Salon de 1857/02

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SALON DE 1857

LA SCULPTURE



La sculpture semblerait devoir échapper aux caprices de la mode. La nature même du but qu’elle se propose la place dans une région supérieure. Parmi les arts du dessin, c’est le plus chaste et le plus idéal. En demeurant fidèle aux conditions acceptées et proclamées par les grands maîtres, la sculpture se déroberait à l’inconstance du goût public, ou du moins pourrait la combattre avec autorité ; mais elle est entrée maintenant dans une voie aussi périlleuse que la voie suivie par la peinture. Aujourd’hui le maniement du ciseau relève de la mode, comme le maniement du pinceau. C’est un fait entouré désormais d’une pleine évidence. Quant à l’explication, elle n’est pas difficile à trouver : la sculpture de notre temps, je parle de la sculpture française prise dans son ensemble, s’est soumise au contrôle du premier passant en abandonnant la tradition grecque, italienne et française, pour l’imitation littérale du modèle vivant.

Je ne veux, bien entendu, exprimer ici aucune opinion absolue. Il y a dans l’école française de nos jours des exceptions que je n’ai pas besoin de rappeler. Il me suffira de citer le nom de Simart, qui vient de mourir dans la force de l’âge et dans la maturité du talent. Formé par les leçons de Pradier, par les leçons de M. Ingres, Simart comprenait toute l’importance de la tradition, et quoiqu’il ne fût pas doué de facultés très hautes, quoique son éducation première eût été fort négligée, il était parvenu par un travail obstiné à réparer le temps perdu. Depuis son Oreste poursuivi par les Euménides jusqu’à ses bas-reliefs du tombeau de Napoléon, il n’avait pas laissé passer un seul jour sans acquérir une connaissance nouvelle. La renommée, qu’il rêvait avant d’obtenir le grand prix de Rome, était venue récompenser la persévérance de ses efforts. Malheureusement l’école française, prise dans son ensemble, est loin de suivre la voie où s’était engagé Simart : elle croit qu’il suffit de copier le modèle, et professe pour l’idéal un dédain superbe. Or, si elle voulait bien consulter l’histoire, elle comprendrait toute l’étendue de sa méprise. Prenons en effet la tradition grecque, la tradition italienne, la tradition française dans leurs plus glorieux représentai ; étudions Phidias, Michel-Ange, Jean Goujon. S’en tenaient-ils, comme l’école française de nos jours, à l’imitation littérale du modèle vivant ? La réponse est écrite dans la mémoire de tous les hommes studieux. La Cérès du Parthénon, la Diane du château d’Anet, le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens, révèlent clairement la doctrine suivie par ces maîtres illustres. Ils savaient imiter et n’imitaient pas. La réalité leur était familière, mais ils s’élevaient au-dessus de la réalité. Pour eux, la forme n’avait pas de secrets. Ils pouvaient modeler sans effort tout ce que leurs yeux avaient aperçu, et ne voyaient pourtant dans la forme qu’une langue destinée à l’expression de leur pensée.

Entre les représentans de cette triple tradition, qui n’est, à vrai dire, qu’une tradition unique, puisque l’Italie et la France relèvent de la Grèce, le choix n’est pas difficile à faire. La Cérès du Parthénon domine le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens et la Diane du château d’Anet. Michel-Ange, Jean Goujon sont les élèves respectueux, mais infidèles de Phidias. Ce qu’il importe de noter, c’est la simplicité, la perpétuité de la doctrine qui unit le maître aux élèves. La Grèce au temps de Périclès, l’Italie et la France au temps de la renaissance ont voulu une seule et même chose, — l’agrandissement du modèle vivant par l’intervention de la pensée. — L’école française de nos jours procède autrement : elle prend l’imitation du modèle vivant pour le terme suprême de ses efforts ; elle répudie la tradition grecque, italienne et française, et croit faire un pas en avant, c’est-à-dire qu’elle répudie la langue articulée, la langue écrite, pour le bégaiement. C’est à ces termes que se réduit la supériorité dont elle se vante si fièrement. Personne aujourd’hui n’est en mesure de refaire la Cérès, le Moïse, ou la Diane ; tous les hommes éclairés le savent de reste. Le plus grand nombre de nos sculpteurs dédaigneraient d’engager la lutte avec les maîtres à qui nous devons ces trois glorieuses figures ; voilà ce qu’on ignore généralement. La tradition, c’est-à-dire l’enseignement transmis de génération en génération depuis Périclès jusqu’à Jules II, jusqu’à Henri II, n’est aux yeux de nos sculpteurs qu’une aberration permanente. Phidias, Michel-Ange, Jean Goujon inventaient, faute de pouvoir imiter. Dans leurs momens les plus heureux, ils se rapprochaient de la nature, mais ils ne possédaient pas un savoir assez profond pour demeurer toujours vrais. Ce que nous appelons leur génie ne serait donc en réalité qu’un signe de défaillance ! La doctrine que je résume ici a porté ses fruits. Le plus chaste et le plus idéal de tous les arts, la sculpture, est devenu prosaïque et sensuel. Les grandes pensées, les émotions généreuses ne sont plus de son domaine. La sculpture abandonne l’harmonie des lignes pour les plis de la peau, et quand le regard ne lui suffit pas, elle recourt au moulage. Une épaule, un genou fidèlement imités sont aujourd’hui des titres de gloire. Si quelqu’un s’avise de signaler la mesquinerie d’une figure où se rencontrent ces glorieux morceaux, il se voit exposé aux reproches d’ignorance et d’injustice. Ainsi vouloir que la sculpture demeure dans les régions élevées où elle a vécu avec Phidias, avec Michel-Ange, avec Jean Goujon, c’est prouver qu’on ne possède pas les notions les plus élémentaires de l’esthétique. Rêver, souhaiter quelque chose au-delà de ce qui est, demander des lignes plus pures, plus harmonieuses que les lignes du modèle vivant, c’est montrer clairement son incompétence.

Cependant, sans remonter jusqu’à la renaissance, jusqu’au siècle de Périclès, en n’interrogeant que le temps présent, nous pouvons établir le néant et la folie de cette affirmation. Les sculpteurs les plus habiles, dont les œuvres ont été achevées sous nos yeux, Pradier, David et Barye, n’ont pas dédaigné la tradition ; seulement chacun d’eux l’a comprise à sa manière. Pradier passe pour l’avoir suivie plus fidèlement que David et Barye. C’est là l’opinion accréditée. Est-ce l’expression de la vérité ? Je ne le pense pas. Pradier inventait rarement, et l’on s’est habitué à prendre l’impersonnalité de son talent pour le sentiment le plus profond et le plus parfait du génie antique. David, dont les ouvrages ne sont pas toujours d’un goût très pur, se rattache à l’antiquité par son habitude d’idéaliser le modèle. Qu’il ait méconnu plus d’une fois l’élégance et l’harmonie, c’est un fait acquis à la discussion ; mais il ne s’en tenait pas au témoignage de ses yeux, il agrandissait ce qu’il voyait, et suivait à son insu ou à bon escient les leçons de la Grèce. Quant à Barye, il a prouvé en mainte occasion son respect pour la tradition. Depuis son groupe de Thésée luttant avec le Minotaure, qui rappelle le style éginétique, jusqu’à ses groupes de la Paix et de la Guerre, placés au nouveau Louvre, il a toujours témoigné à la Grèce un respect filial.

Ainsi l’imitation littérale, qu’on voudrait nous donner pour une doctrine supérieure à tous les enseignemens de l’antiquité, de la renaissance, n’a pas encore trouvé de glorieux parrain. Si le passé tout entier ne l’avait pas d’avance réfutée, les plus belles œuvres du siècle présent suffiraient pour la réduire à sa juste valeur. Et cependant cette doctrine gouverne aujourd’hui les trois quarts au moins de nos sculpteurs. Quand ceux qui tiennent le ciseau se croyaient obligés d’inventer, et ne voyaient dans l’imitation du modèle vivant qu’un moyen d’exprimer ce qu’ils sentaient, les spectateurs de bonne foi hésitaient à se prononcer sur le mérite d’une figure, d’un groupe ou d’un bas-relief ; Aujourd’hui l’hésitation est devenue plus rare, et la sincérité des spectateurs ne peut être mise en doute. Quand ils parlent, quand ils donnent leur avis, ils ne sont coupables ni de présomption ni d’outrecuidance. Comme ils ont devant les yeux un morceau de marbre taillé à l’image de la réalité, ils se trouvent tout naturellement compétens, car ils n’ont à juger que l’exactitude, la fidélité de l’imitation. Ils comparent ce qu’ils voient à ce qu’ils ont vu, et consultent leurs souvenirs, comme l’orfèvre consulte la pierre de touche pour connaître le titre d’un bijou. La sculpture, en se faisant prosaïque, tombe sous le contrôle des spectateurs lettrés ou illettrés, habitués à penser ou étrangers à toute réflexion.

