Saint-Denis/II/V

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Deuxième partie : Le Retour
V
Un Tremblement de terre
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« C’est une histoire qu’on m’a contée quand j’étais à Mexico, prisonnier du vice-roi, dit St-Denis. Celui de qui je le tiens en est le héros : c’est un brave gentilhomme appelé Valossa. »

C’était quelques jours après le retour de la tribu indienne ramenée par notre héros. Il est huit heures du soir environ. Le salon de don Pedro est brillamment éclairé. Angéla est assise à la gauche de St-Denis et le vieux commandant, à sa droite. C’est une de ces délicieuses veillées où l’on cause, le cœur content de la veille et heureux du lendemain. St-Denis continua :

J’étais donc dans les prisons de Mexico. Un ami fidèle qui avait voulu m’y suivre à toute force, Louis Deléry, venait de s’échapper pour se dévouer à me faire sortir aussi, parce que je ne voulais pas fuir avec lui. Un prisonnier, voisin de mon cachot, venait passer quelques heures près de moi, avec la permission du gardien. Voici ce qu’il m’apprit :

« Il y a quelques mois, me dit-il, une partie de la ville fut renversée par un tremblement de terre. Il était environ dix heures du matin. Le tems était superbe : nul précurseur n’annonçait le malheur suspendu sur nos têtes. Tout à coup, une secousse légère d’abord, puis peu à peu plus violente, comme le crescendo d’un orchestre infernal, ébranla les maisons…le sol vacillait et un sourd et épouvantable grondement se faisait entendre des profondeurs de la terre. Plusieurs maisons tombèrent, écrasant sous leurs lourdes pierres les malheureux qui n’avaient pas eu le tems de fuir. Il y eut bien des enfans, bien des jeunes filles, quelques jeunes hommes et des vieillards écrasés, confondus avec les décombres amoncelés…. Des mains convulsives, des crânes fracassés surgissaient çà et là, au-dessus des pierres et des poutres rougies, comme des têtes de nageurs dans une scène de naufrage.

« Le duc de Lignarès avait une jeune nièce que j’avais connue à Madrid. Elle est belle comme les anges ! quelques uns prétendent que c’est une étrangère qu’aurait recueillie jadis la famille de Lignarès ; les duc l’a partout présentée comme sa nièce. Du reste, qu’elle soit parente ou non de cette grande famille, peu m’importait à moi : partout où je la voyais, elle éclipsait les plus brillantes et les plus belles ! Je gagerais, ajouta-t-il, qu’il n’y a pas reine plus splendide de beauté sur tous les trônes d’Europe, ni en aucun lieu du monde ! »

— Halte là ! m’écriai-je, dit St-Denis en souriant, et en regardant Angéla ; il y a au Presidio del Norte, une perle incomparable ; et sans prétendre diminuer en rien la royale beauté que vous me vantez, la nièce du duc de Lignarès ; permettez-moi, chevalier de Valossa, de dire celle que j’aime l’égale au moins de la première entre toutes !

— Soit ! répondit mon visiteur, l’égale…je le veux bien, chevalier ; mais vraiment c’est beaucoup !

Angéla avait rougi à cette incartate amoureuse de son chevalier ; don Pedro souriait. St-Denis continua :

— Beaucoup ! m’écriai-je…savez-vous, Chevalier, que si nous étions en champ clos, au lieu d’être entre les quatre murs d’un ignoble cachot, je vous demanderais, à armes courtoises peut-être, raison du dernier mot que vous avez prononcé !

— A votre aise, chevalier, me répondit-il…mais plutôt, en loyaux gentilshommes et en amis prisonniers, mettons la perle et le diamant sur la même ligne, et qu’il ne soit plus question de cela. Je vais achever ma confidence :

— Je vous disais donc que la nièce du duc de Lignarès était d’un beauté rare. Je ne vous ai encore dit que je l’aime éperdûment…. Vous apprendrez bien d’autres choses si vous m’écoutez patiemment jusqu’au bout. Doña Saphira — c’est son doux nom — au moment du tremblement de terre qui renversa un quartier de la ville, était absente du palais du vice-roi. Je l’en avais vue sortir, ayant l’habitude, depuis quelque tems, de m’établir à la fenêtre d’une maison voisine, pour voir passer, sous son double voile, ma déesse adorée. Tenez quand j’y pense ; quand je la vois marcher devant moi dans une sorte de rêve, avec ce port royal et onduleux, lent et attrayant à rendre fou, je suis saisi d’une émotion indicible !… mais revenons à mon récit.

