Scènes du siège de Sébastopol/2

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SÉBASTOPOL EN MAI 1855


Six mois se sont écoulés depuis que la première bombe lancée des bastions de Sébastopol a labouré la terre en la rejetant sur les travaux de l’ennemi ; depuis lors, des milliers de bombes, de boulets et de balles n’ont cessé de voler des bastions dans les tranchées, des tranchées sur les bastions, et l’ange de la mort n’a pas cessé de planer au-dessus d’eux.

L’amour-propre de milliers d’êtres a été froissé chez les uns, satisfait chez les autres, ou apaisé dans les étreintes de la mort ! Que de cercueils roses sous des draps de toile !… Et toujours le même grondement sous les bastions ; de leur camp, les Français, poussés par un sentiment involontaire d’anxiété et de terreur, examinent par une soirée limpide le sol jaunâtre et défoncé des bastions de Sébastopol, sur lesquels vont et viennent les noires silhouettes de nos matelots ; ils comptent les embrasures d’où sortent les canons de fonte à la mine farouche ; dans la guérite du télégraphe, un sous-officier observe à l’aide d’une lunette d’approche les figures des soldats ennemis, leurs batteries, leurs tentes, les mouvements de leurs colonnes sur le Mamelon-Vert et les fumées qui montent des tranchées : c’est avec la même ardeur que converge des différentes parties du monde vers cet endroit fatal une foule composée de races hétérogènes et mue par les désirs les plus dissemblables. La poudre et le sang ne parviennent pas à résoudre la question que les diplomates n’ont pas su trancher.


I


Dans Sébastopol assiégé, la musique d’un régiment jouait sur le boulevard ; une foule endimanchée de militaires et de femmes se promenait dans les allées. Le clair soleil de printemps s’était levé le matin sur les travaux des Anglais ; il avait passé sur les bastions, sur la ville et sur la caserne Nicolas, répandant sur tous sa lumière égale et joyeuse ; maintenant il descendait dans les lointains bleus de la mer, qui ondulait mollement, étincelante de reflets d’argent.

Un officier d’infanterie de haute taille, légèrement voûté, occupé à mettre des gants d’une blancheur douteuse, mais encore présentables, sortit d’une des petites maisons de matelots construites du côté gauche de la rue de la Marine ; il s’achemina vers le boulevard en regardant la pointe de ses bottes d’un œil distrait. L’expression de son visage, franchement laid, ne dénotait point une haute capacité intellectuelle ; mais la bonhomie, le bon sens, l’honnêteté et l’amour de l’ordre s’y lisaient ouvertement. Il était mal bâti et semblait éprouver quelque confusion de la gaucherie de ses mouvements. Coiffé d’une casquette usée, il portait un léger manteau d’une couleur bizarre tirant sur le lilas, sous lequel on apercevait la chaîne d’or de sa montre, un pantalon à sous-pieds, des bottes propres et luisantes. Si les traits de sa figure n’eussent témoigné son origine purement russe, on aurait pu le prendre pour un Allemand, pour un aide de camp ou un vaguemestre de régiment, — les éperons lui manquaient, il est vrai, — ou bien encore pour un de ces officiers de cavalerie qui avaient permuté afin de faire campagne. C’en était un, en effet, et, en montant vers le boulevard, il pensait à la lettre qu’il venait de recevoir d’un ex-camarade actuellement propriétaire dans le gouvernement de F… ; il pensait à la femme de ce camarade, la pâle Natacha aux yeux bleus, sa grande amie ; il se rappelait surtout le passage suivant :

« Lorsqu’on nous apporte l’Invalide[1], Poupka (c’est ainsi que le uhlan en retraite nommait sa femme) se précipite dans l’antichambre, s’empare du journal et se jette sur le dos-à-dos du berceau[2], dans le salon où nous avons passé de si bonnes soirées d’hiver avec toi, pendant que ton régiment tenait garnison dans notre ville. Tu ne peux te figurer avec quel enthousiasme elle lit le récit de vos exploits héroïques ! « Mikhaïlof, répète-t-elle souvent en parlant de toi, est une perle d’homme, et je me jetterai à son cou quand je le reverrai ! Il se bat sur les bastions, lui ! aussi sera-t-il décoré du Saint-George, et tous les journaux en parleront… » — si bien que je commence à devenir jaloux de toi. Les journaux mettent un temps infini à nous parvenir, et, bien que mille nouvelles courent de bouche en bouche, on ne saurait ajouter foi à toutes. Exemple : tes bonnes amies les demoiselles à musique racontaient hier que Napoléon, fait prisonnier par nos Cosaques, avait été emmené à Pétersbourg, — tu comprends bien que je ne puis y croire ! Ensuite, un arrivant de la capitale, un fonctionnaire attaché au ministère, charmant garçon et d’une immense ressource en ce moment où notre petite ville est déserte, nous assurait que les nôtres avaient occupé Eupatoria, ce qui empêche les Français de communiquer avec Balaklava ; que nous avions perdu deux cents hommes à cette affaire, et eux, quinze mille environ. Ma femme en a éprouvé une telle joie, qu’elle a bamboché toute la nuit, et ses pressentiments lui disent que tu as pris part à cette affaire et que tu t’y es distingué. »

Malgré les mots, les expressions que je viens de souligner, et le ton général de la lettre, c’était avec une douce et triste satisfaction que le capitaine Mikhaïlof se reportait en pensée auprès de sa pâle amie de province ; il se rappelait leurs conversations du soir, sur le sentiment, dans le berceau du salon, et comment son brave camarade l’ex-uhlan se fâchait et faisait des remises aux petites parties de cartes à un kopek, quand ils parvenaient à en organiser une dans son cabinet, comment sa femme se moquait de lui en riant ; il se rappelait l’amitié que ces braves gens lui avaient montrée ; et peut-être y avait-il quelque chose de plus que l’amitié du côté de la pâle amie ! Toutes ces figures évoquées de leur cadre familier surgissaient dans son imagination, qui leur prêtait une merveilleuse douceur : il les voyait en rose, et, souriant à ces images, il caressait de la main la chère lettre au fond de sa poche.

Ces souvenirs ramenèrent involontairement le capitaine à ses espérances, à ses rêves. « Et quels seront, pensait-il en longeant l’étroite ruelle, l’étonnement et la joie de Natacha, lorsqu’elle lira dans l’Invalide que j’ai été le premier à m’emparer d’un canon et que j’ai reçu le Saint-George ? Je dois être promu capitaine-major : il y a déjà longtemps que je suis proposé ; il me sera ensuite très facile, dans le courant de l’année, de passer chef de bataillon à l’armée, car beaucoup d’entre nous ont été tués et d’autres le seront encore pendant cette campagne. Puis, à une prochaine affaire, quand je me serai fait bien connaître, on me confiera un régiment, et me voilà lieutenant-colonel, commandeur de Sainte-Anne,… puis colonel… » Il se voyait déjà général, honorant de sa visite Natacha, la veuve de son camarade, — lequel devait, dans ses rêves, mourir vers cette époque, — lorsque les sons de la musique militaire parvinrent distinctement à ses oreilles ; une foule de promeneurs attira ses regards, et il se retrouva sur le boulevard comme devant, capitaine en second dans l’infanterie.


II


Il s’approcha d’abord du pavillon, à côté duquel jouaient quelques musiciens ; d’autres soldats du même régiment servaient de pupitre à ces derniers, en tenant ouverts devant eux les cahiers de musique, et un petit cercle les entourait, fourriers, sous-officiers, bonnes et enfants occupés à regarder plutôt qu’à écouter. Autour du pavillon, des marins, des aides de camp, des officiers en gants blancs se tenaient debout, assis ou se promenaient ; plus loin, dans la grande allée, on voyait pêle-mêle des officiers de toute arme, des femmes de toute classe, quelques-unes en chapeau, la plupart un mouchoir sur la tête ; d’autres ne portaient ni chapeau, ni mouchoir ; mais, chose étonnante, il n’y en avait pas de vieilles, toutes étaient jeunes. En bas, dans les allées ombreuses et odorantes d’acacias blancs, on apercevait quelques groupes isolés, assis ou en marche.

À la vue du capitaine Mikhaïlof, personne ne témoigna de joie particulière, à l’exception peut-être des capitaines de son régiment, Objogof et Souslikof, qui lui serrèrent la main avec chaleur ; mais le premier n’avait pas de gants, il portait un pantalon en poil de chameau, une capote usée, et sa figure rouge était couverte de sueur ; le second parlait trop haut, avec un sans-gêne révoltant ; il n’était guère flatteur de se promener avec eux, surtout en présence d’officiers en gants blancs ; parmi ces derniers se trouvaient un aide de camp, avec lequel Mikhaïlof échangea des saluts, et un officier d’état-major, qu’il aurait également pu saluer, l’ayant vu deux fois chez un ami commun. Il n’y avait donc positivement aucun plaisir à se promener avec ces deux camarades, qu’il rencontrait cinq ou six fois par jour et auxquels il serrait chaque fois la main ; ce n’était pas pour cela qu’il était venu à la musique.

Il aurait bien voulu s’approcher de l’aide de camp avec lequel il échangeait des saluts et causer avec ces messieurs, non point pour que les capitaines Objogof, Souslikof, le lieutenant Paschtezky et autres le vissent en conversation avec eux, mais simplement parce qu’ils étaient des gens agréables, au courant des nouvelles, et qu’ils lui auraient raconté quelque chose.

Pourquoi Mikhaïlof a-t-il peur et ne se décide-t-il pas à les aborder ? C’est qu’il se demande avec inquiétude ce qu’il fera si ces messieurs ne lui rendent pas son salut, s’ils continuent à causer entre eux en faisant semblant de ne pas le voir, et s’ils s’éloignent en le laissant seul parmi les aristocrates ? Le mot aristocrate, pris dans le sens d’un groupe choisi, trié sur le volet, appartenant à n’importe quelle classe, a acquis depuis quelque temps chez nous, en Russie, — où il n’aurait pas dû prendre racine, ce semble, — une grande popularité ; il a pénétré dans toutes les couches sociales où la vanité s’est glissée, — et où cette pitoyable faiblesse ne se glisse-t-elle pas ? Partout : parmi les marchands, les fonctionnaires, les fourriers, les officiers, à Saratof, à Mamadisch, à Vinitzy ; partout, en un mot, où il y a des hommes. Or, comme dans la ville assiégée de Sébastopol il y a beaucoup d’hommes, il y a aussi beaucoup de vanité : ce qui veut dire que les aristocrates y sont en grand nombre, bien que la mort plane constamment sur la tête de chacun, aristocrate ou non.

Pour le capitaine Objogof, le capitaine en second Mikhaïlof est un aristocrate ; pour le capitaine en second Mikhaïlof, l’aide de camp Kalouguino est un aristocrate, parce qu’il est aide de camp et à tu et à toi avec tel autre aide de camp ; enfin, pour Kalouguine, le comte Nordof est un aristocrate, parce qu’il est aide de camp de l’empereur.