Or est-il bon pour la sculpture que tout le monde se croie appelé à la juger ? Je suis très loin de le penser. Je me rappelle un temps où des hommes, très éclairés d’ailleurs, se récusaient en pareille matière, et avouaient sans détour leur incompétence. Ils reconnaissaient l’importance des études préliminaires, et, n’ayant pas eu l’occasion de comparer les œuvres du ciseau grec aux œuvres du ciseau italien, ils n’osaient prononcer un jugement sur les œuvres du ciseau français. Aujourd’hui tout est bien changé : chacun se croit compétent, chacun use d’un droit qui lui semble évident. Comme il s’agit tout simplement de comparer le marbre à la réalité vivante, les études préliminaires deviennent inutiles. Les spectateurs s’imaginent qu’ils en savent autant que l’auteur de la statue placée devant leurs yeux. Ils se trompent dix-neuf fois sur vingt, car la connaissance de la forme réelle n’est pas si vulgaire qu’on le pense. Lors même qu’on arriverait à supprimer complètement l’expression de l’idéal, lors même qu’on réduirait la sculpture à l’imitation du modèle vivant, les juges capables d’estimer la valeur d’une statue ne seraient pas encore très nombreux. Pour connaître la forme réelle, on ne peut se dispenser de l’étudier, et chacun, sans se flatter de la deviner, croit la savoir par cœur. Aussi, à propos même d’une figure qui n’exprime rien, dont l’auteur n’a pas eu d’autre ambition que de copier ce qu’il voyait, on recueille les opinions les plus contradictoires. Parmi les spectateurs qui se disent tous compétens, il n’y en a qu’un très petit nombre qui connaisse le modèle vivant. Comme nos mœurs dérobent au regard la forme du corps, bien des gens se prononcent à l’étourdie. Il n’y a donc pour la sculpture, abstraction faite de toute considération théorique, aucun avantage à supprimer l’idéal. Si elle croit, par cette élimination imprudente, se rendre populaire, elle tombe dans une grave méprise : elle s’amoindrit, elle renonce au caractère élevé qui lui appartient, et n’est pas jugée avec plus d’indulgence.

Le danger que je signale ne doit pas être imputé tout entier aux partisans de l’imitation. Des hommes très habiles, préparés par les études de leur jeunesse à la conception, à l’exécution de figures élégantes, harmonieuses, ont oublié le but vers lequel ils devaient marcher pour obtenir de faciles succès. Trouvant l’admiration une conquête trop laborieuse, ils ont cherché dans le maniement du ciseau un moyen de réveiller les sens engourdis des vieillards. Leur espérance n’a pas été déçue : les applaudissemens ne leur ont pas manqué ; la foule a déclaré excellentes les œuvres dont l’unique mérite était d’exciter le désir. La sculpture, une fois engagée dans cette voie, devait perdre sa grandeur, et l’événement n’a que trop bien justifié les craintes conçues par les amis de l’art antique. Le marbre, qui, au temps de Périclès, était chaste et pudique, est devenu lascif, libidineux. Comment la sculpture, acceptant un pareil rôle, aurait-elle pu demeurer fidèle aux lois de l’élégance et de l’harmonie ? Dès qu’elle se met au service, je ne dis pas des passions, mais des appétits, au lieu de supprimer les parties mesquines de la réalité, elle doit les conserver avec un soin scrupuleux pour atteindre plus sûrement le but qu’elle se propose. Tant qu’elle s’en tenait à l’expression des sentimens élevés, des passions généreuses, elle conciliait sans effort la nudité avec la chasteté. Depuis qu’elle s’attache à réveiller les sens engourdis, elle s’interdit la nudité comme un attrait insuffisant. La forme sans voile ne parle pas assez vivement à l’imagination du spectateur. Jupiter et Junon sur le mont Ida sont des images trop chastes pour émouvoir les esprits blasés. Une draperie disposée avec adresse excite la curiosité. M’accusera-t-on d’exagérer la vérité ? Mais je pourrais citer plus d’un sculpteur qui ne fait pas mystère des intentions que je signale, qui les avoue hautement, et s’applaudit de la résolution qu’il a prise.

Dans les meilleurs ouvrages de la sculpture païenne, la draperie n’excite pas la curiosité, mais explique la forme. Les figures qui ont obtenu de nos jours un succès populaire sont conçues tout autrement : il s’agit d’exciter le spectateur à deviner ce qu’il n’aperçoit pas. Or il est évident que la statuaire doit se proposer un but plus élevé. C’est Homère qui doit lui servir de guide, et non le chevalier Bertin ; je dis Homère, sans vouloir obliger le ciseau à ne jamais traiter que des sujets héroïques. Achille, Ajax et Patrocle ne sont pas les seuls personnages qui doivent exprimer la force et le courage dans le domaine de la sculpture, Hélène et Briséis ne sont pas les seuls types de la beauté ; mais dans les chants homériques la passion n’a jamais rien de lascif, et le ciseau trouverait difficilement des sujets plus heureux que les traditions héroïques de la Grèce. Cependant il peut aborder sans danger les sujets tirés de l’histoire moderne. L’expression du visage, que les Grecs n’ont pas négligée comme on le dit, mais qui ne pouvait offrir une grande variété lorsqu’il s’agissait de représenter les dieux et les héros, prendra nécessairement une plus grande importance dès que la sculpture demandera ses inspirations à l’histoire moderne. Les personnages purement humains, condamnés à la souffrance, capables de joie, d’espoir et de remords, offrent au ciseau d’abondantes ressources. Quant à la beauté calme et sereine, quant aux lignes harmonieuses, c’est surtout dans les sujets païens qu’il faut les chercher. Il y a dans les sujets compris entre le Ve et le XIXe siècle de l’ère chrétienne un danger très évident sur lequel on ne saurait trop insister : l’oubli de la forme humaine. Je veux dire que la forme disparaît sous le vêtement, sous l’armure, et se laisse deviner trop difficilement.

Lors même d’ailleurs que la sculpture abandonnerait l’antiquité païenne pour s’en tenir aux personnages de l’histoire moderne, et je ne voudrais pas lui donner un tel conseil, elle ne serait pas dispensée d’inventer. Aujourd’hui, dans les arts du dessin, l’invention est dédaignée comme un mérite secondaire, et pourtant tous les peintres, tous les sculpteurs dont le nom se transmet de génération en génération sans rien perdre de sa grandeur, étaient d’un autre avis : ils mettaient l’imagination au-dessus de la mémoire, et ils avaient raison. Nous avons cette année quatre cents ouvrages de sculpture, et les morceaux importans ne sont pas nombreux. En choisissant parmi ces morceaux ceux qui se recommandent par l’élégance de la forme, il nous sera facile de démontrer la légitimité de nos craintes. Les talens ne font pas défaut ; ce qu’on rencontre bien rarement, c’est l’originalité, et la doctrine qui domine aujourd’hui nous explique pourquoi il règne parmi la plupart de ces ouvrages une si affligeante monotonie. Si la doctrine que je prends pour l’expression de la vérité remplaçait les doctrines que je combats, les hommes de génie n’abonderaient pas, je le sais bien ; mais, chacun s’attachant à exprimer une pensée personnelle, à défaut d’originalité puissante, nous aurions du moins la variété. La volonté intervenant, toutes les figures, je parle des meilleures, ne sembleraient pas exécutées sous la direction du maître. Les méprises seraient peut-être plus nombreuses qu’aujourd’hui, mais elles seraient traitées avec indulgence, car ces méprises mêmes prouveraient une ambition sincère et généreuse. La plupart des sculpteurs n’ont pas d’autre souci que l’exactitude, et ce n’est pas merveille s’ils arrivent à toucher le but qu’ils se proposent. J’aimerais mieux cent fois les voir se tromper que de les voir cheminer prudemment dans une route prosaïque. Ils ne savent guère s’égarer, ils se défient des aventures. Le nouveau, l’imprévu les effraient, comme la solitude et les ténèbres effraient les enfans. Ils montrent ce qu’ils ont vu, et copient d’une main diligente le modèle qui a posé devant eux. Plût à Dieu qu’ils fussent assez téméraires pour tenter l’expression d’une pensée ! ils pourraient se fourvoyer, mais ils vivraient par eux-mêmes, et leurs ouvrages, admirés ou blâmés, nous laisseraient un souvenir.

La sculpture monumentale peut rendre à l’école française les mêmes services que la peinture monumentale, et nous aurons peut-être l’occasion d’examiner dans quelle mesure elle a réalisé nos espérances. Nous devons quant à présent nous en tenir aux données théoriques. Or il est évident que la sculpture monumentale, en obligeant ceux qui manient le ciseau à s’élever au-dessus de la réalité, leur impose des études nouvelles. Qu’il s’agisse d’un fronton ou d’une caryatide, celui qui veut modeler une figure sent la nécessité de ne pas s’en tenir à ce qu’il a vu. Je ne parle pas, bien entendu, des proportions, qui sont réglées par la distance ; je parle du caractère, qui ne peut demeurer prosaïque sans blesser tous les regards. Celui qui veut inscrire son nom au front d’un monument comprend que l’imitation est insuffisante pour agir sur la foule. Lors même que les études de sa jeunesse ne l’auraient pas préparé à l’invention, il est tourmenté du besoin d’inventer. L’importance du monument qu’il est appelé à décorer excite en lui d’abord une défiance bien naturelle, puis bientôt une hardiesse inattendue. La grandeur de la tâche qui lui est imposée devient une source de courage. Il comprend qu’en demeurant dans les données prosaïques, il ne peut manquer d’échouer. En pareille occasion, le plus poltron se fait brave. C’est là le beau côté, le côté salutaire, le côté excellent de la sculpture monumentale. Malheureusement les architectes, qui jouent un rôle si important dans la distribution des travaux de sculpture, trouvent souvent moyen de rendre stérile ce qui devrait être fécond. Tantôt ils inventent sur le papier ce que le ciseau ne peut réaliser, tantôt ils désignent pour l’accomplissement de leur pensée des mains inhabiles. Ces deux fautes, qui suffiraient pour gâter les fruits de la sculpture monumentale, ne sont pas les seules que nous devions signaler. Avons-nous parmi nous des Phidias et des Ictinus qui n’attendent qu’une occasion propice pour se révéler ? J’abandonne aux habiles le soin de résoudre cette question. Je ne veux ni flatter, ni calomnier mon temps, et je n’ai pas entre les mains de quoi répondre pertinemment.

