Sébastopol/3/Chapitre9

La bibliothèque libre.
< Sébastopol‎ | 3
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 139-144).
◄  VIII.
X.  ►


IX

On ne peut dire que Volodia était de mauvaise humeur, mais il sentait sur son cœur un poids quelconque, quand presque à la nuit, il s’approcha du grand pont jeté sur la baie. Tout ce qu’il avait vu et entendu était si peu conforme à ses impressions passées et récentes : la grande salle claire d’examens, les voix gaies, jeunes, le rire des camarades, le nouvel uniforme, le tzar aimé qu’il était habitué de voir souvent depuis sept ans, et qui, en leur disant adieu, les larmes aux yeux, les avait appelés ses enfants… Et tout ce qu’il voyait était si peu semblable à ses rêves beaux, couleur d’arc-en-ciel, magnanimes.

— Eh bien ! Voilà, nous sommes arrivés ! — dit le frère aîné en descendant de voiture, quand ils furent rendus à la batterie Mikhaïlovskaia. Si on nous laisse traverser le pont, nous irons tout de suite aux casernes de Nicolas. Tu resteras là-bas jusqu’au matin, moi j’irai au régiment pour savoir où est ta batterie. Demain je viendrai te chercher.

— Pourquoi ? Allons plutôt ensemble, dit Volodia. J’irai avec toi au bastion. Qu’est-ce que ça fait ? Il faut bien s’habituer. Si tu y vas, je veux y aller aussi.

— Il vaut mieux que tu n’y ailles pas.

— Non, je t’en prie : au moins, je verrai comment…

— Je te conseille de n’y pas aller, mais si tu insistes…

Le ciel était pur et sombre, les étoiles, les feux des bombes qui se mouvaient sans cesse, et celui des décharges, brillaient clairement dans l’obscurité. La grande construction blanche de la batterie et le commencement du pont se détachaient de l’obscurité. À chaque seconde quelques coups de canon et des explosifs se suivant rapidement l’un l’autre, ou ensemble, ébranlaient l’air dans toute sa profondeur. Au travers de ces grondements on entendait, comme un accompagnement, le clapotis lugubre de la baie. Un petit vent soufflait de la mer et l’on sentait l’odeur des vagues. Les frères s’approchaient du pont. Là un milicien frappa gauchement du fusil et cria :

— Qui vive !

— Soldat !

— On ne passe pas.

— Comment donc, il nous faut…

— Demandez à l’officier.

L’officier sommeillait assis sur une ancre. Il se leva et ordonna de laisser passer.

— On peut aller là-bas, mais on n’en peut pas sortir. Où vous fourrez-vous tous ! — cria-t-il aux voitures du régiment, surchargées, qui se heurtaient à la sortie du pont.

En descendant au premier ponton, les frères croisèrent des soldats qui causaient à haute voix :

— S’il a reçu l’argent de l’équipement, alors, son compte est réglé, il a reçu tout, voilà.

— Eh ! frères, — disait une autre voix, — quand on vient à Severnaïa, on voit la lumière, je le jure, c’est tout à fait un autre air.

— Chante ! — dit le premier. — Récemment, là-bas même, la maudite est tombée. Elle a arraché les jambes à deux matelots. Oui…

