Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre I

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Plon-Nourrit (p. 25-69).

I


Létat de l’Europe, pendant le temps que vécut Lydwine, fut effroyable.

En France, règnent Charles VI puis Charles VII. Lydwine naît l’année même où Charles VI, âgé de douze ans, monte sur le trône. Dans le lointain des âges, les années de ce règne évoquent d’abominables souvenirs ; elles dégouttent de sang et, à mesure qu’elles s’éboulent, les unes sur les autres, elles se dévergondent ; aux lueurs des vieilles chroniques, derrière le transparent poussiéreux de l’histoire, quatre figures passent.

L’une est celle d’un aliéné, au teint hâve, aux joues creuses, aux yeux tantôt ardents et tantôt morts ; il croupit dans un palais à Paris et ses vêtements sont des pacages de vermines et ses cheveux et sa barbe sont des haras à poux. Ce malheureux qui fut, avant qu’il ne divaguât, un être familier et libertin, irascible et débile, c’est le roi Charles VI. Il assiste, maintenant idiot, à la bacchanale enragée des siens.

L’autre est celle d’une intrigante, baroque et vénale, d’une femme impérieuse, bruyamment décolletée et traînant après elle, sous un hennin planté, comme une tête de diable, de deux cornes, une robe historiée et qui n’en finit point ; et elle souffle lorsqu’elle marche, chaussée de souliers à becs de deux pieds de long ; c’est la reine de France, la bavaroise Ysabeau, qui apparaît, grosse des œuvres d’on ne sait qui, près d’un mari qu’elle abhorre.

La troisième est celle d’un bavard et d’un fat dont les dames de la Cour raffolent et qui se révèle, à la fois, cordial et rapace, avenant et retors ; il pressure le pays, draine l’argent des campagnes et des villes et le dissipe en de scandaleuses équipées ; celui-là, c’est le duc d’Orléans, le maudit des peuples, ainsi que l’appelle, en pleine chaire, un religieux de l’ordre de saint Augustin, Jacques Legrand.

La quatrième, enfin, est celle d’un petit chafouin, malingre et taciturne, sournois et cruel, le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, qualifié de Jean sans pitié, par tous.

Et tous les quatre se démènent, s’invectivent, s’écartent et se rejoignent, exécutent une sorte de chassé-croisé macabre, dans la débandade d’une nation qui répercute l’insanité d’un roi. La France, en effet, se convulse ; à Paris, ce sont les atrocités de la guerre civile, la dictature des bouchers et des égorgeurs qui saignent les bourgeois, tels que des bêtes ; en province, ce sont des troupes de malandrins qui assomment le paysan, incendient les récoltes et jettent les enfants et les femmes dans le brasier des meules ; ce sont les hordes scélérates des d’Armagnac, la tourbe avide des Bourguignons et ceux-là tendent la main aux Anglais pour les aider à sauter la Manche ; et les voilà, en effet, qui débarquent près d’Harfleur, remontent vers Calais et rencontrent, en chemin, l’armée française, dans le comté de Saint-Pol, à Azincourt. Ils l’attaquent et sans peine abattent, ainsi que des quilles, les files de ces lourds chevaliers emprisonnés comme en des guérites de fer dans leurs armures et huchés sur des chevaux qui demeurent immobiles, les quatre pattes enfoncées dans l’argile détrempée du sol ; et, tandis que la région est envahie, le Dauphin fait assassiner le duc de Bourgogne qui a lui-même fait occire le duc d’Orléans, le lendemain du jour où il s’est réconcilié et a communié de la même hostie, avec lui ; de son côté, la reine Ysabeau, stimulée par ses besoins de luxe, se vend à l’ennemi et oblige le fou qui règne à signer le traité de Troyes ; et, ce faisant, elle déshérite son fils au profit du souverain d’Angleterre devenu héritier de la couronne de France. Le Dauphin n’accepte pas cette déchéance et, trop faible pour résister, il prend la fuite et est proclamé roi par quelques aventuriers, dans un manoir de l’Auvergne ; le pays est scindé en deux camps, trahi par les uns, roué de coups par les autres, rançonné par tous. Il semble que sa dispersion soit proche quand, à quelques mois d’intervalle, le roi d’Angleterre Henri V et le roi de France, Charles VI, meurent ; la lutte n’en continue pas moins entre les deux nations, Charles VII, insouciant et craintif, toujours vu de dos, prêt à décamper, se perd en de basses intrigues, pendant que l’ennemi lui rafle, une à une, ses provinces ; on ne sait plus très bien ce qu’il va rester de la France, quand le ciel jusqu’alors impassible s’émeut ; il envoie Jeanne d’Arc, elle accomplit son œuvre, chasse les étrangers, mène sacrer son misérable monarque à Reims et expire, délaissée par lui, dans les flammes, deux années avant que Lydwine ne trépasse.

Le sort de la France, à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe, fut donc atroce, et il le fut merveilleusement, car les fureurs humaines ne suffirent point et les fléaux s’en mêlèrent ; la peste noire sévit et faucha des milliers d’êtres ; puis elle disparut pour céder la place au tac, une épidémie singulièrement redoutable, à cause de l’ardeur meurtrière de ses toux ; celle-là s’éteignit à son tour et la peste revint, vida Paris seul de cinquante mille personnes en cinq semaines et s’en alla, laissant à sa suite, trois années de famine ; ce après quoi, le tac surgit encore et acheva de dépeupler les villes.

Si la situation de la France est lamentable, celle de l’Angleterre, qui la torture, ne vaut guère mieux. Aux soulèvements du peuple, succèdent les révoltes des nobles ; on s’égorge dans l’île et l’on s’y noie. Le roi Richard II se rend odieux à tous par ses débordements et ses rapines. Il part pour réprimer les troubles de l’Irlande ; on le dépose et on lui substitue le duc de Lancastre, Henri VI, qui le claquemure dans un cul de basse fosse et le décide, en lui imposant trop de jeûnes forcés, à mourir. Le règne de l’usurpateur se passe à modérer des discordes et à déjouer des brigues ; entre temps, il brûle, sous couvert d’hérésie, ceux de ses sujets qui lui déplaisent et traîne dans des crises d’épilepsie une existence de malade que les manœuvres de son fils, aux aguets de sa succession, désespèrent. Il trépasse à l’âge de quarante sept ans et ce fils connu jusqu’alors comme un pilier de cabarets et un chenapan qui ne fréquentait que les voleurs et les filles, se décèle, dès qu’il monte sur le trône, ainsi qu’un homme froid et cassant, d’une arrogance démesurée et d’une piété féroce. Le pharisaïsme et la cupidité de la race anglaise se sont incarnés en lui ; il préfigure la sécheresse et le bégueulisme éperdu des protestants ; il est, en même temps qu’un usurier et un bourreau, un pasteur méthodiste, avant la lettre. Il rénove la campagne de Normandie, affame les villes, falsifie les monnaies, pend, au nom du Seigneur, les prisonniers, accable de sermons ses victimes ; mais son armée est lacérée par la peste et cette curée qu’il sonne du terroir de France, l’épuisé. Il est néanmoins victorieux à Azincourt ; il massacre tous ceux qui ne peuvent se racheter et exige d’énormes rançons des autres et, tandis qu’il agit de la sorte, il se signe, il marmotte des oraisons, il récite des psaumes ; puis il décède au château de Vincennes et son héritier est un enfant de quelques mois.

Ses tuteurs, l’un violent et dissolu, maladroit et vénal, le duc de Glocester ; l’autre vaniteux et rusé, le duc de Bedford, ravagent la France, mais ils sont battus à plate couture par Jeanne d’Arc et se souillent à jamais en l’achetant pour la faire périr, après un infâme procès, sur un bûcher.

Et après la France et l’Angleterre, ce sont les Flandres qui, atteintes en plein flanc, gisent, démâtées par les bourrasques.

Leur histoire est intimement liée à la nôtre et, elles sont, elles aussi, dévorées par les luttes intestines ; la rivalité commerciale de Gand et de Bruges fait jaillir, durant des années, de ses prairies devenues des ossuaires, des sources de sang.

