Shirley/6

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 83-108).


CHAPITRE VI.

Les vicaires prenant le thé.


Caroline Helstone avait juste dix-huit ans ; et, à dix-huit ans, l’histoire de la vie réelle va bientôt commencer. Avant ce temps, nous assistons à un conte, à une merveilleuse fiction, délicieux quelquefois, tristes souvent, presque toujours éloignés de la réalité. Avant cet âge, notre monde est héroïque ; ses habitants sont demi-dieux ou demi-démons, ses scènes des songes. Des bois plus sombres, des collines plus étranges, un ciel plus brillant, des eaux plus dangereuses, des fleurs plus suaves, des fruits plus séduisants, des plaines plus vastes, des déserts plus arides que ceux que l’on trouve dans la nature, constellent notre globe enchanté. Quelle lune que celle que nous voyons avant cet âge ! Comme le tremblement de nos cœurs à son aspect témoigne de son indicible beauté ! Quant à notre soleil, c’est un ciel en feu, le séjour de la divinité.

À cet âge, dix-huit ans, nous touchons aux confins de l’illusion : la terre des rêves est derrière nous, les rivages de la réalité se lèvent à l’horizon. Ces bords sont éloignés encore ; ils paraissent si bleus, si doux, si paisibles, que nous désirons ardemment les atteindre. Nous voyons au-dessous de l’azur une verdure pareille à celle des pelouses au printemps ; les lignes argentées qui miroitent à nos yeux nous paraissent des cours d’eaux vives. Si nous pouvions atteindre cette terre ! La faim et la soif n’auraient plus prise sur nous. Mais bien des déserts sont à traverser ; souvent le fleuve de la mort, ou quelque torrent de douleurs plus froid et presque aussi noir que la mort, doit être franchi avant qu’il nous soit permis de goûter le vrai bonheur. Toute joie que donne la vie doit être gagnée avant que d’être obtenue ; et avec quelle peine, ceux-là seuls le savent qui ont lutté pour les grandes récompenses. Le sang du cœur orne souvent de ses perles rouges le front du combattant, avant que vienne s’y poser la couronne de la victoire.

À dix-huit ans, nous ne savons pas cela. Nous croyons à l’espérance, qui nous sourit et nous promet le bonheur. Si l’amour vient comme un ange déchu errer autour de notre porte, il est aussitôt admis, fêté, caressé. Nous ne voyons pas son carquois. Si une de ses flèches nous transperce, sa blessure nous semble la pulsation d’une nouvelle vie. Nous n’avons aucune crainte de son poison, ni du dard barbelé que nul médecin ne peut extraire. Cette dangereuse passion, une agonie dans quelques-unes de ses phases, pour beaucoup une agonie continue, est reçue comme un inappréciable bien. À dix-huit ans, enfin, on entre à l’école de l’expérience, pour se fortifier et s’épurer par ses rudes et souvent cruelles leçons.

Oh ! expérience, aucun Mentor n’a un visage aussi froid, aussi dévasté que le vôtre ; nul ne porte un vêtement si noir, une verge si lourde ; nul ne courbe d’une main plus ferme le novice sur sa tâche. C’est par vos instructions seules que l’homme et la femme peuvent trouver un chemin sûr à travers le désert de la vie. Sans votre aide, comme ils trébuchent et s’égarent ! Sur quelles terres défendues ne mettent-ils pas les pieds ! Sur quelle pente abrupte ne sont-ils pas précipités !

Caroline, ramenée à la maison par Robert, n’avait nulle envie de passer le reste de la soirée avec son oncle. La chambre dans laquelle il se tenait était sacrée pour elle. Elle y pénétrait rarement, et, ce soir-là, elle s’en tint éloignée jusqu’à ce que la cloche sonnât les prières. Une partie du service du soir était la formule de prière en usage dans la maison de M. Heldstone. Il la lisait de sa voix nasale, claire, élevée et monotone. Pour assister à cette prière, Caroline, selon son habitude, se rendit dans la chambre de son oncle.

« Bonsoir, oncle, dit-elle, la prière terminée.

— Eh ! vous avez vagabondé toute la journée ; vous l’avez passée en visites, en dîners dehors, que sais-je ?

— J’ai été seulement au cottage.

— Et avez-vous appris vos leçons ?

— Oui.

— Et fait une chemise ?

— Seulement partie d’une.

