Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le Goéland à manteau bleu

La bibliothèque libre.
LE GOËLAND À MANTEAU BLEU.


Le 22 mai 1833, mes compagnons et moi, nous fûmes reçus à bord du schooner le Swiftsure commandé par le capitaine Cooledge, qui nous débarqua, le matin suivant, sur l’île Blanche-Tête, à l’entrée de la baie de Fundy. Cette île est la propriété d’un digne Anglais, du nom de Franckland, qui nous accueillit avec la plus grande amabilité et nous autorisa à mettre ses domaines à contribution, en nous priant de rester aussi longtemps que cela nous ferait plaisir. « Les Goëlands à manteau bleu, nous dit-il, nichent chez moi en nombre considérable, et vous trouverez où vous exercer. » En conséquence, nous nous mîmes en chasse et dirigeâmes nos recherches vers les bois de sapins où l’on nous avait prévenus que nous les trouverions. Après avoir traversé un grand marais, nous arrivâmes à l’endroit indiqué, et j’aperçus en effet beaucoup de Goëlands posés sur des pins, et d’autres qui planaient aux environs ; mais quand nous voulûmes approcher, les premiers aussi abandonnèrent leurs nids et commencèrent à voler autour de nous en poussant des cris continuels.

Je fus bien surpris de voir ces nids sur des arbres, les uns près du sommet, d’autres vers le milieu ou sur les basses branches ; tandis qu’il y en avait plusieurs tout à fait par terre. Il est vrai que le capitaine m’en avait averti ; mais je me disais qu’une fois sur les lieux je trouverais probablement des oiseaux tout autres que des Goëlands. Mes doutes maintenant ne pouvaient plus subsister ; et j’étais charmé de cette prévoyance qu’avait su leur enseigner l’ingénieuse nature, pour mettre leurs œufs et leurs petits à l’abri des entreprises de l’homme. Dans la suite, j’appris encore avec bien plus de plaisir, de M. Franckland, que c’était là, chez eux, une habitude acquise, ainsi qu’il avait pu personnellement le reconnaître ; « car, me dit-il, dans les premiers temps que je vins ici, il y a déjà nombre d’années, tous les Goëlands bâtissaient leur nid dans la mousse et sur la terre, sans aucune autre précaution ; mais les pêcheurs et mes fils, ravissant leurs œufs pour les besoins de l’hiver, ennuyèrent tellement ces pauvres bêtes, que les vieux songèrent, dès ce moment, à placer leurs nids sur les arbres dans les parties les plus épaisses des bois. Quant aux oiseaux plus jeunes et moins expérimentés, ce sont eux qui en ont encore quelques-uns sur le sol. Cependant ils sont redevenus tous un peu moins sauvages, depuis que j’ai défendu aux étrangers de toucher à aucun de ces nids. Quant à vous, messieurs, vous êtes les seules personnes, si j’en excepte celles de ma famille, qui, depuis plusieurs années, aient tiré un coup de fusil sur l’île Blanche-Tête ; mais je sais que vous n’en userez qu’avec discrétion : aussi êtes-vous les bienvenus ».

Je rendis un juste hommage à l’humanité de notre hôte, et le priai de me faire savoir quand tous les Goëlands, ou du moins, la plupart d’entre eux, auraient abandonné les arbres et repris leur ancienne manière de nicher par terre. Il me le promit ; mais d’après ce que j’ai vu dans la suite, je ne crois pas que cette habitude revienne jamais : car sur plusieurs autres îles voisines où les pêcheurs et les chercheurs d’œufs ont un libre accès, les Goëlands, pillés chaque année, ont tout à fait pris le parti de ne plus nicher que sur les arbres. Je crois même qu’à la longue, se voyant ainsi tourmentés, ils finiront par s’établir sur les parties les plus inaccessibles des rochers ; et j’ajoute que M. Franckland m’a dit que déjà plusieurs couples avaient choisi ces lieux de refuge, pour élever leur famille en parfaite sécurité. Le plus remarquable effet produit par ce changement de domicile, c’est que les petits éclos sur les arbres ou les rochers élevés ne peuvent quitter le nid qu’ils ne soient capables de voler ; tandis que ceux dont le berceau est placé simplement par terre, courent aux environs au bout d’une semaine et se cachent, à la vue de l’homme, parmi les mousses et les plantes où souvent ils trouvent leur salut. Quant aux premiers, on les jette à bas du nid, ou bien on les assomme à coups de gaule, leur chair étant considérée comme excellente par les chercheurs d’œufs et les pêcheurs, qui en font provision et la salent pour l’hiver.

