Shirley/21

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 348-358).


CHAPITRE XXI.

Deux vies.


Moore n’avait montré que la moitié de sa résolution et de son activité dans la défense de sa fabrique : il montra l’autre moitié (et c’était la plus terrible) dans l’infatigable et impitoyable ardeur avec laquelle il poursuivit les meneurs de l’émeute. Il laissa la foule tranquille : peut-être un sentiment inné de justice lui disait-il que des hommes égarés par de mauvais conseils et poussés par les privations n’étaient pas dignes de sa vengeance, et que celui qui fait tomber sa colère sur un homme courbé sous la souffrance est un tyran et non un juge. Dans tous les cas, bien qu’il en connût un grand nombre, les ayant parfaitement remarqués dans la dernière partie de l’attaque, quand le jour commençait à poindre, il les laissait passer chaque jour à côté de lui, sans leur adresser aucune parole ni aucune menace.

Il ne connaissait pas les chefs. C’étaient des étrangers, des émissaires des grandes villes. Beaucoup n’étaient pas des membres de la classe ouvrière ; c’étaient des débauchés, des banqueroutiers, des hommes toujours dans les dettes et souvent dans la boisson, des hommes qui n’avaient rien à perdre et avaient beaucoup à gagner sous le rapport de l’argent et de la propreté. Ces hommes, Moore les chassait comme un chien chasse le gibier ; et cette occupation lui convenait : son excitation plaisait à sa nature ; il l’aimait mieux que de faire du drap. Son cheval devait haïr ce temps-là, car il était monté rudement et souvent : Moore vivait presque sur les routes, et l’air frais était aussi bienvenu à ses poumons, que la visite du policeman à son humeur : il le préférait à la vapeur des teintureries ; les magistrats du district devaient le craindre ; c’étaient des hommes lents et timides. Il aimait à les forcer de trahir une certaine crainte qui les faisait vaciller dans leur résolution et reculer devant l’action, la crainte de l’assassinat. C’était cette crainte qui avait enchaîné tout manufacturier et presque tout homme public dans le district ; Helstone seul l’avait toujours repoussée. Le vieux Cosaque savait qu’il pouvait recevoir une balle ; il connaissait le danger : mais une semblable mort ne l’effrayait pas ; c’est celle qu’il eût choisie, s’il avait eu un choix à faire.

Moore aussi connaissait le danger et le méprisait. La pensée qu’il chassait des assassins était l’aiguillon de son ardente nature. Quant à la crainte, c’était un homme trop fier, trop rudement élevé, trop phlegmatique pour craindre. Souvent il lui arrivait de parcourir les marais à cheval, la nuit, au clair de lune, ou sans clair de lune, dans une disposition d’esprit plus vigoureuse, avec des facultés plus fraîches que lorsque la sécurité et le calme l’environnaient dans son comptoir. Les meneurs dont il voulait s’assurer étaient au nombre de quatre : deux dans l’espace de quinze jours furent arrêtés près de Stilbro’ ; pour les deux autres, il fallait les chercher plus loin : leur retraite était supposée dans les environs de Birmingham.

En même temps, le manufacturier ne négligeait pas sa fabrique battue en brèche : les réparations n’étaient pas difficiles ; le charpentier et le vitrier seuls suffisaient. Les émeutiers n’étant pas parvenus à entrer dans la place, ses chères machines n’avaient reçu aucun dommage.

Pendant cette vie occupée, pendant que la sévère justice et les affaires demandaient toute son énergie et harassaient ses pensées, donnait-il un moment, consacrait-il un effort pour tenir allumé un feu plus doux que ceux qui brûlent dans le temple de Némésis ? C’est ce qu’il était difficile de découvrir. Il allait rarement du côté de Fieldhead ; s’il y allait, ses visites étaient brèves ; s’il allait à la rectorerie, c’était seulement pour demeurer en conférence avec le recteur dans son cabinet. Pendant ce temps, l’histoire de l’année continuait à être troublée ; il n’y avait aucun calme dans la tempête de la guerre. Son long ouragan continuait à balayer le continent. Il n’y avait pas le plus léger signe de temps serein, aucune éclaircie à travers les nuages de la poussière et de la fumée des batailles ; aucune rosée bienfaisante ne tombait sur l’olivier ; aucune cessation de la pluie rouge qui nourrissait l’inutile et glorieux laurier. Pendant ce temps, la ruine avait ses sapeurs et ses mineurs à l’œuvre sous les pas de Moore, et, soit qu’il fût à cheval ou à pied, soit qu’il traversât seulement son comptoir ou qu’il galopât sur le triste marais de Rushedge, il entendait un creux écho et sentait la terre trembler sous ses pas.