Gand se décèle ainsi qu’une cité orgueilleuse et têtue, peuplée d’un amas d’éternels mécontents et de pieuses brutes ; avec ses corps de métier, elle est le bivac des jacqueries, le camp dans lequel se ravitaillent les séditions des vilains ; tous les révolutionnaires de l’Europe font cause commune avec elle ; — Bruges semble plus policée et moins opiniâtre, mais sa superbe égale celle de Gand et son âpreté au gain est pire. Elle est le grand comptoir de la chrétienté et elle asservit, avidement, les villes qui l’entourent ; elle est une négociante implacable et à propos d’un canal qui peut avantager l’une de ces agglomérations au profit de l’autre, des haines de cannibales naissent. Le comte de Flandre Louis III dit de Male, tyranneau vaniteux et prodigue, malchanceux et cruel, se heurte à l’entêtement des Gantois et vainement il s’efforce de le briser par des supplices. Leur chef Philippe d’Artevelde marche contre lui, le défait, pénètre dans Bruges dont il tue, de préférence, les plus riches commerçants ; ce après quoi, il saccage les hameaux et spolie les bourgs. La noblesse des Flandres appelle la France à l’aide ; c’est une croisade de castes où le rôle d’infidèles est joué par des tisserands ; Charles VI et le duc de Bourgogne franchissent la frontière, rejoignent, à la tête d’une armée, d’Artevelde à Roosebeke et ils foncent sur les Flamands qui se sont bêtement reliés entre eux avec des chaînes, pour ne pas reculer ; ils les refoulent, les acculent les uns sur les autres, les suffoquent dans un étroit espace, sans même qu’ils puissent résister. Ce fut le triomphe de l’asphyxie, un combat sans blessures, un massacre sans plaies, une bataille pendant laquelle le sang sortit seulement, comme de tonnes qu’on débouche, par les bondes éclatées de visages bleus.

D’Artevelde fut, heureusement pour lui, reconnu parmi les morts, car aussitôt après la victoire, les bas instincts se décagèrent ; on pilla les campagnes, l’on trucida les enfants et les femmes ; celles des places qui ne voulurent pas être détruites, se rachetèrent à prix d’or : ce fut la bourse ou la vie ; cette noblesse, qui avait tremblé devant la troupe de ces gueux, se montra inexorable ; les Gantois exaspérés recoururent aux Anglais qui débarquèrent mais glanèrent surtout le butin que les Français omirent ; ce malheureux pays devint alors la proie et de ceux qui l’attaquèrent et de ceux qui le défendirent ; mais ni les déprédations, ni les tortures n’amollirent son incroyable énergie. Ackermann a succédé à d’Artevelde et soutenu par un corps d’outre-Manche, il assiège Ypres. Charles VI le déloge et s’empare de Bergues où il ne tolère pas un être vivant, puis, las de ces orgies de meurtres, il conclut pour se reposer une trêve. Sur ces entrefaites, Louis de Male décède et Philippe de Bourgogne hérite, du chef de sa femme, de cette terrible succession des Flandres. Il reprend les hostilités interrompues et les massacres et les incendies se suivent ; la place de Dam est réduite en cendres ; le pays dit des Quatre Métiers n’est plus qu’un amas de ruines ; et comme si ces horreurs ne suffisaient pas, les querellés religieuses viennent se greffer sur cet interminable conflit. Deux papes ont été élus à la fois qui se bombardent à coups de bulles. Le duc de Bourgogne prône l’un de ces pontifes et entend que ses sujets acceptent son obédience ; ceux-ci refusent et Philippe s’irrite, décapite les meneurs du parti qui regimbent ; mais, une fois de plus, les Flamands se révoltent ; les églises se ferment, les offices religieux cessent, la Flandre semble frappée d’interdit et le duc, excédé par ces disputes, finit par laisser ce peuple dont il ne peut venir à bout, tranquille ; il se contente, en échange de sa liberté de conscience, de lui extirper des sous.

Telle la situation des Flandres ; si nous passons dans la Hollande même, nous la voyons, elle aussi, bouleversée par d’incessants combats.

Au moment où naît Lydwine, le duc Albert gouverne, en qualité de Ruwaard ou de vice-régent, le Hainaut, la Hollande, la Zélande, la Frise, les provinces réunies sous le titre de Comté du Pays-Plat. Il remplace le véritable souverain, son frère, Wilhelm V qui, après des luttes impies avec Marguerite de Bavière, sa mère, est devenu fou ; et tandis qu’on l’interne, le pays à vif se démène ; une bataille enragée se livre entre les bonnets rouges ou Hoecks et les bonnets gris ou Kabelljauws ; ces deux partis, les Guelfes et les Gibelins des Pays-Bas, s’étaient formés à propos de la guerre entreprise par Wilhelm contre la princesse Marguerite, les uns tenant pour le fils et les autres pour la mère ; mais ces haines survécurent aux causes qui les engendrèrent, car nous les retrouvons, encore vivaces, au XVIe siècle.

Aussitôt qu’il est nommé vice-régent, le duc Albert met le siège devant Delft, dont il mate la sédition, en dix semaines ; puis ce fut une prise d’armes contre le duc de Gueldre et l’évêque d’Utrecht ; ce fut enfin le scandaleux litige d’un père et d’un fils, faisant en quelque sorte pendant à la rivalité de la mère et du fils du précédent règne.

Wilhelm V meurt, et le duc Albert est proclamé gouverneur des provinces ; le pays, fourbu par ces dissensions, s’apprête à souffler un peu ; mais le duc Albert est dominé par sa maîtresse Adélaïde de Poelgeest et il trahit, sous son influence, le parti des Hoecks qui l’avait jusqu’alors protégé. Poussé par ceux-ci, son fils Wilhelm fait assassiner Adélaïde au château de La Haye, puis, craignant la vengeance de son père, il se sauve en France ; mais la Frise se soulève et cette rébellion rapproche le père du fils. Persuadé que le meurtrier est seul capable de commander les troupes, le duc Albert lui accorde son pardon et le rappelle. Il débarque au Kuinder et les saignées commencent. La Frise ruisselle de sang, mais elle ne s’avoue pas vaincue ; l’année suivante elle se révolte derechef, est réduite et elle s’insurge encore, rompt cette fois les armées du duc et le force à souscrire à un traité de paix. L’on dirait d’une Gand hollandaise, rude et tenace. Cette guerre est à peine terminée qu’une autre éclate ; un vassal, le seigneur d’Arkel se déclare indépendant, au moment où le duc Albert trépasse. Wilhelm VI, qui succède à son père, marche contre le rebelle, conquiert ses châteaux et l’oblige à se soumettre ; mais le duc de Gueldre se mutine à son tour et les Frisons une fois de plus fermentent. Wilhelm à bout de ressources et malade signe avec eux, après qu’ils ont capturé la ville d’Utrecht, un armistice, et décède laissant, avec de nombreux enfants naturels, une fille légitime Jacqueline.

Elle occupe la place de son père et le désordre s’accroît. La vie de cette singulière princesse ressemble à un roman d’aventures. Son père la marie à seize ans à Jean, duc de Touraine, dauphin de France, qui périt, quelque temps après, empoisonné. Elle se remarie sans tarder avec son cousin germain, Jean IV, duc de Brabant, une sorte d’énervé et de niais, qui la dédaigne et vit publiquement avec une autre femme. Elle le quitte et s’enfuit en Angleterre auprès d’Humphrey, duc de Glocester, dont elle s’est amourachée ; elle obtient de l’antipape, Pierre de Lune, un bref qui prononce le divorce entre elle et le duc de Brabant et elle épouse le duc de Glocester. Ils sont à peine unis, qu’il leur faut rentrer précipitamment en Hollande pour en expulser Jean de Bavière, évêque de Liège, oncle de Jacqueline, qui a profité de l’absence de sa nièce pour envahir ses États ; ce prélat est vaincu et se retire. Glocester, qui ne paraît pas très épris de Jacqueline, l’installe à Mons et retourne en Angleterre. Alors la malheureuse se débat dans un lacis d’intrigues ; son oncle, le duc de Bourgogne, en tient les fils ; elle se sent enveloppée de toutes parts ; tous sont contre elle, son oncle, l’évêque de Liège, qu’elle a vaincu, son second mari Jean de Brabant, qui capte le Hainaut, alors qu’elle ne peut le secourir et le duc de Bourgogne qui, résolu à appréhender la Hollande, impose les garnisons de ses soudards de la Picardie et de l’Artois, aux villes.

Jacqueline, qui comptait au moins sur la fidélité de ses sujets de Mons, est livrée par eux au duc de Bourgogne ; celui-ci l’enferme dans son palais de Gand où elle reste trois mois, mais elle profite d’un moment où les soldats chargés de la surveiller s’enivrent, pour fuir, déguisée en homme et elle gagne, bride abattue, Anvers et atteint Gouda. Là, elle se croit en sûreté et appelle son mari à l’aide, mais le Glocester a oublié qu’elle était sa femme et il en a épousé une autre. Il refuse d’intervenir. Jacqueline se décide alors à se défendre seule. Elle fortifie Gouda que les troupes de Bourgogne assiègent, elle fait percer la digue de l’Yssel et inonde le territoire pour abriter d’un côté la ville ; puis, elle se porte de l’autre côté au-devant de l’ennemi et le taille en pièces ; mais son triomphe fut de courte durée, car l’année suivante, elle essaie vainement de prendre Harlem d’assaut et ses partisans sont dispersés, tandis que, sur les instances du duc de Bourgogne, le véritable pape déclare que son mariage avec le duc de Glocester est nul et qu’il constitue, en dépit du bref de l’antipape, un adultère.