Vaaité, vanité, et rien que vanité ! jusque devant le cercueil et parmi des gens prêts à mourir pour une idée élevée. La vanité n’est-elle pas le trait caractéristique, la maladie distinctive de notre siècle ? Pourquoi, jadis, ne connaissait-on pas plus cette faiblesse qu’on ne connaissait la variole ou le choléra ? Pourquoi, de nos jours, n’y a-t-il que trois espèces d’hommes : les uns, qui acceptent la vanité comme un fait existant, nécessaire, juste par conséquent, et qui s’y soumettent librement ; les autres, qui la considèrent comme un élément néfaste, mais impossible à détruire ; et les troisièmes, qui agissent sous son influence avec une servilité inconsciente ? Pourquoi les Homère et les Shakspeare parlaient-ils d’amour, de gloire et de souffrances, tandis que la littérature de notre siècle n’est que l’interminable histoire du snobisme et de la vanité ?

Mikhaïlof, toujours indécis, passa deux fois devant le petit groupe des aristocrates ; à la troisième, faisant sur lui-même un violent effort, il s’approcha d’eux. Le groupe se composait de quatre officiers : l’aide de camp Kalouguine, que Mikhaïlof connaissait ; l’aide de camp prince Galtzine, un aristocrate pour Kalouguine lui-même ; le colonel Néferdof, l’un des cent vingt-deux (on désignait ainsi un groupe d’hommes du monde qui avaient repris du service pour faire la campagne) ; enfin le capitaine de cavalerie Praskoukine, qui faisait aussi partie des cent vingt-deux. Fort heureusement pour Mikhaïlof, Kalouguine se trouvait dans une disposition d’esprit charmante, — le général venait de s’entretenir avec lui très confidentiellement, et le prince Galtzine, arrivé de Pétersbourg, s’était arrêté chez lui ; — aussi ne trouva t-il rien de compromettant à tendre la main au capitaine en second. Praskoukine ne se décida pas à en faire autant, bien qu’il rencontrât souvent Mikhaïlof sur le bastion, qu’il eût bu plus d’une fois son vin et son eau-de-vie, et qu’il restât lui devoir douze roubles et demi pour une partie de préférence. Connaissant peu le prince Galtzine, il n’avait nulle envie d’accuser devant lui son intimité avec un simple capitaine en second de l’infanterie ; il se borna à saluer légèrement.

« Eh bien ! capitaine, dit Kalouguine, quand retournons-nous à ce petit bastion ? Vous rappelez-vous notre rencontre sur la redoute Schwarz ? Il y faisait chaud, hein !

— Oui, il y faisait chaud, répondit Mikhaïlof, se souvenant de cette nuit où, en suivant la tranchée pour gagner le bastion, il avait rencontré Kalouguine marchant avec désinvolture et faisant bravement sonner son sabre. J’aurais dû n’y retourner que demain, poursuivit-il, mais nous avons un officier malade. » Et il allait raconter comme quoi, bien que ce ne fût pas son tour de prendre le service, il avait cru de son devoir de se proposer à la place du lieutenant Nepchissetzky, parce que le commandant de la 8e compagnie était indisposé et qu’il n’y était resté qu’un enseigne ; mais Kalouguine ne lui laissa pas le temps d’achever.

« Je pressens, dit-il en se tournant vers le prince Galtzine, qu’il y aura quelque chose ces jours-ci.

— Mais ne se pourrait-il pas qu’il y eût quelque chose aujourd’hui ? » demanda timidement Mikhaïlof, regardant tour à tour Kalouguine et Galtzine.

Personne ne lui répondit ; le prince Galtzine fit une légère grimace, et, jetant un regard de côté par-dessus la casquette de Mikhaïlof :

« Quelle jolie fillette ! dit-il après un moment de silence, là-bas, avec ce mouchoir rouge ! la connaissez-vous, capitaine ?

— C’est la fille d’un matelot ; elle demeure près de chez moi, répondit celui-ci.

— Allons la regarder de plus près. »

Et le prince Galtzine entraîna par le bras, d’un côté Kalouguine, de l’autre le capitaine en second, persuadé qu’il procurait à ce dernier, en agissant ainsi, une vive satisfaction : il ne se trompait pas. Mikhaïlof était superstitieux, et s’occuper des femmes avant d’aller au feu était à ses yeux un grand péché ; mais ce jour-là il posa pour le libertin. Ni Kalouguine ni Galtzine ne s’y laissèrent prendre ; la jeune fille au mouchoir rouge fut extrêmement surprise, ayant plus d’une fois observé que le capitaine rougissait en passant devant sa fenêtre. Praskoukine marchait derrière et poussait du coude le prince Galtzine, en faisant toute sorte de réflexions en français ; mais, l’allée étroite ne leur permettant pas de marcher quatre de front, il fut forcé de rester en arrière et de prendre au second tour le bras de Serviaguine, officier de marine connu pour sa bravoure exceptionnelle et très désireux de se mêler au groupe des aristocrates. Ce vaillant homme passa avec joie sa main honnête et musculeuse au bras de Praskoukine, qu’il savait pourtant ne pas être parfaitement honorable. En expliquant au prince Galtzine son intimité avec ce marin, Praskoukine lui murmura à l’oreille que c’était un brave connu ; mais le prince Galtzine, qui avait été la veille au quatrième bastion et qui y avait vu une bombe éclater à vingt pas de lui, se considérait comme égal en courage à ce monsieur ; aussi, convaincu que la plupart des réputations étaient surfaites, il ne fit aucune attention à Serviaguine.

Mikhaïlof était si heureux de se promener en cette brillante compagnie, qu’il ne pensait plus à la chère lettre reçue de F… ni aux lugubres réflexions qui l’assaillaient chaque fois qu’il se rendait au bastion. Il demeura donc avec eux jusqu’à ce qu’ils l’eussent visiblement exclu de leur conversation, en évitant ses regards, comme pour lui faire comprendre qu’il pouvait continuer son chemin tout seul. Enfin ils le plantèrent là. Malgré cela, le capitaine en second était si satisfait qu’il resta indifférent à l’expression hautaine avec laquelle le junker[3] baron Pesth se redressa et se découvrit devant lui : ce jeune homme était très fier depuis qu’il avait passé sa première nuit dans le blindage du cinquième bastion, ce qui le transformait en héros à ses propres yeux.


III


À peine Mikhaïlof eut-il franchi le seuil de la maison, que des pensées toutes différentes se présentèrent à son esprit. Il revit sa petite chambre, où la terre battue tenait lieu de plancher, ses fenêtres déjetées, dont les carreaux absents étaient remplacés par du papier, son vieux lit, au-dessus duquel était cloué sur le mur un tapis représentant une amazone, les deux pistolets de Toula accrochés au chevet ; et, à côté, un second lit malpropre avec une couverture d’indienne, appartenant au junker, qui partageait son logement ; il vit son valet Nikita, qui se leva du sol, où il était accroupi, en grattant sa tête ébouriffée de cheveux graisseux ; il vit son vieux manteau, ses bottes de rechange et le paquet préparé pour la nuit au bastion, un linge qui laissait passer le bout d’un morceau de fromage et le goulot d’une bouteille remplie d’eau-de-vie. Tout à coup il se souvint qu’il devait mener sa compagnie cette nuit même dans les casemates.

« Je serai tué, c’est sûr, se dit-il, je le sens ; d’autant plus que je me suis proposé moi-même, et celui qui se propose est toujours certain d’être tué. Et de quoi est-il malade, ce Nepchissetzky maudit ? Qui sait ? il ne l’est peut-être pas du tout ! Et, grâce à lui, on tuera un homme ; on le tuera, pour sûr ! Par exemple, si je ne suis pas tué, je serai porté sur la liste de proposition. J’ai bien vu la satisfaction du colonel lorsque je lui ai demandé la permission de remplacer Nepchissetzky, s’il était malade. Si ce n’est pas le grade de major, ce sera la croix de Vladimir, bien sûr ! C’est la treizième fois que je vais au bastion. Oh ! oh ! 13, mauvais nombre : je serai tué, c’est sûr, je le sens ! Pourtant il fallait bien que quelqu’un y allât ! La compagnie ne peut pas y aller avec un enseigne, et, s’il arrivait quelque chose, l’honneur du régiment, l’honneur de l’armée serait atteint. Mon devoir est d’y aller… Oui, un devoir sacré !… C’est égal, j’ai le pressentiment… »

Le capitaine oubliait qu’il avait eu ce pressentiment, plus ou moins fort, chaque fois qu’il s’était rendu au bastion, et il ignorait que tous ceux qui vont au feu l’éprouvent toujours, bien qu’à des degrés différents. La conscience du devoir, qu’il avait particulièrement développée, l’ayant calmé, il s’assit à sa table et écrivit une lettre d’adieux à son père ; au bout de dix minutes, la lettre achevée, il se leva, les yeux humides de larmes, et commença sa toilette, en répétant mentalement toutes les prières qu’il savait par cœur. Son domestique, un lourdaud au trois quarts ivre, l’aida à mettre sa tunique neuve, la vieille qu’il portait d’habitude pour aller au bastion n’étant pas raccommodée.

« Pourquoi la tunique n’est-elle pas raccommodée ? Tu n’es bon qu’à dormir, animal.

— Dormir ! grommela Nikita, quand toute la journée on court comme un chien ; on s’éreinte, et, après ça, il ne faudrait pas dormir !

— Tu es de nouveau ivre, à ce que je vois.

— Ce n’est pas de votre argent que j’ai bu ; pourquoi me le reprochez-vous ?

— Tais-toi, imbécile ! » s’écria le capitaine, prêt à frapper son domestique.

Nerveux et troublé comme il l’était déjà, la grossièreté de Nikita lui faisait perdre patience ; pourtant il aimait cet homme, il le gâtait même et l’avait auprès de lui depuis douze ans.

« Imbécile ! imbécile ! répéta le domestique, pourquoi m’injuriez-vous, monsieur ? Et dans quel moment ? Ce n’est pas bien de m’injurier. »

Mikhaïlof pensa à l’endroit où il se rendait, et il eut honte.

« Tu ferais perdre patience à un saint, Nikita, dit-il d’une voix plus douce. Tu laisseras là sur la table cette lettre adressée à mon père ; ne la touche pas, ajouta-t-il en rougissant.

— C’est bien ! » dit Nikita, s’attendrissant sous l’empire du vin qu’il avait bu, comme il disait, sur ses propres deniers, et clignant des yeux, prêt à pleurer.