Tandis que l’été se passait ainsi pour Moore, comment s’écoulait-il pour Shirley et Caroline ? Visitons d’abord l’héritière. À qui ressemble-t-elle ? À une fille abandonnée, pâle et se desséchant pour un infidèle amoureux. Demeure-t-elle tout le jour assise et courbée sur quelque tâche sédentaire ? A-t-elle continuellement un livre à la main ou un travail de couture sur son genou, des yeux seulement pour cela, des mots pour rien, et des pensées qu’elle n’exprime pas ?

En aucune façon. Shirley est parfaitement bien. Elle n’a perdu ni l’air pensif de sa physionomie ni son nonchalant sourire. Elle égaye le vieux et sombre manoir par sa présence. La galerie et les chambres qui y aboutissent ont souvent retenti des joyeux échos de sa voix. Elle a accoutumé au frôlement de sa robe de soie le corridor sombre à une seule fenêtre, qu’elle traverse à chaque instant d’une chambre à l’autre, tantôt portant des fleurs dans le barbare salon fleur de pêcher, tantôt entrant dans la salle à manger pour en ouvrir les fenêtres afin d’y laisser pénétrer les senteurs de la mignonnette et de l’églantier, d’autres fois portant au soleil, à la porte du porche, les plantes qui étaient sur la fenêtre de l’escalier.

De temps à autre elle prend son travail d’aiguille ; mais, par quelque fatalité, il ne lui arrive jamais d’y travailler pendant plus de cinq minutes de suite. À peine a-t-elle apprêté son dé et enfilé son aiguille, qu’une pensée soudaine l’appelle à l’étage supérieur ; peut-être pour chercher quelque étui à aiguilles en ivoire dont elle vient de se souvenir, ou une vieille boîte à ouvrage dont elle n’a aucun besoin, mais qui lui semble pour le moment indispensable ; peut-être pour arranger ses cheveux, ou remettre de l’ordre dans un tiroir qu’elle se rappelle avoir laissé le matin dans un curieux état de confusion ; peut-être seulement pour regarder certaines vues, d’une certaine fenêtre d’où l’on découvre l’église et la rectorerie de Briarfield, agréablement ensevelies sous les arbres. À peine est-elle revenue et a-t-elle repris sa bande de batiste ou son canevas, que le grattement violent et le sifflement étranglé de Tartare se font entendre à la porte du porche, et il faut qu’elle coure lui ouvrir. Il fait très-chaud ; il revient pantelant ; il faut qu’elle le conduise à la cuisine, et qu’elle s’assure de ses propres yeux si sa cruche d’eau est remplie. À travers la porte ouverte de la cuisine on aperçoit la cour, toute peuplée de coqs d’Inde et de leurs dindonneaux, de poules et de leurs poussins, d’oiseaux de Guinée au brillant plumage, et d’une riche variété de pigeons, les uns blancs, d’autres au col pourpré, d’autres bleus et couleur de cannelle. Spectacle irrésistible pour Shirley ! Elle court à la paneterie prendre un petit pain qu’elle vient leur émietter sur les marches de l’escalier : autour d’elle se pressent ardents et heureux ses sujets emplumés. John est à l’étable ; il faut qu’elle parle à John et qu’elle donne un coup d’œil à la jument. Elle est en train de la caresser lorsque l’on amène la vache pour la traire : cela est important ; il faut que Shirley reste et surveille toute chose. Il y a peut-être quelques petits veaux ou quelques petits agneaux, des jumeaux peut-être, que leurs mères rejettent ; Shirley se fait conduire auprès d’eux, et se permet le plaisir de leur donner la nourriture de ses propres mains, sous la direction du soigneux John. Pendant cette opération, John émet ses doutes touchant certaines questions d’agriculture, et sa maîtresse est obligée d’aller chercher son chapeau de paille et de l’accompagner en franchissant les barrières et longeant les haies, pour entendre sur place la conclusion de toute cette matière agriculturale. La brillante après-midi se change ainsi en douce soirée ; Shirley revient à la maison un peu tard prendre le thé, et après le thé elle ne coud jamais.