Ce qui me paraît démontré, c’est que Phidias et Ictinus, s’ils revenaient parmi nous, auraient grand’peine à nous donner un nouveau Parthénon, car aujourd’hui ceux qui remplissent le rôle d’Ictinus ne tiennent guère à consulter ceux qui remplissent le rôle de Phidias. Et pour avoir un nouveau Parthénon, nous aurions besoin de voir la parité rétablie entre l’architecture et la sculpture. Je sais que l’architecture se proclame en toute occasion reine des arts du dessin, que la sculpture et la peinture ne seraient, à l’entendre, que ses très humbles servantes. C’est une affirmation déjà bien vieille, et qui, malgré sa vieillesse, n’a pas encore acquis l’autorité de l’évidence. Ictinus ne faisait rien sans consulter Phidias, comme Phidias ne décidait rien sans consulter Ictinus. Nous devons à cet accord constant le temple de Minerve, qui étonne encore aujourd’hui ceux qui connaissent le développement de l’imagination humaine depuis l’école d’Égine jusqu’aux écoles de la renaissance. Or ce qui se passe maintenant ne ressemble guère aux coutumes de la Grèce. L’architecte est souverain, et les sculpteurs doivent s’incliner. L’architecte invente à son gré, sans consulter personne, et tout ce qu’il lui a plu de crayonner, d’ébaucher à la sépia, le ciseau doit le traduire fidèlement. Ce n’est pas un sculpteur qui lui obéit, c’est une légion de sculpteurs. Les faces d’un monument se partagent comme les miettes d’un gâteau. Chacun recueille avidement la miette tombée entre ses mains, et se réjouit de sa bonne fortune. Que devient l’unité du monument ? Elle devient ce qu’elle peut. Tantôt ceux qui ont passé leur vie à modeler des figurines pour orner les cheminées ou les guéridons sont chargés, je ne dis pas de concevoir, mais d’exécuter des caryatides ; tantôt ceux qui ont rêvé depuis leurs premières études l’accomplissement des projets les plus hardis se trouvent appelés à des travaux d’ornement qu’ils n’osent refuser, mais qui les déconcertent. Il ne leur est pas permis de changer ce qu’ils désapprouvent dans les esquisses de l’architecte. Leur premier devoir est l’obéissance. On ne leur dit pas de créer, mais d’accomplir ce qui est résolu. En agissant ainsi, on espère sans doute établir l’unité, c’est la première pensée qui se présente : une seule volonté, un seul commandement, docilité absolue de la part de tous ceux qui tiennent le ciseau. La pierre sera taillée pour l’expression d’une seule pensée. C’est un rêve magnifique ; mais la réalité vient le démentir cruellement. Parmi les architectes les plus habiles, il y en a bien peu qui soient en état de prévoir ce que deviendront leurs projets traduits en marbre ou en pierre. Ce qui plaît sur le papier n’est pas toujours sûr de plaire quand la forme tangible aura remplacé le trait. Les mécomptes se nombrent par centaines. L’architecte s’étonne, parfois même s’indigne et gourmande. Avec un peu plus de modestie et de bon sens, il comprendrait la nécessité de son désappointement. Il y a pour chacun des arts du dessin des lois spéciales qui ne se laissent pas deviner. Pour avoir combiné pendant vingt ans les trois ordres grecs, on n’est pas obligé de savoir quels sujets conviennent au ciseau, quels sujets conviennent au pinceau. Les figures indiquées dans un lavis produisent souvent un très mauvais effet quand elles sont peintes ou modelées. Pour obtenir l’unité qu’on souhaite, le plus sage parti serait de revenir aux coutumes de la Grèce, et d’attribuer à l’architecture, à la sculpture, la même importance, la même autorité.

Mais ici une objection se présente, objection qu’on ne peut éluder. Pour attribuer à l’architecture, à la sculpture, la même importance, la même autorité, il faudrait choisir un seul architecte, un seul sculpteur. Sans doute : quel serait le danger d’une telle résolution ? La Grèce s’en est bien trouvée, pourquoi la France s’en trouverait-elle mal ? Les pensionnaires de l’école de Rome, à qui l’état donne cinq ans de libres études, se croient appelés par un droit évident à l’exécution de tous les travaux commandés par l’état. C’est là une prétention qui ne résiste pas à l’examen. Les travaux appartiennent aux plus habiles. Tant pis pour les pensionnaires de Rome, s’ils ne sont pas en mesure d’établir leur droit ! Est-ce la gloire qu’ils rêvent ? Qu’ils la gagnent à la sueur de leur front. Est-ce du travail qu’ils demandent ? Ils n’en manqueront pas, s’ils consentent à traduire la pensée d’un homme supérieur. Ils s’imaginent que l’état, en les envoyant à Rome, en les affranchissant pendant cinq ans de tous les soucis de la vie matérielle, s’engage à ne jamais laisser leur ciseau inactif. Si l’on ne se décide pas à les détromper, on n’arrivera jamais à l’unité dans la sculpture monumentale. Que le statuaire soit l’égal de l’architecte, qu’ils délibèrent ensemble sur la composition, sur la décoration du monument, et quand ils auront arrêté leurs projets en commun, qu’ils choisissent librement ceux qui doivent accomplir leur volonté : à cette condition nous aurons des œuvres qui plairont à la foule et contenteront les connaisseurs. Le sculpteur qui aura conçu la décoration ne pourra se passer d’auxiliaires, et comprendra que son devoir est de nommer ceux qu’il appelle. La question se réduit à des termes très simples et très précis. Les monumens se font-ils pour occuper les sculpteurs, ou bien les sculpteurs sont-ils destinés à concourir, chacun selon ses forces, à la décoration des monumens ? J’abandonne au lecteur le choix de la solution. Ce qui demeure évident pour moi, c’est que la sculpture monumentale n’exercera jamais une action puissante sur le goût public et sur le développement de l’invention tant qu’elle ne sera pas régie par les coutumes de la Grèce. Il y aura des vanités blessées, des plaintes dictées par la jalousie. Est-ce une raison pour ne pas écouter les conseils de l’histoire et du bon sens ? Ceux qui disposent des travaux, qui les distribuent, ne doivent pas hésiter à passer outre. Les hommes doués de facultés supérieures, appelés à composer la décoration entière d’un monument, feront des efforts d’autant plus généreux qu’ils comprendront tous les périls de leur tâche. Quant à ceux qui sont doués de facultés moyennes, ils auront tout à gagner en traduisant la pensée qu’ils n’auront pas conçue. Nous aurons des monumens harmonieux, dont toutes les parties se relieront, et le goût de l’invention se propagera. La moisson promise vaut bien la dépense des semailles. La sculpture, envahie par l’imitation prosaïque, reprendrait alors le rang et le caractère qui lui appartiennent.

Pour juger avec équité la sculpture de nos jours, pour la juger sans amertume, il faut se rappeler ce qu’était la sculpture de l’empire, ce qu’a été la sculpture de la restauration. Si l’on négligeait ces deux souvenirs, on arriverait à parler trop sévèrement. Sous l’empire, chacun le sait, on croyait imiter l’antiquité, on croyait suivre les meilleures traditions de l’art grec, et quand on étudie aujourd’hui les œuvres de ce temps, on s’étonne à bon droit de la méprise. Les grands modèles étaient à peu près ignorés. Le type de la beauté, c’était la sculpture romaine. Or, dans le domaine de l’art, Rome vaut tout au plus la moitié d’Athènes. Lord Elgin n’avait pas encore rapporté en Angleterre les fragmens du Parthénon, qui ont contribué si puissamment à réformer le goût public en Europe. Pour savoir ce que valait la Grèce, il fallait faire le voyage, et le voyage à cette époque était long et dispendieux. Aujourd’hui, pour s’informer du mérite du Parthénon, il suffit de traverser la Manche, et Londres est à dix heures de Paris. Les plus beaux modèles que l’antiquité nous ait laissés sont à la disposition des plus indolens. Nous possédons à Paris même des moulages très fidèles des fragmens conservés au Musée britannique. Les sculpteurs de l’empire n’étaient pas placés dans cette heureuse condition. Ils avaient entendu parler de la Grèce et ne la connaissaient guère. Quelques débris parvenus jusqu’en France n’avaient pas suffi pour marquer bien nettement l’intervalle qui sépare la beauté naïve de la beauté convenue. C’était Rome qui dominait sous le nom de la Grèce. Aussi la sculpture de l’empire manque de souplesse et de vérité. Ce qu’on admirait alors nous semble froid, inanimé. Toutes les figures avaient un aspect théâtral qui les rattachait tout au plus à l’école de Rhodes. Encore serait-il impossible de trouver dans la sculpture de l’empire un morceau de la même valeur que le groupe de Laocoon. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les sculpteurs de nos jours aient voulu réagir contre le style académique de l’empire, et que leur protestation ait abouti à l’imitation pure du modèle vivant. C’est le sort commun de toutes les réactions de dépasser le but qu’elles se proposent.