Les frères, après le premier ponton, entendirent une voiture, s’arrêtèrent au deuxième, que, par endroits, l’eau envahissait déjà. Le vent, qui semblait très faible dans les champs, soufflait ici très fort et par rafales. Le pont oscillait, les ondes frappaient les planches avec bruit et, en se brisant sur les ancres et les cordages, envahissaient les planches. À droite, la mer brumeuse, hostile, sombre, murmurait en se séparant par une ligne infinie, également sombre, de l’horizon gris clair ; au loin, quelque part, les feux s’allumaient sur la flotte ennemie ; à gauche on apercevait la masse noire de notre vaisseau, on entendait le brisement des ondes sur ses bords ; on voyait le bateau qui s’éloignait avec bruit et rapidement de Severnaïa. Le feu de la bombe qui éclatait près de lui, éclairait pour un instant les gabions posés très haut sur le bateau, deux hommes qui se trouvaient en haut, l’écume blanche, les jets des vagues vertes, brisées par le bateau. Au bord du pont était assis, les jambes pendantes dans l’eau, un homme en chemise qui réparait quelque chose au ponton. Devant, sur Sébastopol, s’allumaient les mêmes feux et se rapprochaient, de plus en plus forts, les sons effrayants. La vague qui accourait se jeta du côté droit du pont et mouilla les pieds de Volodia ; deux soldats, traînant leurs pieds dans l’eau, passèrent à côté de lui. Tout à coup, quelque chose éclata et éclaira le pont en avant : une voiture et un cavalier, et les éclats, en sifflant, tombèrent dans l’eau qu’ils projetèrent en gerbes.

— Ah ! Mikhaïl Semionovitch, dit le cavalier en retenant le cheval en face de l’aîné des Kozeltzov. Quoi ! vous êtes déjà tout à fait guéri ?

— Comme vous voyez. Où Dieu vous mène-t-il ?

— À Severnaïa, chercher des cartouches. Je remplace aujourd’hui l’aide de camp du régiment… Nous attendons l’assaut d’un moment à l’autre.

— Où est Martzov ?

— Hier, il a eu la jambe emportée… dans la ville… il dormait dans sa chambre. Vous le connaissiez peut-être ?

— Le régiment est au cinquième bastion, n’est-ce pas ?

— Oui, il a remplacé le régiment de M***. Rentrez à la première ambulance, là-bas, vous trouverez les nôtres, on vous conduira.

— Eh bien ! Et mon appartement à Morskaia, est-il intact ?

— Eh ! mon vieux, il y a déjà longtemps qu’il est tout détruit par les bombes. Vous ne reconnaîtriez plus Sébastopol. Il n’y a pas une seule femme, ni cabaret, ni musique. Hier, le dernier établissement a fermé. Maintenant, c’est devenu très triste, horriblement triste… Adieu.

Et l’officier s’éloigna au trot. Volodia éprouva un sentiment terrible. Il lui semblait que tout de suite, le boulet ou l’éclat allait aussi le frapper tout droit dans la tête. Ces ténèbres humides, tous ces sons, surtout le bruit courroucé des vagues, tout semblait lui dire de ne pas aller plus avant, que rien de bon ne l’attendait ici, que plus jamais son pied ne se poserait sur la terre de l’autre côté de la baie, qu’il devait retourner immédiatement, s’enfuir quelque part, le plus loin possible de cet horrible endroit de mort. « Mais peut-être est-il déjà trop tard, tout est peut-être déjà décidé, » pensa-t-il, tressaillant tantôt à cette pensée, tantôt à cause de l’eau qui entrait dans ses bottes et lui mouillait les jambes.

Volodia soupira profondément et s’écarta un peu de son frère.

« Seigneur, est-ce qu’on me tuera, précisément moi ! Seigneur, ayez pitié de moi ! » chuchota-t-il en se signant.

— Eh bien, allons, Volodia ! dit le frère aîné quand la voiture fut montée sur le pont, as-tu vu la bombe ?

Sur le pont les frères rencontrèrent des chariots avec des blessés, des gabions, un autre avec des meubles conduit par une femme. De l’autre côté, personne ne les arrêta.

Se tenant instinctivement près de la muraille de la batterie de Nicolas, les frères, silencieux, entendirent le son des bombes qui maintenant éclataient plus près de leur tête, et le sifflement des éclats qui tombaient de haut. Ils arrivèrent à l’endroit de la batterie où était placée l’icône. Là ils apprirent que la cinquième légère où était inscrit Volodia se trouvait à la Korabelnaïa et ils décidèrent, malgré le danger, d’aller coucher chez le frère aîné, au cinquième bastion et de là, d’aller le lendemain à la batterie. En tournant dans le corridor et enjambant les soldats endormis allongés le long du mur de la batterie, ils arrivèrent enfin à l’ambulance.