Ruy Blas/Acte 2

La bibliothèque libre.
Société Belge de librairie (p. 51-95).


ACTE DEUXIÈME.



LA REINE D’ESPAGNE.


PERSONNAGES

LA REINE.

RUY BLAS.

DON GURITAN.

CASILDA.

LA DUCHESSE D’ALBUQUERQUE.

UN HUISSIER DE CHAMBRE.

DUÈGNES, PAGES, GARDES.


Un salon contigu à la chambre à coucher de la reine. À gauche, une petite porte donnant dans cette chambre. À droite, sur un pan coupé, une autre porte donnant dans les appartements extérieurs. Au fond, de grandes fenêtres ouvertes. C’est l’après-midi d’une belle journée d’été. Grande table. Fauteuils. Une figure de sainte, richement enchâssée, est adossée au mur ; au bas on lit : santa Maria Esclava. Au côté opposé est une madone devant laquelle brûle une lampe d’or. Près de la madone, un portrait en pied du roi Charles II.
Au lever du rideau, la reine dona Maria De Neubourg est dans un coin, assise à côté d’une de ses femmes, jeune et jolie fille. La reine est vêtue de blanc, robe de drap d’argent. Elle brode et s’interrompt par moments pour causer. Dans le coin opposé est assise, sur une chaise à dossier, dona Juana de la Cueva, duchesse d’Albuquerque, camerera mayor, une tapisserie à la main ; vieille femme en noir. Près de la duchesse, à une table, plusieurs duègnes travaillant à des ouvrages de femmes. Au fond, se tient don Guritan, comte d’Onate, majordome, grand, sec, moustaches grises, cinquante-cinq ans environ ; mine de vieux militaire, quoique vêtu avec une élégance exagérée et qu’il ait des rubans jusque sur les souliers.


Scène PREMIÈRE.

LA REINE, LA DUCHESSE D’ALBUQUERQUE, DON GURITAN, CASILDA, Duègnes.
La Reine.

Il est parti pourtant ! Je devrais être à l’aise ;
Eh bien, non ! ce marquis de Finlas ! il me pèse !
Cet homme-là me hait.

Casilda.

Cet homme-là me hait.Selon votre souhait
N’est-il pas exilé ?

La Reine.

N’est-il pas exilé ? Cet homme-là me hait.

Casilda.

Votre majesté…

La Reine.

Votre majesté…Vrai ! Casilda, c’est étrange,
Ce marquis est pour moi comme le mauvais ange.
L’autre jour, il devait partir le lendemain,
Et, comme à l’ordinaire, il vint au baise-main.
Tous les grands s’avançaient vers le trône à la file ;
Je leur livrais ma main, j’étais triste et tranquille,
Regardant vaguement, dans le salon obscur,
Une bataille au fond peinte sur un grand mur,
Quand tout à coup, mon œil se baissant vers la table,
Je vis venir à moi cet homme redoutable !
Sitôt que je le vis, je ne vis plus que lui.
Il venait à pas lents, jouant avec l’étui
D’un poignard dont parfois j’entrevoyais la lame,
Grave, et m’éblouissant de son regard de flamme.
Soudain il se courba, souple et comme rampant… —
Je sentis sur ma main sa bouche de serpent !

Casilda.

Il rendait ses devoirs : — rendons-nous pas les nôtres ?

La Reine.

Sa lèvre n’était pas comme celle des autres.
C’est la dernière fois que je l’ai vu. Depuis,
J’y pense très-souvent. J’ai bien d’autres ennuis,
C’est égal, je me dis : — L’enfer est dans cette âme.
Devant cet homme-là je ne suis qu’une femme. —
Dans mes rêves, la nuit, je rencontre en chemin
Cet effrayant démon qui me baise la main ;
Je vois luire son œil d’où rayonne la haine ;
Et, comme un noir poison qui va de veine en veine,
Souvent, jusqu’à mon cœur qui semble se glacer,
Je sens en longs frissons courir son froid baiser !
Que dis-tu de cela ?

Casilda.

Que dis-tu de cela ? Purs fantômes, madame.

La Reine.

Au fait, j’ai des soucis bien plus réels dans l’âme.

À part.

Oh ! ce qui me tourmente, il faut le leur cacher !

À Casilda.

Dis-moi, ces mendiants qui n’osaient approcher…

Casilda, allant à la fenêtre.

Je sais, madame, ils sont encor là, dans la place.

La Reine.

Tiens ! jette-leur ma bourse…

Casilda prend la bourse et va la jeter par la fenêtre.
Casilda.

Tiens ! jette-leur ma bourse…Oh ! madame, par grâce,
Vous qui faites l’aumône avec tant de bonté,

Montrant à la reine don Guritan, qui, debout et silencieux au fond de la chambre, fixe sur la reine un œil plein d’adoration muette.

Ne jetterez-vous rien au comte d’Onate ?
Rien qu’un mot ! — un vieux brave ! amoureux sous l’armure !
D’autant plus tendre au cœur que l’écorce est plus dure !

La Reine.

Il est bien ennuyeux !

Casilda.

Il est bien ennuyeux ! J’en conviens. — Parlez-lui !

La Reine, se tournant vers don Guritan.

Bonjour, comte !