Quelques-uns de ces nids étaient placés à plus de cinquante pieds de haut sur les arbres ; d’autres, trouvés dans les profondeurs des bois, n’étaient qu’à huit ou dix pieds de terre et collés contre le tronc, comme pour échapper plus sûrement à l’œil. C’était vraiment un spectacle intéressant de voir ces oiseaux aux larges ailes passer et repasser autour de ces retraites si bien cachées. Les nids qui reposaient par terre étaient éloignés l’un de l’autre de plusieurs mètres, et présentaient un diamètre de quinze à dix-huit pouces, sur une profondeur de quatre à six. La couche inférieure se composait d’herbe, de diverses plantes, de lichen gris, le tout bordé de jonc très fin, mais sans aucune plume. Le diamètre extérieur de ceux que je vis sur les arbres pouvait être de vingt-quatre ou vingt-six pouces. C’étaient les mêmes matériaux, mais en plus grande quantité ; et je reconnus là encore l’effet d’une sage prévoyance, ayant pour but d’assurer plus d’espace aux jeunes à mesure qu’ils grandiraient, attendu qu’ils ne pourraient, comme les autres, s’ébattre sur la mousse aux alentours. Peut-être aussi cette capacité moindre des nids placés par terre tenait-elle à ce qu’ils appartenaient à de jeunes Goëlands ; car j’ai maintes fois remarqué que, plus l’oiseau est âgé, plus grand il fait son nid. M. Franckland me dit qu’ils réparent souvent les vieux nids au commencement de la saison, et c’est ce dont j’ai pu m’assurer de mes propres yeux. On y compte trois œufs qui ont trois pouces de long et deux de large ; ovales et même un peu en forme de poire, ils sont rudes au toucher, mais sans granulations, d’une couleur terreuse, jaunâtre sombre, et irrégulièrement tachetés de brun foncé. Presque aussi larges que ceux du grand Goëland à manteau noir, ils en diffèrent cependant beaucoup par le volume et la couleur, étant les uns plus ronds, d’autres plus allongés. Le jaune est orange clair, l’albumen d’un blanc bleuâtre, et je les donne pour un excellent manger.

Vers les premiers jours de mai, ces Goëlands se rassemblent par grandes troupes : le temps de la reproduction est arrivé. Alors ils se retirent sur les bancs de sable ou de vase, dans les eaux basses, et l’on entend de très loin leur bruyant caquetage. À l’aide d’une lunette vous pouvez suivre les mâles dans leurs galantes démonstrations : la tête haute et la gorge gonflée, ils marchent fièrement et tâchent, par leurs notes les plus tendres, d’exprimer toute la vivacité de leurs désirs. Ces réunions générales ont lieu à quelque heure du jour que ce soit, selon l’état de la marée, et se continuent pendant une quinzaine ; après quoi ils partent tous pour les îles où ils veulent nicher. Plusieurs de ces îles sont situées près celle où nous étions. Il y en a une, non loin du cap Sable, à quelques milles de l’extrémité sud de la Nouvelle-Écosse, sur laquelle, en longeant cette côte, comme nous voguions vers le Labrador, nous en vîmes des milliers perchés sur les arbres. Certains d’entre eux commencent à pondre dès le 19 mai et même quelques jours plus tôt, tandis que d’autres n’ont pas encore fini à la mi-juin. Dans cet intervalle ils se retirent, à des heures déterminées, sur quelques îlots couverts de rochers où la copulation s’accomplit. Un jour que nous étions assis au bord d’un grand banc de sable, mangeant notre dîner, nous aperçûmes un nombre immense de ces Goëlands formant sur les rochers une masse épaisse qui couvrait environ une demi-acre. À midi, ceux qui n’étaient pas retenus à couver passèrent par-dessus nos têtes et se posèrent sur la mer, à un demi-mille du rivage, où ils restèrent près d’une heure à nager gracieusement et en silence. Un veau marin, qui vint à montrer sa tête hors de l’eau, leur fit peur ; et tous ils levèrent les ailes, comme prêts à s’envoler. Bientôt après, en effet, ils partirent ensemble, puis se séparèrent pour chercher la nourriture, et revinrent au bout d’une heure vers l’île, volant haut et criant fort. Un peu avant le coucher du soleil, ceux qui n’étaient point occupés sur le nid gagnèrent, pour se percher, les mêmes rochers, en volant silencieusement et la plupart en longues files. Nous remarquâmes qu’aussitôt qu’une troupe nombreuse s’approchait de la mer en caquetant, tous les canards qui étaient aux environs, comme saisis de frayeur, s’envolaient à de grandes distances ; et nous pûmes constater que ces Goëlands, bien que craintifs en présence de l’homme, attaquaient avec beaucoup de courage les oiseaux rapaces tels que geais, corneilles, corbeaux et même des faucons qu’ils pourchassaient jusque dans la profondeur des bois, ou du moins forçaient à abandonner le voisinage de leurs nids.

Presque aussi défiants et aussi farouches que le Goëland à manteau noir, on ne pouvait les approcher qu’en se tenant bien à couvert ; le moindre bruit les faisait immédiatement quitter leur perche. Nous étions six, armés chacun d’un bon fusil, et la plupart assez bons tireurs ; cependant nous ne pûmes jamais en tuer, pour ce jour-là, qu’une douzaine, et tous au vol. Dès que l’un d’eux partait, il donnait le signal d’alarme ; et des centaines s’enlevaient et planaient sur nos têtes, à une hauteur où il était impossible de les atteindre. Ce n’était que par hasard qu’il en passait à portée, en rasant la cime des arbres. Comme nous nous en revenions, le soir, nous en tirâmes un qui volait très haut ; il tomba, ayant seulement le fouet de l’aile cassé. Nous le prîmes et le posâmes par terre, dans un étroit sentier, et aussitôt il partit en courant devant nous, presque jusqu’à la maison du gouverneur ; c’est ainsi qu’on appelait le capitaine Franckland. Il ne fit pas de résistance, mais mordait cruellement, et de temps à autre se couchait pour se reposer quelques instants. Il marchait assez vite pour nous précéder de plusieurs pas, sans jamais cesser de crier ; une fois il s’élança hors du sentier, à l’improviste, et fut sur le point de nous échapper.