Alors tous lui tournent le dos ; abandonnée par ceux qui lui étaient demeurés fidèles, elle se résout, pour sauvegarder sa liberté, à demander grâce au duc de Bourgogne et elle conclut avec lui, à Delft, une convention aux termes de laquelle elle le reconnaît comme son héritier, lui cède, de son vivant, ses provinces et s’engage en sus, car son second mari vient de mourir, à ne pas se remarier sans son consentement ; mais elle est à peine libre qu’elle omet ses promesses, car elle tombe amoureuse de Frank de Borselen, stathouder de Hollande, et l’épouse en secret. Philippe de Bourgogne, qui la cerne d’espions, apprend cette union et ne dit mot ; mais il attire de Borselen dans un guet-apens et l’interne à Rupelmonde, dans les Flandres ; puis il fait savoir à Jacqueline qu’il le pendra haut et court si elle ne renonce pas, une bonne fois et sans conditions, à ses droits sur les districts des Pays-Bas. Afin de sauver son mari, elle abdique tous ses pouvoirs entre les mains du duc et se retire avec de Borselen, le seul homme qui paraisse l’avoir réellement aimée, à Teylingen. Là, dans ce donjon, les chroniqueurs la montrent malade et triste, ne parvenant pas à se consoler de sa déchéance, s’amusant à modeler des petites cruches de terre et finissant par s’éteindre de consomption, à l’âge de trente-six ans, trois années après le décès de Lydwine, sans laisser, de ses quatre maris, aucun enfant.

Telle est, en quelques lignes, son histoire. Quelle fut au juste cette étrange Jacqueline ? Sur son compte les avis diffèrent. Les uns la représentent comme une aventurière et une dévergondée, les autres comme une femme tendre et chevaleresque, victime de l’ambition des siens ; elle semble avoir été surtout une impulsive, inapte à résister aux émois de ses sens. Un portrait plus ou moins exact d’elle, inséré dans « La Flamboyante Colonne des Pays-Bas », nous la dépeint sous les traits d’une forte hollandaise, avenante et commune, d’une virago énergique et hagarde ; et on se la figure en effet assez bien ainsi, impérieuse et versatile, intrépide et toquée, mais au fond brave femme.

En attendant, cette Hollande qu’elle gouvernait devait supporter les conséquences de ses coups de cœur et le pays saccagé par les troupes des Bourguignons, lacéré par les bandes des Hoecks et des Kabelljauws, perdait son sang ; des inondations qui engloutirent des villages entiers achevèrent de le désespérer et, pour parfaire le tout, ce fut la peste.

Le reste de l’Europe fut-il mieux partagé et plus heureux ? Il ne le paraît guère.

En Allemagne règne une fastueuse crapule, l’empereur Wenceslas ; celui-là ne dessaoule pas ; il trafique des charges, tandis que ses vassaux s’assomment et, pour avoir la paix, il faut le balayer, lui et ses concubines, dehors.

En Bohême et en Hongrie, c’est la lutte exaspérée des Slaves contre les Turkomans ; puis ce sont les massacres en masse des Hussites ; la vallée du Danube est un immense charnier au-dessus duquel plane la peste.

En Espagne, les indigènes se déciment avec les Maures et c’est une haine sans merci entre les provinces. En Castille, Pierre le Cruel, une sorte de forcené, tue ses frères, son cousin, sa femme Blanche de Bourbon et invente d’épouvantables tourments pour torturer des captifs. En Aragon, Pierre le Cérémonieux vole les biens de sa famille et exerce d’horribles sévices sur ses ennemis. Le maître de la Navarre est un empoisonneur, Charles le Mauvais.

En Portugal, un autre Pierre le Cruel, épris de fanfares et de supplices, fait arracher le cœur à des gens qui, après avoir été martyrisés, respirent encore et, atteint d’un accès de vampirisme aigu, il déterre sa maîtresse morte, l’assied, vêtue d’ornements royaux et couronnée d’un diadème, sur un trône et il force tous les seigneurs de sa Cour à défiler devant ce cadavre et à lui baiser la main.

En vérité, la péninsule est un douaire d’épimanes et la démence quasi-débonnaire d’un Charles VI semble presque raisonnable si on la compare aux aberrations de ces possédés-là !

En Italie c’est, avec la guerre civile, la peste ; et dans ce déchaînement de fléaux, des ruffians s’écharpent ; on se bat dans les rues de Rome ; la famille des Colonna et ses séïdes s’insurgent contre le pape et, sous le prétexte de rétablir l’ordre, le roi de Naples, Ladislas, s’empare de la ville et, après l’avoir pillée, la quitte et revient pour la piller encore ; entre Gênes et Venise, c’est une collision qui aboutit à de féroces représailles ; à Naples, c’est la reine Jeanne qu’on enlève pour l’étouffer entre deux matelas, dans un château de la Basilicate ; à Milan, ce sont les atrocités de factions aux prises ; mais ce qui fut pis encore, ce fut le sort de l’Église devenue soudain bicéphale. Si les membres de son pauvre corps, si les régions catholiques s’étiolaient, malades et à bout de sang, ses deux têtes à elle, qui se dressaient, l’une à Avignon et l’autre à Rome, ne cherchaient qu’à s’entredévorer. Elle était, en effet, dominée par d’effrayants pontifes ; c’était l’époque du grand schisme de l’Occident. La situation du Saint-Siège était celle-ci : le roi de France Philippe le Bel avait autrefois assis sur la chaire de Saint-Pierre l’une de ses créatures, Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux. Après avoir été consacré à Lyon, ce souverain, au lieu de se fixer à Rome, s’était installé dans la principauté d’Avignon ; avec lui commença cette période que les écrivains appellent l’exil de Babylone ; des papes se succédèrent, moururent sans avoir pu se décider à regagner leurs États ; enfin, en 1376, Grégoire XI reprit possession de la ville éternelle et décéda au moment où, dégoûté de l’Italie, il s’apprêtait à retourner en France.

Il trépasse et c’est une suite de pontifes qu’on élit et qu’on rejette. Rome en nomme un et Avignon un autre ; l’Europe se divise en deux camps. Urbain VI, le pape de Rome le plus honnête, mais le plus imprudent et le plus sanguinaire des deux, est reconnu par la Germanie, l’Angleterre, la Hongrie, la Bohême, la Navarre, les Flandres et les Pays-Bas ; l’autre, Clément VII, le pape d’Avignon, est de mœurs plus douces, mais il est dénué de scrupules ; il pratique la simonie, vend les indulgences, brocante les bénéfices, bazarde les grâces. Il est accepté par la France, l’Écosse, la Sicile, l’Espagne. Les deux pontifes guerroient à coups d’interdits, rivalisent de menaces et d’injures. Ils meurent ; on les remplace et leurs successeurs s’excommunient à tour de bras, tandis qu’un troisième pape, élu par le concile de Pise, les couvre, de son côté, d’anathèmes.

Le Saint-Esprit se promène au hasard de l’Europe et l’on ne sait plus auquel de ces pasteurs il convient d’obéir ; la confusion devient telle que même l’entendement des saints se brouille. Sainte Catherine de Sienne tient pour Urbain VI et le bienheureux Pierre de Luxembourg pour Clément VII. Saint Vincent Ferrier et sainte Colette se soumettent, un moment, à l’obédience de l’antipape Pierre de Lune, puis finissent par se rallier à une autre tiare ; c’est le désarroi le plus absolu ; jamais on ne vit chrétienté dans un chaos pareil. Dieu consent à démontrer l’origine divine de l’Église, par le désordre et l’infamie des siens ; il n’est point, en effet, d’institution humaine qui eût pu résister à de tels chocs. Il semble que Satan ait mobilisé ses légions et que les barathres des enfers soient vides ; la terre appartient à l’Esprit du Mal et il bloque l’Église, l’assaille sans répit, réunit toutes ses forces pour la culbuter et elle n’est même pas ébranlée. Elle attend patiemment que les saints que Dieu lui enverra la dégagent ; elle a des traîtres dans la place, des papes affreux, mais ces pontifes de péchés, ces êtres si misérables lorsqu’ils se laissent séduire par l’ambition, par la haine, par le lucre, par toutes ces passions que le Diable attise, se retrouvent infaillibles aussitôt que l’Ennemi s’essaie à détruire le dogme ; le Saint-Esprit que l’on croyait perdu revient et les assiste ; lorsqu’il s’agit de défendre les enseignements du Christ, aucun pape, si vil qu’il soit, ne défaille.

Il n’en est pas moins vrai que les malheureux croyants qui vécurent dans l’horreur de ces extravagantes années, crurent que tout allait s’effondrer ; et, en effet, de quelque côté qu’ils se tournent, ils ne voient que des champs de carnage.

