, je suis presque tenté de regretter la publication de ce livre. Et si, comme je viens d’en faire nouvellement l’expérience, les critiques les plus instruits et les plus éclairés se laissent entraîner par les préjugés du dilettantisme ignorant jusque-là qu’en présence même de l’exécution d’œuvres soumises à leur jugement, ils s’obstinent à n’y voir que des choses qui ne s’y trouvent point, tandis que l’idée essentielle et fondamentale leur échappe, comment ai-je osé espérer que le philosophe artiste, le penseur esthéticien pût être mieux compris qu’il ne l’a été par M. Bischoff, de Cologne ?

Mais en voilà déjà trop long sur un tel chapitre. Je vous ai expliqué ce que c’était que la musique de l’avenir. J’espère que bientôt l’un et l’autre, dans des conditions tout à fait égales, nous pourrons nous comprendre réciproquement. Laissez cette France si hospitalière donner un asile à mes drames lyriques ; j’attends de mon côté avec la plus vive impatience la représentation de vos Troyens, impatience que légitiment triplement l’affection que j’ai pour vous, la signification que ne peut manquer d’avoir votre œuvre dans la situation actuelle de l’art musical et plus encore, l’importance particulière que j’y attache au point de vue des idées et des principes qui m’ont toujours dirigé.


Richard Wagner.