Sébastopol/3/Chapitre5

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 119-123).
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V

— Qui a demandé du borstch ?[1] — prononça la maîtresse de l’auberge, une grosse femme d’une quarantaine d’années, assez sale, qui entrait dans la salle avec une grande terrine.

La conversation cessa aussitôt, et tous ceux qui étaient là fixèrent leurs regards sur l’hôtesse. Un officier cligna même des yeux, la montrant à un autre.

— Ah ! C’est Kozeltzov qui a demandé ! — dit le jeune officier. — Il faut l’éveiller. Lève-toi pour dîner — fit-il en s’approchant du dormeur et de la main lui poussant l’épaule.

Un jeune garçon de dix-sept ans, aux yeux gais, noirs, les joues rouges, sauta vivement du divan, et en se frottant les yeux, s’arrêta au milieu de la salle.

— Ah ! excusez-moi, je vous prie, — fit-il au docteur qu’il avait poussé en se levant. Le lieutenant Kozeltzov reconnut immédiatement son frère et s’approcha de lui.

— Tu ne me reconnais pas ? — fit-il en souriant.

— Ah ! ah ! — cria le cadet. — Comme c’est étonnant ! — Et il se mit à embrasser son frère.

Ils s’embrassèrent trois fois, mais la troisième fois s’arrêtèrent comme si cette même idée leur venait à tous deux : pourquoi donc faut-il absolument s’embrasser trois fois ?

— Eh ! comme je suis heureux ! — dit l’aîné en examinant son frère. — Viens sur le perron, nous causerons.

— Allons, allons. Je ne veux pas de borstch. Mange-le, Federson, — dit-il à son camarade.

— Mais tu en avais demandé.

— Je ne veux plus rien.

Une fois sur le perron, le cadet demanda à son frère : « Eh bien ! Comment vas-tu ? Raconte. » Et il répétait sans cesse combien il était content de le voir — mais lui-même ne racontait rien.

Après cinq minutes, pendant lesquelles ils réussirent à se taire un peu, l’aîné demanda à son frère pourquoi il n’était pas entré dans la garde comme tous y comptaient.

— Ah ! je voulais venir plus vite à Sébastopol. Si tout va bien ici, alors on peut avancer beaucoup plus que dans la garde. Là-bas on est promu colonel après dix ans de service, et ici, Totleben, après deux ans comme lieutenant-colonel a été nommé général. Et si l’on tue, alors, que faire !

— Voilà comme tu es ! — dit le frère en souriant.

— Et le principal, sais-tu, frère — dit le cadet en souriant et en rougissant comme s’il se préparait à dire quelque chose de très raide. — Tout ça, c’est sottise, j’ai surtout demandé ça, parce qu’il est honteux de vivre à Pétersbourg quand ici on meurt pour la patrie. Et je voulais être avec toi, — ajouta-t-il encore plus gêné.

— Comme tu es drôle ! — dit l’aîné en tirant son porte-cigare et sans le regarder. — C’est seulement dommage que nous ne soyons pas ensemble.

— Mais, dis-moi la vérité : est-ce terrible sur le bastion ? — demanda tout à coup le cadet.

— Au commencement, oui ; mais après on s’y habitue. Ce n’est rien. Tu verras toi-même.

— Ah ! dis-moi encore : qu’en penses-tu ? On prendra Sébastopol ? Je pense qu’on ne pourra jamais.

— Dieu le sait.

— Une seule chose est ennuyeuse… Peux-tu t’imaginer un tel malheur. Pendant la route on nous a volé un grand sac et j’y avais mon casque, de sorte que je me trouve maintenant en fâcheuse position, et je ne sais comment je me présenterai.

Vladimir Kozeltzov second, ressemblait beaucoup à son frère Michel, mais il lui ressemblait comme une églantine qui s’épanouit ressemble à une églantine qui se fane. Il avait aussi des cheveux blonds, mais épais et bouclés sur les tempes ; sur sa nuque, blanche, fine, descendait une mèche blonde : signe de bonheur, disent les nourrices. Sur son visage doux et blanc, la rougeur juvénile n’était pas constante, mais s’y montrait de temps en temps en trahissant tous les mouvements de l’âme. Il avait les mêmes yeux que son frère, mais plus grands, plus clairs ou qui semblaient surtout tels, parce qu’ils étaient plus humides. Un petit duvet blond poussait sur les joues et sur les lèvres rouges qui souvent se plissaient en un sourire gêné en découvrant des dents blanches, brillantes. De taille élégante, les épaules larges, le manteau déboutonné au dessous duquel on apercevait la chemise rouge boutonnée de côté, une cigarette à la main, appuyé sur la rampe du perron, avec la joie naïve du visage et des gestes, tel qu’il était devant son frère, c’était un garçon si joli et si agréable qu’on pouvait le regarder sans se lasser. Il était très content de voir son frère, et il le regardait avec respect et fierté, se le représentant comme un héros. Mais sous certains rapports, précisément au point de vue mondain, de savoir parler français, de se tenir dans la société des personnages importants, de danser, etc., il avait un peu honte de son frère, le regardait de haut, et même se proposait, si possible, de l’instruire. Toutes ces impressions étaient encore celles de Pétersbourg, de la maison d’une dame qui aimait le joli garçon, et les invitait aux fêtes chez elle, et de la maison du sénateur à Moscou où, une fois, il avait dansé au bal des grands.

  1. Sorte de soupe faite avec des choux, des betteraves et de la viande de bœuf ou de porc.