Aussi, lorsque le capitaine lui cria, en quittant la maison : « Adieu, Nikita ! » il éclata en sanglots forcés, et, saisissant la main de son maître, il la baisa avec des hurlements, répétant :

« Adieu, barine ! »

Une vieille femme de matelot, qui se trouvait sur le seuil, ne put s’empêcher, en bonne femme qu’elle était, de prendre part à cette scène attendrissante ; frottant ses yeux de sa manche malpropre, elle marmotta quelque chose à propos des maîtres, qui, eux aussi, supportaient tant de maux, et raconta, pour la centième fois, à l’ivrogne Nikita, comment elle, pauvre créature, était restée veuve, comment son mari avait été tué pendant le premier bombardement, et sa maisonnette détruite, car celle qu’elle habitait actuellement ne lui appartenait pas, etc. Quand son maître fut parti, Nikita alluma une pipe, pria la fille de la propriétaire d’aller lui chercher de l’eau-de-vie, essuya vite ses larmes et finit par se quereller avec la vieille à propos d’un petit seau qu’elle lui avait soi-disant cassé.

« Et peut-être ne serai-je que blessé, pensait le capitaine à la nuit tombante, en approchant du bastion à la tête de sa compagnie. Mais où ? Ici ou là ? »

Il posait tour à tour le doigt sur son ventre et sur sa poitrine.

« Si au moins c’était ici, pensa-t-il en désignant le haut de sa cuisse, et si la balle contournait l’os ! Mais si c’est un éclat, fini ! »

Mikhaïlof atteignit heureusement les casemates en suivant les tranchées ; dans l’obscurité la plus complète, aidé d’un officier de sapeurs, il plaça ses gens au travail ; puis il s’assit dans un trou, à l’abri du parapet. On tirait rarement ; de temps à autre, tantôt chez nous, tantôt chez lui, brillait un éclair, et l’amorce enflammée de la bombe traçait un arc de feu sur le ciel sombre, rempli d’étoiles ; mais les projectiles tombaient fort loin, derrière ou à droite du logement dans lequel le capitaine s’était blotti au fond d’un trou. Il mangea un morceau de fromage, but quelques gouttes d’eau-de-vie, alluma une cigarette, et, sa prière faite, il essaya de dormir.


IV


Le prince Galtzine, le lieutenant-colonel Néferdof et Praskoukine — que personne n’avait invité et avec lequel personne ne causait, mais qui les suivait quand même — quittèrent le boulevard pour aller prendre le thé chez Kalouguine.

« Achève donc ton histoire sur Vaska Mendel », disait Kalouguine.

Débarrassé de son manteau, il était assis à côté de la fenêtre dans un fauteuil bien rembourré et déboutonnait le col d’une chemise en fine toile de Hollande, soigneusement empesée :

« Comment s’est-il remarié ?

— C’est impayable, je vous dis ! Il fut un temps où l’on ne parlait que de cela à Pétersbourg », répondit en riant le prince Galtzine.

Il quitta le piano, devant lequel il était assis, et se rapprocha de la fenêtre.

« C’est impayable ! Je connais tous les détails… »

Et vivement, avec esprit et gaieté, il se mit à conter l’histoire d’une intrigue amoureuse que nous passerons sous silence, vu le peu d’intérêt qu’elle nous offre. Ce qui frappait chez tous ces messieurs, assis l’un sur la fenêtre, l’autre au piano, le troisième sur un meuble, les jambes repliées, c’est qu’ils semblaient de tout autres hommes que l’instant d’avant sur le boulevard. Plus de morgue, plus de cette ridicule affectation envers les officiers d’infanterie ; ici, entre eux, ils se montraient tels qu’ils étaient : de bons enfants, gais et en train ; leur conversation roulait sur leurs camarades et leurs connaissances de Pétersbourg.

« Et Maslovsky ?

— Lequel ? le uhlan ou le garde à cheval ?

— Je les connais tous deux. De mon temps, le garde à cheval n’était qu’un gamin fraîchement sorti de l’école. Et l’aîné, est-il capitaine ?

— Oh ! depuis longtemps.

— Est-il toujours avec sa bohémienne ?

— Non, il l’a quittée… »

Et la conversation de continuer sur ce ton.

Le prince Galtzine chanta à ravir une chanson tzigane en s’accompagnant au piano. Praskoukine, sans que personne l’en eût prié, fit la seconde voix, et si bien, qu’on l’engagea à recommencer, ce dont il fut enchanté.

Un domestique apporta sur un plateau d’argent du thé, de la crème, des craquelins :

« Offres-en au prince, lui dit Kalouguine.

— N’est-ce pas étrange de penser, fit Galtzine, en buvant son verre de thé près de la fenêtre, que nous sommes ici dans une ville assiégée, et que nous avons un piano, du thé avec de la crème, tout cela dans un logement que je serais heureux d’habiter à Pétersbourg.

— Si nous n’avions pas même cela, dit le vieux lieutenant-colonel, toujours mécontent, l’existence serait intolérable. Cette continuelle attente de quelque chose,… voir tous les jours tuer, tuer sans cesse… et vivre dans la boue, sans le moindre confort…

— Et nos officiers d’infanterie, interrompit Kalouguine, eux qui vivent sur les bastions avec les soldats, qui partagent leur soupe dans le blindage,… comment font-ils ?

— Comment ils font ? Ils ne changent pas de linge, il est vrai, pendant dix jours, mais ce sont des gens étonnants, de vrais héros ! »

Juste à ce moment, un officier d’infanterie entra dans la chambre.

« Je… j’ai reçu l’ordre… de me rendre auprès du général…, auprès de Son Excellence, de la part du général N… », dit-il en saluant timidement.

Kalouguine se leva, et, sans rendre son salut au nouveau venu, sans l’engager à s’asseoir, avec une politesse blessante et un sourire officiel, il le pria d’attendre ; puis il continua de causer en français avec Galtzine, sans accorder la moindre attention au pauvre officier, qui restait planté au milieu de la chambre et ne savait que faire de sa personne.

« Je suis envoyé pour une affaire urgente, dit enfin ce dernier, après une minute de silence.

— Si c’est ainsi, veuillez me suivre. »

Kalouguine mit son manteau et se dirigea vers la porte. Un instant après, il revint de chez le général.

« Eh bien ! messieurs, je crois que cela chauffera cette nuit.

— Ah ! quoi ? une sortie ? demandèrent-ils tous à la fois.

— Je ne sais pas, vous le verrez vous-même ! répondit-il avec un sourire énigmatique.

— Mon commandant est au bastion, il faut donc que j’y aille », dit Praskoukine en mettant son sabre.

Personne ne lui répondit ; il devait savoir ce qu’il avait à faire.

Praskoukine et Néferdof sortirent pour se rendre à leur poste.

« Adieu, messieurs, au revoir ! nous nous retrouverons cette nuit », leur cria Kalouguine par la fenêtre, tandis qu’ils partaient au grand trot, penchés sur l’arçon de leurs selles cosaques.

Le bruit des sabots de leurs chevaux s’évanouit promptement dans la rue obscure.

« Voyons ! dites-moi, y aura-t-il véritablement quelque chose cette nuit ? dit Galtzine, accoudé auprès de Kalouguine sur l’appui de la fenêtre, d’où ils regardaient les bombes qui s’élevaient au-dessus des bastions.

— Je puis bien te le dire, à toi. Tu as été, n’est-ce pas, sur les bastions ? »

Bien que Galtzine n’y eût été qu’une fois, il répondit par un geste affirmatif.

« Eh bien ! en face de notre lunette il y avait une tranchée… »

Et Kalouguine, qui n’était pas un spécialiste, mais qui était convaincu de la justesse de ses aperçus militaires, se mit à expliquer, en s’embrouillant et en employant à tort et à travers des termes de fortification, l’état de nos travaux, les dispositions de l’ennemi et le plan de l’affaire qui se préparait.

« Oh ! oh ! on commence à tirer ferme contre les logements ; vient-elle de chez nous, vient-elle de chez lui, celle qui éclate là ? »

Et les deux officiers, couchés sur la fenêtre, regardaient les lignes de feu que les bombes traçaient en se croisant dans les airs, la fumée blanche de la poudre, les éclairs qui précédaient chaque coup et illuminaient une seconde le ciel d’un bleu noir ; ils écoutaient le grondement de la canonnade, qui allait en augmentant.

« Quel charmant coup d’œil ! fit Kalouguine, attirant l’attention de son hôte sur ce spectacle d’une beauté réelle. Sais-tu que parfois on ne distingue pas une étoile d’une bombe ?

— Oui, c’est vrai, je l’ai prise tout à l’heure pour une étoile, mais elle descend, la voilà qui éclate ! Et cette grande étoile, là-bas, comment l’appelle-t-on ? on dirait une bombe !

— J’y suis tellement habitué, qu’un ciel étoilé me semblera constellé de bombes quand je reviendrai en Russie. On s’y fait si bien !

— Ne devrais-je pas aller prendre part à cette sortie ? fit le prince Galtzine après une pause.

— Quelle idée, mon cher ! N’y pense pas, je ne te laisserai pas partir, tu auras bien le temps…

— Sérieusement ? Tu crois que je puis ne pas y aller ? »

À ce moment, dans la direction du regard de ces messieurs, on entendit à travers le grondement de l’artillerie la crépitation d’une terrible fusillade : mille petites flammes jaillirent et brillèrent sur toute la ligne.

« Voilà, ça y est en plein… dit Kalouguine ; je ne puis pas entendre de sang-froid ce bruit de fusillade, il me prend à l’âme ! Ils crient : Hourra ! ajouta-t-il en tendant l’oreille vers les bastions d’où arrivait la clameur éloignée et prolongée de milliers de voix.

— Qui est-ce qui crie : Hourra ! eux ou nous ?

— Je ne sais pas, mais on se bat à l’arme blanche pour sûr, car la fusillade s’est calmée. »

Un officier à cheval, suivi d’un Cosaque, arriva au galop sous leur fenêtre, s’arrêta et mit pied à terre.

« D’où venez-vous ?

— Du bastion, pour voir le général.

— Allons. Qu’y a-t-il ? dites !

— Ils ont attaqué, occupé les logements… Les Français ont fait avancer leurs réserves… les nôtres ont été attaqués… et il n’y avait que deux bataillons », disait l’officier d’une voix essoufflée.

C’était le même qui était venu dans la soirée ; mais cette fois il se dirigea vers la porte avec assurance.

« Et alors on s’est retiré ? demanda Galtzine.

— Non, répondit l’officier d’un ton bourru ; un bataillon est arrivé à temps… On les a repoussés, mais le chef du régiment est tué, beaucoup d’officiers aussi… On demande des renforts. »

Ce disant, il passa avec Kalouguine chez le général, où nous ne le suivrons pas.

Cinq minutes plus tard, Kalouguine partait pour le bastion sur un cheval qu’il montait à la cosaque, genre d’équitation qui semble toujours procurer aux aides de camp un plaisir particulier ; porteur de certains ordres, il devait attendre le résultat définitif de l’affaire. Quant au prince Galtzine, agité par la pénible émotion que font naître habituellement sur le spectateur oisif les indices certains d’un combat qui s’engage, il sortit vivement dans la rue pour y marcher sans but en long et en large.


