Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/La prairie

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LA PRAIRIE.


Lors de mon retour du haut Mississipi, je me trouvai obligé de traverser une de ces vastes prairies qui varient agréablement l’aspect parfois monotone du paysage. Il faisait un temps superbe ; autour de moi tout était frais, souriant et épanoui comme au sortir des mains du Créateur. Mon havre-sac, mon fusil et mon chien composaient tout mon bagage et toute ma compagnie. Quoique sans fatigue et bien équipé pour la marche, je ne me pressais cependant pas, attiré, tantôt par l’éclat d’une belle fleur, tantôt par les gambades de quelques faons autour de leur mère, charmants animaux qui paraissaient aussi éloignés de toute idée de danger que je l’étais moi-même !

Je continuai ainsi très longtemps ; je vis le soleil disparaître au-dessous de l’horizon, et je ne découvrais aucune apparence d’un pays boisé. De toute la journée, je n’avais aperçu rien qui ressemblât à figure humaine. L’espèce de sentier que je suivais n’était qu’une vieille trace d’Indiens ; et comme l’obscurité s’étendait rapidement sur la prairie, je commençais à désirer d’atteindre au moins un taillis, où je pusse me retirer et dormir. À mes côtés et sur ma tête voletaient déjà les hulottes, attirées par le bourdonnement des cerfs-volants dont elles font leur nourriture ; et dans le lointain, les hurlements des loups me donnaient enfin l’espoir de toucher bientôt à la lisière de quelque bois.

En effet, je ne tardai pas à en apercevoir un devant moi, et immédiatement mon regard fut frappé par l’éclat d’une lumière vers laquelle je me dirigeai, dans la ferme persuasion qu’elle provenait d’un campement d’Indiens errants. Je m’étais trompé. À sa clarté, je pus me convaincre qu’elle brillait dans l’âtre d’une pauvre et chétive cabane, et qu’entre moi et le foyer passait et repassait une grande figure, qui paraissait tout occupée des soins de son misérable intérieur.

J’approchai, et me présentant à la porte, je vis une grande femme à laquelle je demandai si je ne pourrais pas obtenir, sous son toit, un abri pour la nuit. Elle me répondit oui ; mais sa voix refrognée et ses haillons jetés négligemment autour d’elle n’annonçaient rien de bon. J’entrai cependant, pris une sellette de bois et m’assis tranquillement au coin du feu. Tout d’abord mon attention se porta sur un jeune Indien robuste et bien fait qui se tenait silencieusement, les coudes sur les genoux et la tête appuyée entre les mains. Auprès de lui un arc de fortes dimensions reposait contre les poutres grossières de la cabane, et à ses pieds étaient quantité de flèches et deux ou trois peaux de raton. Il ne faisait pas un mouvement et paraissait même ne pas respirer. Accoutumé à la manière d’être des Indiens, et sachant que la présence d’un étranger civilisé n’a pas le privilége de beaucoup exciter leur curiosité (circonstance qui, dans nombre de pays, est considérée comme une preuve de l’apathie de leur caractère), je lui adressai la parole en français, car c’est une langue assez fréquemment connue, du moins par lambeaux, parmi le peuple de ces contrées. Il releva la tête, pointa son doigt vers l’un de ses yeux, tandis que l’autre m’adressait un regard auquel je ne pouvais me méprendre. Sa figure était couverte de sang ; voici ce qui était arrivé : une heure auparavant, comme il s’apprêtait à décocher une flèche contre un raton à la cime d’un arbre, le trait, glissant sur la corde et partant en arrière, était entré avec une telle violence dans son œil droit, que du coup il l’avait perdu pour toujours.

J’avais faim ; je m’informai de ce que l’on pourrait me donner. Quant à un lit, rien de semblable n’existait dans toute la hutte ; en revanche, de larges peaux d’ours non tannées et des cuirs de buffle étaient empilés dans un coin. Je tirai une belle montre de mon sein, en disant à la bonne femme qu’il se faisait tard et que j’étais fatigué. La vue de ce bijou, dont la richesse ne lui avait point échappé, sembla produire sur son esprit un effet vraiment électrique. Elle s’empressa de me répondre qu’il y avait abondance de venaison et un morceau de buffle fumé[1], et que si je voulais écarter les cendres, j’y trouverais un gâteau. Mais ma montre avait vivement frappé son imagination, et il fallut satisfaire sa curiosité en la lui montrant tout de suite. Je tirai la chaîne d’or qui la retenait à mon cou et la lui présentai. Elle resta devant en extase, admira sa beauté, me demanda ce qu’elle me coûtait et passa la chaîne autour de son énorme cou, en s’écriant que la possession d’un pareil trésor la rendrait bien heureuse. Sans aucun soupçon et me regardant comme parfaitement en sûreté dans ce lieu, quelque retiré qu’il fût, j’avais fait peu d’attention à ses paroles et à ses mouvements. Je partageai tranquillement, avec mon chien, un bon souper de venaison, et ne fus pas longtemps sans avoir satisfait aux exigences de mon appétit.