Après le thé Shirley lit, et elle est aussi tenace pour son livre qu’elle l’est peu pour son aiguille. Son cabinet d’étude est le devant de la cheminée, son siège un tabouret, ou peut-être seulement le tapis, aux pieds de mistress Pryor ; là, elle avait coutume d’apprendre ses leçons lorsqu’elle était enfant, et les vieilles habitudes ont conservé sur elle une grande puissance. Tartare est toujours étendu à côté d’elle, son museau noir allongé sur ses pattes de devant, droites, fortes et aussi grosses que celles d’un loup des Alpes. Une main de la maîtresse repose généralement sur la rude tête du serf fidèle, qui se montre mécontent et gronde lorsqu’elle la retire. L’esprit de Shirley est tout à son livre ; elle ne lève pas les yeux ; elle ne bouge ni ne parle, si ce n’est pour répondre brièvement et respectueusement à mistress Pryor, qui de temps à autre lui adresse des conseils sous forme de prières.

« Ma chère, vous feriez mieux de ne pas avoir ce grand chien si près de vous ; il froisse tout le bord de votre robe.

— Oh ! ce n’est que de la mousseline, j’en puis mettre une blanche demain.

— Ma chère, je voudrais vous voir prendre l’habitude de vous asseoir à une table lorsque vous lisez.

— J’essayerai quelque jour, madame : mais il est si bon de faire comme l’on a toujours fait !

— Ma chère, laissez-moi vous prier de quitter ce livre ; vous vous abîmez les yeux à la clarté douteuse de ce feu.

— Pas le moins du monde, madame, mes yeux ne sont jamais fatigués. »

À la fin, cependant, une pâle lumière venant de la fenêtre tombe sur la page ; Shirley regarde, la lune est levée ; elle ferme le livre, se lève et parcourt la chambre. Son livre était peut-être bon ; il a rafraîchi, rempli, réchauffé son cœur. Le tranquille parloir, le foyer propre, la fenêtre par laquelle on découvre la douce reine des nuits radieuse sur son nouveau trône, suffisent pour faire de la terre un Éden, de la vie un poème pour Shirley. Un calme et profond délice enflamme ses jeunes veines, délice sans trouble et sans mélange, qu’aucun pouvoir humain ne peut lui ravir, parce qu’aucun pouvoir humain ne le lui a accordé ; le pur don de Dieu à sa créature, le libre présent de la nature à son enfant. Cette joie lui donne un avant-goût de la vie des anges. Prenant son essor par des chemins verdoyants, par de joyeuses collines toutes de verdure et de lumière, elle atteint un point presque aussi élevé que celui d’où les anges regardaient le rêveur de Béthel, et son œil scrute, son âme possède la vision de la vie telle qu’elle la désire. Non, pas telle qu’elle la désire, elle n’a pas le temps de désirer ; la gloire multiplie ses splendeurs plus rapidement que la pensée ne peut effectuer ses combinaisons, que l’aspiration ne peut formuler ses désirs. Shirley ne dit rien pendant cette extase, elle est tout à fait muette ; mais, si mistress Pryor lui adresse la parole, elle sort tranquillement et va continuer sa promenade dans l’obscure galerie de l’étage supérieur.

Si Shirley n’était une indolente, une insouciante, une ignorante créature, elle prendrait la plume en de tels moments, ou du moins pendant que leur souvenir est frais dans son esprit ; elle saisirait, elle fixerait l’apparition, elle raconterait la vision révélée. Si elle avait dans la tête l’organe de l’acquisitivité un peu plus développé, un peu plus de l’amour de la propriété dans sa nature, elle prendrait une large feuille de papier et écrirait simplement, de son écriture singulière, mais claire et lisible, l’histoire qui lui a été racontée, le chant qui a retenti à son oreille, et elle posséderait ainsi ce que son imagination a été capable de créer. Mais elle est paresseuse, elle est insouciante et fort ignorante, car elle ne sait pas que ses rêves sont rares, ses sensations toutes particulières : elle ne connaît pas, elle n’a jamais connu et elle mourra sans connaître toute la valeur de cette précieuse source, dont le brillant et frais bouillonnement entretient dans son cœur une éternelle verdure.

