Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre II

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Plon-Nourrit (p. 70-77).

II


Lydwine naquit, en Hollande, à Schiedam, près de la Haye, le lendemain de la fête de sainte Gertrude, le dimanche des Rameaux de l’an du Seigneur 1380.

Son père, Pierre, occupait l’emploi de veilleur de nuit de la ville et sa mère Pétronille était originaire de Ketel, un village voisin de Schiedam. Ils étaient issus, l’un et l’autre, paraît-il, de familles qui, après avoir connu une certaine aisance, étaient devenues pauvres. Les ancêtres de Pierre, qui auraient appartenu à la noblesse, étaient de valeureux capitaines, dit A Kempis. Nous ne possédons aucun autre renseignement précis sur leurs lignées ; les historiens de la sainte nous entretiennent seulement du père de Pierre, c’est-à-dire du grand-père de Lydwine, Joannes, qu’ils nous présentent tel qu’un pieux homme, priant nuits et jours, ne mangeant de la viande que le dimanche, jeûnant deux fois par semaine et se contentant, le samedi, d’un peu de pain et d’eau. Il perdit sa femme à l’âge de quarante ans et fut opiniâtrement assailli par le Démon. Sa chaumine subit les phénomènes des maisons hantées ; le Diable la secouait du haut en bas, chassait les domestiques, brisait la vaisselle sans cependant, spécifie assez bizarrement Gerlac, que le beurre contenu dans les pots qui se cassaient, se répandît.

Quant à son fils Pierre il eut de sa femme Pétronille neuf enfants, une fille Lydwine qui fut la quatrième par rang d’âge et huit garçons dont deux nous sont signalés par les biographes, l’un par son nom de Baudouin simplement ; l’autre Wilhelm qui apparaît, à plusieurs reprises, dans l’histoire de sa sœur. Il se maria et eut une fille qui porta le nom de son aïeule Pétronille et un garçon qui s’appela comme son oncle Baudouin.

Si nous citons encore un cousin Nicolas, dont on aperçoit deux fois, le profil, à la cantonade dans ce récit et un autre parent, Gerlac l’écrivain, qui, tout en étant moine, demeura longtemps, sans qu’on sache pourquoi, dans la maison de la sainte, nous aurons donné, je pense, tout ce que les anciens textes nous apprennent sur cette famille.

Le jour où naquit Lydwine, sa mère qui ne se croyait pas sur le point d’enfanter se rendit à la grand’messe ; mais les douleurs la saisirent et elle dut rentrer précipitamment à la maison ; elle y accoucha, au moment même où, en cette fête des Palmes, l’on chantait à l’église la Passion de Notre-Seigneur, selon saint Mathieu. Sa délivrance fut indolore et facile alors que ses précédentes gésines avaient été si laborieuses, qu’elle avait failli y succomber.

L’enfant reçut sur les fonts baptismaux le nom de Lydwine, ou Lydwyd, ou Lydwich, ou Liedwich, ou Lidie, ou Liduvine, nom qui, sous ces orthographes et ces résonnances différentes, dériverait du mot flamand « lyden » souffrir, ou signifierait, d’après Brugman, en langue germanique « grande patience ».

Les biographes observent, à ce sujet, que cette appellation et que le moment même de la fête où la petite vint au monde, furent prophétiques.

Si nous exceptons une maladie dont nous aurons à parler, nous n’avons sur son bas âge aucun détail qui mérite d’être noté. Gerlac, Brugman, A Kempis jettent entre ces premières années et celles qui leur succédèrent d’édifiants ponts-neufs au bout desquels ils remarquent la dévotion de l’enfant pour la Vierge de Schiedam, représentée par une statue dont voici l’histoire :

Un peu avant la naissance de Lydwine, un sculpteur, selon Gerlac et A Kempis, un marchand, suivant Brugman, vint à Schiedam ; il était possesseur d’une vierge de bois qu’il avait sculptée lui-même, ou achetée à un imagier et il se proposait d’aller la vendre à la foire qui se tenait, aux environs de l’Assomption, à Anvers ; cette statue était assez légère pour qu’un homme pût aisément la manier ; cependant, lorsqu’il l’eut déposée dans le navire qui devait faire le trajet entre les deux villes, elle devint subitement si lourde qu’il fut impossible au bateau de démarrer. Plus de vingt marins réunirent leurs efforts pour le tirer du rivage ; le peuple qui assistait à ce spectacle, sur le quai, se moquait de leur impuissance et ne leur ménageait point les quolibets. Piqués au vif, ils s’épuisèrent, puis finirent, n’ayant jamais éprouvé une telle malencontre, par se demander si cette effigie de Madone n’en était pas la cause. Ils voulurent, en tout cas, en avoir le cœur net et le marchand, menacé par eux, d’être précipité à l’eau, dut reprendre la statue qui se refit légère entre ses mains et il la débarqua, aux acclamations de la foule, tandis que le bâtiment allégé gagnait le large.

Tous crièrent alors que la Vierge n’avait agi de la sorte que parce qu’Elle voulait se fixer auprès d’eux et qu’il fallait par conséquent la garder. On courut chercher les prêtres de la paroisse et les membres de la fabrique et, séance tenante, ils l’acquirent et la placèrent dans l’église où l’on fonda une confrérie, en son honneur.

Il n’est donc point surprenant que Lydwine, qui fut certainement bercée par cette aventure, dès son jeune âge, ait aimé à prier devant cette statue. Ne pouvant aller la voir, le soir, alors que l’on chantait à genoux devant son autel des cantiques et des hymnes, elle s’arrangeait pour la visiter durant le jour et encore pas aussi souvent qu’elle l’aurait désiré, car sa vie n’était rien moins qu’oisive.

