Rose et Blanche/2/5

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B. Renault, éditeur (Tome IIp. 154-172).


CHAPITRE V.

Les Landes.


Cependant, Horace, mécontent des autres et de lui-même, s’était éloigné du théâtre de ses ennuis ; ne sachant comment employer le temps qu’il jugeait nécessaire pour les dispositions de sa sœur, relativement au sort de Rose, il résolut de se plonger dans la solitude pendant plusieurs jours. Jusque-là, il avait essayé des plaisirs excitans ; il avait fouetté son chagrin, mais il l’avait tenu à distance, sans jamais le mettre en fuite. — Voyons, dit-il, j’essaierai ; je lui donnerai accès, je lui ouvrirai mon âme toute entière ; il y pénétrera aussi avant qu’il voudra ; il me rongera le cœur s’il veut, je ne me défendrai pas.

Aussi bien, il était las de combattre en vain ; la mémoire, son redoutable ennemi, restait toujours debout et vivante à son chevet ; que n’avait-il pas fait pour s’en débarrasser ? où ne l’avait-il pas traînée ? dans les bois, dans les villes, sur la mer, au sein des plaisirs, au fond des montagnes : partout, elle l’avait suivi, inexorable et calme, et, quand il croyait l’avoir noyée dans l’ivresse, à son réveil, il la retrouvait, comme un ami qui veillait sur lui sans se lasser ni s’endormir. — Triomphe donc, dit-il, empare-toi de ta proie, mal avide, vautour ; assouvis-toi ! peut-être en laissant, comme fait la guêpe, ton aiguillon dans ma blessure, mourras-tu faute de venin !

Mais quel était ce mal inconnu ? il avait un remords sans doute, mais ne croyez pas que ce fût un de ces fantômes hideux qui s’étendent, froids et humides, sur les membres endormis du meurtrier, ni une de ces pâles terreurs qui bruissent sans cesse à l’oreille abusée du mauvais riche ; non, pour toute sa fortune, Horace aurait échangé son passé pour un passé dramatique ; il eût payé au poids de l’or, le remords d’avoir étranglé une femme, sacrifié en duel un ami au point d’honneur ; il lui prenait des regrets féroces de n’avoir pas dans sa vie un meurtre qui la coupât en deux. Mais vivre cinquante ans peut-être sur une parodie ! se repaître d’un souvenir honteux, d’une ridicule image ! mieux eût valu cent fois le parfum du sang et le spectre de la vengeance. Il y a des crimes terribles si poétiques ! et le sien était si bête !

Il loua une nouvelle chaise de poste, et un jour après il était dans les Landes ; alors, il renvoya son équipage, et s’arrêta dans un hameau. Là, il acheta une blouse bleue, un sac en cuir, où il mit les effets nécessaires à une tenue grossière, mais propre, et il partit, le sac sur le dos, ne demandant son chemin à personne, et s’enfonçant au hasard dans le désert de verdure qui embrasse une si vaste portion du midi de la France.

Il traversa les Pinadas, riantes forêts, dont l’odeur de goudron, et les pins élancés font rêver de mers et de voyages. Il s’arrêta souvent au pied d’un de ces arbres gigantesques, et se plut à lui prédire sa destinée, à se le représenter mât audacieux parmi les cordages, les voiles et les matelots, bravant la tempête, dominant les mers, et promenant autour du monde sa banderolle triomphante. C’était le cas de se lâcher l’allusion poétique, Horace n’y manqua pas : il se rappela son enfance paisible au sein des campagnes riantes, et sa transplantation sur les flots d’une vie orageuse.

Cependant le genêt épineux fleurissait en rameau d’or au pied des pins qui paraient eux-mêmes leurs extrémités d’une pointe vert-tendre. Cent espèces de bruyères mignonnes et jolies jonchaient le sol de leurs touffes empourprées, et dans ce bois tout vivant d’oiseaux, de soleil et de fleurs, des sentiers d’un sable blanc comme l’argent égaraient le voyageur oublieux de toute la terre.