Don Guridan approche avec trois révérences, et vient baiser en soupirant la main de la reine, qui le laisse faire d’un air indifférent et distrait. Puis il retourne à sa place, à côté du siége de la camerera mayor.
Don Guritan, en se retirant, bas à Casilda.

Bonjour, comte !La reine est charmante aujourd’hui !

Casilda, le regardant s’éloigner.

Oh ! le pauvre héron ! près de l’eau qui le tente,
Il se tient. Il attrape, après un jour d’attente,
Un bonjour, un bonsoir, souvent un mot bien sec,
Et s’en va tout joyeux, cette pâture au bec.

La Reine, avec un sourire triste.

Tais-toi !

Casilda.

Tais-toi !Pour être heureux, il suffit qu’il vous voie !
Voir la reine, pour lui cela veut dire : — joie !

S’extasiant sur une boîte posée sur le guéridon.

Oh ! la divine boîte !

La Reine.

Oh ! la divine boîte !Ah ! j’en ai la clef là.

Casilda.

Ce bois de calambour est exquis !

La Reine, lui présentant la clef.

Ce bois de calambour est exquis !Ouvre-la.
Vois : — je l’ai fait emplir de reliques, ma chère ;
Puis je vais l’envoyer à Neubourg, à mon père ;
Il sera très-content ! —

Elle rêve un instant, puis s’arrache vivement à sa rêverie.
À part.

Il sera très content ! —Je ne veux pas penser !
Ce que j’ai dans l’esprit, je voudrais le chasser.

À Casilda.

Va chercher dans ma chambre un livre… — je suis folle !
Pas un livre allemand ! tout en langue espagnole.
Le roi chasse. Toujours absent. Ah ! quel ennui !
En six mois, j’ai passé douze jours près de lui.

Casilda.

Épousez donc un roi pour vivre de la sorte !

La reine retombe dans sa rêverie, puis en sort de nouveau violemment et comme avec effort.
La Reine.

Je veux sortir !

À ce mot, prononcé impétueusement par la reine, la duchesse d’Albuquerque, qui est jusqu’à ce moment restée immobile sur son siége, lève la tête, puis se dresse debout et fait une profonde révérence à la reine.
La Duchesse d’Albuquerque, d’une voix brève et dure.

Je veux sortir !Il faut, pour que la reine sorte,
Que chaque porte soit ouverte, — c’est réglé ! —
Par un des grands d’Espagne ayant droit à la clé.
Or, nul d’eux ne peut être au palais à cette heure.

La Reine.

Mais on m’enferme donc ! mais on veut que je meure,
Duchesse, enfin !

La Duchesse, avec une nouvelle révérence.

Duchesse, enfin !Je suis camerera mayor,
Et je remplis ma charge.

Elle se rassied.
La Reine, prenant sa tête à deux mains, avec désespoir, à part.

Et je remplis ma charge.Allons ! rêver encor !
Non !

Haut.

Non ! — Vite ! Un lansquenet ! à moi, toutes mes femmes !
Une table, et jouons !

La Duchesse, aux duègnes.

Une table, et jouons ! Ne bougez pas, mesdames.

Se levant et faisant la révérence à la reine.

Sa Majesté ne peut, suivant l’ancienne loi,
Jouer qu’avec des rois ou des parents du roi.

La Reine, avec emportement.

Eh bien ! faites venir ces parents.

Casilda, à part, regardant la duchesse.

Eh bien ! faites venir ces parents.Oh ! la duègne !

La Duchesse, avec un signe de croix.

Dieu n’en a pas donné, madame, au roi qui règne.
La reine mère est morte. Il est seul à présent.

La Reine.

Qu’on me serve à goûter !

Casilda.

Qu’on me serve à goûter !Oui, c’est très-amusant.

La Reine.

Casilda, je t’invite.

Casilda, à part, regardant la camerera.

Casilda, je t’invite.Oh ! respectable aïeule !

La Duchesse, avec une révérence.

Quand le roi n’est pas là, la reine mange seule.

Elle se rassied.
La Reine, poussée à bout.

Ne pouvoir — Ô mon dieu ! qu’est-ce que je ferai ? —
Ni sortir, ni jouer, ni manger à mon gré !
Vraiment, je meurs depuis un an que je suis reine.

Casilda, à part, la regardant avec compassion.

Pauvre femme ! passer tous ses jours dans la gêne,
Au fond de cette cour insipide ! et n’avoir
D’autre distraction que le plaisir de voir,
Au bord de ce marais à l’eau dormante et plate,

Regardant don Guritan, toujours immobile et debout au fond de la chambre.

Un vieux comte amoureux rêvant sur une patte !

La Reine, à Casilda.

Que faire ? voyons ! cherche une idée.

Casilda.

Que faire ? voyons ! cherche une idée.Ah ! tenez !
En l’absence du roi, c’est vous qui gouvernez.
Faites, pour vous distraire, appeler les ministres !

La Reine, haussant les épaules.

Ce plaisir ! — avoir là huit visages sinistres
Me parlant de la France et de son roi caduc,
De Rome, et du portrait de monsieur l’archiduc,
Qu’on promène à Burgos, parmi des cavalcades,
Sous un dais de drap d’or porté par quatre alcades !
— Cherche autre chose.

Casilda.

Cherche autre chose.Eh bien ! pour vous désennuyer,
Si je faisais monter quelque jeune écuyer ?