Quant à la sculpture de la restauration, elle avait d’autres origines que la sculpture de l’empire et ne s’éloignait pas moins de la vérité : elle croyait de très bonne foi que le moyen âge possédait le secret de la naïveté ; elle étudiait le portail des cathédrales et dédaignait l’harmonie linéaire, dans l’espérance d’atteindre à l’énergie de l’expression. Qui sait combien de talens se sont fourvoyés en cherchant la sculpture naïve ? Le moyen âge est aujourd’hui réduit à sa juste valeur. Tous ceux qui aiment les arts du dessin d’un amour éclairé comprennent qu’il ne peut nous enseigner ni la sculpture ni l’architecture. Il n’est pas inutile de le consulter ; mais si l’on veut profiter de ses tentatives, il faut les contrôler par des œuvres d’un goût plus pur.

Le moyen âge est à peu près passé de mode. Si quelques rares partisans défendent encore sa cause, le portail des cathédrales n’est plus accepté comme une école de sculpture : on sent le besoin d’interroger de meilleurs modèles ; on veut arriver à la naïveté en consultant directement la nature. L’intention est excellente ; reste à savoir si elle portera les fruits qu’on espère. Or je crois pouvoir sans témérité affirmer que la sculpture de nos jours, réduite à l’étude exclusive du modèle vivant, ne dépassera ni la sculpture de l’empire, ni la sculpture de la restauration. Plus réelle dans le sens littéral du mot, elle ne sera pas plus vraie dans le sens poétique. Les moins érudits savent maintenant que la Grèce domine l’Italie antique et moderne. Les fragmens du Parthénon peuvent être librement consultés par ceux mêmes qui ne veulent pas sortir de Paris ; mais on se défie de ces précieux fragmens, et j’étonnerais bien des lecteurs en rapportant fidèlement les paroles que j’ai recueillies dans plus d’un atelier. Les Panathénées sont proscrites comme un danger. Si l’on veut demeurer dans la vérité, il faut avoir soin de ne pas les regarder, C’est une pensée puérile, une pensée ridicule, et pourtant cette pensée se produit et trouve des approbateurs. La popularité de cette méprise est un symptôme fâcheux que nous ne devons pas négliger, car il peut servir à caractériser ce que j’appellerai l’état hygiénique de l’intelligence. Les Panathénées redoutées comme un danger ne sont pas un signe équivoque. Pour qu’une erreur si étrange soit proclamée hautement comme l’expression de la vérité, il faut que la notion de la beauté soit obscurcie dans le plus grand nombre des esprits. Si cette notion avait gardé sa splendeur, les paroles que je viens de rappeler, qui se disaient hier, qui se diront demain, seraient traitées comme un blasphème. Malheureusement personne ne s’indigne, et c’est à peine si quelques-uns s’étonnent. La passion des statuaires et de la foule pour la réalité est si profonde, que toutes les objections demeurent impuissantes, si elles invoquent les lois du goût. « Ce que vous blâmez, je l’ai vu ; ce qui vous paraît singulier, je peux vous le montrer : » c’est avec de telles réponses que les sculpteurs défient tous les reproches. Et le moyen de leur en vouloir ? Ils ont entendu parler de la Grèce ; seulement, pour en médire tout à leur aise, ils ont eu soin de ne pas l’étudier. Ce qui manquait aux sculpteurs de l’empire, ils le possèdent, ils l’ont devant les yeux ; mais pour conserver ce qu’ils appellent fièrement l’indépendance, l’originalité de leur génie, ils ne veulent pas regarder les œuvres du passé. Les plus beaux modèles sont pour eux comme s’ils n’étaient pas, car il n’y a qu’un seul modèle à consulter, le modèle vivant. Le marbre n’a rien à leur enseigner. N’en savent-ils pas autant que leurs devanciers ? Aussi habiles, aussi laborieux, ils les dominent par le bon sens, par la clairvoyance, par la sagesse de leurs doctrines.

Ainsi, quelque route que nous prenions, nous arrivons toujours à la même conclusion. La maladie de notre temps, en ce qui touche les arts du dessin, est de confondre le réel avec le beau ; le choix est traité comme une condition secondaire ; chacun est libre de choisir, mais le choix n’est pas une nécessité. Je fais la part de la réaction : je comprends que les œuvres de l’empire aient excité la colère contre les traditions académiques, je comprends que les œuvres du règne suivant aient démontré le côté puéril du moyen âge ; cependant, cette part faite à la réaction, je suis obligé d’affirmer que les idées accréditées aujourd’hui ne sont pas plus vraies que les idées accréditées sous l’empire et sous la restauration. Au lieu de la raideur théâtrale, au lieu de la naïveté ignorante, enfantine, nous avons la réalité prosaïque. Est-ce un progrès ? Il est au moins permis d’en douter. Si l’empire et la restauration se trompaient, il y avait dans leur méprise même un témoignage de respect pour la condition suprême de l’art, pour l’idéal. Rome estimée à l’égal d’Athènes, la statue de Germanicus admirée comme le Thésée de Phidias, étaient sans doute pour le goût de graves offenses ; Notre-Dame de Paris et Notre-Dame de Reims, transformées en écoles de sculpture, n’étaient certes pas des hérésies sans danger : toutefois, en prenant pour guides l’art romain et l’art du moyen âge, l’empire et la restauration n’oubliaient pas que la mission de la sculpture est de s’élever au-dessus de l’imitation. Ces deux écoles, qui sont aujourd’hui dédaignées à bon droit, n’avaient pas complètement oublié la vérité, puisqu’elles faisaient une part à l’imagination. Aujourd’hui la seule faculté qu’on invoque s’appelle mémoire. Les sculpteurs de notre temps, je parle du plus grand nombre, sont arrivés, à leur insu, à la négation de l’art. Cependant leur condition ne serait pas mauvaise, s’ils consentaient à ne voir dans ce qu’ils savent qu’un point de départ pour parvenir à l’expression de ce qu’ils sentiront, de ce qu’ils penseront. La mémoire mise à la place de l’imagination fait de la sculpture un métier : l’étude du modèle vivant, quoique très insuffisante au point de vue esthétique, est une manière excellente de se préparer à l’intelligence d’Athènes. L’école antique, si admirable par la grandeur, par la simplicité, accordait une grande importance à l’imitation ; seulement elle en faisait le point de départ, et non le but de la sculpture. Que les artistes de nos jours se règlent sur la conduite des artistes athéniens, qu’ils s’habituent à copier ce qu’ils voient, mais qu’ils gardent pour eux-mêmes comme de simples documens ce qu’ils auront copié, et quand, par la méditation, par la lecture des poètes, ils seront parvenus à concevoir une œuvre puissante et personnelle, l’imitation leur sera un utile auxiliaire.

La notion de la sculpture vraie, l’intelligence des lois qui la régissent, sont aujourd’hui tellement obscurcies, que les sculpteurs ne craignent pas d’engager la lutte avec les peintres, comme si la peinture et la sculpture disposaient des mêmes ressources. Dans un bas-relief, on ne tient plus compte du nombre des plans que le regard peut embrasser ; on veut faire ce que ferait un peintre en pareille occasion, et l’on néglige de se demander si le marbre et le bronze, qui expriment la forme tangible, ne sont pas soumis à d’autres conditions que la toile, qui exprime la forme visible. C’est un parti pris qui blesse le bon sens, mais qui réunit malheureusement de nombreux approbateurs. La sculpture ainsi conçue s’appelle modestement sculpture pittoresque. Or cette dénomination, réduite à sa juste valeur, signifie sculpture en dehors de la sculpture. Au début de notre siècle, on se plaignait à bon droit des habitudes imposées à la peinture française par l’école de David. On réprouvait, et l’on avait raison, l’imitation des statues sur la toile. Ces plaintes étaient légitimes, et cependant on ne songe pas à trouver mauvais que l’ébauchoir engage la lutte avec le pinceau. La question vaut la peine qu’on s’y arrête, car chacun est compétent ou incompétent selon la manière dont il la résout. Ceux qui croient que la sculpture peut tenter ce que tente la peinture, et qui l’avouent sans détour, proclament à leur insu leur complète incapacité dans tous les problèmes qui se rattachent à la sculpture. Ceux qui maintiennent le divorce établi entre les deux arts depuis les premiers développemens de l’imagination humaine sont les seuls dont l’autorité puisse être acceptée.