— C’est bien ; appliquez-vous à l’aiguille, apprenez à faire les chemises, les robes, la pâtisserie, et vous serez un jour une femme remarquable. Allez vous coucher maintenant. Je suis occupé à lire une brochure. »

Voici maintenant Caroline enfermée dans sa petite chambre à coucher. Elle a revêtu sa blanche robe de nuit ; ses longs cheveux soyeux et épais, maintenant en liberté, flottent jusqu’à sa ceinture ; et, comme si elle avait voulu se reposer en les peignant, elle a appuyé sa tête sur sa main et fixé ses yeux sur le tapis. Devant elle se lèvent, autour d’elle se meuvent les visions qui s’offrent à nos dix-huit ans.

Ses pensées lui parlaient alors, et parlaient agréablement sans doute, car elle souriait en les écoutant. Elle semblait jolie, rêvant ainsi ; mais quelque chose de plus frais, de plus brillant qu’elle, hantait cette petite chambre : c’était l’esprit de la jeune Espérance. Suivant ce prophète flatteur, Caroline ne devait plus connaître le frisson du désappointement. Elle était entrée dans l’aurore d’un jour d’été, non pas une fausse aurore, mais le véritable commencement du jour, et son soleil était près de se lever. Il était impossible qu’elle se crût le jouet d’une illusion : ses espérances lui semblaient garanties ; la base sur laquelle elles reposaient lui paraissait solide. Quand deux jeunes gens s’aiment, la première chose qu’ils font est de se marier, tel était son argument. « Eh bien ! j’aime Robert, et je suis assurée que Robert m’aime : je l’ai pensé bien des fois auparavant ; aujourd’hui je le sens. Quand j’ai levé mon regard sur lui après avoir récité le poëme de Chénier, ses yeux (quels beaux yeux il a !) ont fait pénétrer la vérité au fond de mon âme. Quelquefois je crains de lui parler, j’ai peur d’être trop franche, j’ai peur de lui paraître chercher son amour ; car plus d’une fois j’ai regretté amèrement des paroles étourdies et inutiles, et craint d’avoir dit plus qu’il n’attendait, de peur qu’il ne désapprouvât ce qu’il pouvait considérer en moi comme une indiscrétion. Mais, ce soir, j’eusse pu exprimer toute ma pensée, il était si indulgent ! Comme il a été aimable en m’accompagnant jusqu’ici ! Il ne sait pas flatter ni dire des folies. Sa manière de déclarer son amour (son amitié, j’entends, car je ne peux encore le considérer comme mon amoureux, mais j’espère qu’il le sera un jour) ne ressemble pas à ce que nous lisons dans les livres ; elle est bien supérieure, originale, calme, ferme, sincère. Je l’aime ; je serais pour lui une excellente femme s’il m’épousait ; je lui ferais voir tous ses défauts (car il a quelques défauts), mais j’étudierais ses goûts, je le chérirais et m’efforcerais de le rendre heureux. Maintenant, je suis sûre qu’il n’aura pas demain son air froid ; je suis presque certaine que demain il viendra ici ou me fera prier d’aller là-bas. »

Elle recommença de peigner ses cheveux, longs comme ceux d’une sirène. Tournant la tête en les arrangeant, elle aperçut son visage et sa personne dans la glace. Si une jeune fille qui n’a point reçu la beauté en partage n’éprouve aucun plaisir à voir son visage réfléchi dans un miroir, il n’en est pas de même de celle qui est jolie. Pour celle-ci, la peinture est charmante et doit charmer. Caroline vit une forme, une tête qui, daguerréotypées dans cette attitude et dans cette expression, eussent été ravissantes. Elle ne pouvait tirer de là que la confirmation de ses espérances, et ce fut avec un redoublement de joie qu’elle se mit au lit.

Joyeuse aussi elle se leva le lendemain matin. Quand elle entra dans la salle à manger de son oncle, elle lui souhaita le bonjour avec un enjouement si doux et si gai, que le petit homme de bronze pensa un moment que sa nièce devenait une charmante fille. Ordinairement elle était avec lui réservée et timide ; très-docile, mais point communicative ; ce matin, cependant, elle trouva mille choses à lui dire. Elle avait fait une promenade matinale dans le jardin, et elle lui dit quelles fleurs commençaient à pousser ; elle demanda quand le jardinier viendrait arranger les bordures ; elle lui apprit que certains sansonnets commençaient à bâtir leurs nids dans le clocher de l’église (l’église de Briarfield était à côté du presbytère) ; elle s’étonna de ce que le bruit des cloches ne les effrayait point.