La Reine.

Casilda !

Casilda.

Casilda !Je voudrais regarder un jeune homme,
Madame ! cette cour vénérable m’assomme.
Je crois que la vieillesse arrive par les yeux,
Et qu’on vieillit plus vite à voir toujours des vieux !

La Reine.

Ris, folle ! — Il vient un jour où le cœur se reploie.
Comme on perd le sommeil, enfant, on perd la joie.

Pensive.

Mon bonheur, c’est ce coin du parc où j’ai le droit
D’aller seule.

Casilda.

D’aller seule.Oh ! le beau bonheur, l’aimable endroit !
Des piéges sont creusés derrière tous les marbres.
On ne voit rien. Les murs sont plus hauts que les arbres.

La Reine.

Oh ! je voudrais sortir parfois !

Casilda, bas.

Oh ! je voudrais sortir parfois !Sortir ! Eh bien,
Madame, écoutez-moi. Parlons bas. Il n’est rien
De tel qu’une prison bien austère et bien sombre
Pour vous faire chercher et trouver dans son ombre
Ce bijou rayonnant nommé la clef des champs.
— Je l’ai ! — Quand vous voudrez, en dépit des méchants,
Je vous ferai sortir, la nuit, et par la ville,
Nous irons !

La Reine.

Nous irons.Ciel ! jamais ! tais-toi !

Casilda.

Nous irons. Ciel ! jamais ! tais-toi !C’est très-facile !

La Reine.

Paix !

Elle s’éloigne un peu de Casilda et retombe dans sa rêverie.

Paix !Que ne suis-je encor, moi qui crains tous ces grands,
Dans ma bonne Allemagne, avec mes bons parents !
Comme, ma sœur et moi, nous courions dans les herbes !
Et puis des paysans passaient, traînant des gerbes ;
Nous leur parlions. C’était charmant. Hélas ! un soir,
Un homme vint, qui dit : — Il était tout en noir,
Je tenais par la main ma sœur, douce compagne. —
« Madame, vous allez être reine d’Espagne. »
Mon père était joyeux et ma mère pleurait.
Ils pleurent tous les deux à présent. — En secret
Je vais faire envoyer cette boîte à mon père,
Il sera bien content. — Vois, tout me désespère.
Mes oiseaux d’Allemagne, ils sont tous morts ;

Casilda fait le signe de tordre le cou à des oiseaux, en regardant de travers la camerera.

Mes oiseaux d’Allemagne, ils sont tous morts ; Et puis
On m’empêche d’avoir des fleurs de mon pays.
Jamais à mon oreille un mot d’amour ne vibre.
Aujourd’hui je suis reine. Autrefois j’étais libre !
Comme tu dis, ce parc est bien triste le soir,
Et les murs sont si hauts, qu’ils empêchent de voir.
— Oh ! l’ennui ! —

On entend au dehors un chant éloigné.

Oh ! l’ennui ! —Qu’est ce bruit ?

Casilda.

Oh ! l’ennui ! — Qu’est ce bruit ?Ce sont des lavandières

Qui passent en chantant, là-bas, dans les bruyères.

Le chant se rapproche. On distingue les paroles. La reine écoute avidement.
Voix du dehors.

À quoi bon entendre
Les oiseaux des bois ?
L’oiseau le plus tendre
Chante dans ta voix.

Que Dieu montre ou voile
Les astres des cieux !
La plus pure étoile
Brille dans tes yeux.

Qu’avril renouvelle
Le jardin en fleur !
La fleur la plus belle
Fleurit dans ton cœur.

Cet oiseau de flamme,
Cet astre du jour,
Cette fleur de l’âme,
S’appelle l’amour !

Les voix décroissent et s’éloignent.
La Reine, rêveuse.

L’amour ! — oui, celles-là sont heureuses. — Leur voix,
Leur chant me fait du mal et du bien à la fois.

La Duchesse, aux duègnes.

Ces femmes dont le chant importune la reine,
Qu’on les chasse !

La Reine, vivement.

Qu’on les chasse !Comment ! on les entend à peine.
Pauvres femmes ! Je veux qu’elles passent en paix,
Madame.

À Casilda en lui montrant une croisée au fond.

Madame.Par ici le bois est moins épais ;
Cette fenêtre-là donne sur la campagne ;
Viens, tâchons de les voir.

Elle se dirige vers la fenêtre avec Casilda.
La Duchesse, se levant, avec une révérence.

Viens, tâchons de les voir.Une reine d’Espagne
Ne doit pas regarder à la fenêtre.

La Reine, s’arrêtant et revenant sur ses pas.

Ne doit pas regarder à la fenêtre.Allons !
Le beau soleil couchant qui remplit les vallons,
La poudre d’or du soir qui monte sur la route,
Les lointaines chansons que toute oreille écoute,
N’existent plus pour moi ! j’ai dit au monde adieu.
Je ne puis même voir la nature de Dieu !
Je ne puis même voir la liberté des autres !

La Duchesse, faisant signe aux assistants de sortir.

Sortez, c’est aujourd’hui le jour des saints apôtres.

Casilda fait quelques pas vers la porte ; la reine l’arrête.
La Reine.

Tu me quittes ?

Casilda, montrant la duchesse.

Tu me quittes ?Madame, on veut que nous sortions.