On m’accuserait de présomption, si je donnais pour excellente l’opinion que je professe sans appeler à mon secours aucun autre argument que mon affirmation personnelle. Pour me dérober à ce reproche, je me contenterai de mettre sous les yeux du lecteur quelques pages du passé. La Grèce, l’Italie et la France, douées de facultés très inégales en ce qui touche la sculpture, mais qui ont exprimé par le marbre et par le bronze un grand nombre de pensées énergiques ou gracieuses, indiquent à la question nouvelle le chemin qu’elle doit suivre. La Grèce, l’Italie et la France ont eu leurs jours d’erreur ; il faut profiter de l’enseignement qu’elles nous donnent. L’école de Rhodes s’est trompée en cherchant l’aspect théâtral. L’Italie s’est trompée en modelant les portes du Baptistère de Florence. Puget s’est trompé en composant le bas-relief d’Alexandre et Diogène, que nous avons à Paris, et le bas-relief de la Peste, qui se voit à Marseille, dans les bureaux de la Santé. Est-ce à dire que nous devions dédaigner le groupe de Laocoon, les inventions de Ghiberti, les bas-reliefs de Puget ? Non, sans doute ; mais l’artiste florentin malgré son prodigieux génie, méconnaissait les lois de la sculpture. S’il a réussi, s’il nous étonne encore, ce n’est pas parce qu’il a méconnu ces lois, c’est parce qu’à force de finesse il a dissimulé son erreur. Quant à Puget, ce n’est pas aux bas-reliefs d’Alexandre et de la Peste qu’il doit la meilleure partie de sa gloire. Dans ses caryatides, dans son Milon, il est demeuré fidèle aux lois de son art, et c’est par ces ouvrages qu’il a conquis sa renommée. L’argument le plus dangereux que l’on puisse invoquer en faveur de l’alliance que je combats se trouve dans les portes du Baptistère de Florence. Ghiberti se servait de l’ébauchoir comme du pinceau ; ses compositions, entre les mains d’un peintre habile, se transformeraient en tableaux : je ne pense pas à le contester ; mais tout en m’inclinant devant l’évidence, je persiste à dire qu’il a franchi les limites de la sculpture. Il a demandé au bronze ce que le bronze ne peut donner. Ses ouvrages ont obtenu et gardent encore aujourd’hui l’admiration unanime de l’Europe. Est-ce une raison pour croire qu’il agissait sagement ? Quand les plus beaux monumens de la Grèce contredisent la méthode qu’il a suivie, est-il permis d’hésiter ? Oui, je le reconnais, les portes de Ghiberti appartiennent à la sculpture pittoresque ; oui, le nombre des plans dépasse la limite posée par l’école attique, et cependant je n’abandonne pas mon opinion, car j’ai pour moi des autorités qui mettent ma conscience en repos. Malgré mon admiration profonde pour les portes de Ghiberti, je pense que son exemple est dangereux, et qu’on ne saurait trop insister sur ce point. Pour réussir en suivant la voie qu’il a tracée, il faut absolument être muni de génie, et de telles provisions ne sont pas à la disposition du premier venu. On est donc mal venu à citer l’exemple de Ghiberti pour justifier la sculpture pittoresque. Le génie est une exception, l’histoire nous le démontre, et l’erreur dissimulée par le génie ne perd pas sa nature première. Les lois du bas-relief sont déterminées par les Panathénées, Ghiberti ne prévaudra pas contre Phidias. Quant aux bas-reliefs de Puget, je n’ai pas à m’en occuper. Ils ne possèdent pas une célébrité européenne, et je suis dispensé d’insister sur les défauts qui les déparent. Ghiberti est le parrain de la sculpture pittoresque, et c’est à lui que nous devons demander compte de l’erreur qui domine aujourd’hui. Or, pour tout homme de bonne foi, la supériorité des Panathénées sur les portes du Baptistère ne saurait être une question douteuse. Les cavaliers et les canéphores de la frise du Parthénon sont conçus avec une telle simplicité que tous les détails se révèlent au regard. Pour embrasser tous les détails des portes de Ghiberti, il faut une attention plus qu’ordinaire. Il est vrai qu’après les avoir étudiées, on ne regrette pas les heures dépensées ; mais quand on a comparé les plus belles œuvres de l’art antique aux œuvres les plus ingénieuses de l’art moderne, on est obligé de reconnaître que Ghiberti est inférieur à Phidias.

L’erreur que je combats est tellement accréditée, qu’elle pourrait facilement décourager les convictions qui ne seraient pas soutenues par la connaissance de l’histoire. Quant à ceux qui ont vécu dans le commerce du passé, ils n’auront pas de peine à tenir bon ; ils savent la raison de leur croyance et ne chancellent pas devant la première objection. La confusion de la sculpture et de la peinture est une des maladies esthétiques de notre temps ; pour parler sainement, et j’ajouterai utilement, de chacun de ces deux arts, il faut commencer par le reconnaître. Si l’on prend cette vérité pour point de départ, l’estimation des œuvres contemporaines est singulièrement simplifiée. Ces deux formes de l’invention sont soumises à des conditions spéciales. Quand on le sait, on n’éprouve aucun embarras en face d’une statue conçue comme un tableau. On ne s’évertue pas à deviner pourquoi une figure dont plusieurs parties révèlent un talent exercé ne laisse pourtant qu’une impression confuse. Ce qui convient au pinceau ne convient pas au ciseau. Toutes les fois que cette distinction est méconnue par la peinture ou la sculpture, nous avons devant nous un tableau, une statue qui nous étonnent par leur sécheresse, par leur complexité. Le tableau manque de vie, parce qu’il veut lutter avec le marbre ; la statue manque de simplicité, parce qu’elle veut lutter avec la couleur. Je regrette que nous ne possédions pas en France un moulage fidèle de la Sainte Thérèse du Bernin, car cette figure, qui est peut-être le meilleur ouvrage de l’auteur, prouverait plus clairement encore que les portes de Ghiberti les dangers de la sculpture pittoresque. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je ne saurais établir aucune comparaison entre Ghiberti et le Bernin. La Sainte Thérèse, placée à Rome dans l’église de Sainte-Marie de la Victoire, est exécutée avec une rare habileté. Le masque, la poitrine et la draperie sont traités dans un style que je n’approuve pas, mais dont j’admire la souplesse. Or cette statue, qui blesse le goût, appartient à la sculpture pittoresque. Il n’est pas douteux pour moi que l’auteur n’ait voulu trouver dans le marbre ce que les pinceaux les plus exercés trouvaient dans la couleur. Il suffit de voir la Sainte Thérèse de Sainte-Marie de la Victoire pour comprendre les périls de cette doctrine.

Parmi les ouvrages envoyés cette année, un de ceux qui méritent la plus sérieuse attention pour le choix du sujet, pour la délicatesse de l’exécution, est signé du nom de M. Millet. Ce nom est pour nous un nom nouveau ; ce n’est là qu’un détail sans importance, mais il y a dans l’Ariane de quoi prouver que l’auteur a depuis longtemps puisé aux sources les plus pures, et s’il n’a pas encore conquis la célébrité, j’espère que la célébrité ne lui manquera pas. J’ai vu de lui aux Champs-Elysées, près de la barrière de l’Étoile, des caryatides très dignes d’éloges, que le public ne connaît pas et qui mériteraient d’être connues. En regardant ces figures, douées d’une véritable énergie, j’ai compris pourquoi le nom de M. Millet était ignoré. La foule est malheureusement habituée à regarder comme un travail sans importance la façade d’une maison. Ces caryatides seraient demeurées ignorées sans l’Ariane, qui appelle sur le nom de l’auteur une légitime attention. On veut savoir ce qu’il a fait avant de commencer son Ariane, car son dernier ouvrage ne peut être considéré comme un début. Il y a dans sa manière d’interpréter la forme quelque chose qui révèle une intelligence active, un œil exercé. Les épaules, le dos et les hanches sont des morceaux traités avec un soin particulier, et que les habiles ne désavoueraient pas. Je trouve dans ces morceaux une élégance supérieure à la réalité, je m’empresse de le reconnaître. Quant aux jambes et aux bras, quoiqu’ils ne soient pas dépourvus de mérite, ils ne valent pas, à mes yeux du moins, les épaules, le dos et les hanches. Malheureusement M. Millet n’a pas donné assez d’importance à l’expression de la tête. Il a voulu concentrer tout l’intérêt sur la beauté du corps, et je crois qu’il s’est trompé. Ce qui fait l’excellence du sujet qu’il avait choisi, c’est qu’Ariane, par sa nudité, se prête à tous les efforts du ciseau, et qu’en même temps, par son caractère, par son malheur, par les légendes qui se rattachent à son nom, elle sollicite l’emploi des facultés expressives. M. Millet me paraît avoir traité la physionomie d’Ariane comme une question secondaire, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’il n’a compris qu’une partie du sujet. Il va au musée du Capitole une tête d’Ariane, connue à Paris par le moulage, et qui aurait dû l’éclairer. Cette tête, dont je ne prétends pas désigner l’auteur, mais qui appartient certainement à l’une des meilleures époques de l’art, est empreinte d’une mélancolie profonde, et en même temps d’une beauté harmonieuse. Dans l’Ariane de M. Millet, que trouvons-nous ? De la jeunesse, et rien de plus. Les lèvres sont épaisses et d’une forme indécise. Quant au regard, il n’est pas facile de savoir ce qu’il vaut, puisque les yeux sont à demi cachés par la main. À vrai dire, l’Ariane de M. Millet exprime plutôt la somnolence que la douleur. Je suis donc autorisé à dire que l’auteur s’en est tenu à la moitié de sa tâche. Cependant, par cet ouvrage, dont j’approuve la partie plastique, dont je blâme la partie expressive, il a conquis dès à présent une place très honorable parmi les sculpteurs de notre temps. L’union des deux mérites que je demande n’est pas assez commune pour que la possession d’un seul soit à dédaigner. M. Millet sait modeler la forme humaine, c’est un point important. Plus tard, bientôt, je l’espère, il trouvera moyen d’exprimer les sentimens qui modifient le masque humain de manières si diverses.

