Saint-Denis/II/III

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Deuxième partie : Le Retour
III
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Nous avons laissé St-Denis et son brave compagnon sur le chemin de Caouis au Presidio pour commencer à renouer quelques fils épars de la trame de notre récit. St-Denis avait lu et relu le billet calomniateur que lui avait remis le vice-roi du Mexique et il avait gravé dans sa mémoire le nom de l’infâme qui avait tracé cette délation abominable. Ce nom était : John Tropp. St-Denis s’était informé, avant de quitter Mexico, et avait appris que ce John Tropp avait servi pendant quelque tems dans l’armée anglaise avec le grade de sergent ; que son inconduite l’avait fait casser et que l’aversion de ses camarades l’avait ensuite chassé du corps. L’âme basse de cet homme s’était alors révélée tout entière : il avait pris le métier d’espion d’autant mieux payé qu’il inspire plus de mépris. St-Denis sut aussi que John devait être aux environs de Caouis ; il avait quitté cette place avec l’espoir de le rencontrer. Mais à Caouis il ne le trouva pas ; alors, ayant au cœur une bien plus douce pensée que celle de sa vengeance, quelque juste qu’elle fût, il remit cette vengeance au tems que le hasard lui assignerait et ne songea plus qu’à son amour. Il portait sur son cœur le médaillon chéri où dormait, noire et parfumée la boucle de cheveux de la perle du Presidio qui était aussi la perle de son amour. Et il était bien heureux, notre amoureux chevalier, d’avoir auprès de lui l’ami fidèle que lui avait fait son grand cœur, car le long chemin s’abrégeait aux causeries intimes.

On était alors au commencement du printems, dans la première quinzaine de mars. Vers le dixième jour de leur voyage de retour, St-Denis et Deléry aperçurent deux hommes assis sur un tronc d’arbre renversé. Deux chevaliers étaient attachés à quelque pas. La chaleur était assez forte. En approchant de ces deux hommes, Deléry vit le premier qu’ils étaient occupés à compter de l’argent. Il arrêta son cheval et considéra ces voyageurs avec une sorte d’obstination. Il semblait chercher un fil dans le labyrinthe de sa mémoire. St-Denis s’était arrêté aussi, mais il ne regardait rien, pour ainsi dire : sa pensée était probablement ailleurs et fixée sur des personnages plus intéressants pour lui. Cet examen obstiné de Deléry finit par lasser la patience d’un des compteurs d’argent.

— Il y a des gens bien curieux, dit-il, en levant la tête vers les cavaliers…

— C’est quelquefois utile d’être curieux, répliqua Deléry.

— C’est aussi dangereux parfois.

— Bah !

St-Denis alors se pencha vers Deléry et lui dit quelques mots à l’oreille. — Laissez-moi faire, mon ami, répondit celui-ci à demi-voix, et observons l’autre qui ne dit rien.

— Croyez-vous donc, continua le Canadien en se retournant vers l’homme aux menaces, que je vous dévisage ainsi sans motifs, vous et votre compagnon qui a l’air de regarder à travers le bois ?

— Et quel diable de motif pouvez-vous donc avoir ?

— Bombarde du Grand Turc, s’écria Deléry, demandez cela à votre voisin, John Tropp !

Le porteur de ce nom ainsi interpellé se leva tout d’une pièce et regarda autour de lui comme un homme qui craint une surprise ou qui cherche une issue.

Mais, à ce nom, St-Denis avait sauté de cheval, et, terrible, menaçant, il présentait à John le papier que lui avait remis le vice-roi du Mexique et qui tremblait dans sa main gauche agitée par la colère :

— Misérable ! s’écria-t-il…..

John Tropp recula de quelques pas, pour s’armer d’une sorte de large couteau de chasse qu’il portait à sa ceinture. Mais St-Denis aussi était armé et il avançait lentement, calme à force de volonté, tenait d’une main le papier accusateur et de l’autre un demi sabre recourbé, à la manière turque, qu’il portait toujours en voyage.

Plus hardi que John Tropp, le compagnon de ce dernier voyant un combat inévitable, avait brusquement sauté à la bride du cheval de Deléry ; mais d’un violent mouvement de tête causé par la frayeur, le vigoureux animal avait fait lâcher prise à l’Anglais et la bride tressée, en glissant dans la main de l’agresseur, l’avait déchirée et ensanglantée. Ce double mouvement rapide comme l’éclair n’avait pourtant précédé que de quelques secondes la riposte du brave Canadien. D’un saut gymnastique d’une surprenante agilité et d’un mouvement en deux tems, il avait pris terre et étreint dans ses bras d’acier son imprudent agresseur. C’était une double lutte : l’une corps à corps, l’autre à armes blanches. Du premier coup de revers, St-Denis avait profondément balafré le visage de John Tropp ; mais, à la riposte, la pointe du large couteau de l’Anglais avait atteint le bras gauche de St-Denis. Le sang coulait des deux côtés et le papier que n’avait pas lâché St-Denis recevait goutte à goutte le sang de sa blessure.