La Duchesse, saluant la reine jusqu’à terre.

Il faut laisser la reine à ses dévotions.

Tous sortent avec de profondes révérences.



Scène DEUXIÈME.

LA REINE, seule.

À ses dévotions ? Dis donc à sa pensée !
Où la fuir maintenant ? seule ! ils m’ont tous laissée.
Pauvre esprit sans flambeau dans un chemin obscur !

Rêvant.

Oh ! Cette main sanglante empreinte sur le mur !
Il s’est donc blessé ? Dieu ! — mais aussi c’est sa faute.
Pourquoi vouloir franchir la muraille si haute ?
Pour m’apporter les fleurs qu’on me refuse ici,
Pour cela, pour si peu, s’aventurer ainsi !
C’est aux pointes de fer qu’il s’est blessé sans doute.
Un morceau de dentelle y pendait. Une goutte
De ce sang répandu pour moi vaut tous mes pleurs.

S’enfonçant dans sa rêverie.

Chaque fois qu’à ce banc je vais chercher les fleurs,
Je promets à mon Dieu, dont l’appui me délaisse,
De n’y plus retourner. J’y retourne sans cesse.
— Mais lui ! voilà trois jours qu’il n’est pas revenu.
— Blessé ! — qui que tu sois, ô jeune homme inconnu !
Toi qui, me voyant seule et loin de ce qui m’aime,
Sans me rien demander, sans rien espérer même,
Viens à moi, sans compter les périls où tu cours ;
Toi qui verses ton sang, toi qui risques tes jours
Pour donner une fleur à la reine d’Espagne ;

Qui que tu sois, ami dont l’ombre m’accompagne,
Puisque mon cœur subit une inflexible loi,
Sois aimé par ta mère et sois béni par moi !

Vivement et portant la main à son cœur.

— Oh ! sa lettre me brûle ! —

Retombant dans sa rêverie.

Oh ! sa lettre me brûle ! —Et l’autre ! l’implacable
Don Salluste ! le sort me protège et m’accable.
En même temps qu’un ange, un spectre affreux me suit ;
Et, sans les voir, je sens s’agiter dans ma nuit,
Pour m’amener peut-être à quelque instant suprême,
Un homme qui me hait près d’un homme qui m’aime.
L’un me sauvera-t-il de l’autre ? Je ne sais.
Hélas ! mon destin flotte à deux vents opposés.
Que c’est faible une reine et que c’est peu de chose !
Prions.

Elle s’agenouille devant la madone.

Prions.— Secourez-moi, madame ! car je n’ose
Élever mon regard jusqu’à vous !

Elle s’interrompt.

Élever mon regard jusqu’à vous !— Ô mon dieu !
La dentelle, la fleur, la lettre, c’est du feu !

Elle met la main dans sa poitrine et en arrache une lettre froissée, un bouquet desséché de petites fleurs bleues et un morceau de dentelle taché de sang qu’elle jette sur la table ; puis elle retombe à genoux.

Vierge ! astre de la mer ! Vierge ! espoir du martyre !
Aidez-moi ! —

S’interrompant.

Aidez-moi ! —Cette lettre !

Se tournant à demi vers la table.

Aidez-moi ! — Cette lettre !Elle est là qui m’attire.

S’agenouillant de nouveau.

Je ne veux plus la lire ! — Ô reine de douceur !
Vous qu’à tout affligé Jésus donne pour sœur !
Venez, je vous appelle ! —

Elle se lève, fait quelques pas vers la table, puis s’arrête, puis enfin se précipite sur la lettre, comme cédant à une attraction irrésistible.

Venez, je vous appelle ! —Oui, je vais la relire
Une dernière fois ! Après, je la déchire !

Avec un sourire triste.

Hélas ! Depuis un mois je dis toujours cela.

Elle déplie la lettre résolument et lit.

« Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là
« Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ;
« Qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile ;
« Qui pour vous donnera son âme, s’il le faut ;
« Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut. »

Elle pose la lettre sur la table.

Quand l’âme a soif, il faut qu’elle se désaltère,
Fût-ce dans du poison !

Elle remet la lettre et la dentelle dans sa poitrine.

Fût-ce dans du poison !Je n’ai rien sur la terre.

Mais enfin il faut bien que j’aime quelqu’un, moi !
Oh ! s’il avait voulu, j’aurais aimé le roi.
Mais il me laisse aussi, — seule, — d’amour privée.

La grande porte s’ouvre à deux battants. Entre un huissier de chambre en grand costume.
L’Huissier, à haute voix.

Une lettre du roi !

La Reine, comme réveillée en sursaut, avec un cri de joie.

Une lettre du roi !Du roi ! je suis sauvée !



Scène TROISIÈME.

LA REINE, LA DUCHESSE D’ALBUQUERQUE, CASILDA, DON GURIDAN, FEMMES DE LA REINE, PAGES, RUY BLAS.
Tous entrent gravement. La duchesse en tête, puis les femmes. Ruy Blas reste au fond de la chambre. Il est magnifiquement vêtu. Son manteau tombe sur son bras gauche et le cache. Deux pages, portant sur un coussin de drap d’or la lettre du roi, viennent s’agenouiller devant la reine, à quelques pas de distance.


Ruy Blas, au fond du théâtre, à part.