Shirley prend aisément la vie : ce fait n’est-il pas écrit dans son œil ? Dans ses moments de bonne humeur, cet œil n’est-il pas aussi rempli de paresseuse douceur, que dans ses courts accès de colère il est rempli de feu ? Sa nature est dans son œil : lorsqu’elle est calme, l’indolence, l’indulgence, la gaieté et la tendresse, se lisent dans ce large globe gris ; qu’elle s’anime, un rouge éclair perce la rosée, il jette des flammes.

Avant que le mois de juillet fût passé, miss Keeldar serait probablement partie avec Caroline pour le tour qu’elles avaient projeté ; mais, précisément à cette époque, une invasion tomba sur Fieldhead : une armée de touristes assiégea Shirley dans son château et la força de se rendre à discrétion. Un oncle, une tante et deux cousines du Midi, M…, mistress et les deux misses Sympson, de Sympson-Grove, vinrent lui rendre visite. Les lois de l’hospitalité lui firent un devoir de renoncer à son projet, ce qu’elle fit avec une facilité un peu surprenante pour Caroline, qui savait combien elle était prompte à agir et fertile en expédients, lorsqu’il s’agissait de faire triompher sa volonté. Miss Helstone lui exprima même son étonnement de la voir se soumettre si facilement. Elle répondit que de vieux sentiments avaient leur pouvoir : elle avait passé deux années de sa première jeunesse à Sympson-Grove.

Miss Helstone lui demanda quelle était son affection pour ces parents.

Elle n’avait rien de commun avec eux, répliqua-t-elle ; le petit Harry Sympson, il est vrai, ne ressemblait nullement à ses sœurs, et elle avait eu autrefois une grande amitié pour lui ; mais il ne venait pas dans le Yorkshire, du moins pas encore.

Le dimanche suivant, le banc d’honneur de l’église de Briarfield était occupé par un vieux gentleman, précieux et tiré à quatre épingles, qui rajustait ses lunettes et changeait de position toutes les trois minutes ; une vieille lady à l’air calme et placide, habillée de satin brun, et deux jeunes ladies modèles, dans une toilette modèle et une attitude modèle. Shirley avait l’air d’un cygne noir ou d’une corneille blanche au milieu de cette compagnie ; elle paraissait tout à fait déconcertée. Nous allons la laisser dans cette respectable société pour nous occuper de miss Helstone.

Séparée de miss Keeldar pour le présent, car elle ne pouvait aller la chercher au milieu de ses parents ; éloignée de Fieldhead par la commotion qu’avaient produite les nouveaux arrivés, Caroline se trouva de nouveau confinée à la sombre rectorerie, aux promenades solitaires dans les sentiers écartés. Elle passait ses longues et tristes après-midi, tantôt assise dans le tranquille parloir que le soleil quittait vers le milieu du jour, tantôt, immobile comme une statue, dans le bosquet du jardin où ses rayons brillants, quoique tristes, passant à travers les groseilliers, venaient dessiner des carrés et des losanges sur sa blanche robe d’été. Là, elle lisait de vieux livres pris dans la bibliothèque de son oncle : les livres grecs et latins n’étaient d’aucun usage pour elle, et la collection de littérature légère qui avait appartenu à sa tante Mary n’avait rien de bien attrayant. Quelques vénérables Magazines pour les dames, qui avaient autrefois accompli un voyage en mer avec leur maîtresse et avaient essuyé une tempête, et dont les pages étaient salies d’eau salée ; quelques absurdes Magazines méthodistes pleins de miracles, d’apparitions, d’avertissements surnaturels, de songes sinistres, et de fanatisme furieux ; les non moins folles Lettres des Morts aux Vivants, de mistress Élisabeth Rowe ; quelques vieux classiques anglais : de ces fleurs flétries Caroline avait dans son enfance extrait tout le miel, et elles étaient maintenant sans saveur pour elle. En manière de changement, et aussi pour faire le bien, elle se mettait à coudre, à confectionner des vêtements pour les pauvres sous la direction de miss Ainley. Quelquefois, lorsqu’elle sentait les larmes lui venir dans les yeux et qu’elle les voyait lentement tomber sur son ouvrage, elle se demandait comment l’excellente femme qui avait coupé et disposé cet ouvrage pouvait garder une sérénité si égale dans sa solitude.