Au sud, dans l’Orient chrétien, ce sont les Grecs, les Mongols et les Turcs qui s’exterminent ; au nord, ce sont les Russes qui avec les Tartares et la Suède, qui, avec les Danois, s’égorgent ; et si, regardant plus loin encore, ils franchissent, d’un coup d’œil, les territoires saccagés de l’Europe, s’ils vont jusqu’à la ligne de ses frontières, c’est la fin du monde qu’ils aperçoivent, ce sont les menaces de l’Apocalypse qui sont sur le point de se réaliser.

Sur un ciel qui tremble, déchiré par le fouet des foudres, les limites de l’univers chrétien se dessinent en des traits de feu ; les hameaux situés sur les confins des pays idolâtres flambent ; la zone des démons s’éclaire, Attila est ressuscité et l’invasion des barbares recommence ; dans un tourbillon de janissaires, l’émir des Ottomans, Bajazet, passe, rasant comme un ouragan les campagnes et balayant les villes ; il se précipite à Nicopolis contre les forces catholiques réunies pour lui barrer la route ; il les broie, il va déraciner la chaire de Saint-Pierre et c’en est fait de l’Occident des chrétiens, quand un autre conquérant, le Mongol Tamerlan, célèbre par la pyramide de 90.000 crânes qu’il élève sur les ruines de Bagdad, arrive à fond de train des steppes de l’Asie, se rue sur Bajazet et l’emporte après avoir pilé, en un effroyable combat, ses hordes.

Et l’Europe, épouvantée, assiste à la rencontre de ces deux trombes qui se heurtent et éclatent en l’inondant d’une pluie de sang.

L’on peut aisément s’imaginer la terreur des simples gens, Combien parmi ceux qu’épargnèrent les désastres de ces consternantes époques, vécurent, l’âme détraquée et le corps épuisé, par les famines et les paniques ! les danses macabres, les convulsions, les chorées rythmiques et une maladie que les anciens chroniqueurs désignent sous le nom de « la rage de tête » et qui paraît être la méningite, les rendent, lorsqu’elles ne les tuent pas, quasi fous. Avec cela, les vivres manquent et les épidémies sont à l’état endémique, dans les pays ; la peste noire parcourt l’Occident et nulle région n’est indemne ; elle infeste aussi bien l’Italie que la France, l’Angleterre que l’Allemagne, la Hollande que la Bohême et l’Espagne ; elle est le plus redoutable des fléaux de ces siècles, celui que les réservoirs infernaux du Levant versent sans relâche sur la pauvre Europe.

Bientôt, dans ces organismes débilités et dans ces âmes mal étanches que la peur démantèle, Satan s’immisce et l’immondice des sabbats, au fond des forêts, s’affirme. Les forfaits et les sacrilèges les plus exécrables se commettent ; les messes noires se célèbrent et la magie s’atteste. Gilles de Rais trucide de petits enfants et ses sorciers épluchent leurs entrailles, cherchent, dans ces tristes dépouilles, le secret de l’alchimie, le pouvoir de transmuter les métaux sans valeur en or. Le peuple gît effaré et par ce qu’il apprend et par ce qu’il voit ; il appelle une justice, il implore une consolation à tant de maux et tout se tait. Il se tourne vers l’Église et il ne la trouve plus. Sa foi vacille ; dans sa naïveté, il se dit que le Représentant du Christ sur la terre n’a plus rien de divin, puisqu’il ne peut le sauver. Il en vient à douter de la mission des successeurs de saint Pierre ; il n’arrive pas à les concevoir et si humains et si faibles, car il se rappelle ce spectacle déconcertant, l’empereur d’Allemagne Wenceslas, toujours ivre, venant rendre visite au roi de France Charles VI qui délire, pour déposer, à eux deux, un pape. Le Saint-Esprit jugé par un pochard et un dément !

Il n’est donc pas surprenant que, dans une telle débâcle, en sus même des pratiques de la goétie et des sabbats, les hérésies les plus véhémentes ne s’imposent ; elles pullulent d’un bout du monde à l’autre.

En Angleterre, Jean Wiclef, membre de l’université d’Oxford et curé de Lutterworth, nie la transsubstantiation, y substitue la doctrine de rémanence, autrement dit du pain et du vin demeurant, après qu’ils sont consacrés, intacts ; il attaque le culte des saints, rejette la confession, abolit le purgatoire, conspue le pouvoir admis des papes. Son enseignement, qui obtient un succès immense, réunit une foule de forcenés contre l’Église et c’est en vain que deux carmes, Étienne Patrington et Jean Kinningham, luttent, pied à pied, pour les repousser. Wiclef meurt, mais ses disciples, les Lollards, continuent de propager ses erreurs.

Elles pénètrent jusqu’en Bohême avec Jean Huss et Jérôme de Prague. Eux acceptent le dogme de l’Eucharistie, mais à la condition que le sacrement soit administré aux laïques sous les deux espèces ; ils déclarent cependant que les indulgences n’existent pas, que la papauté est une invention des hommes, que l’Église est la synagogue de Satan. Jean Huss fut, ainsi que son élève Jérôme de Prague, brûlé ; mais leurs partisans, dont les désordres du Saint-Siège augmentaient le nombre, incendièrent les chapelles et les cloîtres, égorgèrent les prêtres et les moines ; l’on tenta sans succès de les réduire ; ils se défendirent si bravement que le roi Sigismond finit par traiter avec eux pour terminer la lutte. Alors, ils se divisèrent en sectes de plusieurs sortes : en Thaborites, qui érigèrent la vengeance à l’état de vertu et exaltèrent le bienfait des meurtres ; en Orébites, plus féroces encore, qui dépecèrent les fidèles dans d’affreux tourments ; en Adamites, venus de la Picardie, qui se promenaient nus, pour imiter le premier homme, enfin en sectes moins fanatiques, plus sociables, en Calixtins, c’est-à-dire en fidèles auxquels on accorda de boire au calice, et en Frères bohèmes qui, après avoir nié la Présence réelle, se séparèrent complètement de l’Église.

En Italie, les partis dérivés des vieilles hérésies albigeoises foisonnent ; les restes de ces Fratricelles qui se développèrent si vigoureusement a la fin du XIIIe siècle, renouvellent les ignominies des Adamites et des Gnostiques ; tous prétendent avoir atteint le degré de l’impeccabilité et soutiennent que, dès lors, l’adultère et l’inceste leur sont acquis ; tous refusent de travailler pour être plus certains de demeurer pauvres. On eut beau les détruire par le feu, ils repoussèrent. Saint Jean de Capistran les assaillit sans relâche, mais ses efforts furent inutiles ; ils s’étendirent en Allemagne et la dépravèrent ; et au XVe siècle, on les découvre en Angleterre, mêlés aux Lollards, et se livrant à une propagande enragée, encore activée par les supplices.

Et tandis que les papes les frappent d’excommunications, des confréries de flagellants s’organisent en Allemagne, se répandent dans l’Alsace, dans la Lorraine, dans la Champagne, s’insinuent jusque dans le midi de la France, à Avignon, et ceux-là bannissent la vertu des sacrements, prônent le sang des coups de fouets comme matière valide du baptême, prêchent partout que le pouvoir du Vicaire du Christ, sur la terre, est nul.

Dans cette Flandre où naquit la série d’erreurs connue sous le nom de ce Gauthier Lollard qui les y sema, les extravagances se multiplient. Une béguine, Marguerite Porrette, revivifie, elle aussi, les abominations de la Gnose, en enseignant que la créature anéantie dans la contemplation de son Créateur, peut tout se permettre. Cette femme donnait des audiences, assise sur un trône d’argent et elle se prétendait escortée de deux séraphins, lorsqu’elle s’approchait de la Sainte Table. Elle finit par être grillée vive, à Paris, où elle était venue pour faire des prosélytes ; elle périt en 1310, c’est-à-dire bien des années avant la naissance de Lydwine, mais les disciples qu’elle avait dressés empoisonnaient, du temps de la sainte, le Brabant. Une autre possédée Blommardine ou Bloemardine, morte à Bruxelles en 1336, s’était mise à la tête de la secte et elle soulevait là Flandre du midi et du nord contre l’Église.

Ruysbroeck l’Admirable, l’ermite de la vallée verte, le plus grand des mystiques flamands, la combattit, mais le virus conservé de l’antique Gnose ne s’en infiltra pas moins dans la Belgique et les Pays-Bas. En 1410, alors qu’on le croyait usé, il se redéveloppe tout à coup et l’hérésie reparaît, colportée par des gens qui s’intitulent « hommes d’intelligence ». Un carme défroqué, Guillaume de Hildernissen et un laïque de Picardie, Ægydius Cantoris, la dirigent. Ils sont condamnés, abjurent leurs croyances, mais en 1428, l’on retrouve leurs erreurs plus vivaces que jamais ; elles serpentent en Allemagne et en Hollande, finissent par se fondre avec les débris toujours actifs des Fraticelles et des Lollards qui en viennent à proclamer le règne de Lucifer injustement chassé du Paradis et devant, lui et les siens, expulser à leur tour de l’Eden saint Michel et les anges.