Où suis-je ? — Qu’elle est belle ! — Oh ! pour qui suis-je ici ?

La Reine, à part.

C’est un secours du Ciel !

Haut.

C’est un secours du Ciel !Donnez vite !…

Se retournant vers le portrait du roi.

C’est un secours du Ciel ! Donnez vite ! Merci,
Monseigneur !

À la duchesse.

Monseigneur !D’où me vient cette lettre ?

La Duchesse

Monseigneur ! D’où me vient cette lettre ?Madame,
D’Aranjuez où le roi chasse.

La Reine

D’Aranjuez, où le roi chasse.Du fond de l’âme
Je lui rends grâce. Il a compris qu’en mon ennui,
J’avais besoin d’un mot d’amour qui vînt de lui !
Mais donnez donc.

La Duchesse, avec une révérence, montrant la lettre.

Mais donnez donc.L’usage, il faut que je le dise,
Veut que ce soit d’abord moi qui l’ouvre et la lise.

La Reine

Encore ! — Eh bien, lisez !

La duchesse prend la lettre et la déplie lentement.
Casilda, à part.

Encore ! — Eh bien, lisez !Voyons le billet doux.

La Duchesse, lisant.

« Madame, il fait grand vent et j’ai tué six loups.
« Signé, Carlos. »

La Reine, à part.

Signé, Carlos.Hélas !

Don Guritan, à la duchesse.

Signé, Carlos.Hélas !C’est tout ?

La Duchesse

Signé, Carlos.Hélas ! C’est tout ?Oui, seigneur comte.

Casilda, à part.

Il a tué six loups ! comme cela vous monte
L’imagination ! Votre cœur est jaloux,
Tendre, ennuyé, malade ? — Il a tué six loups !

La Duchesse, à la reine, en lui présentant la lettre.

Si sa majesté veut ?…

La Reine, la repoussant.

Si sa majesté veut ?…Non.

Casilda, à la duchesse.

Si sa majesté veut ?… Non.C’est bien tout ?

La Duchesse

Si sa majesté veut ?… Non. C’est bien tout ? Sans doute.
Que faut-il donc de plus ? notre roi chasse ; en route
Il écrit ce qu’il tue avec le temps qu’il fait.
C’est fort bien.

Examinant de nouveau la lettre.

C’est fort bien.Il écrit ? non, il dicte.

La Reine, lui arrachant la lettre et l’examinant à son tour.

C’est fort bien.Il écrit ? non, il dicte.En effet,
Ce n’est pas de sa main. Rien que sa signature !

Elle l’examine avec plus d’attention et paraît frappée de stupeur. À part.

Est-ce une illusion ? c’est la même écriture
Que celle de la lettre !

Elle désigne de la main la lettre qu’elle vient de cacher sur son cœur.

Que celle de la lettre !Oh ! qu’est-ce que cela ?

À la duchesse.

Où donc est le porteur du message ?

La Duchesse, montrant Ruy Blas.

Où donc est le porteur du message ?Il est là.

La Reine, se tournant à demi vers Ruy Blas.

Ce jeune homme ?

La Duchesse.

Ce jeune homme ? C’est lui qui l’apporte en personne.
— Un nouvel écuyer que sa majesté donne
À la reine. Un seigneur que de la part du roi
Monsieur De Santa-Cruz me recommande, à moi.

La Reine

Son nom ?

La Duchesse.

Son nom ?C’est le seigneur César De Bazan, comte
De Garofa. S’il faut croire ce qu’on raconte,
C’est le plus accompli gentilhomme qui soit.

La Reine.

Bien. Je veux lui parler.

À Ruy Blas.

Bien. Je veux lui parler.Monsieur…

Ruy Blas, à part, tressaillant.

Bien. Je veux lui parler. Monsieur…Elle me voit !
Elle me parle ! Dieu ! je tremble.

La Duchesse, à Ruy Blas.

Elle me parle ! Dieu ! Je tremble.Approchez, comte.

Don Guritan, regardant Ruy Blas de travers, à part.

Ce jeune homme ! écuyer ! ce n’est pas là mon compte.

Ruy Blas, pâle et troublé, approche à pas lents.
La Reine, à Ruy Blas.

Vous venez d’Aranjuez ?

Ruy Blas, s’inclinant.

Vous venez d’Aranjuez ? Oui, Madame.

La Reine.

Vous venez d’Aranjuez ? Oui, Madame.Le roi
Se porte bien ?

Ruy Blas s’incline, elle montre la lettre royale.

Se porte bien ?Il a dicté ceci pour moi ?

Ruy Blas.

Il était à cheval, il a dicté la lettre…

Il hésite un moment.

À l’un des assistants.

La Reine, à part, regardant Ruy Blas.

À l’un des assistants.Son regard me pénètre.
Je n’ose demander à qui.

Haut.

Je n’ose demander à qui.C’est bien, allez.
― Ah ! ―

Ruy Blas, qui avait fait quelques pas pour sortir, revient vers la reine.

― Ah ! ―Beaucoup de seigneurs étaient là rassemblés ?

À part.

Pourquoi donc suis-je émue en voyant ce jeune homme ?

Ruy Blas s’incline, elle reprend.

Lesquels ?

Ruy Blas.

Lesquels ?Je ne sais point les noms dont on les nomme.
Je n’ai passé là-bas que des instants fort courts.
Voilà trois jours que j’ai quitté Madrid.

