Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le Labrador

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LE LABRADOR.


Je me rappelle avec grand plaisir les jours agréables que j’ai passés dans la compagnie des jeunes gentlemen avec lesquels j’ai visité les côtes orageuses et stériles du Labrador, et je pense que quelques détails sur la manière dont nous savions occuper notre temps, ne pourront qu’être du goût de mes lecteurs.

Nous avions acheté nos provisions à Boston ; mais malheureusement beaucoup de choses très nécessaires avaient été oubliées ; c’est pourquoi arrivés à East-Port, dans le Maine, nous suppléâmes, par de nouvelles acquisitions, à ce qui pouvait nous manquer. Quand il s’agit d’une de ces longues et souvent périlleuses expéditions, aucun voyageur, qu’on me permette de donner cet avis, ne devrait rien négliger de ce qui est propre à assurer le succès de son entreprise, ni même rien de ce qu’il sait pouvoir contribuer à son bien-être personnel. On n’a guère l’occasion de renouveler ses provisions, soit munitions, soit vêtements, dans un pays comme le Labrador ; et je l’avoue, nous nous en remîmes trop complétement au zèle et à la prévoyance de nos pourvoyeurs d’East-Port. Sans doute nous n’avions pas à nous plaindre des munitions, le pain était excellent, ainsi que la viande et les pommes de terre ; mais le beurre était tout à fait rance, l’huile bonne tout au plus à graisser nos fusils, le vinaigre trop libéralement délayé de cidre ; enfin, la moutarde et le poivre n’avaient point le piquant voulu. Et ce qu’il y a de pis, c’est que nous ne nous aperçûmes de tout cela que lorsqu’il était trop tard pour y remédier. Plusieurs de nos jeunes gens n’étaient pas habillés comme il convient pour des chasseurs, et quelques-uns de nos fusils laissaient beaucoup à désirer sous le rapport de la qualité. Quant à notre vaisseau, du moins, nous étions bien partagés : c’était un excellent marcheur, ne prenant pas l’eau, et qui, monté par un bon équipage, obéissait à un habile marin. La cale était parquetée, et une entrée y conduisait de la cabine ; de sorte que nous trouvions là, tout à la fois, parloir, salle à manger, salon, bibliothèque, etc., etc. ; l’ensemble cependant ne formant qu’une seule pièce. Une table de sapin d’une longueur démesurée occupait le centre ; un de mes compagnons avait suspendu son hamac à l’un des bouts, et dans son voisinage dormaient le cuisinier et un jeune garçon qui remplissait les fonctions d’armurier. La cabine était peu spacieuse, mais disposée de façon à pouvoir servir de dortoir. Elle contenait une petite table et un poêle. Nous avions adopté en grande partie l’accoutrement des pêcheurs américains sur cette côte, à savoir : de fortes culottes de drap bleu, une sorte de veste bien chaude et des jaquettes de molleton. Nos bottes étaient larges, à bout rond, et ferrées d’énormes clous pour nous empêcher de glisser sur les rochers. De grosses cravates de laine, d’épaisses mitaines et un chapeau à larges bords complétaient notre équipement plus pittoresque que fashionable. À la première occasion, nous changeâmes nos bottes pour des mocassins esquimaux en peau de veau marin, imperméables, légers, aisés et attachés par le haut, vers le milieu de la cuisse, au moyen de courroies qui, bouclées par-dessus la hanche, les maintenaient solidement en place. Enfin, nous nous étions précautionnés de plusieurs bateaux à l’épreuve et dont l’un, extrêmement léger, avait été construit pour les eaux basses.

Aussitôt arrivés sur la côte et à peine entrés dans le port, nous convînmes d’un règlement pour l’ordre et le bien général : chaque matin, il fallait que le cuisinier fût debout avant trois heures, et le déjeuner sur table à trois heures et demie. À ce moment chacun devait être équipé. Fusils, munitions, boîtes de botaniste, paniers pour les œufs et les minéraux, tout cela était prêt. Notre déjeuner se composait de café et de pain, avec quelques accessoires. À quatre heures, sauf le cuisinier et un matelot, tous partaient, chacun dans sa direction, et emportant avec soi des provisions cuites. Les uns gagnaient les îles, d’autres les baies profondes ; ceux-là, en prenant terre, se mettaient à battre le pays jusqu’à midi : alors ils s’étendaient sur la riche mousse, ou bien s’asseyaient sur le granit, et prenaient une heure de repos pour manger leur dîner et causer entre eux de leurs succès ou de leurs désappointements. Je regrette de ne pas avoir crayonné les groupes curieux que formaient, dans ces occasions, nos jeunes amis ; ou lorsqu’au soir, revenus à bord, ils étaient tous occupés à mesurer, peser, comparer et disséquer leurs oiseaux ; opération importante et qu’éclairaient nombre de chandelles enfoncées dans le cou des bouteilles. Ici l’un examinait les feuilles et les fleurs de quelque plante, là un autre explorait les derniers replis de la gorge d’un plongeon, tandis qu’ailleurs un troisième levait la peau d’une mouette ou d’un tétrao. Notre journal, non plus, n’était pas oublié ; on prenait de nouvelles dispositions pour le matin, et à minuit, nous en remettant du reste au cuisinier, chacun regagnait son hamac.

