Sabine/02/11

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Grande Imprimerie (p. 300-309).


XI


Ce n’était pas un ciel violemment enluminé, « blaguant la mort » comme une farce faubourienne, que celui qui s’élevait cette après-midi-là pour Henri Duvicquet, se rendant à la Bourse… C’était au contraire un ciel bas, battu de nuées tendant à s’abaisser encore sur la tête du marcheur. La silhouette sèche d’un bâtiment en construction au coin du boulevard et de la rue de Grammont jetait ses perches roides, allongées ou couchées en travers du chemin. Cela ressemblait à ces figures géométriques, qui arrêtent parfois au passage les jeux fatalistes d’un rêveur aimant à chercher l’arrêt de la destinée dans la projection bizarre des lignes.

Cependant, à l’horizon, des tons bleus apparaissaient comme enfermés dans les cases de ce châssis de bois, tout prêts à vibrer tièdes et chauds ; mais l’uniformité triste du ciel boulevardier emportait, noyait ce coin exquis. Aucune poussée vigoureuse de clarté n’enlevait le marcheur à son asphalte ; et, pourtant il tâchait d’alléger son allure. En passant sous cette nappe de vapeurs grises, ces toits qui lui bornaient l’étendue, ces coins de fenêtre perdus au cinquième étage, où se montrait quelque mine fûtée de jeune bonne, l’escortaient dans le trajet ; c’était comme s’il eût emporté un peu de sa maison avec lui. Cet homme qui partait se battre une dernière fois dans l’inconnu, regardait se mouvoir ces mêmes hommes dont il conservait l’espoir de soutirer l’argent ; ses yeux plongeaient en esprit au fond de leur gousset et de leurs poches ; il se disait qu’ils devaient se revoir dans une heure à la Bourse ; les fibres de ses mains grossissaient soulevant sa peau comme si, nouveau père Goriot, il allait tordre du métal ; ses narines s’évasaient comme pour mieux saisir les odeurs humaines de cette foule, au milieu de laquelle il marchait furtivement, ainsi qu’en pays annexé.

On se trouvait à la fin de février. Des souffles âpres précipitaient le pas des oisifs. Le vent fouetta les nuées. Ce paysage obscur, énigmatique, que fouillait ardemment le désespoir d’un homme, où, lorsqu’on lève les yeux, on ne voit que des traînées sales en l’air, où, dans les vapeurs viciées, entrait quelque chose de la boue de Paris, prenait une expression sordide et morne. Il était fait pour forcer un être humain à montrer le poing aux arbres maigres et aux ardoises noires des toits ; il avait cette teinte écœurante, lourde qui nous dit que rien ne peut changer en dedans ou en dehors de nous. À ce moment, Henri atteignait l’alignement des arbres qui entourent la Bourse comme un rectangle.

Brisé sous l’effort, sous la courbature morale, il vit une ascension de dos dont le nombre illimité finissait par former des remous ; il y en avait de rebondis comme des sacs d’écus ; il y en avait de secs comme des usuriers ; il y en avait d’étroits comme des silhouettes de recors, capables de glisser entre les fentes de toutes les maisons ; il y en avait de travers comme pour barrer le chemin ; il y en avait derrière lesquels des mains se nouaient, des mains aux doigts longs se ployant aux phalanges comme des outils à crocheter les serrures. Et l’ensemble de ces dos luisait dans le pelage fauve ou noir des étoffes à longs poils frétillants, comme s’ils eussent été l’échine vivante de l’animal ; et c’était affolant cet ouragan de dos bondant les couloirs : dos convulsionnés toujours remontant, dont il semblait à Duvicquet ressentir l’écroulement sur le sien.

Il courut à ce moment un frissonnement d’air dans lequel reluisait un rayon d’après-midi. L’évolution décorative des groupes nuageux escaladant les hauteurs se trouvait baignée d’un petit rampement lumineux et doux de teinte rose qui commençait à s’affirmer ; aussi, le bleu des plans voisins en prenait-il une nuance plus grave, plus grisâtre, comme celle que certains peintres emploient dans les vêtements de la Vierge ; ce rose de printemps, ce rose en train de fleurir dans l’air grimpait avec persuasion. Un aspect nouveau surgit alors dans les accidents aériens, quelque chose de communicatif, qui imposait l’effort à l’homme, qui le convainquait, et opérait en lui comme un bondissement de vigueur physique. Henri huma les gras épanouissements de l’espace.

À droite de la Bourse un épanchement de blanc jaillit presque aussitôt pendant que l’horizon se trouait ainsi qu’une baie, s’ouvrant sur un lointain de vapeurs, d’où l’on distinguait des fusées de vert s’accentuant en ligne droite, pareils à une végétation naissante. Bientôt cette blancheur voisine se teinta de bitume ; mais cette note sourde, un peu triste, n’en donna qu’une nouvelle énergie de tendresse aux plans inférieurs devenus subitement très rouges, très charnus, sous l’action solaire, et qui semblèrent se masser à un coin du ciel comme une chair tout sang et tout amour.