V


Les soldats portaient des blessés sur les brancards et en soutenaient d’autres sous les bras ; il faisait tout à fait obscur dans la rue ; de loin en loin brillaient des lueurs aux fenêtres d’un hôpital ou dans le logement d’un officier qui veillait. Des bastions arrivait le bruit ininterrompu de la canonnade et de la fusillade, et toujours les mêmes feux s’allumaient sur le ciel noir. De temps en temps on distinguait le galop d’une ordonnance, le gémissement d’un blessé, les pas et les voix des brancardiers, les exclamations des femmes affolées qui se tenaient sur le seuil des maisons et regardaient du côté de la canonnade.

Parmi ces dernières nous retrouvons notre connaissance Nikita, la vieille veuve du matelot, avec laquelle il avait fait la paix, et la petite fille de cette dernière, une enfant de dix ans.

« Ô mon Dieu, très sainte Vierge et mère ! » murmurait en soupirant la vieille.

Et elle suivait des yeux les bombes qui volaient dans l’espace d’un point à un autre, semblables à des balles de feu.

« Quel malheur ! quel malheur ! C’était moins fort au premier bombardement !… Tiens, la voilà qui éclate, la maudite, dans le faubourg, juste au-dessus de notre maison !

— Non, c’est plus loin, c’est toujours dans le jardin de la tante Arina qu’elles tombent, dit la petite fille.

— Où est-il, mon maître, où est-il à présent ? gémit Nikita, encore gris et traînant les mots. Ce que je l’aime, ce maître-là, ce n’est pas à dire ! Si, ce dont Dieu préserve, on commet le péché de le tuer, je vous assure, bonne tante, que je ne réponds pas de ce que je serai capable de faire !… Vrai ! c’est un si bon maître que… il n’y a pas de mot, voyez-vous ! je ne l’échangerais pas contre ceux qui jouent aux cartes là dedans, vrai ! pfou ! conclut Nikita en indiquant la chambre de son capitaine, dans laquelle le junker Yvatchesky avait organisé avec des enseignes une bonne petite orgie pour fêter la croix qu’il venait de recevoir.

— Que d’étoiles ! que d’étoiles qui filent ! s’écria la petite, rompant le silence qui avait suivi le discours de Nikita. Là, là, encore une qui tombe ! Pourquoi cela ? dis, petite mère.

— Ils détruiront notre baraque, fit la vieille en soupirant et sans lui répondre.

— Aujourd’hui, continua d’une voix chantante la petite babillarde, aujourd’hui j’ai vu dans la chambre de l’oncle, près de l’armoire, un énorme boulet ; il a percé le toit et il est tombé droit dans la chambre ; c’est si gros qu’on ne peut pas le soulever.

— Celles qui avaient des maris et de l’argent sont parties, poursuivait la vieille ; moi, je n’ai qu’une baraque et ils la détruisent ! Vois donc ! vois donc ! comme ils tirent, les scélérats !… Seigneur, mon Dieu !

— Et au moment de sortir de chez l’oncle, reprit l’enfant une bombe est arrivée tout droit, elle a éclaté et a lancé de la terre de tous les côtés ; un petit morceau a manqué nous frapper ! »


VI


Le prince Galtzine rencontrait, toujours en plus grand nombre, des blessés portés sur des brancards, d’autres qui se traînaient à pied ou se soutenaient entre eux et parlaient bruyamment.

« Quand ils sont tombés sur nous, frères, disait d’une voix de basse un soldat de haute taille qui portait deux fusils sur ses épaules, — quand ils sont tombés sur nous en criant : « Allah ! Allah[4] ! » ils se poussaient les uns les autres. On tuait les premiers, et d’autres grimpaient derrière. Rien à faire, il y en avait ! il y en avait !

— Tu viens du bastion ? demanda Galtzine en interrompant l’orateur.

— Oui, Votre Noblesse.

— Eh bien ! que s’est-il passé là-bas ? Raconte.

— Ce qui s’est passé, mais, Votre Noblesse, sa force nous a entourés ; ils grimpent sur le rempart, ils ont eu le dessus, Votre Noblesse.

— Comment ! le dessus ? mais vous les avez repoussés ?

— Ah ! bien oui, repoussés ! Quand toute sa force est venue sur nous ! il a tué tous les nôtres, et pas de secours ! »

Le soldat se trompait, car la tranchée nous était restée ; mais, chose étrange et que chacun peut constater, un soldat blessé dans une affaire la croit toujours perdue et terriblement sanglante.

« On m’a pourtant dit que vous les aviez repoussés, reprit avec humeur Galtzine ; c’est peut-être après toi ? Y a-t-il longtemps que tu as quitté ?

— À l’instant, Votre Noblesse ; la tranchée doit lui être restée, il avait le dessus…

— Comment n’avez-vous pas eu honte ? Abandonner la tranchée, c’est affreux ! dit Galtzine, irrité par l’indifférence de cet homme.

— Et le moyen, quand il a la force ?

— Eh ! Votre Noblesse, dit alors un soldat porté sur un brancard, comment ne pas abandonner quand il nous a tués tous ! Ah ! si la force était à nous, nous n’aurions jamais abandonné ! Mais que faire ? Je venais d’en piquer un quand j’ai été frappé… Oh ! doucement, frères, doucement ! Oh ! par pitié ! gémissait le blessé.

— Voyons, il revient beaucoup trop de monde, dit Galtzine, arrêtant de nouveau le grand soldat avec les deux fusils. Pourquoi t’en retournes-tu, toi, hein ? Arrête ! »

Le soldat obéit et ôta son bonnet de la main gauche.

« Où vas-tu ? fit sévèrement le prince, et qui t’a permis, vauri… » Mais, en approchant plus près, il vit que le bras droit du soldat était couvert de sang jusqu’au coude.

« Je suis blessé, Votre Noblesse.

— Blessé ? où ?

— Ici, d’une balle, — et le soldat montra son bras ; — mais là je ne sais pas ce qui m’a fracassé, là. »

Il baissa la tête et laissa voir sur la nuque des mèches de cheveux collés ensemble par le sang coagulé.

« Et ce fusil, à qui est-il ?

— C’est une carabine française, Votre Noblesse ; je l’ai enlevée. Je ne serais pas revenu, mais il fallait conduire ce petit soldat, il peut tomber. » Et l’homme indiqua un fantassin qui marchait à quelques pas devant eux, appuyé sur son arme et traînant avec peine la jambe gauche.

Le prince Galtzine eut cruellement honte de ses injustes soupçons, et, sentant qu’il rougissait, il se détourna ; sans questionner ni surveiller davantage les blessés, il se dirigea vers l’ambulance.

Se frayant avec peine un chemin jusqu’au perron, à travers les soldats, les civières, les brancardiers qui entraient avec des blessés et sortaient avec des morts, Galtzine pénétra dans la première pièce, jeta un coup d’œil autour de lui, recula involontairement et sortit précipitamment dans la rue ; ce qu’il avait vu était par trop épouvantable !


VII


La grande salle, haute et sombre, éclairée seulement par quatre ou cinq bougies que les médecins promenaient en examinant les malades, était, à la lettre, bourrée de monde. Les brancardiers apportaient sans cesse de nouveaux blessés et les rangeaient côte à côte sur le sol ; la presse était telle, que ces malheureux se poussaient et baignaient dans le sang de leurs voisins. Des mares de sang stagnantes aux places vides, la respiration fiévreuse de quelques centaines d’hommes, la transpiration des porteurs, et, se dégageant de tout cela, une atmosphère lourde, épaisse, puante, dans laquelle brûlaient sans éclat les bougies allumées sur différents points de la salle ; un murmure confus de gémissements, de soupirs, de râles interrompus par des cris perçants. Des sœurs, dont les figures calmes exprimaient non point la compassion futile et larmoyante de la femme, mais un intérêt actif et vivant, glissaient çà et là, au milieu des capotes et des chemises ensanglantées, enjambant parfois les blessés, portant des médicaments, de l’eau, des bandages et de la charpie. Les médecins, les manches retroussées, agenouillés devant les blessés, sous la lueur des flambeaux tenus par leurs aides, examinaient et sondaient les plaies, malgré les cris épouvantables et les supplications des patients. Assis à une petite table, à côté de la porte, un major inscrivait le numéro 532.

« Ivan Bogoïef, fusilier à la 3e compagnie du régiment de C…, fractura femuris complicata ! criait de l’autre bout de la salle un chirurgien qui pansait une jambe brisée. Qu’on le retourne !

— Oh ! oh ! mes bons pères ! râlait le soldat, suppliant qu’on le laissât tranquille.

Perforatio capitis. Simon Néferdof, lieutenant-colonel au régiment d’infanterie de N… Ayez un peu de patience, colonel, il n’y a pas moyen,… je serai obligé de vous laisser là,… disait un troisième, qui fouillait avec une espèce de crochet dans la tête du malheureux officier.

— Au nom du ciel ! finissez-en vite.

Perforatio pectoris. Sébastien Séréda, fantassin,… quel régiment ? Du reste, c’est inutile, ne l’inscrivez pas : Moritur. Emportez-le ! » ajouta le médecin en s’éloignant du mourant, qui, les yeux retournés, râlait déjà.

Une quarantaine de soldats brancardiers attendaient à la porte leurs fardeaux : les vivants envoyés à l’hôpital et les morts à la chapelle. Ils attendaient en silence, et quelquefois un soupir leur échappait, tandis qu’ils contemplaient ce tableau.


VIII


Kalouguine rencontra beaucoup de blessés en allant au) bastion. Connaissant par expérience l’influence néfaste de ce spectacle sur l’esprit de l’homme qui marche au feu, non seulement il ne les arrêta pas pour les questionner, mais il s’efforça de ne prêter aucune attention à ces rencontres. Au pied de la montagne il croisa un officier d’ordonnance qui descendait du bastion à bride abattue.

« Zobkine, Zobkine, un moment !

— Quoi ?

— D’où venez-vous ?

— Des logements.

— Eh bien ! que fait-on, là-bas ? Ça chauffe ?

— Oh ! terriblement. »

Et l’officier galopa plus loin. La fusillade semblait faiblir ; en revanche, la canonnade avait repris avec une nouvelle vigueur.

« Hum ! mauvaise affaire ! » pensa Kalouguine.

Il éprouvait une sensation mal définie, fort désagréable ; il eut même un pressentiment, c’est-à-dire une pensée très ordinaire,… la pensée de la mort.

Kalouguine avait de l’amour-propre et des nerfs d’acier : c’était, en un mot, ce qu’on est convenu d’appeler un brave. Il ne se laissa point aller à cette première impression, il ranima son courage en se rappelant l’histoire d’un aide de camp de Napoléon, qui revint auprès de son maître la tête ensanglantée, après avoir transmis un ordre en toute hâte.

« Vous êtes blessé ? lui demanda l’empereur.

— Je vous demande pardon, sire, je suis mort », répondit l’aide de camp.

Et, tombant de cheval, il expira sur place.