Cependant l’Indien s’était levé de son siége, comme si sa souffrance eût redoublé ; il passa et repassa devant moi, à plusieurs reprises, et une fois me pinça si fort au côté, que j’eus peine à retenir un cri de douleur et de colère. Je le regardai ; son œil rencontra le mien, mais son regard m’imposa silence d’un air si dominateur, que j’en ressentis le frisson dans tous mes os. Il se rassit, tira d’un étui crasseux son grand couteau, en examina le fil, comme je ferais de celui d’un rasoir que je soupçonnerais d’être émoussé  ; puis il le remit dans l’étui, prit derrière lui son tomahawk et en remplit la pipe de tabac, tout en continuant à me lancer des regards significatifs, chaque fois que notre hôtesse nous tournait le dos.

Jamais, jusqu’à ce moment, mes sens ne s’étaient éveillés à l’idée d’un danger pareil à celui dont je soupçonnai maintenant la présence. Je rendis à mon compagnon regard pour regard, et restai bien convaincu que, quels que fussent les ennemis qui me menaçaient, lui du moins ne serait pas du nombre.

Je redemandai ma montre à la vieille femme, la remontai et, sous prétexte de regarder quel temps il pourrait faire le lendemain matin, je pris mon fusil et sortis de la cabane. Je glissai une balle dans chaque canon, donnai un coup à mes pierres pour les mettre en état, renouvelai mes amorces, puis je rentrai en disant que le temps me semblait avoir belle apparence. Alors je pris quelques peaux d’ours et m’en fis un tapis sur lequel je me couchai, ayant eu soin d’appeler à mes côtés mon chien fidèle et de placer mon fusil sous ma main. Quelques minutes après, je paraissais plongé dans un profond sommeil.

Il ne s’était écoulé que très peu de temps, lorsque le bruit de plusieurs voix se fit entendre, et, du coin de l’œil, je vis entrer deux grands gaillards taillés en hercules et portant suspendu à une perche un daim qu’ils avaient tué. Ils déposèrent leur fardeau et se firent apporter du whisky, dont ils se versèrent de copieuses rasades. M’ayant aperçu ainsi que l’Indien blessé, ils demandèrent ce que faisait là cette canaille, parlant de l’Indien, qu’ils savaient ne pas comprendre un mot d’anglais. La mère, car la vieille femme était leur mère, leur commanda de parler plus bas, leur dit, en me montrant, qu’il y avait une montre, et les tirant à l’écart, engagea avec eux une conversation dont il ne m’était pas difficile de deviner le but. J’avertis doucement mon chien en lui donnant une petite tape ; il remua la queue, et je vis, avec un inexprimable plaisir, ses beaux yeux noirs se fixant alternativement sur moi et sur le ténébreux trio du coin. J’en étais certain, il avait compris mon danger. L’Indien échangea avec moi un dernier coup d’œil.

Les deux garnements s’en étaient tellement donné à boire et à manger, que je les regardais déjà comme hors de combat ; et les fréquentes visites des sales lèvres de la mégère à la bouteille de whisky devaient bientôt, sans doute, la réduire au même état. Qu’on juge de ma stupeur, quand je vis ce démon incarné se saisir d’un grand couteau de cuisine et s’en aller droit à la meule pour l’aiguiser. Je la vis verser de l’eau sur la machine en mouvement, et s’acquitter avec tout le soin et les précautions voulues de sa dangereuse opération. Une sueur froide m’inondait tout le corps, malgré ma ferme résolution de me défendre jusqu’à l’extrémité. Son travail fini, elle se dirigea vers ses fils, qui chancelaient sur leurs jambes. — Voici, leur dit-elle, pour lui faire promptement son affaire ; allons ! mes garçons, expédiez-moi çà… et vite à la montre !