Et rien ne put exterminer les racines de ces impiétés ; les dominicains et les franciscains succombèrent à cette tâche ; les disciples de Ruysbroeck, son fils spirituel Pomerius, Gérard Groot, Pierre de Hérenthals essayèrent de les extirper, mais les souches qu’ils arrachaient devenaient sataniquement fécondes, repoussaient ainsi que ces végétations fongueuses, que cette flore de teigne qui se ramifie dans les égouts, loin du jour.

En dehors même de ce culte, plus ou moins caché, du Démon, il faut encore signaler, dans les Pays-Bas, l’influence de doctrines qui furent pour ce pays ce que les erreurs de Wiclef et de Jean Huss furent pour l’Angleterre et la Bohême ; l’on voit poindre déjà les théories des partisans de la Réforme, avec Jean Pupper de Goch, fondateur d’un couvent de femmes à Malines, qui n’admet que l’autorité des Écritures, nie celle des conciles et des papes, hue le mérite des vœux et décrie les principes de la vie monastique ; — avec Jean Ruchrat de Wesel qui honnit les sacramentaux, contemne l’extrême-onction, répudie les commandements de l’Église ; — avec Jean Wessel, de Groningue, aux œuvres duquel, plus tard, Luther empruntera ses arguments pour contester la valeur des indulgences.

Et ce fut alors que l’Église était sapée par les hérésies, écartelée par de dangereux papes, alors que la chrétienté semblait perdue, que Dieu suscita des saintes pour enrayer la marche en avant du Malin et sauver le Saint-Siège.

Déjà, avant que le schisme d’Occident n’éclatât, Notre-Seigneur avait dispensé à deux d’entre elles la mission de prévenir ses Vicaires qu’ils eussent à abandonner Avignon et à réintégrer Rome.

Sainte Brigitte fut, en effet, dépêchée de Suède pour ramener le Souverain Pontife en Italie. Tandis qu’elle s’évertue à le convaincre, il décède ; un autre le remplace qu’elle investit, et il périt à son tour. Le troisième enfin, Urbain V l’écoute ; il rentre à Rome puis il se lasse de cette ville et retourne à Avignon où il trépasse. Brigitte objurgue son successeur, Grégoire XI, de fuir la France, mais pendant qu’il hésite, elle-même disparaît et ce n’est que, sur les instances d’une autre sainte, Catherine de Sienne, qu’il se détermine à franchir les Alpes.

Sainte Catherine poursuit l’œuvre de sainte Brigitte et s’entremet pour réconcilier le pape avec l’Église, mais Grégoire XI meurt.

Et le schisme se déclare avec les deux papes élus, l’un à Avignon et l’autre à Rome ; la pauvre sainte essaie vainement de conjurer le mal et Dieu la rappelle à Lui, en 1380 et elle quitte ce monde, désolée de cet avenir d’ouragans qui se prépare.

Aussitôt Dieu ordonne dans une vision à une pieuse fille, Ursule de Parme, de se rendre à Avignon, auprès de Clément VII et de l’inviter à abdiquer ; elle part et ce pape, ébranlé par ses sommations, va céder, mais les cardinaux qui l’ont élu s’y opposent ; ils emprisonnent Ursule comme sorcière et elle n’est préservée que par un tremblement de terre qui disperse ses bourreaux, au moment où ils allaient lui appliquer la torture. Dieu la tire du mauvais pas où elle s’est engagée, mais son entreprise échoue.

En attendant que d’autres déicoles la suppléent dans cette mission d’aventurière divine et que les saintes qui se préparent soient assez âgées pour prendre la succession de Catherine de Sienne, une tertiaire de saint François, la bienheureuse Jeanne de Maillé, qui a déjà tenté de libérer la France, en parlant, au nom du Seigneur, à la reine Ysabeau et au roi Charles VI, assiège, à son tour, le ciel de suppliques, fait procéder, sous forme de suffrages, à des prières publiques, organise des processions dans les collégiales et les cloîtres pour refréner la décomposition qui s’accélère des papautés aux prises.

Elle remplit, en quelque sorte, un intérim, car elle ne s’immisce pas directement dans le conflit ; elle semble vouée plus particulièrement, d’ailleurs, aux œuvres de miséricorde, aux soins des pestiférés et des lépreux et aux visites des captifs ; la véritable succession de Catherine, elle échoit, le temps venu, à trois saintes : sainte Lydwine de Schiedam, sainte Colette de Corbie et sainte Françoise de Rome, une Hollandaise, une Française et une Italienne.

Sainte Lydwine et sainte Colette naissent en 1380, c’est-à-dire l’année même où sainte Catherine de Sienne s’inanime ; et toutes deux s’efforcent de sauver l’Église, en souffrant mort et passion pour elle ; l’une active, l’autre passive.

Avec des existences absolument différentes, elles présentent cependant des ressemblances ; toutes deux nées de parents pauvres, de jolies deviennent, selon leur désir, laides ; toutes deux endurent sans répit d’épouvantables douleurs ; toutes deux portent les stigmates du Calvaire ; toutes deux, lorsqu’elles meurent, recouvrent la beauté de leur jeunesse et leurs cadavres embaument. Durant leur vie, elles furent dévorées d’une pareille soif de tortures ; seulement Colette reste, malgré tout, valide, car il lui faut parcourir la France, d’un bout à l’autre, tandis que Lydwine voyage, immobile, dans l’au delà, sur un lit ; et chacune d’elles décèle encore cette similitude, qu’elle est une sauvegarde pour sa patrie.

Sainte Colette est, en somme, adjointe à Jeanne d’Arc pour chasser les Anglais ; elle l’aide avec le renfort surhumain de ses larmes. Pendant que Jeanne se charge de la partie matérielle, qu’elle combat à la tête des troupes, Colette commande à la partie spirituelle ; elle réforme les monastères des clarisses, en fait des remparts de mortifications et de prières, jette dans la mêlée les pénitences de ses filles, se pend aux jupes de la Vierge jusqu’à ce qu’elle ait obtenu la défaite des Bedford et des Talbot et le renvoi de l’ennemi dans son île.

De son côté, Lydwine, par la puissance de ses exorations et de ses tourments, protège la Hollande envahie par les routiers de Bourgogne et empêche une flotte d’attaquer Schiedam.

Comme sainte Brigitte et sainte Catherine de Sienne, Colette est appelée à batailler, en personne, par les voies visibles, contre le schisme ; elle intervient avec saint Vincent Ferrier au concile de Constance, et elle essaie encore, quelques années après, d’empêcher, par ses démarches et ses conseils, le concile de Pise de substituer à un pape réel, un intrus. Lydwine ne prit, humainement parlant, aucune part aux tribulations de cette sœur inconnue qui luttait si ardemment contre des cardinaux égarés et de faux papes ; elle n’aurait dû connaître, au fond de son village de la Hollande, les détresses de l’Église que par ce que ses confesseurs en surent, mais elle eut certainement des révélations du Sauveur ; en tout cas, l’amas de ses souffrances fut un trésor de guerre où, bien qu’ignorant sans doute qui l’avait rassemblé, Colette puisa, de concert avec sainte Françoise Romaine.

Celle-là fut plus spécialement choisie pour l’assister dans la partie de sa tâche inhérente au schisme.

Plus jeune de quatre ans que Colette et que Lydwine, Françoise était issue d’une famille illustre de Rome et elle s’allia à un seigneur qui comptait parmi ses ancêtres un pape et un saint. Elle différait donc, par son origine, par sa situation de fortune, par sa condition de femme mariée, des deux vierges, ses sœurs ; mais si elle s’écarte d’elles par certains points, elle s’en rapproche par d’autres ou plutôt, elle tient des deux, empruntant à chacune un trait particulier, devenant une succédanée tantôt de sainte Colette et tantôt de sainte Lydwine.

Elle s’assimile à la vierge de Corbie, par son existence active, par sa vocation de manieuse d’âme et de fondatrice d’ordre, par le rôle qu’elle assume dans la politique de son temps, par les combats qu’elle livre au démon qui la roue, elle aussi, de coups ; — à la vierge de Schiedam, par sa guérison miraculeuse de la peste, par son contact perpétuel avec les anges, par ses voyages dans le Purgatoire, en quête d’âmes à délivrer, par sa mission très spéciale d’être une réparatrice des crimes du siècle, une figure victimale de l’Église souffrante.

Par des voies opposées et souvent pareilles, ces trois femmes qui furent, toutes les trois, des stigmatisées, se sont donc mesuré contre les influences infernales de leur époque ; quelle tâche fut plus accablante ! Jamais, en effet, l’équilibre du monde ne fut plus près de se rompre ; et il semble aussi que jamais Dieu ne fut plus attentif à surveiller la balance des vertus et des vices, et à entasser, quand le plateau des iniquités descendait, comme contre-poids, des tortures de saintes !