J’en demande pardon à ceux qui déclarent qu’une maison au milieu des bois est un triste séjour, pensait Horace en parcourant l’ombreuse solitude ; je ne connais rien de si joli que cette contrée sauvage ; j’y vivrais joyeux, si la joie était de mon ressort. Ici la végétation, large et vigoureuse, s’égare toute pétulante de verve, loin des froids systèmes de l’homme. Que de gaîté dans ses caprices désordonnés ! que de fougue dans sa parure folle, quand, échappant à la main routinière, au mauvais goût de son dominateur, elle se hérisse de ronces sauvages, se couronne de feuillages bigarrés, et se livre d’elle-même au combat des élémens, audacieuse, insouciante, et renaissant, verte et jeune, sur ses propres débris !

Que de jouissances découvrit Horace au fond de ces forêts séculaires ! tantôt c’était un rayon de soleil qui tombait à son lever, rouge et chaud, sur la clairière ; alors tout était vie et réveil dans la savane ; l’abeille qui bourdonnait, toute gluante de résine, les myriades de mousses délicates qui se gonflaient à l’humidité de la rosée, les merles audacieux et poltrons qui venaient examiner le voyageur, et s’enfuyaient au moindre mouvement. À midi, tout se taisait ; les feuilles endormies se crispaient sur leurs tiges ; les grandes antyopes de velours noir, qui éclosent au printemps sur les bruyères, fermaient leurs ailes frangées d’or, et n’en montraient plus que la doublure, semblable aux feuilles mortes parmi lesquelles elles reposaient ; les ortolans jaseurs, les tarins pétulans, cherchaient un rideau plus sombre derrière les chênes verts, raccornis et anguleux ; alors tout se revêtait de couleurs étincelantes ; la lumière pénétrait, vive et joyeuse, dans les profondeurs les plus mystérieuses du taillis ; elle glissait sur la tige blanche et satinée des bouleaux ; elle dorait la mousse tendre et verte, elle semait de diamans les feuilles luisantes du houx : le pivert lui-même interrompait ses travaux, dont les coups retentissaient comme ceux d’une cognée ; tout semblait se recueillir pour savourer la chaleur et aspirer la fécondation : Horace redevenait l’homme de la nature ; il s’endormait comme les plantes, il se réveillait avec les insectes pour respirer les fleurs nouvelles, et parcourir, au hasard, leurs tapis moelleux et variés, sans autre besoin que celui du mouvement, sans autre sensation que celle de l’existence.

Mais au bout de deux jours de marche, pendant lesquels Horace se nourrit d’huile et de farine de sarrazin dans les chalets des bûcherons, il vit tout d’un coup le ciel se développer large et pur devant lui, la forêt disparut comme un rideau jeté à l’horizon, et la lande, nue et immense, se déploya devant son regard, à la fois effrayé et ravi.

— Enfin, voici le désert, s’écria-t-il, c’est ici que je dois lutter avec mon chagrin, comme Jacob avec l’esprit de Dieu : c’est ici que je l’étoufferai ou qu’il me tuera.