Cependant l’évaporation des couleurs s’opéra lentement. On ne distingua bientôt que des agroupements de nuées aux cambrures bleuâtres, allongées, où l’esprit de l’artiste sculptait des Chimères sphinxtiques dont il s’imaginait interroger le vol inquiétant, où le gris et le jaune, en s’épaississant, arrivaient à une vraie cuisine de tons, que ne pouvait ne pas voir l’œil d’un coloriste. Le peintre regardait à travers l’humidité miroitante. Il croyait sentir entre ses doigts la soie huileuse de sa brosse étendant sa pâte large, ardente, dont il frappait autrefois sa toile par plans carrés ; et, se trouvant de la boue aux pieds, de la sueur aux mains, apercevant au-dessus de sa tête un nuage qui se fendait, comme le rire d’un pitre, il revint à lui, se disant : — C’est juste, il ne me reste qu’aujourd’hui pour sauver la situation, ou périr.

Dans la rue et au milieu de la place les choses et les hommes creusaient ses rages. Il vit des gens descendre du restaurant Champeaux, un à un, gavés jusqu’à la gorge ; il en vit qui s’accrochaient des bouquets de violette à la boutonnière. Une voiture des magasins du Louvre passa avec des allures de break, carrant sa large caisse entre ses essieux comme le char de la Fortune ; le masque blanc, mou, apaisé de quelques prêtres stationnant au bureau des omnibus trouait la mêlée humaine d’un air d’indifférence suprême. Les mains d’Henri eurent un tremblement inconscient : il vivait depuis quelques semaines secoué des désirs les plus âpres, et les aiguilles des fines cruautés du présent lui lardaient le cœur. Par un arrêt brusque de sa pensée, l’élan fiévreux qui l’avait soutenu jusque-là, qui l’avait transporté depuis le boulevard Haussmann jusqu’à la dernière marche de la Bourse s’arrêta. En une minute son rêve tumultueux fut balayé ; un mouvement de réaction le plongea dans la stupeur : il comprit que l’heure de son exécution s’avançait rapidement, et il ferma les yeux.

— Pauvre petite Sabine, pensa-t-il, demi-suffoqué ; quand elle se pendra à mon cou, quand la succion de ses lèvres à ma bouche y aura attiré tout le sang de mes veines… comment lui annoncer que c’est fini, absolument fini ?

Pris d’une rage froide, il entra en exécutant une poussée brutale. On le regarda avec étonnement. Il se jeta contre la barre de la corbeille et se donna un renfoncement à la poitrine qui manqua le faire évanouir. On hurlait les Nord à 85 ; l’avant-veille, il les achetait à 105. Les Suez descendaient encore plus vite. Là étaient ses dernières ressources : il lui devenait rationnellement impossible de couvrir ses pertes récentes.

Cependant l’effervescence grondait ; on nommait comme auteur du désastre, qui, en moins d’une heure, mettait la totalité des valeurs en baisse, certain banquier, intime du grand Manitou, membre d’un syndicat qui recevait directement des ordres de la rue de la Chaussée-d’Antin, et qui, en achetant soixante mille Suez à 300 fr., était parvenu à les faire monter jusqu’à trois mille. Une fois à ce taux, il les lâchait subitement ; en sorte que cette avalanche de titres, encombrant le marché, pesait lourdement sur le cours ; cela provoquait un effondrement de l’universalité des valeurs, portant à la fortune publique une perte de cinq milliards au moins. Le principal meneur de ce syndicat, qui partageait ainsi que le banquier aimé du Manitou le titre d’entraîneur et d’allumeur, cet homme n’osait pas reparaître à la Bourse depuis deux jours.

Ce qui aggravait la situation d’Henri, c’était l’écroulement des minces fortunes dont il demeurait le dépositaire et que, par une étourderie manifeste, son inexpérience avait livrées à la voracité du syndicat ; ne subissant que le contre-coup de la ruine générale, son infortune restait commune, identique à celle de ses confrères ; mais rien ne pourrait justifier, à l’égard de ses clients, l’impossibilité radicale de rembourser ce dont il ne disposait que depuis la veille. Or, comment admettrait-on qu’il eût risqué les fonds d’autrui dans un moment où l’éveil déjà sonné en plein marché devait lui donner à réfléchir ? Il y aurait là pour les petits capitalistes une escroquerie manifeste. C’était le dernier coup : ses vêtements le brûlaient ; il entendit sa poitrine râler ; une vingtaine de clients le frôlèrent comme un suspect ; l’un d’eux lui demanda, au nom des autres, s’ils pourraient toucher le lendemain les sommes versées ; et, comme Henri le regardait d’un air hébété, il le salua en souriant, prenant son silence pour un acquiescement. Ce fut alors une procession autour de lui, et l’un de ceux qui s’approchaient sous le prétexte de lui réclamer un avis ajoutait en affectant l’insouciance :

— Ah ! à propos, cher monsieur, j’allais oublier… demain je pense encaisser chez vous ma dernière mise de fonds… Une affaire se présente, un immeuble à acheter… je voudrais porter un acompte… vous comprenez… n’est-ce pas ?… Hein ! quelle débâcle ?… Ça ne s’est jamais vu…

Les autres se gênaient moins et se contentaient de l’avertir qu’il eût à leur restituer les capitaux en sa possession. Comme Henri continuait à être incapable de prononcer une parole, on le quittait sans commentaire, imaginant simplement que son silence cachait un désappointement secret… où la pensée de sa ruine n’entrait pas encore.