La Reine, à part.

Voilà trois jours que j’ai quitté Madrid.Trois jours !

Elle fixe un regard plein de trouble sur Ruy Blas.
Ruy Blas, à part.

C’est la femme d’un autre ! ô jalousie affreuse !
― Et de qui ! ― Dans mon cœur un abîme se creuse.

Don Guritan, s’approchant de Ruy Blas.

Vous êtes écuyer de la reine ? Un seul mot.
Vous connaissez quel est votre service ? Il faut
Vous tenir cette nuit dans la chambre prochaine,
Afin d’ouvrir au roi, s’il venait chez la reine.

Ruy Blas, tressaillant.
À part.

Ouvrir au roi ! moi !

Haut.

Ouvrir au roi ! moi !Mais… il est absent.

Don Guritan

Ouvrir au roi ! Moi ! Mais… il est absent.Le roi
Peut-il pas arriver à l’improviste ?

Ruy Blas, à part.

Peut-il pas arriver à l’improviste ?Quoi !

Don Guritan, à part, observant Ruy Blas.

Qu’a-t-il ?

La Reine, qui a tout entendu et dont le regard est resté fixé sur Ruy Blas.

Qu’a-t-il ?Comme il pâlit !

Ruy Blas chancelant s’appuie sur le bras d’un fauteuil.
Casilda, à la reine.

Qu’a-t-il ?Comme il pâlit !Madame, ce jeune homme
Se trouve mal…

Ruy Blas, se soutenant à peine.

Se trouve mal…Moi, non ! mais c’est singulier comme
Le grand air… le soleil… la longueur du chemin…

À part.

― Ouvrir au roi !

Il tombe épuisé sur un fauteuil. Son manteau se dérange et laisse voir sa main gauche enveloppée de linges ensanglantés.
Casilda.

― Ouvrir au roi !Grand Dieu, madame ! à cette main
Il est blessé !

La Reine.

Il est blessé !Blessé !

Casilda.

Il est blessé ! Blessé !Mais il perd connaissance.
Mais vite, faisons-lui respirer quelque essence !

La Reine, fouillant dans sa gorgerette.

Un flacon que j’ai là contient une liqueur…

En ce moment son regard tombe sur la manchette que Ruy Blas porte au bras droit.
À part.

C’est la même dentelle !

Au même instant elle a tiré le flacon de sa poitrine, et, dans son trouble, elle a pris en même temps le morceau de dentelle qui y était caché. Ruy Blas, qui ne la quitte pas des yeux, voit cette dentelle sortir du sein de la reine.
Ruy Blas, éperdu.

C’est la même dentelle !Oh !

Le regard de la reine et le regard de Ruy Blas se rencontrent. Un silence.
La Reine, à part.

C’est la même dentelle !Oh !C’est lui !

Ruy Blas, à part.

C’est la même dentelle ! Oh ! C’est lui !Sur son cœur !

La Reine, à part.

C’est lui !

Ruy Blas, à part.

C’est lui !Faites, mon Dieu, qu’en ce moment je meure !

Dans le désordre de toutes les femmes s’empressant autour de Ruy Blas, ce qui se passe entre la reine et lui n’est remarqué de personne.
Casilda, faisant respirer le flacon à Ruy Blas.

Comment vous êtes-vous blessé ? c’est tout à l’heure ?
Non ? cela s’est rouvert en route ? Aussi pourquoi
Vous charger d’apporter le message du roi ?

La Reine, à Casilda.

Vous finirez bientôt vos questions, j’espère.

La Duchesse, à Casilda.

Qu’est-ce que cela fait à la reine, ma chère ?

La Reine.

Puisqu’il avait écrit la lettre, il pouvait bien
L’apporter, n’est-ce pas ?

Casilda.

L’apporter, n’est-ce pas ?Mais il n’a dit en rien

Qu’il eût écrit la lettre.

La Reine, à part.

Qu’il eût écrit la lettre.Oh !

À Casilda.

Qu’il eût écrit la lettre. Oh !Tais-toi !

Casilda, à Ruy Blas.

Qu’il eût écrit la lettre. Oh ! Tais-toi ! Votre grâce
Se trouve-t-elle mieux ?

Ruy Blas.

Se trouve-t-elle mieux ?Je renais !

La Reine, à ses femmes.

Se trouve-t-elle mieux ? Je renais !L’heure passe,
Rentrons. — Qu’en son logis le comte soit conduit.

Aux pages au fond du théâtre.

Vous savez que le roi ne vient pas cette nuit ?
Il passe la saison tout entière à la chasse.

Elle rentre avec sa suite dans ses appartements.
Casilda, la regardant sortir.

La reine a dans l’esprit quelque chose.

Elle sort par la même porte que la reine en emportant la petite cassette aux reliques.
Ruy Blas, resté seul.
Il semble écouter encore quelque temps avec une joie profonde les dernières paroles de la reine. Il paraît comme en proie à un rêve. Le morceau de dentelle, que la reine a laissé tomber dans son trouble, est resté à terre sur le tapis. Il le ramasse, le regarde avec amour, et le couvre de baisers. Puis il lève les yeux au ciel.

La reine a dans l’esprit quelque chose.Ô Dieu ! grâce !
Ne me rendez pas fou !

