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Sébastopol/2/Chapitre15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 93-96).
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XV

Le lendemain soir, la musique du régiment de chasseurs jouait de nouveau sur le boulevard et de nouveau, des officiers, des junkers, des soldats et des jeunes femmes en habits de fête se promenaient autour du kiosque et dans les allées d’acacias blancs, fleuris et parfumés.

Kalouguine, le prince Galtzine et un colonel quelconque marchaient bras dessus, bras dessous et causaient de l’affaire d’hier. Le sujet principal de leur conversation, comme il arrive toujours en pareil cas, n’était pas tant l’affaire elle-même que la participation que s’y attribuent volontiers ceux qui la racontent. Les visages et les voix avaient une expression sérieuse, presque triste, comme si les pertes d’hier touchaient fortement et attristaient chacun. Mais à vrai dire presqu’aucun d’eux n’avait perdu quelqu’un de très proche. Cette expression de tristesse n’était qu’une expression officielle qu’ils croyaient de leur devoir de prendre. Au contraire Kalouguine et le colonel, bien qu’ils fussent de braves gens, étaient disposés à voir chaque jour une affaire pareille pour recevoir chaque fois le sabre d’or et le titre de général-major. J’aime entendre traiter de monstre le conquérant qui, par ambition personnelle, perd des milliers d’hommes. Mais interrogez en conscience le sous-lieutenant Petrouchov et le lieutenant Antonov et d’autres, chacun de nous est un petit Napoléon, un petit monstre et peut évidemment faire une bataille, tuer une centaine d’hommes, rien que pour recevoir une autre étoile ou un tiers d’appointements d’indemnité.

— Non, excusez — disait le colonel. — L’affaire a commencé par le flanc gauche. Mais j’y étais donc.

— Peut-être, répondit Kalouguine. Moi j’étais davantage au flanc droit. J’y suis allé deux fois. Une fois pour chercher le général et l’autre fois comme ça pour regarder les logements. Voilà où ça chauffait !

— Oui, assurément, Kalouguine sait — dit le prince Galtzine au colonel. — Tu sais, aujourd’hui B… m’a dit de toi que tu es très brave…

— Mais les pertes, ah ! elles sont terribles ! — dit le colonel. — Dans mon régiment quatre cents soldats sont tués. C’est étonnant que j’en sois sorti vivant.

À ce moment à l’autre bout du boulevard et venant à la rencontre de ces messieurs se montra Mikhaïlov avec la tête bandée.

— Quoi, vous êtes blessé, capitaine ? — dit Kalouguine.

— Oui, un peu, une pierre, — répondit Mikhaïlov.

Est-ce que le pavillon est baissé déjà ? — demanda le prince Galtzine, en regardant la casquette du capitaine en second et sans s’adresser à personne en particulier.

Non, pas encore — répondit Mikhaïlov pour montrer qu’il savait un peu le français.

— Est-ce que l’armistice dure encore ? — dit Galtzine en s’adressant à lui en russe et poliment laissant à comprendre par cela — ainsi le comprit le capitaine en second : — il vous sera sans doute difficile de parler le français, alors ne vaut-il pas mieux tout simplement… ? Après quoi les aides de camp s’éloignèrent de lui.

Comme la veille, le capitaine en second se sentait tout à fait isolé et après avoir salué divers messieurs, les uns de qui il ne désirait pas se rapprocher, les autres avec lesquels il n’osait le faire, il s’assit près du monument de Kazarskï et fuma une cigarette.

Le baron Pest vint aussi sur le boulevard. Il racontait qu’il était à l’armistice et avait causé à des officiers français, et qu’un officier français lui avait dit : S’il n’avait pas fait clair encore pendant une demi-heure, les embuscades auraient été reprises, et qu’il avait répondu : Monsieur ! je ne dis pas non, pour ne pas vous donner un démenti. Et comme il a bien dit cela ! etc.

En réalité, bien qu’il eût été présent à l’armistice, il ne parvint pas à dire rien de particulier, bien qu’il voulût beaucoup causer aux Français. (C’est donc bien gai de parler avec des Français.) Le junker, baron Pest, marchait longtemps dans la ligne et demandait tout le temps aux Français qui étaient près de lui : De quel régiment êtes-vous ? On lui répondait et rien de plus. Quand il s’avançait trop derrière la ligne, alors la sentinelle française, qui ne s’imaginait pas que ces soldats comprenaient le français, l’injuriait à la troisième personne : Il vient regarder nos travaux, ce sacré… disait-il, grâce à quoi ne trouvant plus d’amusement à l’armistice, le junker baron Pest revenait à la maison, et, déjà en route, inventait les phrases françaises qu’il débitait maintenant !

Sur le boulevard se trouvait le capitaine Zobov qui causait très haut, le capitaine Objogov, tout déchiré et le capitaine d’artillerie qui ne cherchait personne, le junker heureux en amour, et toutes les mêmes personnes que la veille, avec leurs mêmes mobiles éternels. Il ne manquait que Praskoukhine, Neferdov et quelques autres, auxquels ici on pensait à peine, bien que leurs cadavres ne fussent pas encore lavés, arrangés, mis en terre.