Deléry, lui, avait déjà fini avec son adversaire. Le sentant suffoqué dans son étreinte d’étau, il l’avait lâché demi mort et restait debout, les bras croisés, l’observant à terre, prêt à l’achever au premier signe d’une nouvelle tentative. Mais le pauvre diable n’y songeait guère et son visage bleuâtre annonçait une asphyxie imminente.

Dès que le sand eut coulé, ce ne fut plus un combat entre John Tropp et St-Denis. Celui-ci, comme un flot furieux qui brise tout, frappait rapide, avançait toujours. Le large coutelas anglais ne rencontrait plus que la lame étincelante, rougie à chaque coup. Cependant, le désespoir de l’Anglais faillit un moment changer les chances de cette boucherie. St-Denis avait fait un faux pas, dans l’ardeur de son attaque. John Tropp s’était précipité à son tour, l’arme levée… Involontairement, Deléry avait fait un pas en avant ; mais St-Denis déjà sauvé par une manœuvre d’une prestigieuse vitesse, avait, en l’exécutant, crié à son ami :

— Arrière ! Louis…à moi seul le misérable !

Et avec le dernier mot de cette exclamation, le coutelas de l’Anglais avait roulé à terre et son poignet droit presque tranché pendait sanglant.

John Tropp s’affaissa et alla tomber de douleur à quelques pas.

St-Denis alors dédaignant d’achever cet ennemi vaincu, prit le couteau gisant à ses pieds, en perça le fatal billet et, comme pièce de conviction, l’enfonça en terre près de l’Anglais évanoui.

La blessure que St-Denis avait reçue était heureusement légère : il ne fut pas difficile d’arrêter le sang qui s’en échappait, et le bras en écharpe, il remonta à cheval.

Le compagnon de John revenait à lui en ce moment ; mais le Canadien ne le quittait pas des yeux. Toutefois, à la mine piteuse du vaincu, Deléry vit bien qu’une seconde lutte était inutile. Aussi, sans ajouter un mot, remonta-t-il à cheval, en montrant du doigt au pauvre diable qu’il avait failli étouffer, l’espion sans connaissance, comme pour l’engager à lui porter quelque secours. Puis les deux amis reprirent leur route tranquillement, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé.

Au bout de quelques minutes de silence, St-Denis poussa un profond soupir…

— Que la vie est une singulière chose ! dit-il, comme se parlant à lui-même ; que l’homme que l’on appelle courageux est quelquefois lâche !… Voilà que cette existence qui ne m’appartient plus pouvait être brisée par un homme que je méprise… Voilà que ce cœur qui bondit d’amour, pouvait devenir muet et froid sous la lame d’un ignoble couteau d’espion ! Aujourd’hui la mort, demain la vie…la mort hideusement reçue, la vie si pleine et si bonne avec l’amour…Angéla ! que ferais-je si tu mourais ? qu’aurais-tu souffert si j’avais été tué ? On ne joue pas l’argent d’un autre et on joue chaque jour une vie qui n’est pas sienne !

Louis Deléry regardait en souriant son ami qui philosophait, le bras en écharpe et le visage épanoui de bonheur. Peut-être St-Denis jetait-il le cri triomphal du salut, dans le débordement de sa pensée.

— J’ai été aimé, dit Deléry…il y a quelques années de cela…j’ai aimé, bien aimé ; mais elle est morte, morte folle, et depuis ce tems-là, quoique son image s’efface sous le voile du tems, j’ai mes heures de ressouvenirs qui sont cruellement doux. A moi le passé, à vous l’avenir, mon ami…votre fiancée est bien belle ! si elle est aussi bonne que belle, vous serez fou et heureux… La folie et le bonheur…. C’est peut-être la même chose…

— Si vous l’aviez vue, comme moi, verser son cœur dans le mien, mon bon Louis ; si vous aviez entendu la douce musique de sa voix et les mélodies de sa pensée…et les flots d’espoir dont elle inondait mon avenir ! mon bonheur ! Angéla est encore meilleure qu’elle n’est belle, et pourtant…quelle plus noble et plus fière beauté ? quelle plus royale démarche ?…comme il fait bon nager ainsi dans l’espérance ! Mais pardon, mon ami…les rêves de ma félicité ravivent les plaies de votre cœur, dit St-Denis en se rapprochant de Deléry qui rêvait, perdu dans ses pensées…

— Oh ! non, St-Denis, votre couronne ne jette pas d’ombre sur mon front…j’aime à être triste ainsi !

— Un trait de galop, dit joyeusement St-Denis…dévorons l’espace pendant quelques minutes, comme nos pensées dévorent le tems !

Et la poussière de la route s’éleva en torbillons opaques sous les pieds agiles des chevaux frappant le sol en cadence.






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