Regardant le morceau de dentelle.

Ne me rendez pas fou !C’était bien sur son cœur !

Il le cache dans sa poitrine. — Entre don Guritan. Il revient par la porte de la chambre où il a suivi la reine. Il marche à pas lents vers Ruy Blas. Arrivé près de lui sans dire un mot, il tire à demi son épée, et la mesure du regard avec celle de Ruy Blas. Elles sont inégales. Il remet son épée dans le fourreau. Ruy Blas le regarde avec étonnement.



Scène QUATRIÈME.

RUY BLAS, DON GURITAN.
Don Guritan, repoussant son épée dans le fourreau.

J’en apporterai deux de pareille longueur.

Ruy Blas.

Monsieur, que signifie ?…

Don Guritan, avec gravité.

Monsieur, que signifie ?…En mille six cent cinquante,
J’étais très-amoureux. J’habitais Alicante.
Un jeune homme, bien fait, beau comme les amours,
Regardait de fort près ma maîtresse, et toujours
Passait sous son balcon, devant la cathédrale,
Plus fier qu’un capitan sur la barque amirale.
Il avait nom Vasquez, seigneur, quoique bâtard.
Je le tuai. —

Ruy Blas veut l’interrompre, don Guritan l’arrête du geste, et continue.

Je le tuai. —Vers l’an soixante-six, plus tard,
Gil, comte d’Iscola, cavalier magnifique,
Envoya chez ma belle, appelée Angélique,
Avec un billet doux, qu’elle me présenta,
Un esclave nommé Grifel de Viserta.
Je fis tuer l’esclave et je tuai le maître.

Ruy Blas.

Monsieur !…

Don Guritan, poursuivant.

Monsieur !…Plus tard, vers l’an quatre-vingt, je crus être
Trompé par ma beauté, fille aux tendres façons,
Pour Tirso Gamonal, un de ces beaux garçons
Dont le visage altier et charmant s’accommode
D’un panache éclatant. C’est l’époque où la mode
Était qu’on fît ferrer ses mules en or fin.
Je tuai don Tirso Gamonal.

Ruy Blas.

Je tuai don Tirso Gamonal.Mais enfin
Que veut dire cela, monsieur ?

Don Guritan.

Que veut dire cela, monsieur ?Cela veut dire,
Comte, qu’il sort de l’eau du puits quand on en tire ;
Que le soleil se lève à quatre heures demain ;
Qu’il est un lieu désert et loin de tout chemin,
Commode aux gens de cœur, derrière la chapelle ;
Qu’on vous nomme, je crois, César, et qu’on m’appelle
Don Gaspar Guritan Tassis y Guevarra,
Comte d’Onate.

Ruy Blas, froidement.

Comte d’Onate.Bien, monsieur. On y sera.

Depuis quelques instants, Casilda, curieuse, est entrée à pas de loup par la petite porte du fond, et a écouté les dernières paroles des deux interlocuteurs sans être vue d’eux.
Casilda, à part.

Un duel ! avertissons la reine.

Elle rentre et disparaît par la petite porte.
Don Guritan, toujours imperturbable.

Un duel ! avertissons la reine.En vos études,
S’il vous plaît de connaître un peu mes habitudes,
Pour votre instruction, monsieur, je vous dirai
Que je n’ai jamais eu qu’un goût fort modéré
Pour ces godelureaux, grands friseurs de moustache,
Beaux damerets sur qui l’œil des femmes s’attache,
Qui sont tantôt plaintifs et tantôt radieux,
Et qui, dans les maisons, faisant force clins d’yeux
Prenant sur les fauteuils d’adorables tournures,
Viennent s’évanouir pour des égratignures.

Ruy Blas.

Mais — je ne comprends pas.

Don Guritan.

Mais — je ne comprends pas.Vous comprenez fort bien.
Nous sommes tous les deux épris du même bien.
L’un de nous est de trop dans ce palais. En somme,
Vous êtes écuyer, moi je suis majordome.

Droits pareils. Au surplus, je suis mal partagé,
La partie entre nous n’est pas égale : j’ai
Le droit du plus ancien, vous le droit du plus jeune.
Donc vous me faites peur. À la table où je jeûne
Voir un jeune affamé s’asseoir avec des dents
Effrayantes, un air vainqueur, des yeux ardents,
Cela me trouble fort. Quant à lutter ensemble
Sur le terrain d’amour, beau champ qui toujours tremble,
De fadaises, mon cher, je sais mal faire assaut,
J’ai la goutte ; et d’ailleurs ne suis point assez sot
Pour disputer le cœur d’aucune Pénélope
Contre un jeune gaillard si prompt à la syncope.
C’est pourquoi, vous trouvant fort beau, fort caressant,
Fort gracieux, fort tendre et fort intéressant,
Il faut que je vous tue.

Ruy Blas.

Il faut que je vous tue.Eh bien, essayez.

Don Guritan.

Il faut que je vous tue. Eh bien, essayez.Comte
De Garofa, demain, à l’heure où le jour monte,
À l’endroit indiqué, sans témoin, ni valet,
Nous nous égorgerons galamment, s’il vous plaît,
Avec épée et dague, en dignes gentilshommes,
Comme il sied quand on est des maisons dont nous sommes.

Il tend la main à Ruy Blas, qui la lui prend.

