Sabine/02/10

La bibliothèque libre.
< Sabine‎ | 02
Grande Imprimerie (p. 296-299).


X


Depuis une demi-heure les deux femmes causaient à voix basse ; le dégrossissement de la situation s’opérait peu à peu avec des heurts de dialogues violents.

— Je vous en supplie, insistait Sabine à voix basse, je ne suis venue chez vous que pour cela.

— Madame…

— Oui, je vous offense… Mais je réparerai, soyez tranquille… et je souffre tant que je vous supplie de m’écouter… Dites, oh ! dites, comment se met-on de plain-pied avec l’homme qui doit tout nous prendre ? comment fait-on pour jouer le rôle d’une fille ? pour être une fille ?… pour dompter un mâle ?

Léa se sentit envahie de cette pudeur qui rend incapable de parler, sans y être excitée, des choses qu’on commettra dans l’éperdument des sens.

— Enseignez-moi, poursuivait Mme Raimbaut, dont la tête se perdait. Voyons, quelle proportion de scélératesse faut-il employer ? quels gestes y a-t-il à escamoter ? quels sourires aident à épuiser les résistances ?… De quels effrois y a-t-il à se garer ? Quelle paume enflammée promène-t-on sur… l’impuissance d’un vieillard ?

— Madame, reprenait Léa prête à la croire aliénée, et lui serrant doucement les mains, par pitié, revenez à vous. Il ne peut être impossible à une femme de votre rang de sortir d’une aussi horrible situation sans se vendre.

— Écoutez, poursuivait Mme Raimbaut parcourant la chambre des yeux, sans regarder Léa et sans l’entendre ; écoutez. Mes membres, mon être me deviennent indifférents, parce que je sais bien que la partie de moi-même qu’on violera laissera intact mon amour pour un autre. — Qu’est-ce que ça me fait qu’on tourne et retourne mon corps sur un lit ou un canapé. — L’immatériel, l’abstrait, la volonté, ce qui constitue la vie en un mot, sont et resteront à qui m’a pris. — Allez, quoi que vous croyiez, quoi que vous prétendiez, il y a toujours quelque chose dans la femme, quelque chose qui ne se donne pas, qui échappe. Dans le jour, je n’ai qu’à fermer les yeux ou à me coucher, à penser à lui, et il me semble qu’une musique lointaine m’emplit les oreilles, que le vent soulève mes cheveux, que je ne pèse pas davantage qu’une paille, et que j’avance dans une tiédeur d’air parfumé…

— Oui, répéta l’autre, ça doit être ainsi quand on aime…

Se dégageant doucement de la contrainte des mains de Léa, Sabine continua :

— Vous voyez bien que vous me comprenez !… Qu’importe aux amoureux où vont leurs corps de marbre, si la boue n’y reste pas ?… Qu’importe la nudité à mes membres et la honte à mon front, si je sens l’immatérielle tendresse ?… Que me feront les paroles infamantes, si les heures sonnent ma vie avec des voix d’oiseaux ?… Combien léger sera mon abaissement d’une minute dans les bras ignobles d’un satyre, si mon corps, si mes membres ne suivent que l’orientation des nobles profils de l’amour !…

L’actrice s’était redressée pour regarder curieusement l’étrange femme :

— Oh ! continuez, continuez, madame, murmura-t-elle.

Mais Mme Raimbaut venait d’être rendue à sa torture par l’interruption, et, d’un bond suprême, réitérant sa demande :

— Je vous le répète : isolée des hommes, je ne soupçonne rien des ressorts qui les asservissent. Vous, au contraire, vous savez tout cela et il faut que demain… demain, vous m’entendez ? je gagne deux cent mille francs.

— Madame, repartit Léa en détournant la tête, à vous à qui l’on a prodigué le langage de l’amour, le langage que je n’entends jamais à vous à qui nos sensations n’arrivent qu’épurées à travers la dévotion, la mysticité de vos amants, je ne saurais rappeler de sang-froid ce qui se passe entre moi et l’homme qui me dit : — Fais-moi jouir…

Mme Raimbaut se leva :

— Ainsi vous… refusez ?

— Je ne… peux pas… vrai !

Sabine se dirigea droit à la porte. Au moment de la franchir, elle se retourna vers son interlocutrice qui la suivait :

— Quelle misérable je dois être pour vous !…

— Non ; mais… quelle malheureuse !

Depuis cinq minutes Mme Raimbaut avait disparu… Mlle Léa sortit de son hébétude, regarda dans la glace, et, soudain rendue à son tempérament naturel :

— En v’là une sévère ! s’exclama-t-elle en balançant ses bras le long de son corps, et plongeant ses yeux dans ses yeux. — Ah mais, oui, en v’là une sévère !