Mais cette horreur de la solitude, qu’il se flattait de rencontrer, je ne sais par quelle magie du printemps, ou quelle faculté de son âme trop riche, elle s’enfuit devant lui, et recula moqueusement à mesure qu’il avançait ; en vain l’horizon, plane et désolé, lui promettait-il une région affreuse, inhabitable, la nature dans sa naïve ironie, se revêtait toujours autour de lui de quelque grâce étrange et de quelque attrait piquant : là, c’était un joli ruisseau qui tremblait sur le sable fin, et cachait traîtreusement ses replis sous les touffes vigoureuses de la fougère ; cette belle plante, la plus riche, et presque l’unique production du sol qu’il parcourait, semblait se venger à force de magnificence, des dédains du cultivateur ; inutile aux intérêts de l’homme positif, elle appelait un regard d’artiste qui rendît justice à son élégance, à ses longs rameaux si délicatement travaillés, à sa tige de palmier qui se mirait, penchée sur l’eau et balancée par le vent ; et puis, le silence du désert, où était-il ? nulle part. Quel besoin de l’homme avaient donc toutes ces peuplades d’êtres vivans, pour se reproduire et s’ébattre dans leur empire paisible ? Un renard fuyait par bonds souples et moelleux, parmi les massifs de verdure ; un grand héron baignait gauchement ses longues jambes dans un marécage, une petite raine vert et or, chantait sous un dais de nénuphar, un loup grattait la terre avec sa continuelle inquiétude, une perdrix appelait avec amour sa compagne fourvoyée dans les broussailles ; tout cela vivait, souffrait, aimait ; tout cela connaissait le besoin, le repos, le plaisir et la crainte, rien n’était insensible, pas même le cœur de notre voyageur, amoureux de solitude et de déchiremens.

— Décidément, pensa-t-il, la véritable souffrance me fuit, comme a fait le véritable plaisir. En vain j’ai cherché à m’étourdir dans le monde, en vain je cherche à m’abîmer dans la solitude ; il n’y a rien de complet dans la vie, ni le mal, ni le bien.

Alors, comme il avait amassé un grand fonds d’énergie pour souffrir, il fut contrarié de ne pouvoir l’employer et de manquer la rencontre de l’ennemi qu’il cherchait. Il s’assit découragé !

— Monsieur, seriez-vous par hasard un employé chargé de cadastrer les Landes, ou un preneur de furets, ou un amateur de la belle nature, ou un entrepreneur de défrichement ?

Horace se retourna brusquement. L’homme qui venait de lui adresser rapidement cette quadruple question paraissait âgé de soixante ans au plus. Son teint était vermeil, sa figure noble et douce, ses longs cheveux bouclés, blancs comme l’argent, ses yeux bleus, caressans et doux. Mais son ajustement donnait un démenti formel à la noblesse de ses traits et à l’élégance de sa prononciation légèrement accentuée. Une redingote grise en haillons couvrait une grosse chemise de chanvre ; un pantalon jadis bleu tombait sur ses sabots enduits de glaise, et quant au chapeau, Horace comprit que si son interlocuteur n’y portait point la main, c’était moins par oubli des convenances que par la nécessité d’en ménager les minces vestiges.

— Monsieur, répondit Horace, je ne suis rien de ce que vous me citez. Je suis un homme ennuyé de la vie, qui cherche dans l’ennui même un remède à son mal.

— Ventre saint-gris ! dit le vieillard de la Lande, vous êtes un homme guéri si vous patientez seulement trois jours. Comment vous nommez-vous ?

Surpris de cette brusque question, mais forcé à je ne sais quel respect pour ces cheveux blancs et cette physionomie bienveillante, Horace répondit sans hésiter.

— Ah ! fort bien, dit le vieillard, je vous connais, vous avez du bon, mais vous avez un grand malheur, mon cher ami ; c’est d’être riche et de ne pas connaître la valeur de l’argent.

— Voulez-vous m’expliquer cela ?

— Vous ne savez pas combien l’argent peut contribuer au bonheur de l’homme ; vous ne savez pas utiliser le vôtre, en un mot, vous ne savez pas jouir de la vie.

— Par ma foi, je serais bien aise d’apprendre comme vous l’entendez. Veuillez me donner vos conseils ?

— De tout mon cœur, répondit le vieillard ; mais vous devez avoir besoin de prendre de la nourriture ; dans notre Lande il fait bon d’avoir des provisions. Venez dans ma maison, vous n’y manquerez de rien.

Horace le suivit, mais il ne tarda pas à s’apercevoir que l’hospitalité offerte avec assurance justifiait mal les promesses de son hôte.