« Jamais je ne trouve miss Ainley opprimée par le désespoir ou abattue par le chagrin, pensait-elle ; et cependant son petit cottage est un triste endroit, et elle n’a ni brillante espérance, ni ami dans le monde. Je me rappelle néanmoins qu’elle m’a dit une fois avoir accoutumé ses pensées à tendre toujours vers le ciel. Elle convenait qu’il n’y avait, et qu’il n’y avait jamais eu que peu de jouissances en ce monde pour elle ; et je suppose qu’elle a dirigé ses espérances vers le bonheur de la vie future. Ainsi font les religieuses, dans leur cellule fermée, avec leur lampe de fer, leur robe collante comme un suaire, leur lit étroit comme un cercueil. Elle dit souvent qu’elle n’a aucune crainte de la mort, aucune terreur de la tombe ; pas plus sans doute que saint Siméon Stylite en haut de sa terrible colonne, au milieu de la solitude sauvage, pas plus que l’Hindou fanatique étendu sur sa couche de pointes de fer. Mais ceux-là, ayant violé les lois de la nature, avaient leurs sympathies et leurs antipathies naturelles renversées. Ils étaient arrivés à un état morbide. Je crains encore la mort, mais je crois que c’est parce que je suis jeune : la pauvre miss Ainley s’attacherait davantage à la vie, si la vie avait plus de charme pour elle. Dieu ne nous a certainement pas créés et ne nous fait pas vivre pour que nous désirions continuellement la mort. Je crois intimement que nous avons été destinés à aimer la vie et à en jouir aussi longtemps qu’elle nous est donnée. Dieu, en nous donnant l’existence, n’a jamais entendu qu’elle soit cette chose pâle, inutile et languissante, qu’elle devient pour beaucoup, et pour moi en particulier.