Cette loi d’un équilibre à garder entre le Bien et le Mal, elle est singulièrement mystérieuse, quand on y songe ; car, en l’établissant, le Tout-Puissant paraît avoir voulu fixer lui-même des bornes et mettre des freins à sa Toute-Puissance. Pour que cette règle s’observe, il faut, en effet, que Jésus fasse appel au concours de l’homme et que celui-ci ne se refuse pas à le prêter. Afin de réparer les forfaits des uns, il réclame les mortifications et les prières des autres ; et c’est là qu’est vraiment la gloire de la pauvre humanité ; jamais Dieu, si respectueux de la liberté de ses enfants que l’on peut compter ceux qu’il priva du pouvoir de Lui résister, jamais Dieu ne fut leurré. Toujours il a trouvé, à travers les âges, des saints qui ont consenti à payer, par des douleurs, la rançon des péchés et des fautes.

Et cette générosité s’explique maintenant pour nous, à peine. En sus de notre nature même qui répugne à la souffrance, il y a encore le Maudit qui intervient pour la détourner du sacrifice, le Maudit auquel son Maître a concédé, dans la triste partie qui se joue, ici-bas, les deux plus formidables atouts, l’argent et la chair. Et ce qu’il abuse, celui-là, de la lâcheté de l’homme qui sait bien pourtant que la grâce du Sauveur suffirait à lui assurer la victoire, s’il essayait seulement de se défendre ! Ne dirait-on pas vraiment qu’après le renvoi d’Adam du Paradis, le Seigneur, sollicité par l’ange rebelle, lui a dédaigneusement accordé les moyens qu’il jugeait les plus sûrs pour vaincre les âmes et que la scène de l’Ancien Testament, de Satan réclamant à Dieu et obtenant de Lui la permission de tâcher de faire succomber, à coups d’épreuves, le malheureux Job, a pu se passer d’abord à la sortie de l’Eden ?

Et, depuis ce temps, le fléau de la balance oscille ; quand il incline trop du côté du Mal, quand les peuples deviennent trop ignobles et les rois trop impies, Dieu laisse se déchaîner les épidémies, les tremblements de terre, les disettes, les guerres ; mais sa miséricorde est telle qu’il active alors le dévouement de ses saints, les assiste, renchérit sur leurs mérites, triche peut-être un peu avec Lui-même, pour que sa justice s’apaise et que l’équilibre se rétablisse.

L’univers serait, sans cela, et depuis quand ! en ruines ; seulement, étant donné les ressources dont le Très-Bas dispose et la faiblesse des âmes qu’il assiège, l’on comprend la sollicitude toujours en éveil de l’Église, chargée de dégrever autant qu’elle le peut, le plateau des péchés, de neutraliser le lest des offenses en ajoutant sans cesse sur l’autre plateau de nouveaux poids d’oraisons et de pénitences ; l’on s’explique la raison d’être des redoutes de suppliques et des citadelles d’offices que, sur les ordres de l’Époux, elle érige, le bien-fondé de ses cloîtres impitoyables, de ses ordres durs, tels que ceux des Clarisses, des Calvairiennes, des Carmélites, des Trappes, et l’on peut concevoir aussi la somme inouïe de souffrances endurées par les saints, les maladies, les chagrins même que le Très-Haut distribue à chacun de nous pour nous assainir et nous faire participer un peu à cette œuvre de compensation qui suit, pas à pas, l’œuvre du Mal.

Or, la dissolution de la société, à la fin du XIVe et au commencement du XVe siècle fut, nous l’avons dit, effroyable.

Le XIIIe siècle qui, malgré ses conflits et ses tares, nous apparaît, dans le recul des âges, si candide avec saint Louis et Blanche de Castille, si chevaleresque et si pieux avec ses fidèles quittant leurs femmes, leurs enfants, tout, pour arracher le sépulcre du Christ des mains des mécréants ; ce siècle qui connut le pape Innocent III, qui vit saint François d’Assise, saint Dominique, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, sainte Gertrude et sainte Claire, le siècle des grandes cathédrales, était bien mort ; la foi s’affaiblissait ; elle allait se traîner pendant deux siècles, pour finir par choir dans ce cloaque déterré du Paganisme que fut la Renaissance.

En résumé, si nous jetons un coup d’œil sur l’état de l’Europe, au temps de sainte Lydwine, nous n’apercevons que des guets-apens de seigneurs cherchant à s’entredévorer, que des guerres de peuples rendus par la misère féroces et par la peur, fous. Les souverains sont des scélérats ou des déments, comme Charles VI, comme Pierre le Cruel, comme Pierre le Cérémonieux, comme Wilhelm V de Hollande, des toquées comme Jacqueline, d’autres sont des ivrognes luxurieux comme l’empereur d’Allemagne Wenceslas, de pharisaïques gredins comme le roi d’Angleterre ; quant aux anti-papes, ils crucifient le Saint-Esprit, et lorsqu’on les regarde, c’est l’épouvante !

Si c’était seulement tout ! mais il sied de l’avouer encore, pour excéder la patience de Dieu, ceux qui lui furent consacrés, s’en mêlèrent. Le schisme, soufflant en tempête, avait démâté les barques de sauvetage et les bateliers de Jésus étaient devenus de vrais démons. Il n’y a qu’à lire les sermons de saint Vincent Ferrier, leur reprochant leurs turpitudes, les invectives de sainte Catherine de Sienne les accusant d’être cupides et orgueilleux, d’être impurs, leur criant qu’ils vendent à l’encan les grâces du Paraclet, pour se figurer le poids énorme qu’ils ajoutèrent à la balance de Justice, sur le plateau du Mal.

Devant une pareille somme de sacrilèges et de crimes, devant une pareille invasion des cohortes de l’Enfer, il semble probable que, malgré tout leur dévouement et leur bravoure, sainte Lydwine, sainte Colette, sainte Françoise Romaine, eussent succombé sous le nombre, si Dieu n’avait levé des armées pour les secourir.

Ces armées, il est bien possible que jamais elles ne les connurent, pas plus, du reste, qu’elles ne se connurent entre elles, car le Tout-Puissant est le seul maître en cette stratégie et seul, il voit l’ ensemble ; les saints sont entre ses mains, ainsi que des pions qu’il place sur l’échiquier du monde, à sa guise ; eux s’abandonnent simplement, corps et âme, à Celui qui les dirige ; ils font sa volonté et ne demandent pas à en savoir plus.

Aussi, n’est-ce que bien longtemps après, lorsqu’on examine les ressources dont le Seigneur disposait et les divers éléments dont il se servit, que l’on parvient à vaguement entrevoir la tactique dont il usa pour vaincre, à telle ou telle époque, les hordes séduites par les mauvais anges.

À cette fin du XIVe siècle, nous ne pouvons que difficilement établir le dénombrement de ces milices qui s’armèrent, sous les ordres du Christ, pour assister Lydwine et les deux autres saintes. Quelques-unes nous sont connues, d’autres resteront probablement à jamais ignorées ; d’autres encore paraissent avoir été plus spécialement occupées à opérer des diversions sur le champ de bataille de l’au-delà.

Sans crainte de se leurrer cependant, l’on peut signaler les troupes engagées en première ligne et s’avançant, sous l’abri de prières des redoutes contemplatives, des forteresses mystiques défendues, en France, par les clarisses de sainte Colette ; en Italie, par les clarisses de sainte Catherine de Bologne et les tertiaires franciscaines cloîtrées de la bienheureuse Angéline de Marsciano ; par les dominicaines réformées, avec l’aide de Marie Mancini de Pise, par la bienheureuse Claire de Gambacorta ; par les tertiaires de saint Dominique qui adoptèrent la clôture, sous l’autorité de Marguerite de Savoie ; par les cisterciennes qu’avait ramenées à leurs strictes observances le pape Benoît XII ; par les sœurs chartreuses qu’exaltait encore le souvenir de sainte Roseline.

Ces troupes d’avant-garde étaient formées par les bataillons des franciscains et des frères-prêcheurs ; — les premiers marchant sous les ordres de saint Bernardin de Sienne qui naquit la même année que Lydwine et remplit une mission analogue à celle de sainte Colette, en redressant les règles fléchies de saint François ; de son disciple saint Jean de Capistran qui le soutient dans cette tâche et combat, plus spécialement, ainsi que le bienheureux Thomas Bellacio de Linaris, les hérésies des Fratricelles et des Hussites ; de saint Jacques de la Marche qui lui est adjoint pour prêcher contre les infidèles ; de saint Mathieu d’Agrigente qui restaure les us réguliers dans les maisons de l’Espagne ; du bienheureux Albert de Sartéano qui fut plus particulièrement chargé de guerroyer contre les schismes ; — les seconds, conduits par saint Vincent Ferrier, le thaumaturge, qui évangélisa surtout les mécréants ; par saint Antoine de Florence qui lutta contre les œuvres de magie ; par le bienheureux Marcolin dont les genoux, à force de traîner sur le sol, étaient devenus ainsi que les bosses rugueuses des vieux arbres ; par le bienheureux Raymond de Capoue, le confesseur de sainte Catherine de Sienne, qui, avec Jean Dominici et Laurent de Ripafratta, stimula la piété ralentie et renoua les coutumes déliées de l’ordre ; par le bienheureux Alvarez de Cordoue qui travailla à l’extinction du schisme et convertit, de même que saint Vincent Ferrier, les idolâtres.