La Vierge-Mère, de M. de Mesmay, révèle une fâcheuse tendance, le dédain du modèle vivant. Il est évident, et lors même que les amis de l’auteur ne se plairaient pas à le répéter, un regard exercé le devinerait sans peine, il est évident que M. de Mesmay s’est affranchi de l’étude de la réalité pour garder plus de liberté dans ses allures. Je pense, et je n’hésite pas à le dire, qu’il s’est complètement trompé. Ce n’est pas que la Vierge-Mère soit dépourvue de tout mérite : il y a dans le vêtement de la Vierge une souplesse dont nous devons tenir compte ; seulement il est important de noter que cette draperie abondante, disposée avec une habileté ingénieuse ; n’explique pas la forme du modèle. Or c’est là une faute capitale, et je n’ai pas besoin de dire pourquoi. Tous les grands maîtres qui ont manié le ciseau ont reconnu l’importance de cette condition, et j’ai peine à comprendre que M. de Mesmay se soit attribué le droit de la négliger. Il y a, je le sais, parmi les ouvrages de la renaissance quelques figures qui sembleraient donner raison à l’auteur de la Vierge-Mère, mais ces figures ne sont pas comptées parmi les meilleures de cette époque féconde. Jean Goujon et Germain Pilon, toutes les fois qu’ils n’ont pas abordé le nu directement, ont cru à la nécessité d’expliquer le nu par la draperie. M. de Mesmay s’est affranchi de l’étude de la réalité pour ne pas demeurer prosaïque : l’intention était excellente, mais le moyen choisi pour toucher le but n’était pas le meilleur. L’invention n’exclut pas la connaissance de ce qui est. On peut trouver l’originalité, le caractère poétique, sans ignorer la forme réelle, et cette dernière notion est même le point de départ le plus sûr. En procédant autrement, on s’expose à de graves dangers. Le groupe de M. de Mesmay suffit à le démontrer. Comme le regard ne peut suivre sous le vêtement la forme de la cuisse droite, la jambe du même côté qui se retire en arrière se comprend difficilement. Supposez que la draperie exprime la forme, tout devient clair, et la flexion du genou droit ne ressemble plus à une cassure. Je rends pleine justice au dessein qui anime l’auteur de cette figure, et c’est parce que son talent m’intéresse que je me crois obligé de lui signaler tous les périls de la voie où il s’engage. Travailler sans modèle est une mauvaise méthode : les plus habiles ne l’ont pas tenté ; M. de Mesmay fera bien de se régler sur leur exemple.

M. Jacquemart paraît avoir compris, et je l’en félicite bien sincèrement, tous les dangers de l’imitation littérale. Il a cherché cette année quelque chose de plus élevé. S’il n’a pas encore complètement réussi, du moins il se rapproche du but. Son Tigre à l’affût, son Lion déterrant un cadavre dont il aperçoit les pieds, n’étaient que des copies adroites, mais prosaïques. Le Lion de cette année, un Lion au repos, ne manque ni de grandeur, ni d’invention. L’auteur a senti qu’il ne suffisait pas de fréquenter la ménagerie pour lutter avec les œuvres de Barye, qu’il fallait encore ajouter comme lui le travail de la pensée au témoignage du regard. Je suis heureux de reconnaître qu’il a mis à profit les conseils que ses amis ne lui épargnaient pas. Le Lion de cette année est un grand pas de fait vers la vérité. La tête, la crinière, les épaules, les membres antérieurs, sont modelés avec puissance. Il y a dans ces morceaux une simplicité qui touche au caractère monumental. L’échine et les cuisses sont rendues avec habileté, mais ne méritent pas les mêmes éloges que la moitié antérieure de la figure, parce qu’elles sont trop fidèlement copiées. Cependant le progrès est évident, et c’est pour nous un bonheur de le signaler. M. Jacquemart s’est d’abord obstiné dans la voie qu’il avait choisie ; il a soutenu, l’ébauchoir à la main, que le bon sens était de son côté, qu’en dehors de l’imitation littérale il n’y avait que médiocrité. Aujourd’hui il vient à résipiscence, il reconnaît qu’il s’est trompé : il le reconnaît et prouve la franchise de sa conversion par une œuvre d’un caractère tout nouveau. C’est un meâ culpâ très suffisant, et nous aurions mauvaise grâce à ne pas nous en contenter. Que M. Jacquemart le sache bien, ce qui donne à son Lion de cette année une grandeur, un aspect harmonieux que n’avaient pas ses deux premiers ouvrages, c’est précisément l’omission des détails qu’il avait jusqu’ici considérés comme importans. En simplifiant ce qu’il voyait, il a donné à son style plus de sévérité. Il a rompu dès à présent, rompu d’une manière éclatante avec les théories qu’il soutenait. S’il venait nous dire que toute beauté est contenue dans la réalité, nous aurions le droit de sourire, car son Lion de cette année donne un démenti à cette affirmation. Il y a dans cette figure plusieurs parties vraiment belles, et je les ai nommées en disant pourquoi elles sont belles. Il y a des parties d’un mérite moins élevé, et je n’ai pas négligé d’expliquer ma pensée à cet égard. En même temps que j’exprimais l’impression que j’avais reçue, je désignais l’origine de cette impression. M. Jacquemart ne compte plus aujourd’hui parmi les disciples de l’école réaliste. Il aurait beau vouloir retourner en arrière : il ne pourrait accomplir son dessein ; il s’est trop compromis avec la vérité pour soutenir la cause de l’erreur.

M. Guitton a trouvé dans le poème de Musée un sujet gracieux, qui malheureusement ne se prête pas à la sculpture : Léandre essayant de découvrir le signal promis par sa maîtresse. Les amours d’Héro et Léandre, comme celles de Daphnis et Chloé, nous charment par leur naïveté. Est-ce une raison pour que chacune de ces quatre figures prise à part nous inspire un bien vif intérêt ? Ce que je peux louer librement dans la statue de M. Guitton, c’est l’étude attentive du modèle vivant. On sent en la regardant que l’auteur aime son art et le cultive avec un zèle ardent. Le torse et les membres sont traités avec une élégance que je me plais à reconnaître. Quant à la tête de Léandre, je suis forcé d’en parler comme je parlais tout à l’heure de la tête d’Ariane. M. Guitton a imaginé, pour exprimer l’attention, quelque chose de pareil à ce que M. Millet avait imaginé pour exprimer la douleur. Ariane couvre ses yeux, sans doute pour cacher ses larmes. Léandre met la main au-dessus de ses yeux, sans doute pour mieux apercevoir la lampe allumée sur la tête de sa maîtresse. Je suis fâché de ne pouvoir accepter l’invention de M. Guitton, car il y a dans la figure beaucoup de grâce et de vérité ; mais la main placée au-dessus des yeux, mouvement très naturel quand il s’agit d’éviter ou d’amortir la lumière du soleil, ne signifie rien, ou plutôt devient un contre-sens, quand l’amant, qui guette le signal de sa maîtresse, ne cherche à éviter que la splendeur des étoiles. C’est là, si je ne m’abuse, une objection très grave, et je m’étonne que M. Guitton ne l’ait pas prévue. Et pourtant ce n’est pas la seule que j’aie à présenter. Les récits de Longus et de Musée, qui ont enchanté notre jeunesse, ne sont pas assez connus de la foule pour qu’un personnage isolé soit compris sans explication. Un groupe d’Héro et Léandre, groupe amoureux et passionné, serait sans obscurité pour ceux mêmes qui n’ont jamais lu le poème de Musée ; Héro seule ou Léandre seul se comprennent difficilement. L’amant qui guette le signal, la jeune fille tenant sur sa tête la lampe allumée dont la lueur fidèle doit amener dans ses bras l’amant séparé d’elle par la largeur de l’Hellespont, ne sont que des fragmens de composition. La figure modelée par M. Guitton n’est pour le grand nombre des spectateurs qu’un berger qui cherche à se garantir de l’ardeur du soleil. Ainsi le mouvement n’est pas vrai, et lors même qu’il serait vrai, il ne suffirait pas à expliquer le sujet. Toutefois je me reprocherais comme une injustice de ne pas appeler l’attention sur l’œuvre du jeune statuaire, car, malgré les défauts que je relève, il y a dans son Léandre plusieurs parties très dignes d’éloge. La poitrine est modelée avec finesse, et parmi les œuvres de pure imitation, cette figure occupera un rang très honorable.