Cette anecdote lui plaisait ; se mettant en imagination à la place de cet aide de camp, il cingla son cheval, prit une allure encore plus « cosaque », et, se réglant d’un regard sur son planton qui le suivait au trot debout sur ses étriers, il atteignit l’endroit où l’on devait descendre de cheval. Là il trouva quatre soldats qui fumaient leurs pipes, assis sur des pierres.

« Que faites-vous là ? leur cria-t-il.

— Nous avons transporté un blessé, Votre Noblesse, et nous nous reposons, dit l’un d’eux, cachant sa pipe derrière son dos et ôtant son bonnet.

— C’est ça ! vous vous reposez ! En avant ! à vos postes ! »

Il se mit à leur tête et s’avança avec eux le long de la tranchée, rencontrant des blessés à chaque pas. Au sommet du plateau il tourna à gauche et se trouva, quelques pas plus loin, complètement isolé. Un éclat de bombe siffla tout près de lui et s’enfonça dans la tranchée ; un obus qui s’éleva dans l’air paraissait voler droit sur sa poitrine : saisi tout à coup d’épouvante, il franchit quelques pas en courant et se jeta par terre ; lorsque l’obus eut éclaté assez loin, il éprouva contre lui-même une violente irritation et se leva ; il regarda autour de lui si personne ne l’avait vu se coucher : il n’y avait personne.

Une fois que la peur s’empare de l’âme, elle ne cède pas facilement la place à un autre sentiment. Lui qui se vantait de ne jamais courber la tête, il traversa la tranchée à pas rapides et presque à quatre pattes.

« Ah ! c’est mauvais signe, pensa-t-il comme son pied buttait, je serai tué, c’est sûr ! »

Il respirait difficilement, il était baigné de sueur, et il s’en étonnait sans faire le moindre effort pour dominer son effroi. Tout à coup, au bruit d’un pas qui venait à lui, il se redressa vivement, releva la tête, fit crânement sonner son sabre et ralentit sa marche. Il croisa un officier de sapeurs et un matelot ; le premier lui cria : « À terre ! » en indiquant le point lumineux d’une bombe qui approchait en redoublant de vitesse et d’éclat.

Le projectile vint s’abattre à côté de la tranchée ; au cri de l’officier, Kalouguine fit un léger salut involontaire, puis il continua son chemin sans sourciller.

« En voilà un brave ! » dit le matelot, qui regardait avec sang-froid la chute de la bombe.

Son œil exercé avait calculé que les éclats ne tomberaient pas dans la tranchée.

« Il ne veut pas se coucher ! »

Pour atteindre l’abri blindé du commandant du bastion, Kalouguine n’avait plus à traverser qu’un espace découvert, lorsqu’il se sentit de nouveau envahi par une peur stupide ; son cœur battit à se rompre, le sang lui monta à la tête, et ce ne fut que par un violent effort sur lui-même qu’il atteignit l’abri en courant.

« Pourquoi êtes-vous si essoufflé ? lui demanda le général après qu’il eut transmis l’ordre dont il était porteur.

— J’ai marché très vite, Excellence.

— Puis-je vous offrir un verre de vin ? »

Kalouguine but une rasade et alluma une cigarette. L’engagement était terminé, mais une forte canonnade continuait des deux côtés. Dans le « blindage » se trouvaient réunis le commandant du bastion et quelques officiers, parmi lesquels Praskoukine ; ils se communiquaient les détails de l’affaire. Le réduit était tapissé d’un papier peint à fond bleu, meublé d’un canapé, d’un lit, d’une table couverte de paperasses, orné d’une pendule accrochée au mur et d’une image devant laquelle brûlait la petite lampe. Assis dans cette chambre confortable, Kalouguine contemplait tous ces indices d’une vie tranquille ; il mesurait du regard les grosses solives du plafond, épaisses d’une archine ; il écoutait le bruit de la canonnade, assourdi par les blindages, et ne pouvait plus comprendre comment il s’était laissé aller deux fois à d’impardonnables accès de faiblesse. Irrité contre lui-même, il aurait voulu de nouveau s’exposer au danger pour se mettre à l’épreuve.

Un officier de marine, avec une grande moustache et une croix de Saint-George sur sa capote d’état-major, vint en ce moment prier le général de lui donner des ouvriers pour remettre en état deux embrasures ensablées dans la batterie.

« Je suis bien aise de vous voir, capitaine, dit Kalouguine au nouveau venu ; le général m’a chargé de vous demander si vos canons peuvent tirer à mitraille sur les tranchées.

— Une seule pièce,… répondit le capitaine d’un air morose.

— Allons les examiner ! »

L’officier fronça les sourcils et grommela :

« Je viens de passer toute la nuit là-bas, je suis venu prendre un peu de repos ! Ne pourriez-vous pas y aller seul ? Vous y trouverez mon second, le lieutenant Kartz, qui vous montrera tout. »

Le capitaine commandait depuis six mois cette même batterie, une des plus dangereuses ; depuis le commencement du siège, et bien avant la construction des abris blindés, il n’avait pas quitté le bastion. Il s’était fait parmi les marins une réputation de courage à toute épreuve : aussi son refus surprit-il vivement Kalouguine.

« Voilà les réputations ! pensa ce dernier. — Alors j’irai seul, si vous le permettez », ajouta-t-il tout haut d’un ton railleur, auquel l’officier ne prêta aucune attention.

Kalouguine oubliait que cet homme comptait six mois entiers d’existence sur le bastion, tandis que lui, tout compte fait, n’y avait, à différentes reprises, passé qu’une cinquantaine d’heures. La vanité, le désir de briller, d’obtenir une récompense, de se faire une réputation, le plaisir même du danger, l’aiguillonnaient encore, tandis que le capitaine était devenu indifférent à tout cela ! Celui-là aussi avait paradé, fait acte de courage, risqué inutilement sa vie, espéré et reçu des récompenses, établi sa réputation de brave officier ; mais aujourd’hui ces stimulants avaient perdu leur pouvoir sur lui, il envisageait les choses autrement ; comprenant bien qu’il lui restait peu de chances d’échapper à la mort, après un séjour de six mois sur les bastions, il ne se risquait plus à la légère et se bornait à remplir strictement son devoir ; si bien que le jeune lieutenant nommé auprès de lui à la batterie depuis huit jours seulement, et Kalouguine, auquel ce lieutenant la montrait en détail, semblaient dix fois plus braves que le capitaine. Enchérissant l’un sur l’autre, ils se penchaient en dehors des embrasures et grimpaient sur les banquettes.

Sa visite terminée et comme il retournait au blindage, Kalouguine se heurta dans l’obscurité au général, qui se rendait à l’échauguette, suivi de ses officiers d’ordonnance.

« Capitaine Praskoukine, commanda le général, descendez, je vous prie, aux logements de droite ; vous y trouverez le deuxième bataillon de M…, qui travaille là-bas ; dites-lui de cesser ses travaux, de se retirer sans bruit, et d’aller rejoindre son régiment dans la réserve, au bas de la montagne. Vous me comprenez ? Conduisez-le vous-même jusqu’au régiment.

— J’y vais », répondit Praskoukine, qui s’éloigna au pas de course.

La canonnade s’affaiblissait.


IX


« Êtes-vous le second bataillon du régiment de M… ? demanda Praskoukine à un soldat qui portait des sacs remplis de terre.

— Oui.

— Où est le commandant ? »

Mikhaïlof, supposant qu’on demandait le capitaine de compagnie, sortit de son trou, porta la main à sa casquette et s’approcha de Praskoukine, qu’il prenait pour un chef.

« Le général vous ordonne…, vous devez… vous retirer immédiatement… et surtout sans bruit… en arrière, c’est-à-dire vers la réserve », lui dit Praskoukine, en regardant à la dérobée dans la direction des feux de l’ennemi.

Ayant reconnu son camarade et s’étant bien rendu compte de la manœuvre, Mikhaïlof abaissa la main, transmit l’ordre aux soldats ; ils saisirent leurs fusils, enfilèrent leurs capotes et se mirent en marche.

Celui qui ne l’a pas éprouvé ne saurait apprécier l’Intensité de la jouissance que ressent un homme en s’éloignant, après trois heures de bombardement, d’un endroit aussi dangereux que les logements. Pendant ces trois heures, Mikhaïlof, qui, non sans raison, pensait à sa mort comme à une chose inévitable, avait eu le temps de s’habituer à l’idée qu’il serait immanquablement tué et qu’il n’appartenait plus au monde des vivants. Malgré cela, ce fut par un violent effort qu’il se retint de courir, quand il sortit des logements à la tête de sa compagnie, à côté de Praskoukine.

« Au revoir ! bon voyage ! » leur cria le major qui commandait le bataillon laissé dans les logements.

Mikhaïlof avait partagé avec lui son fromage, assis tous les deux dans le trou à l’abri du parapet.

« À vous de même, bonne chance ! Il me semble que ça se calme. »

Mais à peine avait-il dit ces mots, que l’ennemi, qui avait sans doute remarqué le mouvement, recommença à tirer de plus belle ; les nôtres lui répondirent, et la canonnade reprit avec violence. Les étoiles brillaient, mais sans éclat, la nuit était noire ; seuls les coups de feu et les explosions des obus éclairaient par instants les objets environnants ; les soldats, silencieux, marchaient rapidement, se dépassant les uns les autres ; on n’entendait sur la route durcie que le bruit régulier de leurs pas, accompagné du roulement incessant de la canonnade, le cliquetis des baïonnettes entre-choquées, le soupir ou la prière d’un soldat :

« Seigneur ! Seigneur ! »

Parfois un blessé gémissait et l’on demandait un brancard. Dans la compagnie que commandait Mikhaïlof, le feu de l’artillerie avait enlevé vingt-six hommes depuis la veille. Un éclair illuminait les ténèbres lointaines de l’horizon ; la sentinelle sur le bastion criait :

« Ca-non ! »

Et un boulet, sifflant au-dessus de la compagnie, s’enfonçait dans la terre, qu’il creusait en faisant voler des pierres.

« Que le diable les emporte ! Comme ils marchent lentement ! se disait Praskoukine, qui regardait derrière lui à chaque pas, tout en suivant Mikhaïlof ; je puis bien courir en avant, puisque j’ai transmis l’ordre… Au fait, non ; on raconterait ensuite que je suis un poltron !… Qu’il en soit ce qu’il en sera, je marcherai avec eux.

— Pourquoi me suit-il ? se disait de son côté Mikhaïlof ; j’ai toujours remarqué qu’il portait malheur. En voilà une autre qui vole, et tout droit sur nous, ce semble. »

Quelques centaines de pas plus loin, ils rencontrèrent Kalouguine, qui faisait gaillardement sonner son sabre ; il allait aux logements. Le général l’envoyait pour demander si les travaux avançaient ; mais, à la vue de Mikhaïlof, il se dit qu’au lieu de s’exposer à ce feu terrible, ce qui ne lui était pas ordonné, il pourrait tout aussi bien se renseigner en questionnant l’officier qui en venait. Mikhaïlof lui donna effectivement tous les détails ; Kalouguine l’accompagna un bout de chemin et rentra dans la tranchée qui conduisait à l’abri blindé.