Et ces colonnes, destinées, par la nature même de leur vocation, aux labeurs de l’apostolat, habituées au métier d’éclaireurs, aux rencontres d’avant-poste, s’étendaient en un interminable front de bataille, en tête de l’immense armée du Seigneur dont les deux ailes s’éployaient : — l’une composée par les régiments drus des carmes, commandés par leur prieur général Jean Soreth qui ranima la ferveur déchue des siens et créa l’institut des carmélites ; par saint Antoine d’Offen et le bienheureux Stanislas de Pologne qui périrent martyrisés, l’un et l’autre pour la cause du Christ ; par Jean Arundine, prieur de la maison de Bruges ; Ange de Mezzinghi qui contribua à implanter la réforme de la règle en Toscane ; par Bradley, promu évêque de Dromory, en Irlande, et dont les austérités furent célèbres ; — l’autre, par les masses compactes des augustins, scindés en de multiples observances, et ralliés et réformés, eux aussi, en Italie, par Ptolomée de Venise, Simon de Crémone, Augustin de Rome ; en Espagne, par Jean d’Alarcon qui introduisit les couvents de la stricte obédience, dans la vieille Castille ; les augustines dont le tiers-ordre venait de pousser une fleur de Passion, la bienheureuse Catherine Visconti.

Et ces masses, fraîchement exercées, encadraient les détachements plus faibles et insuffisamment armés, des camaldules qui, dans le désordre de leurs rangs, comptaient pourtant un savant religieux Ambroise Traversari et deux saints : Jérôme de Bohême, l’apôtre de la Lithuanie et l’oblat Daniel ; — des birgittins et des birgittines à peine nés à la vie religieuse et mal préparés au service de campagne ; — des servites dont la discipline fut alors resserrée par Antoine de Sienne et dont le porte-oriflamme était une tertiaire, la bienheureuse Élisabeth Picenardi ; — des prémontrés dont les circaries étaient, ainsi que les couvents de Fontevrault que Marie de Bretagne allait bientôt remanier, si relâchés, que leurs effectifs de secours furent quasi nuls.

Enfin, entre ces deux ailes, derrière la ligne avancée des enfants de saint-François et de saint-Dominique, évoluait la partie résistante, le gros de l’armée, le centre dense et massif de l’ordre le plus touffu du Moyen Âge, de l’ordre de saint-Benoît, avec ses grandes divisions : — les bénédictins, proprement dits, dirigés, en Allemagne, par l’abbé de Castels, Othon, qui reprend la partie intégrale de la règle et l’abbé Jean de Meden qui convertit les mœurs dissolues de cent quarante-sept abbayes ; en Italie, par Louis Barbo, abbé de sainte-Justine de Padoue, qui réassujettit aux lois sévères de son cloître de nombreux monastères, parmi lesquels celui du Mont-Cassin, le berceau de l’ordre ; en France, par l’abbé de Cluny, Odon de la Perière, le cellerier Étienne Bernadotte, le prieur Dom Toussaint, un neveu de sainte Colette, qui fut, à cause de ses vertus, comparé à Pierre le Vénérable ; par Guillaume d’Auvergne, cité dans les chroniques comme ayant été un véritable saint ; par le bienheureux Jean de Gand, prieur de saint-Claude, qui s’interpose entre le roi d’Angleterre et le roi de France, pour tâcher de les résoudre à conclure la paix ; — les cisterciens, par le bienheureux Eustache, le premier abbé du Jardinet, par les vénérables Martin de Vargas et Martin de Logrôno qui réorganisent les dépôts bernardins de l’Espagne ; — les célestins qui délèguent un de leurs plus saints moines, Jean Bassand, pour être le confesseur de sainte Colette, mais dont les escouades nombreuses et très famées en France, n’en sont pas moins mal entraînées et peu solides ; — les olivétains mieux aguerris et menés à l’assaut par le vénérable Hippolyte de Milan, abbé du Mont-Olivet, par le frère Laurent Sernicolaï de Pérouse, le convers Jérôme de Corse qui mourut en odeur de sainteté, au couvent de San Miniato, à Florence, par le vénérable Jérôme Mirabelli de Naples, par le bienheureux Bernard de Verceil qui fonda deux couvents de l’observance, en Hongrie ; — les humiliés, dans les cloîtres desquels figure une oblate, la bienheureuse Aldobrandesca, illustre par ses miracles, à Sienne.

L’on peut compter encore, dans le contingent de cette armée, une légion d’élite, celle des recluses, de ces femmes qui vécurent la vie érémitique, telle que sainte Colette la pratiqua, elle-même, pendant quatre années, à Corbie, des femmes anachorètes, enfouies dans les solitudes de l’Occident ou volontairement emmurées dans les villes et auxquelles l’on passait, par une lucarne, un peu de pain et une cruche d’eau. Les noms de quelques-unes de ces célestes sauvages nous sont connus, ceux d’Aliz de Bourgotte, internée dans une celle à Paris ; de la bienheureuse Agnès de Moncada qui, à la voix de saint Vincent Ferrier, s’en fut, ainsi que Madeleine, pleurer les péchés du monde dans une grotte ; de la bienheureuse Dorothée, la patronne de la Prusse, qui se séquestra près de l’église de Quidzini, en Pologne ; de la bienheureuse Julie Della Rena qui s’incarcéra à Certaldo, en Toscane ; de Perrone Hergolds, une stigmatisée, tertiaire de saint François, qui se retira dans un ermitage des Flandres ; de Jeanne Bourdine, claquemurée à La Rochelle ; de Catherine Van Borsbecke, une carmélite qui s’écroua dans une sorte de laure contiguë à un sanctuaire près de Louvain ; d’une autre fille du carmel, appelée Agnès, que l’on retrouva, quelques années après la mort de Lydwine, encore enfermée dans un réduit situé près de la chapelle des carmes, à Liège.

Enfin, la fleur des servantes de Jésus, la garde d’honneur du Christ des rangs de laquelle sont sorties — il faut le remarquer — sainte Catherine de Sienne, sainte Lydwine, sainte Colette, sainte Françoise Romaine, la bienheureuse Jeanne de Maillé — les victimes plus particulièrement chères à Dieu, les effigies vivantes de sa Passion, ses vexillaires, les stigmatisées !

En Allemagne, c’est une tertiaire franciscaine la bienheureuse Élisabeth la bonne de Waldsee, et la Clarisse Madeleine Beüttler ; en Italie, c’est une tertiaire de saint François, Lucie de Norcie, une clarisse Marie de Massa, une veuve, la bienheureuse Julienne de Bologne, une augustine sainte Rite de Cassie ; c’est l’extatique Christine dont le nom nous est conservé, mais sans renseignements, par Denys le chartreux ; en Hollande, c’est la dominicaine Brigide et la béguine Gertrude d’Oosten ; et combien perdues dans d’anciennes annales, tombées dans un complet oubli !

À ces troupes actives, l’on peut annexer encore des soldats qui ne furent incorporés dans aucun régiment et firent la guerre de partisans, seuls, de leur côté, tels que le bienheureux Pierre, évêque de Metz et cardinal de Luxembourg, tels que saint Laurent Justinien, évêque de Venise, qui s’infligèrent d’incomparables macérations pour expier les péchés de leur temps ; tels que saint Jean de Kenty, l’apôtre de la charité, en Pologne, saint Jean Népomucène, le martyr de la Bohême, tels que la bienheureuse Marguerite de Bavière, une amie de sainte Colette, et le corps de réserve recruté parmi les volontaires laïques ou prêtres, religieuses ou moines que les razzias diaboliques n’emportèrent point.

Ainsi se peut résumer le bilan de l’armée qui entre en campagne, à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe, sous les bannières du Christ.

Au premier abord, elle semble imposante et décidée, mais quand on l’examine de près l’on s’aperçoit que si les chefs qui la dirigèrent, selon le plan de Jésus, furent admirables, les troupes placées sous leur commandement manquèrent de cohésion, furent irrésolues et débiles ; le gros du contingent était, en effet, fourni par les corps des monastères d’hommes et de femmes et, nous venons de le voir, les désordres et les brigues perturbaient les cloîtres ; les règles agonisaient et la plupart des statuts étaient morts ; les phalanges monastiques étaient par conséquent sans endurance de piété et à peine exercées aux marches de la voie mystique. Il fallut donc, avant tout, refaire les cadres, ramener les religieux et les nonnes au maniement oublié de leurs armes, les équiper à nouveau d’offices, leur réenseigner la pratique des mortifications, leur réapprendre la manœuvre délaissée des coulpes.