J’ai reconnu avec plaisir dans le Chasseur indien surpris par un boa, de M. Ottin, l’étude et le souvenir des groupes composés par Barye pour le duc d’Orléans. Je ne veux établir aucune comparaison entre le pensionnaire de Rome et l’artiste habile à qui nous devons tant d’œuvres savantes et originales. M. Ottin, tout en profitant des modèles qu’il avait devant les yeux, a d’ailleurs gardé son indépendance. Son groupe est bien conçu, si l’on ne considère que le côté réel du sujet. Ce qui manque à cette composition, c’est la grandeur poétique, la vérité du style. M. Ottin a le goût de l’énergie et trouve souvent moyen de l’exprimer, mais il n’attache pas assez d’importance à corriger dans ce qu’il voit les détails mesquins. Il exécute adroitement les morceaux qui lui plaisent ; quant à ceux qui n’ont pas à ses yeux la même valeur, au lieu de les agrandir par le style, il se contente de les transcrire avec moins de soin. Les études qu’il a faites à Rome ne paraissent pas avoir élargi le champ de sa pensée. Il est revenu en France plus habile dans le maniement du ciseau sans avoir renoncé à l’imitation du modèle. Les enseignemens ne lui ont pas manqué. Le Vatican et le Capitole lui ont offert des œuvres nombreuses qui n’existeraient pas sans l’intervention de la pensée. Les groupes de Barye, par leur caractère poétique, se rattachent aux traditions de l’antiquité. Cependant le Chasseur indien surpris par un boa, qui rappelle par l’énergie du mouvement ces compositions aujourd’hui dispersées, n’émeut pas comme les chasses au tigre destinées à distraire l’ennui des convives du prince. Le talent de M. Ottin est un talent prosaïque. L’auteur du groupe qui nous occupe, sans le vouloir, sans le savoir peut-être, contredit chaque jour les enseignemens qu’il a reçus. Rome et Florence lui ont montré le travail de la main dirigé par la pensée. Le musée des Studj lui a offert un spectacle pareil. Parvenu à la maturité, M. Ottin continue pourtant de procéder comme il procédait avant son départ pour l’Italie. Si les preuves me manquaient pour affirmer l’insuffisance des leçons techniques dans les années de la jeunesse, l’auteur du Chasseur indien serait pour moi un utile argument. L’homme parvenu à l’âge de trente ans avec la ferme croyance que la sculpture se réduit à l’imitation contemple inutilement les plus belles œuvres du ciseau grec : il ne voit dans ces prodiges que des prodiges d’habileté technique ; il subit toute sa vie les conséquences de sa première éducation.

M. Chabaud a fait une statue qu’il appelle la Chasse, et qui n’est, à vrai dire, qu’une réminiscence assez maladroite de la Diane du Capitole. Il est bon sans doute de garder un souvenir fidèle des belles œuvres qu’on a pu contempler, mais il faudrait mettre ce souvenir à profit d’une autre manière. M. Chabaud, pensionnaire de Rome, s’est servi de la Diane du Capitole aussi librement, je ne dirai pas aussi heureusement, que si personne ne connaissait cette gracieuse figure. Cette imitation, qui pourrait être appelée d’un nom plus sévère, ne mérite pas une discussion sérieuse. Ce qui donne à la statue du Capitole un caractère d’originalité, c’est qu’elle n’a rien de viril, tandis que la Diane chasseresse, dont les copies sont répandues dans toute l’Europe, est plutôt virile que féminine. Les muscles de la jambe, dans cette dernière figure, sont modelés avec une précision qui ne se montre guère chez la femme. Les malléoles sont dégagées, et donneraient plutôt l’idée d’un adolescent que d’une jeune fille. La Diane du Capitole est autrement conçue ; elle est jeune, elle est femme, elle est vierge. M. Chabaud ne paraît pas avoir compris le mérite de cette figure. Ce qui est simplement gracieux dans le modèle antique devient entre ses mains lourd et singulier. Jeunesse, grâce, virginité, tout s’est effacé ; nous n’avons plus devant nous qu’une jeune fille qui serait fort empêchée si elle voulait se livrer aux plaisirs de la chasse. À coup sûr, elle n’est pas taillée pour forcer une biche à la course. Je ne sais pas quel avenir attend M. Chabaud, je ne voudrais pas prononcer sur le pensionnaire de Rome des paroles trop sévères ; mais en vérité on a peine à se défendre d’un mouvement de dépit en voyant de quelle manière les lauréats tirent parti de leur séjour en Italie. Au lieu d’étudier ce qu’ils voient pour apprendre à concevoir eux-mêmes des œuvres nouvelles, ils rhabillent des œuvres antiques, et nous les donnent pour des œuvres qui leur appartiennent. On dirait que Rome est aussi loin de Paris que la Chine ou le Japon ; on le dirait, à voir leur assurance, et pourtant les musées du Capitole et du Vatican ne sont guère moins connus que le musée du Louvre. Si M. Chabaud veut prendre dans la sculpture une place de quelque valeur, je lui conseille de ne pas copier les modèles antiques, surtout de ne pas les travestir. Si la copie est littérale, c’est comme s’il n’avait rien fait ; si elle est infidèle, c’est pis encore, c’est moins que rien. Il vaudrait mieux cent fois ne pas quitter la France que de revenir avec un pareil bagage.

M. Guillaume, dont les Gracques avaient obtenu un très légitime succès, malgré l’imperfection de la fonte, s’est détourné de ses études habituelles pour travailler à la décoration de Sainte-Clotilde. Je n’ai pas à parler ici de l’église commencée par M. Gau et achevée par M. Ballu. Est-il sage de faire aujourd’hui des églises gothiques ? C’est une question que nous examinerons un autre jour. Les quatre bas-reliefs composés par M. Guillaume, et dont les sujets sont empruntés à la vie de sainte Clotilde et à la vie de sainte Valère, se recommandent à la fois par l’élégance et par la gravité. Nourri de fortes études, formé d’abord à l’école de Pradier, et plus tard initié aux secrets de l’art antique par son séjour en Italie, M. Guillaume est un des rares lauréats qui n’ont pas perdu leur temps, et qui ont compris toute la valeur des loisirs que leur fait la munificence du pays. Il n’a pas confondu la liberté du travail avec l’oisiveté. Il recueille aujourd’hui les fruits de sa persévérance : sujets chrétiens, sujets païens, il peut tout aborder, et quelle que soit la donnée qu’il traite, il est sûr d’intéresser, parce qu’il n’entreprend jamais une œuvre nouvelle sans avoir mûrement réfléchi sur ce qu’il veut faire. Ce que j’aime dans ses bas-reliefs de Sainte-Clotilde, c’est qu’il a su concilier la ferveur de l’expression avec l’harmonie des lignes. Il n’a pas essayé de se faire ignorant pour paraître naïf, et ce mérite, qui semble vulgaire, n’est pas à mes yeux dépourvu d’importance. Pour traiter dans un style pur et sévère des sujets empruntés au moyen âge, il faut plus que du bon sens, il faut du courage. Les archaïstes ne séparent pas le moyen âge de la sculpture gothique. Tous les événemens, toutes les légendes compris entre l’invasion des Barbares et la renaissance, leur semblent appartenir de plein droit à l’art dont le type est consacré dans nos cathédrales. M. Guillaume est d’un autre avis, et je l’en félicite. Il pense que le savoir doit trouver son application dans tous les sujets, à quelque date qu’ils appartiennent, et je crois que la raison est de son côté. Les épisodes qu’il vient d’emprunter à la vie de sainte Clotilde, à la vie de sainte Valère, traités dans le style gothique, n’offriraient qu’un médiocre intérêt. Traités dans un style pur, élégant, sévère, ils attirent et enchaînent l’attention. Les archaïstes diront que le style ne convient pas au sujet. Que M. Guillaume ne s’inquiète pas de leurs paroles : ses quatre bas-reliefs nous intéressent par la composition, nous charment par la précision de la forme. En imitant servilement les sculptures de Chartres ou de Reims, il aurait tout au plus réussi à contenter quelques admirateurs fanatiques du moyen âge.

M. Cavelier, absorbé par les travaux du nouveau Louvre, n’a envoyé que deux bustes de femmes. Il y a dans ces ouvrages une délicatesse de goût qui frappera tous les yeux. Si le talent de l’auteur n’était pas connu depuis longtemps, ils suffiraient pour marquer sa place parmi les meilleurs élèves de David. Le malheur de M. Cavelier est d’avoir trouvé des panégyristes qui ont exagéré son mérite. Le talent ne lui suffit plus. Pour ne pas leur donner un démenti, il se voit dans la nécessité d’avoir du génie : c’est une rude condition. La Pénélope, qui a obtenu le grand prix de sculpture, décerné par le jury des récompenses, est certainement une œuvre très digne d’attention. Il y a dans la draperie de cette figure une souplesse merveilleuse. Le mouvement du torse et des membres s’accorde bien avec le sujet. Cependant il s’est fait trop de bruit autour de la Pénélope. La draperie qui excite tant d’admiration se retrouve tout entière dans une statue d’impératrice placée au musée du Capitole. Le sculpteur français peut revendiquer le mérite d’un praticien très habile : c’est bien quelque chose sans doute, mais il n’y a pas là de quoi exciter des transports d’admiration. M. Cavelier, qui est un homme studieux, et qui a trop de bon sens pour s’abuser sur la valeur de son œuvre, s’efforce de mériter la popularité qui lui est faite. Jusqu’à présent, je dois le dire, il n’a encore produit aucune figure qui justifie les promesses de ses panégyristes. La Vérité, qu’il a montrée à l’exposition de 1855, n’était qu’une femme jeune, d’une robuste santé, modelée avec adresse, mais complètement dépourvue de caractère idéal. Les admirateurs de la Pénélope se sont à peine occupés de la Vérité. Quelques-uns ont paru croire que le talent de M. Cavelier était réservé aux figures drapées, ce qui pourrait passer pour une épigramme. Les deux bustes que nous voyons cette année, sans pouvoir se comparer aux bustes virils de David, car David n’a jamais réussi à faire un buste de femme, révèlent cependant une intelligence profonde du masque humain. Quant à l’invention proprement dite, jusqu’ici M. Cavelier ne paraît pas s’en être inquiété bien vivement. Possède-t-il ce don mystérieux ? Je ne voudrais pas le nier, je ne voudrais pas l’affirmer. Le passé rangerait M. Cavelier parmi les sculpteurs prosaïques ; l’avenir donnera-t-il un démenti au passé ? Il serait téméraire de se prononcer. Quant à présent, l’auteur de la Pénélope est un homme habile, qui connaît toutes les ruses de son métier. Si plus tard il est capable d’inventer, il trouvera dans son ciseau un interprète docile de sa pensée.