Je me retournai, armai tout doucement mon fusil, d’un léger coup fis signe à mon chien, et me tins prêt à m’élancer et à brûler la cervelle au premier qui essayerait d’attenter à ma vie. Déjà je touchais à l’instant fatal, et cette nuit eût peut-être été ma dernière en ce monde ; mais la Providence veillait. C’en était fait : l’infernale sorcière s’avançait en silence, pas à pas, pour prendre son temps et mieux me frapper, pendant que ses fils seraient engagés avec l’Indien ; plusieurs fois je fus sur le point de bondir et de l’étendre sur le carreau… mais une autre punition l’attendait. Tout à coup la porte s’ouvre, et je vois entrer deux hommes vigoureux armés chacun d’une carabine. D’un saut je suis sur pied, en leur criant qu’il était grand temps qu’ils arrivassent. Leur raconter tout, fut l’affaire d’un instant. D’abord on s’assura des deux ivrognes ; puis la femme, en dépit de sa résistance et de ses vociférations, subit le même sort. L’Indien ne se contenait plus et dansait de joie. Il nous donna à entendre que la douleur l’ayant empêché de dormir, il n’avait cessé d’avoir l’œil sur nous. On peut croire que nous ne songeâmes guère au sommeil ; nous passâmes le reste de la nuit à causer ; et les deux étrangers me racontèrent une aventure où ils s’étaient eux-mêmes trouvés dans une semblable situation. Enfin parut l’aurore brillante et vermeille, amenant l’heure du châtiment pour nos prisonniers.

Maintenant, ils étaient tout à fait de sens rassis ; on leur délia les pieds, mais les bras restèrent toujours attachés ; nous les poussâmes dans le milieu des bois, et les ayant soumis au traitement que les régulateurs[2] font subir à de pareils coupables, nous mîmes le feu à la cabane et donnâmes toutes les peaux ainsi que le mobilier au jeune guerrier indien. Cette exécution finie, nous nous dirigeâmes, le cœur léger, vers les défrichements.

Durant l’espace de vingt-cinq années environ, alors que mes courses vagabondes me conduisaient dans toutes les parties de nos États, c’est la seule fois que ma vie ait été menacée par mes semblables. Au fait, les voyageurs courent si peu de danger dans toute l’étendue de l’Union, qu’il suffit d’y avoir vécu, pour que la pensée même n’en vienne pas à l’esprit pendant la route, et vraiment je ne puis me rendre compte de mon aventure qu’en supposant que les habitants de la cabane n’étaient pas des Américains.

Croiriez-vous, ami lecteur, qu’à quelques milles seulement du lieu où cela m’arriva et où, il n’y a pas plus de quinze ans, on ne trouvait pas une seule habitation d’homme civilisé, et à peine quelques bicoques du genre de celles où je faillis passer un si mauvais quart d’heure, de larges routes sont maintenant ouvertes, la culture a converti les bois en champs fertiles, des auberges ont été construites, et que l’on peut s’y procurer en grande partie ce que, nous Américains, nous appelons le comfort de la vie. C’est ainsi que tout marche dans notre riche, dans notre libre patrie !


  1. Jerked, fumé ou pressé. C’est une préparation que l’on fait subir à la viande pour l’embarquer.
  2. Ce châtiment consiste, suivant la gravité des circonstances, dans l’injonction de quitter la contrée, avec défense de s’approcher jamais d’aucune habitation ; dans une punition corporelle infligée sur le lieu même, et s’il s’agit de récidive de vol ou bien de meurtre, dans la peine de mort. Quelquefois, pour les cas désespérés, après que la tête a été séparée du tronc, on la fiche sur un pieu pour servir d’exemple aux autres.
    Quant aux juges, ou régulateurs, on désigne ainsi dans les parties éloignées de l’Union, sur les frontières, d’honnêtes citoyens choisis parmi les plus respectables du district et, qui appelés de suite à siéger dès qu’un outrage à la société, ou un crime a été commis, sont revêtus des pouvoirs nécessaires pour punir les coupables et maintenir l’ordre, là où le cours régulier de la justice manquerait son but. — C’est ce qui, sous le nom de loi du lynch, se pratique actuellement et d’une manière encore plus expéditive en Californie.