En effet, à sept ans, elle remplissait l’office de servante dans la maison de sa mère et c’est à peine si elle trouvait le loisir de prier et de se recueillir. Aussi, profitait-elle des matinées où Pétronille l’envoyait porter leur repas à ses frères, à l’école pour s’acquitter au plus vite de la commission et se conserver, en revenant, le temps de réciter un ave Maria, dans l’église ; et une fois qu’elle s’était attardée et que sa mère, mécontente, lui demandait quel chemin elle avait suivi, elle répondit naïvement :

— Ne me gronde pas, petite mère, je suis allé saluer Notre-Dame la Vierge et Elle m’a rendu, en souriant, mon salut.

Pétronille demeura songeuse ; elle savait sa fille incapable de mentir et d’âme assez pure pour que Dieu la préservât d’illusions, et se plût à s’arrêter en elle ; elle se tut et toléra désormais sans esquisser de trop grises mines, ses légers retards.

Son enfance se passa de la sorte à aider sa mère qui, avec ses huit autres enfants et le peu d’argent que rapportait le métier de son mari, avait bien du mal à joindre les deux bouts. Aussi devint-elle habile ménagère, en grandissant ; à douze ans, elle fut une fillette sérieuse n’aimant guère à participer aux jeux de ses amies et de ses voisines et refusant de se mêler à leurs amusements de promenades et à leurs danses ; elle n’était à l’aise, au fond, que dans la solitude. Sans appuyer, sans préciser encore ses touches, sans lui parler son langage intérieur, sans se montrer, Dieu la liait déjà étroitement, lui laissant obscurément entendre qu’elle n’était qu’à Lui.

Elle obéissait sans comprendre, sans même soupçonner cette voie des angoisses qui s’étendait devant elle et dans laquelle il lui allait falloir bientôt entrer.

Une seule clarté se fit, fulgurante celle-là, le jour où des jeunes gens de la ville la demandèrent en mariage. Elle était alors avenante et bien tournée, douée de cette beauté spéciale aux blondines des Flandres, une beauté dont le charme tient surtout à la candeur des traits, à la gracieuse ingénuité du rire, à l’expression de tendresse sérieuse et cependant toujours un peu étonnée des yeux ; d’aucuns, parmi ces prétendants, étaient dans une condition de fortune et de famille fort supérieure à la sienne. Pierre, son père, ne put s’empêcher de se réjouir de cette aubaine et d’insister auprès de sa fille pour qu’elle se décidât ; mais, du coup, elle se rendit compte qu’elle devait vouer sa virginité au Christ et elle refusa net à son père de l’écouter ; il s’entêta.

— Si vous voulez me contraindre, s’écria-t-elle, j’obtiendrai de mon Seigneur quelque difformité si repoussante qu’elle mettra tous ces épouseurs en fuite !

Et comme Pierre, qui ne voulait pas s’avouer battu, revenait encore à la charge, la mère intervint et dit : voyons, mon homme, elle est trop jeune pour songer au mariage et trop pieuse pour que cet état lui convienne ; puisqu’elle veut se consacrer à Dieu, offrons-la-lui, au moins, de bonne grâce.

On finit par se résigner à ses volontés, mais, elle demeura inquiète de se savoir jolie et, en attendant qu’elle fût, ainsi qu’elle le souhaita, laide, elle sortit le moins possible ; elle comprenait maintenant que tout amour qui s’égare sur une créature est un dol commis envers Dieu et elle supplia Jésus de l’aider à le seul aimer.

Alors, il commença de la cultiver, l’émonda de toutes les pensées qui pouvaient lui déplaire, lui sarcla l’âme, la racla jusqu’au sang. Et il fit plus ; comme pour attester la justesse du mot terrible à la fois et consolant de sainte Hildegarde : « Dieu n’habite pas les corps bien portants », il s’attaqua à sa santé. Cette chair jeune et charmante dont il l’avait revêtue, elle semble tout à coup le gêner et il la coupe et il l’ouvre dans tous les sens, afin de mieux saisir l’âme qu’elle enferme et la broyer. Il élargit ce pauvre corps, lui donne l’effrayante capacité d’engloutir tous les maux de la terre et de les brûler dans la fournaise expiatrice des supplices.

Vers la fin de sa quinzième année, elle n’était déjà plus elle ; alors comme un aigle d’amour, il se précipite sur sa proie et la légende de saint Isidore de Séville et de Vincent de Beauvais sur l’aigle qui suspend ses petits à ses serres et les élève jusque devant l’astre du jour dont ils doivent fixer, sous peine d’être lâchés, le disque incandescent se vérifie en Lydwine ; elle regarde sans ciller le soleil de Justice ; et le symbole de Jésus, pêcheur d’âmes, la redépose doucement dans son aire et, là, son âme va monter et fleurir en une coque charnelle qui deviendra, avant sa sépulture, quelque chose de monstrueux et d’informe, d’on ne sait quoi.

Derrière elle, se profile, en une ascendance lointaine, la grande figure de Job, pleurant sur sa couche de fumier. Elle en est la fille ; et les mêmes scènes se reproduiront, à travers les âges, des confins de l’Idumée aux bords de la Meuse, d’irréductibles souffrances endurées avec une inébranlable patience, aggravées par les discussions d’impitoyables amis, par les reproches même des siens, avec cette différence pourtant que les épreuves du Patriarche prirent fin, de son vivant, et que celles de sa descendante ne cessèrent qu’avec sa mort.