« Qu’y a-t-il de neuf ? demanda l’officier, qui soupait seul dans le réduit.

— Rien, et je crois qu’il n’y aura plus d’engagement.

— Comment ! plus d’engagement ? Mais, au contraire, le général vient de monter sur le bastion. Un nouveau régiment est venu. D’ailleurs, écoutez, voilà de nouveau la fusillade. N’y allez pas ; quel besoin ? » ajouta l’officier, comme Kalouguine faisait un mouvement.

« Je devrais pourtant y aller, se disait ce dernier ; du reste, ne me suis-je pas exposé assez longtemps au danger aujourd’hui ? La fusillade est terrible. »

« C’est vrai, reprit-il tout haut, je ferai mieux d’attendre ici. »

Vingt minutes plus tard, le général revint, accompagné de ses officiers, parmi lesquels se trouvait le junker baron Pesth ; mais Praskoukine n’y était pas. Les logements avaient été repris et occupés par les nôtres.

Après avoir entendu les détails circonstanciés de l’affaire, Kalouguine sortit de l’abri avec Pesth.


X


« Vous avez du sang sur votre capote : vous vous êtes donc battu à l’arme blanche ? demanda Kalouguine.

— Oh ! c’est affreux ! figurez-vous… »

Et Pesth se mit à lui raconter comment il avait mené sa compagnie, après la mort du commandant, de quelle façon il avait assommé un Français et comment, sans lui, l’affaire aurait été perdue. Le fond du récit, c’est-à-dire la mort du commandant et le Français tué par Pesth, était véridique ; mais le junker, en précisant les détails, amplifiait et se vantait.

Il se vantait sans préméditation ; pendant toute la durée de l’affaire il avait vécu dans un brouillard fantastique, à tel point que tout ce qui s’était passé lui semblait avoir eu lieu vaguement, Dieu sait où, Dieu sait quand, et se rapporter à quelqu’un qui n’était pas lui ; tout naturellement il essayait de créer des incidents à son avantage. Voici, du reste, comment la chose s’était passée.

Le bataillon auquel il avait été attaché pour prendre part à la sortie était resté deux heures sous le feu de l’ennemi, puis le commandant avait prononcé quelques mots, les chefs de compagnie s’étaient agités, la troupe avait quitté l’abri du parapet et s’était alignée en colonnes cent pas plus loin. Pesth avait reçu l’ordre de se placer sur le flanc de la seconde compagnie.

Ne se rendant compte ni du lieu ni de l’action, le junker, la respiration comprimée, en proie à un frisson nerveux qui lui courait dans le dos, se plaça à l’endroit indiqué et regarda machinalement devant lui, dans l’obscurité lointaine, s’attendant à quelque chose de terrible. Du reste, le sentiment de la peur n’était pas chez lui l’impression dominante, car on ne tirait plus ; ce qui lui paraissait étrange, inquiétant, c’était de se trouver en plein champ, hors des fortifications.

Le commandant du bataillon prononça de nouveau quelques paroles, qui furent de nouveau répétées tout bas par les officiers, et tout à coup la muraille noire formée par la première compagnie s’affaissa ; on avait reçu l’ordre de se coucher par terre. La seconde compagnie fit de même, et Pesth, en se couchant, se piqua la main à quelque chose de pointu. Seule la petite silhouette du capitaine de la seconde compagnie, restée debout, brandissait une épée nue sans cesser de parler, de se mouvoir devant les soldats.

« Enfants, attention ! Montrez-vous, mes braves ! pas de coups de fusil, abordons ces canailles à la baïonnette ! Quand je crierai : Hourra ! qu’on me suive… de près et tous ensemble… Nous leur ferons voir ce que nous pouvons faire… Nous ne nous couvrirons pas de honte, n’est-ce pas, enfants ? Pour le tsar notre père !

— Comment s’appelle le chef de compagnie ? demanda Pesth à un junker, son voisin ; en voilà un brave !

— Oui, au feu il est toujours ainsi ; il s’appelle Lissinkowsky. »

Juste à ce moment jaillit une flamme, suivie d’une détonation assourdissante ; des éclats et des pierres volèrent en l’air ; une cinquantaine de secondes plus tard, une de ces pierres retomba de très haut et broya le pied à un soldat. Une bombe s’était abattue au milieu de la compagnie, ce qui prouvait que les Français avaient remarqué la colonne.

« Ah ! tu nous lances des bombes, à présent !… Laisse-nous seulement arriver jusqu’à toi, tu goûteras de la baïonnette russe, maudit !… »

Le capitaine criait si haut que le commandant du bataillon lui ordonna de se taire.

La première compagnie se leva ; après elle, la seconde ; les soldats reprirent leurs fusils, et le bataillon avança. Pesth, en proie à une folle terreur, ne put jamais se rappeler s’ils avaient marché longtemps ; il allait comme un homme ivre. Tout à coup, de tous les côtés, des milliers de feux s’allumèrent, avec des sifflements, des craquements ; il poussa un cri et courut en avant parce que tous couraient et criaient ; puis il culbuta et tomba sur quelque chose. C’était le chef de compagnie, blessé en avant de sa troupe, qui prit le junker pour un Français et le saisit par la jambe. Pesth dégagea son pied et se releva ; quelqu’un se jeta alors sur lui dans l’obscurité, et peu s’en fallut qu’il ne fût de nouveau renversé ; une voix lui cria :

« Égorge-le donc ! Qu’attends-tu ? »

Une main saisit son fusil, la pointe de sa baïonnette s’enfonça dans quelque chose de mou.

« Ah ! Dieu ! »

Ces mots furent proférés en français, avec un accent de douleur et d’épouvante : le junker comprit qu’il venait de tuer un Français. Une sueur froide mouilla tout son corps, il fut pris d’un tremblement et jeta son fusil ; mais cela ne dura qu’une seconde : la pensée qu’il était un héros se présenta à son esprit. Relevant son arme, il s’éloigna du mort en courant et criant : Hourra ! avec les autres. Vingt pas plus loin, il atteignit la tranchée où se trouvaient les nôtres et le commandant du bataillon.

« J’en ai tué un ! dit-il à ce dernier.

— Vous êtes un brave, baron ! » lui fut-il répondu.


XI


« Vous savez que Praskoukine est tué, dit Pesth à Kalouguine en le reconduisant.

— Pas possible !

— Comment donc ? je l’ai vu moi-même.

— Adieu ! je suis pressé. »

« Bonne journée ! pensait Kalouguine en rentrant chez lui ; pour la première fois j’ai du bonheur. L’affaire a été brillante, je m’en suis tiré sain et sauf, il y aura force présentations ; un sabre d’honneur, c’est le moins qu’on puisse me donner. Eh ! ma foi, je l’ai bien mérité. »

Il fit son rapport au général et rentra dans sa chambre ; le prince Galtzine lisait un livre pris sur la table et l’attendait depuis longtemps.

Ce fut avec une jouissance inexprimable que Kalouguine se retrouva chez lui, loin du danger. En chemise de nuit, couché sur son lit, il racontait à Galtzine les incidents du combat ; ces incidents s’arrangeaient tout naturellement pour faire ressortir combien lui, Kalouguine, était un officier capable et brave ; il glissait, d’ailleurs, discrètement là-dessus, vu que personne ne devait l’ignorer et n’avait le droit d’en douter, à l’exception peut-être du défunt capitaine Praskoukine ; ce dernier, quoiqu’il se sentît très honoré de marcher bras dessus bras dessous avec l’aide de camp, avait raconté la veille encore, à un de ses amis, dans le tuyau de l’oreille, que Kalouguine, un très bon garçon, du reste, n’aimait pas la promenade sur les bastions.

Nous avons laissé Praskoukine revenant avec Mikhaïlof ; il avait gagné un endroit moins exposé et commençait à se sentir renaître, lorsqu’il aperçut, en se retournant, la lumière soudaine d’un éclair ; la sentinelle cria :

« Mor-tier ! »

Et un des soldats qui suivaient ajouta :

« Il vole droit au bastion ! »

Mikhaïlof regarda. Le point lumineux de la bombe semblait arrêté à son zénith juste au moment où la direction qu’elle allait suivre était impossible à déterminer ; ce fut l’espace d’une seconde ; soudain, redoublant de vitesse, le projectile se rapprocha de plus en plus : on voyait déjà voler les étincelles de l’amorce, on entendait le lugubre sifflement : il allait tomber droit au milieu du bataillon.

« À terre ! » cria une voix.

Mikhaïlof et Praskoukine obéirent. Ce dernier, les yeux fermés, entendit la bombe tomber quelque part, tout près de lui, sur la terre dure. Une seconde, qui lui parut être une heure, se passa : la bombe n’éclatait pas. Praskoukine s’effraya, puis se demanda s’il avait raison de s’effrayer ; peut-être était-elle tombée plus loin et se figurait-il à tort entendre chuinter la mèche à côté de lui. Ouvrant les yeux, il vit avec satisfaction Mikhaïlof étendu immobile à ses pieds ; mais en même temps il aperçut, à une archine de distance, l’amorce enflammée de la bombe qui tournait comme une toupie.

Une terreur glaciale, qui tuait toute idée, tout sentiment, s’empara de son être ; il se couvrit la figure de ses deux mains.

Une seconde encore s’écoula, durant laquelle tout un monde de pensées, d’espérances, de sensations et de souvenirs traversa son esprit.

« Qui tuera-t-elle ? moi ou Mikhaïlof, ou bien tous les deux ensemble ? Et, si c’est moi, où me frappera-t-elle ? À la tête, ce sera fini ; au pied, on me le coupera,… alors j’insisterai pour qu’on me donne du chloroforme, et je pourrai rester en vie. Peut-être Mikhaïlof sera-t-il tué seul, et plus tard je raconterai que nous étions ensemble et que j’ai été couvert de son sang. Non, non ! elle est plus près de moi,… ce sera moi ! »

Ici il se souvint des douze roubles qu’il restait devoir à Mikhaïlof et d’une autre dette laissée à Pétersbourg, qui aurait dû être réglée depuis longtemps ; un air bohémien qu’il chantait la veille lui revint à la mémoire. Il revit aussi en imagination la femme qu’il aimait, coiffée d’un bonnet à rubans lilas, l’homme qui l’avait offensé cinq ans auparavant et dont il ne s’était pas vengé ; mais, au milieu de ces souvenirs et de tant d’autres, le sentiment du présent — l’attente de la mort — ne le quittait pas. « Si elle allait ne pas éclater ? » pensa-t-il, et il fut sur le point d’ouvrir les yeux avec une audace désespérée ; mais, à ce moment, à travers ses paupières encore closes, un feu rouge frappa ses prunelles ; quelque chose le heurta avec un fracas épouvantable, au milieu de la poitrine ; il s’élança en courant au hasard, s’embarrassa les pieds dans son sabre, trébucha et tomba sur le flanc.