Pas un mot de ceci, n’est-ce pas ? —

Le comte fait un signe d’adhésion.

Pas un mot de ceci, n’est-ce pas ? — À demain.

Ruy Blas sort.
Don Guritan, resté seul.

Non, je n’ai pas du tout senti trembler sa main.
Être sûr de mourir et faire de la sorte,
C’est d’un brave jeune homme !

Bruit d’une clef à la petite porte de la chambre de la reine. Don Guritan se retourne.

C’est d’un brave jeune homme !On ouvre cette porte ?

La reine paraît et marche vivement vers don Guritan, surpris et charmé de la voir. Elle tient entre ses mains la petite cassette.



Scène CINQUIÈME.

DON GURITAN, LA REINE.
La Reine, avec un sourire.

C’est vous que je cherchais !

Don Guritan, ravi.

C’est vous que je cherchais !Qui me vaut ce bonheur ?

La Reine, posant la cassette sur le guéridon.

Oh ! Dieu, rien, ou du moins peu de chose, seigneur.

Elle rit.

Tout à l’heure on disait, parmi d’autres paroles, —
Casilda, — vous savez que les femmes sont folles, —
Casilda soutenait que vous feriez pour moi
Tout ce que je voudrais.

Don Guritan.

Tout ce que je voudrais.Elle a raison !

La Reine, riant.

Tout ce que je voudrais. Elle a raison !Ma foi,
J’ai soutenu que non.

Don Guritan.

J’ai soutenu que non.Vous avez tort, madame !

La Reine.

Elle a dit que pour moi vous donneriez votre âme,
Votre sang…

Don Guritan.

Votre sang…Casilda parlait fort bien ainsi.

La Reine.

Et moi, j’ai dit que non.

Don Guritan.

Et moi, j’ai dit que non.Et moi, je dis que si !
Pour votre majesté, je suis prêt à tout faire.

La Reine.

Tout ?

Don Guritan.

Tout ?Tout !

La Reine.

Tout ?Tout !Eh bien, voyons, jurez que pour me plaire
Vous ferez à l’instant ce que je vous dirai.

Don Guritan.

Par le saint roi Gaspar, mon patron vénéré,

Je le jure ! ordonnez. J’obéis, ou je meure !

La Reine, prenant la cassette.

Bien. Vous allez partir de Madrid tout à l’heure
Pour porter cette boîte en bois de calambour
À mon père, monsieur l’électeur de Neubourg.

Don Guritan, à part.

Je suis pris !

Haut.

Je suis pris !À Neubourg ?

La Reine.

Je suis pris !À Neubourg ?À Neubourg !

Don Guritan.

Je suis pris !À Neubourg ?À Neubourg !Six cents lieues !

La Reine.

Cinq cent cinquante. —

Elle montre la housse de soie qui enveloppe la cassette.

Cinq cent cinquante. —Ayez grand soin des franges bleues !
Cela peut se faner en route.

Don Guritan.

Cela peut se faner en route.Et quand partir ?

La Reine.

Sur-le-champ.

Don Guritan.

Sur-le-champ.Ah ! demain !

La Reine.

Sur-le-champ.Ah ! demain !Je n’y puis consentir.

Don Guritan, à part.

Je suis pris !

Haut.

Je suis pris !Mais…

La Reine.

Je suis pris !Mais…Partez !

Don Guritan.

Je suis pris !Mais… Partez !Quoi ?…

La Reine.

Je suis pris !Mais… Partez !Quoi ?…J’ai votre parole.

Don Guritan.

Une affaire…

La Reine.

Une affaire…Impossible.

Don Guritan.

Une affaire… Impossible.Un objet si frivole…

La Reine.

Vite !

Don Guritan.

Vite !Un seul jour !

La Reine.

Vite !Un seul jour !Néant.

Don Guritan.

Vite !Un seul jour !Néant.Car…

La Reine.

Vite !Un seul jour !Néant.Car…Faites à mon gré.

Don Guritan.

Je…

La Reine.

Je…Non.

Don Guritan.

Je… Non.Mais…

La Reine.

Je… Non.Mais…Partez !

Don Guritan.

Je… Non.Mais… Partez ! Si…

La Reine.

Je… Non.Mais… Partez ! Si… Je vous embrasserai !

Elle lui saute au cou et l’embrasse.
Don Guritan, fâché et charmé.
Haut.

Je ne résiste plus. J’obéirai, madame.

À part.

Dieu s’est fait homme ; soit. Le diable s’est fait femme !

La Reine, montrant la fenêtre.

Une voiture en bas est là qui vous attend.

Don Guritan.

Elle avait tout prévu !

Il écrit sur un papier quelques mots à la hâte et agite une sonnette. Un page paraît.

Elle avait tout prévu ! Page, porte à l’instant
Au seigneur don César de Bazan cette lettre.

À part.

Ce duel, à mon retour il faut bien le remettre.
Je reviendrai !

Haut.

Je reviendrai !Je vais contenter de ce pas
Votre majesté.

La Reine.

Votre majesté.Bien.

Il prend la cassette, baise la main de la reine, salue profondément et sort. Un moment après on entend le roulement d’une voiture qui s’éloigne.
La Reine, tombant sur un fauteuil.

Votre majesté. Bien.Il ne le tuera pas !


fin du deuxième acte.