Si le vent soufflait trop fort, tous descendaient sur le rivage ; et, sauf dans les jours de grande pluie, nos explorations continuèrent régulièrement ainsi pendant toute la durée de notre séjour. Dans ces arrangements nous avions égard aux diverses dispositions physiques des jeunes gens : Shattuck et Ingals allaient ensemble ; le capitaine et Cooledge se recherchaient l’un l’autre, attendu que ce dernier avait aussi été officier. Lincoln et mon fils, qui étaient les deux chasseurs les plus robustes et les plus déterminés, marchaient généralement de compagnie ; et moi, je me mettais tantôt avec celui-ci, tantôt avec celui-là, suivant les cas, mais je ne sortais pas tous les jours, car j’avais assez de besogne pressante qui me retenait au vaisseau.

Le retour de mes compagnons et des marins était toujours attendu avec une vive impatience. En mettant le pied à bord, ils ouvraient leurs sacs, dont ils étalaient le contenu sur le pont ; et c’était une joie et des éclats de rire ! ceux qui rapportaient les plus rares échantillons se moquaient de ceux qui ne brillaient que par la quantité ; à charge de revanche pour ces derniers. Mais toujours ils étaient sûrs de trouver un bon repas, car nous avions un fin cuisinier, qui malheureusement aimait un peu trop la bouteille.

Nous fêtâmes religieusement l’anniversaire de notre quatre juillet, et chaque samedi soir nous ne manquions jamais de porter des toasts aux femmes et aux fiancées d’abord, ensuite aux parents et aux amis. Quelles douces heures de loisir et quel entrain dans ces réunions ! Les uns chantaient, les autres accompagnaient sur la flûte et le violon. Un mois ne s’était pas écoulé que maintes dépouilles d’oiseaux pendaient tout autour de notre appartement ; plantes et fleurs étaient sous la presse ; moi, de mon côté, j’avais achevé plusieurs dessins, et nos grandes jarres se remplissaient de poissons, de quadrupèdes, de reptiles et même de mollusques. Nous avions aussi des oiseaux vivants, tels que mouettes, cormorans, guillemots, puffins, et enfin jusqu’à un corbeau. Dans quelques havres, l’eau était si transparente, que nous pouvions voir les poissons, et beaucoup d’espèces très curieuses, venir se prendre à l’hameçon.

Cependant les campements, la nuit, hors du vaisseau étaient véritablement pénibles. Les mouches et les moustiques ne nous y laissaient pas une minute de repos. Ils nous attaquaient par nuées, surtout quand nous étions couchés ; à moins qu’on n’eût pris soin de s’envelopper de tourbillons de fumée, ce qui n’était pas non plus fort agréable. Une fois, par un temps affreux, nos chasseurs se trouvaient à vingt milles de Wopatiguan ; la nuit commençait à venir, la pluie tombait par torrents et l’air était extrêmement froid. On planta en terre les avirons pour servir de supports à quelques couvertures, et à grand’peine un petit feu fut allumé devant lequel on prépara un maigre repas. Quelle différence avec un campement sur les bords du Mississipi ! Là, où le bois est abondant et l’air généralement si doux ; où les moustiques, bien qu’assez communs, ne sont pas du moins accompagnés de l’insupportable cortége des mouches du renne ; où les jappements du joyeux écureuil et les notes plaintives de la chouette nébuleuse, ce grave bouffon de nos bois de l’Ouest, ne manquent jamais d’arriver à l’oreille du chasseur, tandis qu’il coupe, à droite et à gauche, les branchages et les roseaux dont il veut se bâtir un abri ! Au Labrador, rien de semblable : il ne voit autour de lui que mousse et granit ; le silence du tombeau l’enveloppe de toutes parts ; et quand les voiles de la nuit ont caché à ses regards cette lugubre scène, les loups s’approchent pour dévorer les restes de son chétif souper. Couards comme ils sont, ils ne se hasardent pas à vous attaquer ; mais leurs hurlements troublent votre sommeil. Vous vous rôtissez les pieds pour les maintenir chauds, et, pendant ce temps, votre tête et vos épaules gèlent. Enfin apparaît l’aurore, non plus souriante et les joues roses, mais tristement enveloppée d’un manteau de brouillard qui vous annonce, hélas ! tout autre chose qu’un beau jour. L’expédition dont je parle avait pour objet de se procurer quelques hiboux qu’on voyait voler dans la journée ; elle ne produisit absolument rien, et nos gens, transis et découragés, étaient debout au petit matin, heureux de regagner les bateaux et de rentrer à leur vaisseau.

Avant de quitter le Labrador, plusieurs de nos jeunes amis commencèrent à sentir le besoin de renouveler leurs vêtements ; alors nous aussi nous nous fîmes tailleurs, à l’instar des matelots, toujours si adroits à manier l’aiguille, et nos genoux ainsi que nos coudes se couvrirent de pièces aux couleurs bariolées. Nos chaussures en lambeaux, nos habits graisseux, nos chapeaux défoncés, étaient en harmonie avec nos figures tannées et ridées par le froid. Nous avions véritablement l’air d’une bande de gueux et de vagabonds ; mais le cœur était joyeux, car nous pensions au retour, et nous nous sentions fiers de notre succès.

Cependant les bourrasques glacées qui précèdent les tempêtes de l’hiver, amoncelant le brouillard sur les montagnes, soulevaient les vagues sombres de la mer ; et nous, chaque jour nous trouvait plus impatients de partir et de quitter ces mornes solitudes, ces rochers à l’aspect sinistre et ces stériles vallées ; mais les vents contraires nous empêchèrent pendant quelque temps de déployer nos blanches voiles. Enfin, un matin que le soleil semblait vouloir adresser un dernier sourire à cette terre de brumes et de frimas, nous pûmes lever l’ancre. Bientôt le Ripley bondit sur les flots, et nous tournâmes nos regards vers ces régions désolées, en leur disant, de bon cœur, adieu pour toujours.