« Dieu soit loué, je ne suis que contusionné ! »

Ce fut sa première pensée, et il voulut tâter sa poitrine, mais ses mains lui firent l’effet d’être liées, un étau lui serrait la tête : devant ses yeux couraient des soldats, il les comptait machinalement :

« Un, deux, trois soldats, et voilà un officier qui perd son manteau ! »

Un nouvel éclair brilla, il se demanda ce qui avait tiré, — était-ce un mortier ou un canon ? Un canon sans doute. On tire de nouveau, voilà encore des soldats : cinq, six, sept ; ils passent devant, et tout à coup il eut une peur terrible d’être écrasé par eux. Il voulut crier, dire qu’il était contusionné, mais sa bouche était sèche, sa langue se collait au palais, il éprouvait une soif ardente, il sentait que sa poitrine était mouillée, et la sensation de cette humidité lui faisait songer à l’eau,… il aurait voulu boire ce qui le mouillait. « J’ai dû m’écorcher en tombant », se dit-il, et, de plus en plus effrayé à l’idée d’être écrasé par les soldats qui couraient en masse devant lui, il essaya de nouveau de crier :

« Prenez-moi !… »

Mais, au lieu de cela, il poussa un gémissement si terrible qu’il en fut lui-même épouvanté. Ensuite, des étincelles rouges dansèrent devant ses yeux, il lui sembla que les soldats entassaient des pierres sur lui ; les étincelles dansaient moins vivement, les pierres qu’on entassait l’étouffaient de plus en plus : il fit un violent effort pour les rejeter ; il s’allongea, il cessa de voir, d’entendre, de penser, de sentir. Il avait été tué sur place par un éclat reçu en pleine poitrine.


XII


Mikhaïlof, lui aussi, s’était jeté par terre en apercevant la bombe ; comme Praskoukine, il avait pensé à une foule de choses pendant les deux secondes qui précédèrent l’explosion. Il priait Dieu mentalement en répétant :

« Que ta volonté soit faite ! Pourquoi, Seigneur, suis-je militaire ? pourquoi ai-je permuté dans l’infanterie pour faire cette campagne ? Que ne suis-je resté dans le régiment des uhlans au gouvernement de F…, près de mon amie Natacha ? et maintenant, voilà ce qui m’attend ! »

Il se mit à compter : un, deux, trois, quatre, en se disant que, si la bombe éclatait au nombre pair, il demeurerait en vie, si au nombre impair, il serait tué. « Tout est fini, je suis tué ! » pensa-t-il au bruit de l’explosion, sans plus songer au pair et à l’impair. Frappé à la tête, il ressentit une effroyable douleur :

« Seigneur, pardonnez-moi mes péchés ! » murmura-t-il en joignant les mains.

Il essaya de se soulever et retomba sans connaissance, la face contre terre.

Sa première sensation, quand il revint à lui, fut le sang qui lui coulait du nez ; la douleur à la tête était beaucoup plus faible :

« C’est l’âme qui s’en va ; qu’y aura-t-il là-bas ? Mon Dieu, recevez mon âme en paix !… C’est pourtant étrange, raisonnait-il, je me meurs, et j’entends distinctement les pas des soldats et le bruit des coups de feu ! »

« Par ici, un brancard ! le chef de compagnie est tué ! » cria au-dessus de lui une voix qu’il reconnut, celle du tambour Ignatief.

Quelqu’un le souleva par les épaules, il ouvrit les yeux avec effort et vit sur sa tête le ciel d’un bleu sombre, des myriades d’étoiles, et deux bombes qui volaient dans l’espace, comme cherchant à se dépasser. Il vit Ignatief, les soldats chargés de brancards et de fusils, le talus de la tranchée, et, tout à coup, il comprit qu’il était encore de ce monde.

Une pierre l’avait légèrement blessé à la tête. Sa toute première impression fut presque un regret ; il s’était si bien, si tranquillement préparé à passer là-bas, que le retour à la réalité, la vue des bombes, des tranchées et du sang lui furent pénibles. La seconde impression fut une joie involontaire de se sentir vivant, et la troisième le désir de quitter le bastion au plus vite. Le tambour banda la tête à son commandant et l’emmena à l’ambulance en le soutenant sous le bras.

« Où vais-je et pourquoi ? pensa le capitaine, revenu un peu à lui ; mon devoir est de rester avec ma compagnie, — d’autant plus, lui souffla une voix intérieure, qu’elle sera bientôt hors de la portée du feu de l’ennemi. »

« C’est inutile, mon ami, dit-il au tambour, en retirant son bras. Je n’irai pas à l’ambulance ; je resterai avec la compagnie.

— Il vaut mieux se laisser panser comme il faut. Votre Noblesse ; le premier moment, ça ne semble être rien, et puis ça peut empirer. Vrai, Votre Noblesse… »

Mikhaïlof s’était arrêté, indécis ; il aurait peut-être suivi le conseil d’Ignatief, mais il se rappela la quantité de blessés qui encombraient l’ambulance, presque tous grièvement atteints. « Le médecin se moquera peut-être de mon écorchure », se dit-il ; et, sans écouter les arguments du tambour, il alla, d’un pas ferme, rejoindre sa compagnie.

« Où est l’officier Praskoukine, qui était tantôt à côté de moi ? demanda-t-il au sous-lieutenant, qu’il retrouva sur le front de la compagnie.

— Je ne sais pas, je crois qu’il est tué, répondit ce dernier avec hésitation.

— Tué ou blessé ? Comment ne le savez-vous pas ? Il marchait avec nous ; pourquoi ne l’avez-vous pas emporté ?

— Ce n’était pas possible dans cette fournaise !

— Oh ! comment, Mikhaïl Ivanitch, dit Mikhaïlof d’un ton d’irritation, abandonner un vivant ! Et, s’il est mort, il fallait tout de même emporter son corps.

— Quel vivant ! Puisque je vous dis que je me suis approché et que j’ai vu !… Que voulez-vous ? on a à peine le temps d’emporter les siens !… Ah ! ces canailles, les voilà qui lancent des boulets, à présent ! »

Mikhaïlof s’était assis et tenait sa tête à deux mains ; la marche avait augmenté la violence de la douleur.

« Non, dit-il, il faut absolument aller le prendre ; il est peut-être vivant ; c’est notre devoir, Mikhaïl Ivanitch ! »

Mikhaïl Ivanitch ne répondit rien.

« Il n’a pas eu l’idée de l’emporter, et maintenant il faudra détacher des soldats isolés. Comment les envoyer sous ce feu d’enfer, qui les tuera pour rien ? » pensait Mikhaïlof.

« Enfants, il faut retourner là-bas prendre cet officier qui est blessé, là-bas, dans le fossé », dit-il sans élever la voix et d’un ton qui n’avait rien du commandement ; car il devinait à quel point l’exécution de cet ordre devait être désagréable aux hommes.

Et, comme il ne s’adressait à personne en particulier, aucun d’eux ne s’avança à cet appel.

« Qui sait ? il est peut-être mort, et ça ne vaut pas la peine d’exposer inutilement nos hommes. C’est ma faute, j’aurais dû y penser. J’irai seul, c’est mon devoir. — Mikhaïl Ivanitch, ajouta-t-il tout haut, conduisez la compagnie, je vous rattraperai. »

Et, ramassant d’une main les plis de son manteau, il toucha de l’autre l’image de saint Mitrophane ; il la portait sur sa poitrine, par dévotion spéciale à ce bienheureux.

Le capitaine rebroussa chemin, s’assura que Praskoukine était bien mort, et revint en retenant de la main le bandage relâché qui entourait sa tête. Le bataillon était déjà au pied de la montagne et presque en dehors de l’atteinte des balles lorsque Mikhaïlof le rejoignit. Quelques bombes perdues arrivaient encore.

« Il faudra que j’aille demain me faire inscrire à l’ambulance », se dit le capitaine, tandis que l’aide-chirurgien rebandait sa plaie.


XIII


Des centaines de corps mutilés, fraîchement ensanglantés, qui, deux heures avant, étaient pleins d’espérances et de volontés diverses, sublimes où mesquines, gisaient, les membres raidis, dans la vallée fleurie et baignée de rosée qui sépare le bastion de la tranchée, ou sur le sol uni de la petite chapelle des morts dans Sébastopol ; les lèvres desséchées de tous ces hommes murmuraient des prières, des malédictions ou des gémissements ; ils rampaient et se retournaient sur le flanc, les uns abandonnés parmi les cadavres de la vallée en fleur, les autres sur les brancards, les lits et le plancher humide de l’ambulance ; malgré cela, tout comme aux jours précédents, le ciel s’embrasait de lueurs d’aurore au-dessus du mont Sapoun, les étoiles scintillantes pâlissaient, un brouillard blanchâtre se levait sur la houle sombre et plaintive de la mer, l’aube empourprait l’orient, de longs nuages de flamme couraient sur l’horizon d’azur ; comme aux jours précédents, le grand flambeau montait lentement, puissant et superbe, promettant au monde ranimé la joie, l’amour et le bonheur.


XIV


Le lendemain soir, la musique du régiment des chasseurs jouait de nouveau sur le boulevard ; autour du pavillon, des officiers, des junkers, des soldats, des jeunes femmes se promenaient avec un air de fête dans les allées d’acacias blancs en fleur.

Kalouguine, le prince Galtzine et un autre colonel marchaient bras dessus bras dessous en causant de l’affaire de la veille. Le sujet dominant dans cette conversation était, comme toujours, non l’affaire elle-même, mais la part qu’y avaient prise ceux qui en parlaient : l’expression de leurs figures, le son de leurs voix, avaient quelque chose de sérieux, de triste, et l’on aurait pu supposer que les pertes subies les affligeaient profondément ; mais, à dire vrai, comme personne d’entre eux n’avait perdu quelqu’un qui lui fût cher, ils s’imposaient cette expression officielle de deuil par pure convenance. Kalouguine et le colonel, quoiqu’ils fussent de très bonnes gens, n’eussent pas demandé mieux que d’assister tous les jours à un engagement pareil pour recevoir chaque fois une épée d’honneur ou le grade de général-major. Quand j’entends qualifier de monstre un conquérant, qui envoie à leur perte des millions d’hommes pour satisfaire son ambition, j’ai toujours envie de rire ; questionnez un peu les sous-lieutenants, Pétrouchef, Antonof et autres, et vous verrez que chacun de nous est un Napoléon au petit pied, un monstre prêt à engager une bataille, à tuer une centaine d’hommes, pour obtenir une petite étoile de plus ou une augmentation d’appointements.

« Je vous demande pardon, disait le colonel, l’affaire a commencé sur le flanc gauche… J’y étais !

— Peut-être bien, répondit Kalouguine, car j’ai été presque tout le temps au flanc droit ; j’y suis allé deux fois, d’abord pour chercher le général, ensuite simplement comme ça, pour regarder ! C’est là qu’il faisait chaud !