M. Helstone émit l’opinion qu’ils ressemblaient aux jeunes fous qui viennent de s’unir, et que dans le premier moment rien ne peut troubler, tout entiers qu’ils sont à leur amour. Caroline, peut-être un peu trop encouragée par la bonne humeur dans laquelle elle se trouvait temporairement, hasarda ici une remarque qu’elle n’avait jamais osé faire aux observations de son révéré parent.

« Mon oncle, dit-elle, toutes les fois que vous parlez du mariage, vous le faites avec mépris ; pensez-vous que les gens ne doivent pas se marier ?

— C’est assurément le plus sage, spécialement pour les femmes.

— Est-ce que tous les mariages sont malheureux ?

— Des millions de mariages sont malheureux ; si tout le monde voulait dire la vérité, peut-être tous le sont-ils plus ou moins.

— Vous êtes toujours vexé lorsqu’on vient vous chercher pour marier un couple ; pourquoi ?

— Parce qu’on n’aime pas à prendre une part active à un acte de pure folie. »

M. Helstone répondait si volontiers, qu’il paraissait heureux de l’occasion qui lui était donnée de faire un peu connaître à sa nièce son opinion sur ce point. Encouragée par l’impunité dont avaient joui ses premières questions, elle se hasarda un peu plus loin.

« Mais pourquoi, dit-elle, serait-ce un acte de pure folie ? Si deux personnes s’aiment, pourquoi ne consentiraient-elles pas à vivre ensemble ?

— Elles sont fatiguées l’une de l’autre au bout d’un mois. Un camarade de joug n’est point un associé ; c’est un compagnon de souffrances. »

Ce ne fut point une naïve simplicité qui inspira à Caroline la remarque qui suivit : ce fut un profond sentiment d’antipathie pour de telles opinions, et de mécontentement contre celui qui les professait.

« On dirait que vous n’avez jamais été marié, mon oncle ; on dirait que vous soyez un vieux célibataire.

— En réalité, je le suis.

— Mais vous avez été marié. Pourquoi avez-vous été assez inconséquent pour vous marier ?

— Tout homme est fou une ou deux fois en sa vie.

— Ainsi vous fûtes fatigué de ma tante, et ma tante de vous, et vous fûtes misérables ensemble ? »

M. Helstone avança sa lèvre cynique, plissa son front bruni et prononça un grognement inarticulé.

« Ne vous convenait-elle point ? Avait-elle un mauvais caractère ? N’avez-vous pu vous habituer à elle ? N’avez-vous pas été affligé lorsqu’elle est morte ?

— Caroline, dit M. Helstone, en abaissant lentement sa main à un pouce ou deux de la table, et frappant soudainement l’acajou, comprenez ceci : il est vulgaire et puéril de confondre le général avec le particulier. Dans chaque cas, il y a la règle et il y a l’exception. Vos questions n’ont pas le sens commun. Sonnez, si vous avez fini de déjeuner. »

Le déjeuner fut enlevé, et, ce repas fini, l’oncle et la nièce avaient coutume de se séparer et de ne se retrouver ensemble que pour le dîner. Mais ce jour-là, la nièce, au lieu de quitter la chambre, se dirigea vers l’appui de la fenêtre, et s’y assit. M. Helstone jeta autour de lui un ou deux regards inquiets, comme s’il eût voulu qu’elle s’éloignât ; mais elle regardait par la fenêtre, et n’avait point l’air de faire attention à lui : aussi il continua la lecture de son journal, qui se trouvait être fort intéressant, car de nouveaux mouvements venaient d’avoir lieu dans la Péninsule, et plusieurs colonnes étaient remplies de longues dépêches du général lord Wellington. Il ne savait guère, cependant, quelles pensées agitaient l’esprit de sa nièce, pensées que la conversation de tout à l’heure avait ravivées, mais non produites : elles étaient tumultueuses alors comme des abeilles troublées dans une ruche ; mais il y avait des années qu’elles avaient creusé leurs cellules dans son cerveau.

Elle passait en revue le caractère de son oncle, sa disposition d’esprit, ses sentiments sur le mariage. Bien souvent, auparavant, elle les avait passés en revue déjà, et avait sondé le gouffre qui séparait son esprit du sien ; et alors, de l’autre côté du large et profond abîme, elle avait vu et voyait encore une autre figure à côté de celle de son oncle, une figure étrange, sombre, sinistre, à peine terrestre : l’image vague de son propre père, James Helstone, le frère de Matthewson Helstone.