« Une pensée horrible me travera l’esprit : où était allée Saphira ? N’aurait-elle pas été victime de la catastrophe où le reste de la ville à peine atteint, allait en foule porter du secours ? Je ne savais pas au juste où s’était arrêté l’effet de la secousse ; mais il me sembla qu’elle devait courir quelque danger. Je courus comme un fou dans les rues de la ville, arrêté tantôt par une mère éplorée qui demandait à grands cris son enfant, tantôt par un cadavre respirant encore et qu’on emportait en pleurant ; peut-être un père, un frère ou un ami. Pour comble de malheur, et ce qui arrive toujours après un tremblement de terre, le feu venait de prendre de dix côtés à la fois. Toutes les cloches sonnaient à grandes volées, appelant au secours d’une voix lamentable. Les troupes sous les armes surveillaient partout pour empêcher le pillage. On entendait çà et là des cris à déchirer l’âme. Je m’arrêtais de place en place, sans savoir à quoi me résoudre. Ces rues que je connaissais despuis des années, étaient pour moi un labyrinthe inextricable, tant les décombres avaient bouleversé, masqué, changé les chemins ! Cette incertitude cruelle dura plusieurs heures. Je courus au palais du vice-roi pour m’informer : doña Saphira n’était pas rentrée : on avait envoyé à sa recherche et le duc de Lignarès était au désespoir, quoique aucun malheur ne lui eût été annoncé au sujet de sa nièce. Quant à la catastrophe, il prenait, pour en arrêter les suites autant que possible, toutes les mesures imaginables. Je retournai encore sur les lieux où était la plus grande désolation. Je venais de déboucher d’une rue étroite aboutissant à une assez belle place, lorsqu’au détour d’une belle et grande maison aux trois quarts tombée et dont les décombres s’élevaient au-dessus des autres, j’entendis,…mais comme un murmure lointain…des voix de femmes appelant à l’aide ! A dire vrai, je ne reconnus aucune voix parmi ces cris étouffés par la distance ou par les obstacles des décombres ; mais quelque chose me dit qu’il fallait chercher là ! je courus à quelques pas appeler du renfort et, avec prières, menaces et argent, j’amenai une vingtaine d’hommes déjà fatigués. Nous nous mîmes à déblayer avec ardeur, moi surtout. Mes mains étaient en sang ; la sueur coulait abondante de mon front. Malgré tous nos efforts, nous avancions lentement dans notre travail : il y avait de lourdes pierres que nous ne pouvions changer de place qu’au moyen d’un levier. La poussière nous aveuglait…. Au bout de deux heures environ, la moitié de ceux qui m’avaient suivi s’étaient retirés, brisés de fatigue. Moi, je tenais bon. Après avoir déplacé une forte poutre qui fit voler un nuage de poussière, j’entendis un peu plus distinctement, comme un long cri d’effroi ! c’était bon et mauvais signe en même tems : les personnes prises sous les décombres étaient donc protégées par quelque large vide qui s’était formé dans l’éboulement de la maison ; d’un autre côte le déplacement de la dernière poutre avait pu faire rouler sur elles quelque débris…. Un instant je m’arrêtai dans un doute terrible…mais après une minute de réflexion, je me suis remis à l’œuvre avec une nouvelle ardeur. Deux autres travailleurs encore étaient partis et les autres étaient trop fatigués pour rester longtems. De tous côtés, devant nous, derrière nous, à droite, à gauche on déblayait avec précaution et avec ardeur en même tems, de sorte qu’il était difficile de réunir d’autres travailleurs, à moins de les aller chercher plus loin. Le tems s’écoulait toujours et je voyais avec terreur que la nuit nous prendrait là. Retourner chez moi pour y prendre ce qui me restait d’or et d’argent, chercher à droite et à gauche des hommes vigoureux, les ramener aux décombres, tout cela aurait demandé bien du tems ; mais d’un autre côté, continuer misérablement notre œuvre de délivrance, tout harrassés que nous étions, c’était encore pis. Je pris le premier de ces deux partis et je gagnai ma demeure aussi vite que me le permettaient les encombrements que je rencontrais à chaque pas.

« Je ne suis pas riche, Chevalier, et je ne sais trop par quel hasard je me trouvais alors assez grassement en argent. Je pris la moitié environ de ce que j’avais et je trouvai facilement à amener une douzaine de gaillards solides, aux malheureux décombres auxquels j’avais tant travaillé.

« De ma vie, Chevalier, je n’oublierai le choc violent qui me frappa au cœur et arrêta mes pas comme un coup de foudre !… Nous nous dirigions vers les décombres que vous savez, quand je vis, juste dans cette direction, une fumée épaisse, puis des flammes ravivées encore par le vent qui venait de s’élever ! Je fis signe à mes hommes de me suivre et je pris ma course, les devançant toujours. Et pourtant, savais-je si Saphira était là où mon cœur me le disait ? Ne pouvait-elle pas aussi bien être morte ailleurs ou y attendre des secours dans les tourments de l’angoisse ?…

« Quand nous arrivâmes, je fus soulagé d’un grand poids : ce n’était pas de là précisément que s’élevait le feu ; toutefois c’était si près, qu’un changement dans la direction du vent nous eût chassés malgré tout notre courage, en nous jetant au visage la chaleur et la fumée. Alors, je doublai le prix que j’avais promis à mes hommes à condition qu’ils fissent toute la diligence et tous les efforts possibles. Le jour commençait à baisser. Nous avions avancé rapidement cette fois, et j’entendis crier distinctement au-dessous de nous : “au secours !” je répondis d’une voix forte et à plusieurs reprises ; je fus entendu, car on répondit : “Courage !”… C’était sa voix, Chevalier ; c’était elle !… je l’avais reconnue et je m’arrêtai comme sans force : un froid subit courait dans tous mes membres : je devais être blanc comme un cadavre ! »

Don Valossa s’arrêta un instant, dit St-Denis, et moi je frissonnais à ce récit vivant. J’étais aussi agité parfois qu’il dut l’être dans les cruels moments dont il rappelait le souvenir ; car, par une force inconnue, je me sentais entraîné à me mettre à sa place et je m’imaginais, Angéla, que vous étiez à celle de doña Saphira !

« Plus l’ouvrage avançait, continua Valossa, plus je craignais que quelque débris entraîné par le déplacement d’une pierre ou d’une pièce de bois, vînt à tomber sur les pauvres femmes dont la vie dépendait de si peu. J’étais remis de l’émotion que m’avait causée la voix de la jeune fille, et je suivais d’un oeil craintif les vigoureuses mains de mes hommes. Malgré cela, une pensée d’orgueil et d’amour me remuait le cœur : Saphira allait me devoir son salut ! Cette idée était pour moi d’une immense force, vu la position difficile où je me trouvais à l’égard de la nièce du vice-roi. Pour que vous compreniez bien cette position, il faut que je remonte un peu dans le récit des faits précédents.






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