« Personne, continua-t-elle, personne n’est à blâmer pour l’état dans lequel se trouvent les choses, autant du moins que je puis le voir, et je ne pourrais dire, après y avoir beaucoup réfléchi cependant, comment elles pourraient être améliorées ; mais je sens qu’il y a quelque chose de mal quelque part. Je crois que les femmes non mariées devraient avoir plus à faire, de plus intéressantes et surtout plus profitables occupations, qu’elles n’en possèdent maintenant. Et, lorsque je parle ainsi, je ne crois nullement offenser Dieu par mes paroles ; je ne crois pas être impie ou impatiente, irréligieuse ou sacrilége. Ce qui me console, du reste, c’est de penser que Dieu a compassion de bien des douleurs et entend bien des soupirs, auxquels les hommes ferment leurs oreilles ou qu’ils regardent avec un air de mépris impuissant. Je dis impuissant, car je vois qu’aux peines que la société ne peut guérir, elle défend ordinairement de s’exprimer, sous peine de son mépris : ce mépris est une espèce de manteau de clinquant qui recouvre sa faiblesse difforme. Les gens n’aiment pas qu’on leur rappelle des maux qu’ils ne peuvent ou ne veulent guérir ; car le sentiment de leur propre incapacité, ou de l’obligation où ils sont de faire des efforts qui ne leur plaisent pas, trouble leur quiétude et leur satisfaction d’eux-mêmes. Les vieilles filles, comme les pauvres sans asile et sans travail, ne doivent demander ni une place ni une occupation dans la société : cela trouble les heureux et les riches ; cela trouble les parents. Voyez les nombreuses familles de filles du voisinage : les Armitage, les Birtwhistle, les Sykes. Les frères de ces filles ont tous un commerce ou une profession ; ils ont quelque chose à faire. Leurs sœurs n’ont aucun emploi terrestre, si ce n’est le soin de la maison et la couture ; aucun plaisir terrestre, si ce n’est d’improfitables visites ; aucune espérance, dans toute leur vie à venir, de rien de meilleur. Cet état de stagnation fait décliner rapidement leur santé ; elles ne sont jamais bien portantes, et leur esprit et leurs idées se rétrécissent prodigieusement. Le grand désir, le seul but de chacune d’elles, est d’être mariée, mais le plus grand nombre ne le seront jamais. Elles mourront comme elles vivent maintenant. Elles passent leur vie à dresser des plans et à tendre des pièges pour attraper des maris. Les gentlemen les tournent en ridicule ; ils n’ont pas besoin d’elles et ne font d’elles aucun cas : ils disent, je les ai entendus plusieurs fois le dire avec un rire moqueur, que le marché matrimonial est encombré. Les pères disent la même chose et se mettent en colère lorsqu’ils remarquent les manœuvres de leurs filles : ils leur ordonnent de demeurer à la maison. Que veulent-ils qu’elles fassent à la maison ? Si vous le demandez, ils répondent : coudre et faire la cuisine : ils attendent qu’elles fassent cela, et cela seulement, de bon cœur, régulièrement, sans aucune plainte, pendant toute leur vie, comme si elles n’avaient aucun germe de facultés pour rien autre chose ; doctrine aussi raisonnable à soutenir que celle qui prétendrait que les pères n’ont aucunes facultés pour manger la cuisine que font leurs filles ou porter les vêtements qu’elles cousent. Est-ce que les hommes pourraient vivre ainsi eux-mêmes ? Ne seraient-ils pas bientôt fatigués ? Et, lorsqu’ils ne recevraient aucun soulagement dans leur fatigue, mais seulement des reproches à sa moindre manifestation, est-ce que leur fatigue ne finirait pas par se changer avec le temps en frénésie ? Lucrèce, filant à minuit au milieu de ses suivantes, et la femme vertueuse de Salomon, sont souvent citées comme les modèles de ce que le sexe (comme ils disent) devrait être. Je n’en sais rien ; Lucrèce, j’ose le dire, était une fort digne sorte de personne, ressemblant beaucoup à ma cousine Hortense Moore ; mais elle faisait veiller ses servantes fort tard. Je n’aurais pas aimé être au nombre de ses filles. Hortense se conduirait absolument de même envers moi et Sarah, si elle le pouvait, et nous ne pourrions le souffrir ni l’une ni l’autre. La « femme vertueuse » avait toute sa maison sur pied à minuit ; elle servait le déjeuner avant une heure du matin ; mais elle avait autre chose à faire que de filer et de distribuer des portions : elle était manufacturière, elle fabriquait de la toile et la vendait ; elle s’occupait d’agriculture, elle achetait des domaines et plantait des vignes. Cette femme était une ménagère : c’était ce que nos matrones appellent une femme habile. En somme, je la préfère de beaucoup à Lucrèce ; mais je crois que ni M. Armitage ni M. Sykes n’eussent eu l’avantage sur elle dans un marché ; cependant je l’aime. « La force et l’honneur étaient ses vêtements ; elle possédait la confiance de son époux. La sagesse parlait par sa bouche ; sur sa langue était la loi de douceur : ses enfants croissaient en la bénissant ; son mari aussi chantait ses louanges. » Roi d’Israël, votre modèle de la femme est un admirable modèle ! mais sommes-nous, de nos jours, élevées pour lui ressembler ? Hommes du Yorkshire ! vos filles atteignent-elles à ce royal modèle ? Pouvez-vous leur donner un champ dans lequel leurs facultés puissent s’exercer et se développer ? Hommes d’Angleterre ! regardez vos pauvres filles, dont beaucoup s’étiolent autour de vous, dévorées par la consomption, ou, ce qui est pire, dégénérant en aigres vieilles filles, envieuses, médisantes, misérables, parce que la vie est pour elles un désert, ou, ce qui est le pire de tout, réduites à chercher par la coquetterie et de méprisables artifices à gagner par le mariage cette position que l’on refuse au célibat. Pères de famille, ne pouvez-vous changer cet état de choses ? Non peut-être tout à coup ; mais examinez sérieusement ce sujet lorsqu’il vous sera soumis ; recevez-le comme un thème digne de considération ; ne le rejetez pas avec une sotte plaisanterie ou une insulte indigne d’un homme. Vous voudriez être fiers de vos filles et non rougir d’elles ; cherchez-leur alors une occupation et un intérêt qui en puissent faire autre chose que des coquettes et des médisantes. Tenez enchaînée l’intelligence de vos filles, elles seront pour vous une plaie, un souci, un opprobre ; cultivez-la, donnez-leur un but et une occupation, elles seront vos gaies compagnes dans la santé, vos plus tendres gardes dans la maladie, vos plus fidèles soutiens dans la vieillesse.