Sébastopol/3/Chapitre15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 166-169).
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XV

Kozeltzov, avant d’aller chez les officiers, alla saluer sa compagnie et voir où elle se trouvait. Les parapets construits avec des gabions, les profils des tranchées, les canons devant lesquels il passait, même les éclats et les bombes dans lesquels il trébuchait en route, tout cela, éclairé sans cesse par la lumière des coups, lui était bien connu ; tout cela s’était incarné vivement dans sa mémoire, trois mois avant, quand, sans sortir de deux semaines, il se trouvait à ce même bastion. Ses souvenirs étaient sans doute pleins d’horreur, mais cependant il s’y mêlait un charme quelconque, le charme du passé, et il reconnaissait avec plaisir les objets et les endroits connus, comme si les deux semaines vécues ici eussent été agréables. La compagnie était disposée le long des murailles défensives du sixième bastion.

Kozeltzov entra dans le long blindage, tout à fait découvert, du côté de l’entrée où, lui dit-on, se trouvait la neuvième compagnie. Littéralement on ne savait où poser le pied dans le blindage, tellement il était bondé de soldats, depuis l’entrée même. D’un côté brillait la chandelle courbée que tenait un soldat couché en éclairant le livre où un autre lisait en épelant. Près de la chandelle, dans la demi-lumière obscure du blindage, on voyait des têtes soulevées qui écoutaient avidement le lecteur ; le livre était un alphabet.

En entrant dans le blindage, Kozeltzov entendit :

« La pri-è-re a-près l’é-tu-de. Je te re-mer-cie, Cré-a-teur… »

— Mouchez la chandelle, au moins, dit une voix. C’est un bon livre.

— Mon Di-eu… — continuait le lecteur…

Quand Kozeltzov demanda d’appeler le sergent-major, le lecteur se tut, les soldats se remuèrent, toussotèrent, se mouchèrent comme il arrive toujours après un silence contenu. Le sergent-major, en se boutonnant, se levait près du groupe des lecteurs, et enjambant ou passant sur les jambes de ceux qui ne savaient où les mettre, il s’avança vers l’officier.

— Bonjour, mon garçon ! Quoi, c’est toute notre compagnie ?

— Salut ! Je vous félicite pour votre arrivée, Votre Noblesse ! — répondit le sergent-major en regardant gaîment et amicalement Kozeltzov. — Êtes-vous déjà tout à fait guéri, Votre Noblesse ? Eh bien ! Merci à Dieu ; sans vous nous étions ennuyés !

On voyait tout de suite que Kozeltzov était très aimé dans la compagnie.

De la profondeur du blindage on entendait des voix : « L’ancien chef de compagnie est arrivé, celui qui était blessé, Kozeltzov Mikhaïl Semionitch, » etc. Quelques-uns même s’approchaient de lui ; le tambour vint le saluer.

— Bonjour, Obantchouk ! dit Kozeltzov. — Tu es sain et sauf ? Bonjour, enfants ! — dit-il ensuite en haussant la voix.

Et ce « Salut Votre Noblesse ! » houlait dans le blindage.

— Comment allez-vous, enfants ?

— Mal, Votre Noblesse, le Français gagne et ça va très mal. Il tire derrière les retranchements mais ne sort pas dehors.

— Peut-être serai-je plus heureux, et Dieu fera-t-il qu’ils sortent, enfants ! dit Kozeltzov. Ce n’est pas la première fois que nous sommes ensemble. Nous les battrons encore.

— Nous serons heureux de faire de notre mieux, Votre Noblesse, — prononcèrent quelques voix.

— Ma foi ! Ils sont vraiment hardis, — dit quelqu’un.

— Affreusement hardis, — reprit le tambour, pas très haut, mais assez pour qu’on l’entendît, en s’adressant à un soldat, comme pour justifier devant lui les paroles du chef de la compagnie et le convaincre qu’en elles il n’y avait ni vantardise, ni invraisemblance.

En quittant les soldats, Kozeltzov se rendit à la caserne chez ses camarades les officiers.