Leur aile est aussi puissante que celle du grand Goëland ; mais ils volent avec plus d’aisance et plus de grâce. Tant que dure la saison des amours, leurs évolutions aériennes offrent un spectacle que l’on aime à contempler : à une hauteur immense, vous les voyez fendre les airs, en décrivant de larges cercles ; puis ils redescendent, en curieux zigzags jusqu’au sommet des arbres, ou près de la surface de la mer. Quand ils poursuivent le poisson, ils dardent en lignes courbes, avec une extrême rapidité, se mettent soudain à tournoyer lorsqu’ils sont au-dessus de leur proie, et tombent sur elle comme un trait. Dans leurs grands voyages, ils passent indifféremment par-dessus la terre ou sur l’eau ; mais d’habitude à une hauteur considérable. — Leur nourriture se compose principalement de harengs dont ils font de grandes destructions ; de là vient qu’on les appelle aussi Goëlands des harengs. Ils mangent, en outre, d’autres poissons de moindre taille, des crevettes, des crabes, des crustacés, même de jeunes oiseaux, de petits quadrupèdes, et sucent tous les œufs qu’ils peuvent trouver. Je vis les rochers des îles où ils nichent couverts d’oursins de mer hérissés de courtes épines grisâtres qui leur donnent l’apparence d’une boule de mousse. Dans les eaux basses, les Goëlands se jettent sur ces animaux et percent de leur bec la coquille, dont ils aspirent le contenu. Ils savent aussi très bien les lancer en l’air et les faire tomber sur les rochers pour qu’ils s’y brisent. Nous en vîmes un qui s’était attaqué à une moule très dure, la jeter ainsi trois fois de suite, sans parvenir à ses fins ; et nous prenions, à cette petite scène, un intérêt d’autant plus vif, qu’à chaque fois l’oiseau la laissait retomber d’une plus grande hauteur. Ils semblent avoir certaines heures pour aller pêcher à la mer ; du moins nous remarquâmes qu’ils partaient dès que les flots commençaient à se retirer, pour revenir au rivage avec la marée montante.

Dans les premiers temps, les jeunes ne sont nourris que de crevettes et autres petits crustacés que les parents ramassent sur les bancs de sable, au long des bords. Ils ont, à ce moment, tout le dessus du corps d’une nuance de rouille foncée, et conservent en partie cette couleur quand ils deviennent adultes, sauf que les plumes sont bordées de gris ou de brun clair. Les pieds et les jambes sont d’un bleu verdâtre, tirant sur le pourpre ; le bec est sombre ou presque noir. Au printemps, ils acquièrent tout leur développement, mais retiennent encore le plumage gris rouillé. L’année suivante, la tête montre davantage de gris cendré clair et de blanc, ainsi qu’on en voit sur le cou et les parties inférieures. Des taches orange paraissent sur le bec ; les pieds et les jambes deviennent couleur de chair ; la queue est toujours partiellement barrée vers le bout. Je crois qu’alors ils peuvent se reproduire : du moins j’en ai vu portant cette livrée, qui s’étaient accouplés avec de plus vieux oiseaux.

Aucune autre espèce, à ma connaissance, n’avait ses nids sur ces mêmes îles. Vieux et jeunes vivent ensemble durant toute l’année, si ce n’est quand vient la saison des œufs ; à cette époque, les premiers se retirent à l’écart pour se livrer aux soins importants qui les réclament. Leur cri, qu’on entend de très loin, imite assez bien la syllabe hac, hac hac ; cah, cah, cah.

Le Goëland des harengs, dans ses migrations le long de nos côtes et à l’intérieur, parcourt une étendue de pays plus considérable qu’aucune autre espèce d’Amérique : je l’ai trouvé, dans les mois d’automne, sur nos grands lacs, sur l’Ohio, le Mississipi et jusque dans le golfe du Mexique ; en hiver, sur les bords de ce même golfe, comme au long de toutes nos côtes orientales. On peut dire qu’il habite constamment les États-Unis, puisqu’il niche depuis Boston jusqu’à East-Port ; toutefois le plus grand nombre remonte davantage au nord. Nous en recueillîmes quelques nids sur les rochers du Veau-Marin, au Labrador ; mais aucun sur la côte elle-même. Ils étaient composés d’herbes sèches et de mousse apportées du continent. Les oiseaux se tenaient à part entre eux, et semblaient complétement dominés par le grand Goëland à manteau noir. À notre retour, nous en aperçûmes des vieux et des jeunes sur la côte nord de Terre-Neuve et sur les différentes baies où nous passâmes.