M. Loison, qui avait appelé l’attention sur son nom par une figure d’Héro, un peu grêle, mais gracieuse, et plus tard par une Jeune Fille à la fontaine, garde cette année le rang qu’il avait pris. Sa Jeune Convalescente est traitée avec élégance, avec délicatesse, et prouve qu’il a dignement profité des leçons de son maître David. Seulement on peut se demander si un tel sujet convient à la sculpture. Il est au moins permis d’en douter. M. Loison ne néglige rien pour obtenir l’approbation des connaisseurs. Animé d’une généreuse émulation, il ne recule jamais devant le travail, et s’applique à rendre le modèle vivant dans toute sa vérité ; mais il ne choisit pas les sujets qu’il traite avec un discernement assez sévère. Ainsi sa Jeune Convalescente, malgré la délicatesse de l’exécution, est un thème qui conviendrait mieux à la peinture qu’à la sculpture, à mon avis du moins. Les données élégiaques sont plutôt faites pour le pinceau que pour le ciseau. Cette absence de discernement est d’autant plus regrettable que M. Loison possède dès à présent tout ce qu’il faut pour exécuter avec précision les figures les plus austères et les plus gracieuses. Ce qui lui manque, c’est l’intelligence des conditions que son art ne peut franchir. Il croit, comme tant d’autres, que tout ce qui est bon à peindre est bon à modeler. Comme il ne fait rien légèrement, il trouve moyen d’intéresser, lors même qu’il se trompe. Son talent est aujourd’hui apprécié ; dès qu’il sera guidé par un goût plus sûr, sa valeur sera doublée.

M. Leharivel, connu par des compositions naïves, mais qui ne paraît pas encore avoir trouvé sa voie, qui aborde tous les sujets avec un courage quelque peu aventureux, a composé habilement le buste de sainte Geneviève. Je dis composé, car je ne crois pas que nous possédions une image authentique de la patronne de Paris. Il avait le champ libre, et il en a profité pour inventer une tête jeune et d’une expression fervente. Je voudrais que l’auteur de ce buste ingénieux, qui me paraît aimer son métier, au lieu d’essayer ses forces dans des travaux de la nature la plus diverse, comprît la nécessité de se concentrer sur un genre déterminé. Il éparpille ce qu’il sait, et ne tire pas profit de son savoir. Le buste de sainte Geneviève prouve que M. Leharivel ne manque ni de goût ni d’habileté ; mais, s’il ne se hâte de se cantonner dans un ordre d’idées nettement défini qu’il puisse explorer tout à son aise, à moins que la fortune ne le prenne par la main, il sera tout étonné dans dix ans de tâtonner encore. Il faut absolument, s’il veut réussir, qu’il renonce à suivre tour à tour les directions les plus diverses.

L’examen des œuvres de sculpture offre cette année moins d’intérêt que l’examen des œuvres de peinture. Il était facile de le prévoir, puisque les travaux du nouveau Louvre ont occupé un grand nombre de sculpteurs. Même en faisant la part de ces travaux, nous sommes obligé de reconnaître que le maniement du ciseau est aujourd’hui plus capricieux encore que le maniement du pinceau. Je dis plus capricieux, je devrais dire moins sensé. Les idées générales que j’ai pris soin d’exposer avant d’aborder les œuvres nouvelles me dispensent de revenir sur les causes de cette condition secondaire. L’habileté technique ne fait pas défaut : nous possédons aujourd’hui des praticiens d’une adresse consommée ; mais la sculpture est plus loin de la réalité que la peinture, et comme depuis quelques années elle s’est malheureusement engagée dans la voie de l’imitation sans tenir compte des lois qui la dominent, elle s’éloigne de plus en plus du but qui lui est assigné. Obligée, par sa nature même, de faire à l’idéal une part plus large que la peinture, tantôt elle engage avec elle une lutte imprudente et se condamne à la défaite, tantôt elle essaie de copier le modèle vivant dans ses moindres détails, et se voit déçue dans son espérance. La sculpture est aujourd’hui sortie du chemin où elle devrait marcher ; tous ceux qui s’intéressent à ses travaux sont obligés de le reconnaître. Comment réussira-t-elle à franchir l’intervalle qui la sépare de la vérité ? Il n’y a pas deux manières de résoudre cette question. Si la sculpture continue à suivre les caprices de la foule, à se faire sensuelle pour aiguiser les appétits émoussés des hommes blasés avant leur maturité, elle est compromise pour longtemps. Je dis compromise et non perdue, car l’humanité porte en elle-même le germe de la vérité, et le beau, qui, selon l’expression du philosophe grec, n’est que la splendeur du vrai, est immortel comme l’idée qu’il révèle dans tout son éclat. Suivre le goût public est une preuve d’abaissement. Ceux qui inventent, qu’ils tiennent la plume, le pinceau ou le ciseau, doivent avoir l’ambition d’imposer leur pensée à la foule. S’ils renversent les rôles et obéissent au lieu de commander, ils renoncent à leur dignité et perdent le droit de se plaindre quand le public les trouve indociles. L’intelligence, manifestée par la parole, par la forme, par la couleur, n’appartient pas à tous. Poètes, peintres et sculpteurs ont un rang à garder. Or la sculpture a méconnu cette nécessité : elle est devenue la très humble servante du public ; elle n’invente pas librement pour conquérir la célébrité, avant de prendre l’ébauchoir, elle flaire le vent. Si elle veut revenir à la vérité, il faut qu’elle commence par dédaigner le goût public. Les vieillards et les jeunes gens blasés se plaindront ; qu’importe ? Ils diront à la sculpture : Vous ne faites plus rien pour nous. Ce n’est pas là un danger qui doive effrayer. Je crois même que déplaire à cette classe de cliens sera chose très utile. L’invention vit de liberté. Consulter le goût public à toute heure, ne rien entreprendre sans avoir pris l’avis des acheteurs, est à mes yeux le plus sûr moyen de ne rien faire de bon. L’homme qui sent en lui-même la force de produire ne doit consulter que son goût personnel. Que plus tard, quand son œuvre est ébauchée, il interroge quelques amis assez éclairés pour savoir s’il s’est trompé, assez francs pour le dire, qu’il profite de leurs conseils et corrige ce qui d’abord l’avait séduit, c’est un parti sage ; mais qu’il invente librement : la gloire est à ce prix. Or ce qui se passe sous nos yeux ne s’accorde guère avec les conseils du bon sens, avec la nature même de l’invention. Ceux qui tiennent le ciseau, richement ou pauvrement doués, n’entreprennent rien sans songer d’abord au placement de leur œuvre future. Comme négocians, ils ont raison ; comme sculpteurs, ils ont tort. Si l’œuvre est commandée, ils sont dispensés d’un tel souci, et acceptent sans discussion la donnée qui leur est proposée. Parfois cette donnée ne s’accorde guère avec les conditions de la sculpture ; ils ne s’en inquiètent pas, et remplissent leur tâche comme ferait un tisserand. Ils semblent avoir perdu le goût de l’indépendance. Quelques-uns protestent, mais leur voix est à peine entendue. La sculpture est un art dispendieux. L’achat d’un bloc de marbre n’est pas toujours facile. Est-ce une raison pour confier au marbre payé par un juge incompétent l’expression d’une pensée qui n’est pas vraie ? Ni la terre ni le plâtre ne charment les yeux : une œuvre incomplète séduit parfois l’ignorance, quand le marbre traduit la pensée de l’auteur, je ne songe pas à le nier, et cependant la sculpture, fourvoyée par le goût public, égarée par sa docilité, ne reprendra l’importance qui lui appartient qu’à la condition d’inventer librement, sans se préoccuper du goût des spectateurs. La liberté n’enfante pas le génie, mais il n’y a pas de génie sans liberté. Si les sculpteurs l’ont oublié, ils ont bien mauvaise mémoire. Les grands hommes de leur métier n’ont écouté, n’ont exprimé que leur pensée. Depuis les époques glorieuses que je rappelle, le maniement du ciseau est soumis aux mêmes lois. Interroger le caprice des acheteurs et renoncer à l’indépendance intellectuelle, c’est confondre l’art avec l’industrie.


GUSTAVE PLANCHE.