Seuls, les chartreux faisaient, dans ce relâchement général, exception. Ils s’étaient divisés en deux camps, au moment du schisme, mais la discipline n’en était pas moins demeurée, dans leurs rangs, intacte. Ils avaient, parmi eux, d’habiles stratégistes et de puissants saints : Denys de Ryckel, dit le chartreux, l’un des plus grands mystiques de l’époque ; Henri de Calcar, le prieur de la chartreuse de « Bethléem Maria », à Ruremonde, le maître de Gérard Groot, l’un des écrivains auquel l’on a parfois attribué la paternité de l’Imitation de Jésus-Christ ; Étienne Maconi, le disciple bien-aimé de sainte Catherine de Sienne ; le bienheureux Nicolas Albergati, devenu cardinal après avoir été prieur de l’ascétère de Florence ; Adolphe d’Essen, l’apôtre du rosaire, qui fut directeur de la bienheureuse Marguerite de Bavière ; d’autres encore.

Les compagnies Cartusiennes formèrent un noyau de vieux soldats bronzés au feu des batailles infernales et elles servirent d’arrière-garde, abritèrent, avec les remparts de leurs prières, le train de l’armée, couvrirent les garnisons des pupilles, des jeunes recrues qui venaient d’être rassemblées, leur donnant ainsi le temps de se fortifier et de se préparer à la lutte ; parmi ces conscrits qui composèrent des bataillons de renfort, il faut noter la poignée d’oblates de saint-Benoît fondées par sainte Françoise Romaine, et surtout le groupe des nouvelles carmélites dressées au service des places mystiques, par des saintes telles que sainte Angèle de Bohême qui se clôtura dans le monastère de Prague, la vénérable Agnès Correyts, la fondatrice du carmel de Sion, à Bruges ; la vénérable Jeanne de l’Erneur qui créa le monastère de Notre-Dame de la Consolation à Vilvorde et fut une des premières filles spirituelles de Jean Soreth ; par la bienheureuse Jeanne Scopelli, supérieure du monastère de Reggio ; par la bienheureuse Archangèle Girlani, prieure de la maison de Mantoue, dont le cadavre incorruptible eut la spécialité de guérir, par son attouchement, les femmes atteintes de chancres à la figure et à la gorge.

Lydwine, elle, ne leva aucune armée, ne fit partie d’aucun corps et elle n’amena à la rescousse des mécréants l’appoint d’aucun cloître ; elle combattit, solitaire, en enfant perdue, sur un lit ; mais le poids des assauts qu’elle supporta fut le plus énorme dont on ait jamais ouï parler ; elle valut une armée à elle seule, une armée qui devait faire face à l’ennemi sur tous les points.

Elle expia, de même que les autres saints de son siècle, pour les âmes du Purgatoire, pour les abominations du schisme, pour les ribotes des clercs et des moines, pour les scélératesses des peuples et des rois ; mais en outre de cette obligation qu’elle accepta de réparer les fautes commises d’un bout de l’univers à l’autre, elle eut encore la charge d’être le bouc émissaire de son pays.

Ainsi que l’observent ses biographes, toutes les fois que Dieu voulait châtier la Hollande, c’était à elle qu’il s’adressait ; c’était elle qui recevait les premiers coups.

Fut-elle la seule, dans la région batave, à supporter la responsabilité des méfaits punis ? ne fut-elle pas aidée dans cette mission spéciale aux Pays-Bas comme elle le fut dans sa mission d’expiatrice du monde, par d’autres saints ? cela semble à peu près sûr.

Les stigmatisées que nous avons nommées, Gertrude d’Oosten et Brigide, n’existaient déjà plus lorsqu’elle commença, par procuration, de souffrir, car l’une était morte en 1358 et l’autre en 1390 ; elles n’intervinrent donc pas dans l’œuvre propitiatoire qu’elle entreprit ; elles la commencèrent, sans savoir qui la finirait et Lydwine fut simplement instituée la légataire plaintive de leurs biens. Elle prit leur succession comme elle avait déjà pris celle d’une sainte qui vécut au siècle précédent, d’une compensatrice dont l’existence présente de singulières analogies avec la sienne, sainte Fine de Toscane ; celle-là passa, en effet, sa vie sur un lit et fut couverte d’ulcères dont le pus exhalait de frais parfums.

Il est impossible d’énumérer les personnes dont les mérites allégèrent, dans la Hollande même, la tâche de Lydwine ; tout ce que nous savons, mais cela nous le savons d’une façon sûre, par les chroniques des monastères de Windesem et du mont sainte-Agnès, c’est que Dieu fit croître à cette époque, dans les provinces septentrionales de la Néerlande, d’admirables semailles mystiques.

Il y eut alors une école d’ascèse pratique, issue des enseignements de Ruysbroeck et elle s’épanouit dans la région de l’Over-Yssel et plus particulièrement à Deventer.

Un homme originaire de cette ville et qui, après avoir été converti par le prieur de la chartreuse de Monnikhuisen, près d’Arnhem, devint, par sa sanctimonie et par sa science, fameux, Gérard Groot ou le Grand, le traducteur de Ruysbroeck, prêchait en ce temps à Campen, à Zwolle, à Amsterdam, à Leyde, à Zuphten, à Utrecht, à Gouda, à Harlem, à Delft et son éloquence embrasait les masses ; les églises ne pouvaient contenir les foules qu’il entraînait et il les haranguait, en plein vent, dans les cimetières ; il opérait d’innombrables conversions et peuplait, avec ses recrues, les abbayes. Il finit par fonder, avec son élève Florent Radewyns, vicaire à Deventer, un institut « de frères et de sœurs de la vie commune » qui poussa rapidement ses racines dans les Pays-Bas et la Germanie. Cet ordre que l’on pourrait qualifier d’un nom qu’il ne porta jamais « les oblats de saint Augustin » fut un véritable centre d’études et de prières. Les hommes habitaient dans la maison de Radewyns et s’occupaient à transcrire les anciens manuscrits de la Bible et des Pères, et les femmes, des sortes de béguines, résidaient chez Gérard et s’adonnaient, en dehors des heures d’oraisons, à des travaux d’aiguille.

Gérard mourut en 1384, à l’âge de quarante-quatre ans, en soignant les pestiférés de Deventer et, après sa mort, fidèles à ses recommandations, Florent Radewyns et les autres frères érigèrent, sous la règle de saint Augustin, un monastère à Windesem ; et ce lieu, qui n’était alors qu’une saulaie, donna naissance en Hollande à quatre-vingt-quatre couvents d’hommes et treize couvents de femmes.

Ces congrégations de « la vie commune » furent, avec les cisterciens et les chartreux qui étaient, les seuls, à observer leurs constitutions primitives dans les Pays-Bas, de véritables réservoirs de suffrages et de pénitences et elles désarmèrent souvent le Seigneur que devait singulièrement irriter la dissolution des autres ordres, car si nous en croyons Ruysbroeck, Denys le chartreux et Pierre de Hérenthals, le dérèglement des moines dans les Provinces-Unies et les Flandres fut affreux.

Il est certain, en tout cas, que l’école mystique de Deventer étaya de ses prières l’œuvre de Lydwine qu’elle connut et aima, car deux des augustins qui en firent partie, Thomas A Kempis, et Gerlac, ont, chacun, écrit une biographie de la sainte.

Et ils nous apprennent qu’elle ne se contenta même pas de se substituer, pour en subir le châtiment, aux crimes de l’univers et à ceux de sa propre ville ; elle consentit encore à prendre à son compte les péchés des gens qu’elle connaissait et les maladies corporelles qu’ils ne pouvaient supporter sans accabler le ciel de reproches et de plaintes.

Cette vorace de l’immolation, elle s’empara de tout ; elle fut en même temps et à la fois l’infatigable danaïde de la souffrance et le vase de douleurs qu’elle s’efforçait elle-même de remplir, sans pouvoir en atteindre le fond ; elle fut la bonne fermière de Jésus, celle qui éprouva les tourments de sa Passion et la charitable suppléante qui voulut, pendant trente-huit ans, acquitter, par la largesse de ses maux, le loyer de santé et les dettes d’insouciance que les autres ne songeaient guère à payer.

Elle fut, en un mot, une victime générale et spéciale.

Cette existence d’expiation, elle serait incompréhensible si l’on n’en avait tout d’abord indiqué les causes et montré le nombre et la nature des offenses dont la réparation fut, en quelque sorte, ici-bas, sa raison d’être.

Ce résumé de l’histoire de l’Europe, à la fin du XIVe et au commencement du XVe siècle, explique le pourquoi de cette exubérance de tortures qui fut, dans les annales des saints, unique. Elles surpassent, en effet, par leur durée, celles des autres élus auxquels fut accordé, avec un supplice souvent assez court, la gloire plus retentissante du martyre.