Il était quatre heures lorsqu’il posa le pied sur la dernière marche de la Bourse. Une sorte de bien-être douloureux s’empara de lui ; du moins l’incertitude finissait ; le désastre cessait de pouvoir être conjuré : la lutte se terminait. En partant, il se sentait le calme qui suit les résolutions suprêmes. L’asphalte et les pavés enfonçaient sous ses pieds comme du caoutchouc, et ses cheveux se dressaient.

Il arrive souvent qu’une fois la torture éveillée, on aime à en descendre toutes les spirales ; à peine vient-on d’en approcher sa lèvre qu’on cherche encore « l’au-delà » du poignant inconnu. On fouille les degrés de l’épouvante ; on a des balbutiements de paroles, des hésitations de gestes, comme si, dans l’égarement des sens, allait surgir enfin la solution de l’abominable énigme. Duvicquet écoutait mourir dans ses veines le frisson d’angoisse qui s’affinait jusqu’au bout de ses doigts ; il supputait combien de minutes il avait encore avant de se faire sauter la cervelle ; puis il se répétait que quelques gouttes d’acide prussique vaudraient mieux.

— C’est assez vite fait, concluait-il, et c’est infiniment préférable au sang répandu. On se tue derrière la coulisse… Eh ! eh ! j’ai presque trouvé un mot.

Comme il allait tourner le coin de la place, il aperçut dans le tas grouillant des agioteurs le sieur Saulon-Sonil, ancien remercié du ministère de l’intérieur, policier connu, proche parent de l’abbé Saulon-Sonil, — ancien blackboulé à la députation de l’île Saint-Pierre, ancien rédacteur de l’Ordre, natif de l’île Bourbon. Cet homme, forcé de subvenir au luxe de sa femme, inventait une multitude de rubriques, même celle de fabriquer des dictionnaires. Duvicquet vit le sentimental mouchard s’en revenir d’un air assez tranquille.

— Lui s’en tirera toujours, songea-t-il. Mais moi, demain, je serai cité au cabinet de M. Adam, et jugé dans un mois par le sieur Brizout de Barneville, l’insulteur inamovible des gens de lettres et des artistes. Oui, dans un mois, cet homme me fera appeler à sa barre, ordonnera au substitut de commencer ses outrages. Pendant la plaidoirie de la défense, il affectera de rire en me regardant, et de bâiller comme une carpe en écoutant.

Et la tête ignoble du mandarin en robe noire lui apparaissait. Et il se répétait de nouveau qu’on n’échappait pas à sa destinée ; il avait, avec ses amis, bafoué le parquet, cette domesticité du Manitou ; c’était presque encourir la peine de mort. Du reste, que pouvait-il essayer ? Fuir, il n’y songeait pas. Vivre en attendant une condamnation, cela ne supportait point l’examen. N’être que ruiné, même, eût été un effrayant supplice ; car, dans la vie sociale, les petits d’un homme dépourvu de bronze ne reçoivent que des coups de pieds au derrière. À plus forte raison ceux que Sabine aurait mis au monde dans l’avenir.

Combien de temps resta-t-il dehors ? Par quel mouvement machinal se trouva-t-il en présence de Mme Raimbaut, à six heures du soir, serré nerveusement dans des bras qui ne le lâchaient pas ? Elle savait la vérité, et au lieu de trouver sa pupille affaissée, c’était elle qui, au bout de quelques minutes, lui disait brusquement :

— Écoute, tout ne sera absolument perdu que demain à une heure de l’après-midi. Jure-moi d’attendre jusque-là avant de déclarer le désastre.

— Que penses-tu faire ? Que veux-tu dire ?

— Félix et moi croyons pouvoir conjurer l’orage par… certaines démarches.

Il secoua la tête.

— Tu veux gagner du temps ; tu veux qu’une nuit efface le souvenir d’aujourd’hui.

Et il songea immédiatement :

— Oui, c’est cela : une rubrique pour m’empêcher de me tuer… à l’instant.

— Je te jure, lui répliqua-t-elle, devinant sa pensée, et subitement très grave, que je ne m’opposerai à rien demain à une heure… si ce que je vais tenter échoue.

— Mais, au moins, raconte-moi…

— Rien, absolument. Je te demanderai même de ne pas paraître informé de quoi que ce soit devant mon mari.

Elle ajouta en s’efforçant d’affermir sa voix :

— Tu comprends, c’est gênant, quelqu’un qu’on voit supputer à côté de soi la chance ou l’insuccès, et dont la physionomie vous enlève la confiance…

Se laissant aller sur le premier siège qui s’offrit à lui, il demeura là inerte, les membres rigides, attendant sans savoir quoi, ayant presque perdu le souvenir des événements du matin, et se frottant sous l’effet d’un mouvement de bestialité inconsciente à celle qui ne le quittait pas.