— Si Kalouguine le dit, c’est positif ! repartit le colonel en se tournant vers Galtzine. Sais-tu qu’aujourd’hui même V… m’a dit que tu étais un brave ? Nos pertes sont réellement effrayantes : dans mon régiment, quatre cents hommes hors de combat ! Je ne comprends pas comment j’en suis sorti vivant ! »

À l’autre extrémité du boulevard, ils virent surgir la tête bandée de Mikhaïlof, qui venait à leur rencontre.

« Vous êtes blessé, capitaine ? lui demanda Kalouguine.

— Oui, légèrement ! par une pierre, répondit Mikhaïlof.

— Le pavillon est-il déjà amené ? fit le prince Galtzine, regardant par-dessus la casquette du capitaine et ne s’adressant à personne en particulier.

— Non, pas encore[5], dit Mikhaïlof, très désireux de montrer qu’il savait le français.

— L’armistice dure-t-il encore ? » demanda Galtzine en lui adressant poliment la parole en russe, ce qui semblait vouloir dire au capitaine : — Je sais que vous parlez difficilement le français ; pourquoi ne pas parler russe tout simplement ? Sur ce, les aides de camp s’éloignèrent de Mikhaïlof, qui se sentit, comme la veille au soir, très isolé ; ne voulant pas frayer avec les uns et ne se décidant pas à aborder les autres, il se borna à saluer quelques personnes et s’assit près du monument de Kazarsky pour fumer une cigarette.

Le baron Pesth fit aussi son apparition sur le boulevard ; il raconta qu’il avait pris part à la négociation de l’armistice, qu’il avait causé avec des officiers français, et que l’un d’eux lui avait dit :

« Si le jour était venu une demi-heure plus tard, les embuscades auraient été reprises. »

À quoi il lui aurait répondu :

« Monsieur, je ne dis pas non, pour ne pas vous donner un démenti. »

Et sa réponse le remplissait d’orgueil.

En réalité, bien qu’il eût assisté à la conclusion de l’armistice et qu’il eût grande envie de causer avec des Français, chose particulièrement amusante, il n’avait rien dit de remarquable. Le junker baron Pesth s’était longtemps promené devant les lignes en demandant aux Français les plus rapprochés de lui :

« De quel régiment êtes-vous ? »

On lui répondait, et c’était tout. Comme il s’était avancé un peu au delà du terrain neutralisé, une sentinelle française, qui ne se figurait pas que ce Russe comprît sa langue, lui avait lancé un formidable juron.

« Il vient regarder nos travaux, ce sacré !… »

Si bien qu’après cela, ne trouvant plus d’intérêt à sa promenade, le junker baron Pesth était retourné chez lui, en composant tout le long du chemin les phrases françaises qu’il venait de débiter à ses connaissances. On voyait aussi à la promenade le capitaine Zobkine criant à haute voix, le capitaine Objogof avec son uniforme déchiré, le capitaine d’artillerie qui ne cherche les bonnes grâces de personne, le junker heureux en amour, en un mot tous les personnages de la veille, agissant sous l’empire des mêmes éternels mobiles. Il ne manquait que Praskoukine, Néferdof et quelques autres ; nul ne songeait plus à eux ; pourtant leurs corps n’étaient encore ni lavés, ni habillés, ni ensevelis dans la terre.


XV


Sur nos bastions et dans les tranchées françaises flottent les drapeaux blancs ; dans la vallée couverte de fleurs gisent entassés, déchaussés, habillés de bleu ou de gris, des corps mutilés qu’emportent les travailleurs pour les déposer sur des charrettes ; l’air est empesté par l’odeur des cadavres. De Sébastopol et du camp français, une masse de monde afflue pour contempler ce spectacle ; c’est avec une curiosité avide et bienveillante que les uns et les autres se rencontrent sur ce terrain.

Écoutons les propos qui s’échangent entre eux.

Là, dans ce petit groupe de Français et de Russes, un jeune officier examine une giberne ; quoiqu’il parle mal le français, il se fait suffisamment comprendre.

« Et ceci pourquoi… ce oiseau-là ? demande-t-il.

— Parce que c’est une giberne d’un régiment de la garde, monsieur ; elle porte l’aigle impériale.

— Et vous, de la garde ?

— Pardon, monsieur, du 6e de ligne.

— Et ceci, où acheté ? » L’officier indique le petit tube en bois qui maintient la cigarette du Français.

« À Balaklava, monsieur ; c’est tout simplement en bois de palmier.

— Joli ! réplique l’officier, forcé d’employer le peu de mots qu’il connaît et qui, bon gré mal gré, s’imposent à lui dans la conversation.

— Si vous voulez bien garder cela en souvenir de cette rencontre, vous m’obligerez ! »

Et le Français jette sa cigarette, souffle dans le tube et le présente poliment à l’officier en saluant ; celui-ci lui donne le sien en échange ; tous les assistants français et russes sourient et paraissent enchantés.

Voici un fantassin à la mine dégourdie, en chemise rose, sa capote jetée sur les épaules ; sa figure respire la gaieté et la curiosité ; accompagné de deux camarades, les mains derrière le dos, il s’approche, demande du feu au Français ; celui-ci souffle, secoue son brûle-gueule et offre de son feu au Russe.

« Tabac bonn ! » dit le soldat en chemise rose, et les spectateurs sourient.

« Oui, bon tabac, tabac turc ! répond le Français ; et chez vous autres, tabac russe bon ?

Rouss bonn ! » reprend le soldat en chemise rose, et cette fois les spectateurs rient aux éclats. « Français pas bonn, bonn jour, mousiou ! » poursuit le soldat, faisant parade de tout son savoir en français, riant et tapant sur le ventre de son interlocuteur. Les Français rient aussi.

« Ils ne sont pas jolis, ces b… de Russes, dit un zouave.

— De quoi est-ce qu’ils rient ? demande un autre avec un fort accent italien.

Le caftan bonn ! recommence le hardi soldat en examinant les pans brodés du zouave.

— À vos places, sacré nom ! » crie à ce moment un caporal français.

Et les soldats se dispersent de mauvaise humeur.

Cependant notre jeune lieutenant de cavalerie fait la roue dans un groupe d’officiers ennemis.

« Je l’ai beaucoup connu, le comte Sasonof, dit l’un de ceux-ci ; c’est un de ces vrais comtes russes, comme nous les aimons.

— J’ai aussi connu un Sasonof, reprend l’officier de cavalerie, mais il n’était pas comte, que je sache ; c’est un petit brun, de votre âge à peu près.

— C’est ça, monsieur, c’est lui. Oh ! que je voudrais le voir, ce cher comte ! Si vous le voyez, faites-lui bien mes compliments. — Capitaine Latour, ajouta-t-il en s’inclinant.

— Quelle triste besogne nous faisons ! Ça chauffait cette nuit, n’est-ce pas ? reprend l’officier de cavalerie, désireux de soutenir la conversation et montrant les cadavres.

— Oh ! monsieur, c’est affreux ; mais quels gaillards, vos soldats ! C’est un plaisir que de se battre avec des gaillards comme eux.

— Il faut avouer que les vôtres ne se mouchent pas du pied non plus », répond le cavalier russe en saluant, persuadé qu’il a fort bien reparti.

Mais assez sur ce sujet ; regardez plutôt ce gamin de dix ans, coiffé d’une vieille casquette usée appartenant sans doute à son père, les jambes nues et les pieds chaussés de grands souliers, vêtu d’un pantalon en cotonnade retenu par une seule bretelle ; il est sorti des fortifications au début de la trêve ; il se promène depuis lors dans le terrain creux, examinant avec une curiosité stupide les Français, les corps couchés par terre ; il cueille les petites fleurs bleues des champs dont le vallon est parsemé. L’enfant retourne sur ses pas avec un grand bouquet et se bouche le nez pour ne pas sentir l’infecte odeur que lui envoie le vent ; arrêté auprès de quelques cadavres entassés, il examine longtemps un mort privé de sa tête et hideux à voir. Après une longue contemplation, il s’approche et touche du pied le bras raidi, tendu ; comme il appuie dessus plus fort, le bras remue et retombe à sa place. Le gamin pousse un cri, cache son visage dans les fleurs, et rentre dans les fortifications en courant à toutes jambes.

Oui, sur les bastions et sur les tranchées flottent les drapeaux blancs, un soleil resplendissant descend sur la mer bleue, cette mer ondule et brille sous les rayons dorés ; des milliers de gens se groupent, regardent, causent et se sourient les uns aux autres ; ces gens-là, qui sont des chrétiens, qui professent la grande loi de l’amour et du dévouement, contemplent leur œuvre sans se jeter repentants aux genoux de Celui qui leur a donné la vie, et, avec la vie, la crainte de la mort, l’amour du bien et du beau ; ces gens-là ne s’embrassent pas comme des frères en versant des larmes de joie et de bonheur ! Consolons-nous du moins par la pensée que ce n’est pas nous qui avons commencé cette guerre, que nous nous bornons à défendre notre pays, notre sol natal ! Les drapeaux blancs sont enlevés, les engins de mort et de souffrance tonnent de nouveau ; de nouveau, le sang innocent coule à flots, on entend les gémissements et les malédictions.

J’ai dit tout ce que je voulais dire, pour cette fois du moins ; mais un doute pénible m’accable. Il aurait peut-être mieux valu se taire, car peut-être ce que j’ai dit est du nombre de ces vérités pernicieuses, obscurément enfouies dans l’âme de chacun, et qui, pour rester inoffensives, ne doivent pas être exprimées ; de même qu’il ne faut pas remuer un vieux vin, de crainte que le dépôt ne remonte et ne trouble la liqueur. Où donc, dans ce récit, voyons-nous le mal qu’il faut éviter et le bien vers lequel il faut tendre ? Où est le traître ? où est le héros ? Tous sont bons et tous sont mauvais. Ce n’est pas Kalouguine, avec son brillant courage, sa bravoure de gentilhomme et sa vanité, principal moteur de toutes ses actions… Ce n’est pas Praskoukine, nul et inoffensif, bien qu’il soit tombé sur le champ de bataille pour la foi, le trône et la patrie,… ni Mikhaïlof, si timide, ni Pesth, cet enfant sans conviction et sans règle morale, qui pourraient passer pour des traîtres ou des héros…

Non, le héros de mon récit, celui que j’aime de toutes les forces de mon âme, celui que j’ai tâché de reproduire dans toute sa beauté, celui qui a été, est et sera toujours beau, — c’est le Vrai !

  1. C’est le titre du « Moniteur de l’armée » russe.
  2. Treillage en bois couvert en lierre, à la mode à une certaine époque dans les salons.
  3. Sous-officier noble.
  4. Nos soldats, habitués à se battre avec les Turcs et à entendre leurs cris de guerre, racontent toujours que les Français criaient de même : « Allah ! »
  5. En français dans le texte.