Certaines rumeurs étaient venues à ses oreilles, touchant le caractère de ce père ; elle avait entendu les propos de vieux domestiques ; elle savait aussi qu’il n’était pas un homme bon, et qu’il n’avait jamais été affectueux pour elle. Elle se rappelait, triste souvenir, le peu de semaines qu’elle avait passées auprès de lui quelque part dans une grande ville. Là, elle n’avait point de domestique pour l’habiller et prendre soin d’elle ; son père l’enfermait dans une chambre au grenier, sans tapis, avec un lit sans rideaux pour tout ameublement, puis il partait de bonne heure tous les matins, oubliait souvent de revenir pendant le jour lui donner à dîner, et le soir, lorsqu’il rentrait, il était comme un fou, furieux, terrible ; ou, ce qui était plus triste encore, comme un idiot, hébété, insensible. Elle savait qu’elle était tombée malade dans ce lieu, et qu’une nuit, lorsqu’elle était très-mal, il était entré furieux dans sa chambre, disant qu’il la tuerait, car elle était un fardeau pour lui. Ses cris avaient attiré du secours, et depuis le moment où elle avait été arrachée de ses mains, elle ne l’avait jamais revu, si ce n’est mort dans son cercueil.

Voilà quel avait été son père. Elle avait aussi une mère ; quoique M. Helstone ne parlât jamais de cette mère, quoiqu’elle ne se rappelât pas l’avoir vue, elle savait cependant qu’elle vivait. Sa mère avait donc été l’épouse de l’ivrogne : quelle avait été leur union ? Caroline, se détournant de la fenêtre d’où elle venait d’observer les sansonnets (sans les voir), d’une voix grave et d’un ton triste et plein d’amertume, rompit ainsi le silence.

« Vous appelez le mariage misérable, je suppose, d’après ce que vous avez vu de celui de mon père et de ma mère. Si ma mère a souffert ce que je souffris lorsque j’étais avec papa, elle doit avoir eu une vie affreuse. »

M. Helstone, ainsi apostrophé, tourna sur sa chaise, et regarda sa nièce par-dessus ses lunettes : il était abasourdi.

Son père et sa mère ! Qui est-ce qui lui avait mis dans la tête de parler de son père et de sa mère, dont jamais, pendant les douze ans qu’elle avait passés avec lui, il ne lui avait dit un mot ? Il ne pouvait s’imaginer que ses pensées avaient mûri d’elles-mêmes, et s’étaient portées sur le souvenir de ses parents.

« Votre père et votre mère ? Qui vous a parlé d’eux ?

— Personne ; mais je me rappelle ce qu’était mon père, et je plains ma mère. Où est-elle ? »

Ce : « Où est-elle ? » était venu sur les lèvres de Caroline cent fois auparavant ; mais jusqu’à ce jour elle n’avait jamais osé le prononcer.

« Je n’en sais rien, répondit M. Helstone ; je la connaissais fort peu. Je n’ai pas entendu parler d’elle depuis plusieurs années ; mais, en quelque lieu qu’elle soit, elle ne pense pas à vous. Elle ne s’informe jamais de vous ; j’ai quelques raisons de croire qu’elle ne désire pas vous voir. Allons, voilà l’heure de la leçon ; vous vous rendez auprès de votre cousine à dix heures, n’est-ce pas ? L’heure est sonnée. »

Peut-être Caroline en eût-elle dit davantage ; mais Fanny entra, informant son maître que les marguilliers avaient besoin de lui parler et l’attendaient dans la sacristie. Il se hâta de s’y rendre, et sa nièce partit immédiatement pour le cottage.

La route du presbytère à la fabrique de Hollow était en pente ; Caroline la franchit presque entièrement en courant. L’exercice, l’air frais, la pensée de voir Robert, au moins d’être dans sa maison, dans son voisinage, avaient relevé promptement ses esprits abattus. Arrivant en vue de la blanche maison, et entendant le bruit formidable de la fabrique et de sa chute d’eau, la première personne qu’elle aperçut fut Moore, debout à la porte de son jardin, revêtu de sa blouse hollandaise à ceinture, et coiffé d’un léger chapeau, déshabillé qui lui allait parfaitement. Il regardait du côté opposé à celui par lequel arrivait sa cousine. Elle s’arrêta, se retira derrière un saule, et étudia son attitude.

« Il n’a pas son égal, pensait-elle ; il est aussi beau qu’intelligent. Quel œil perçant ! Quelle netteté, quelle vivacité dans ses traits maigres, mais gracieux ! J’aime son visage, j’aime son aspect. Oh ! je l’aime tant ! beaucoup plus qu’aucun de ces fourbes de vicaires, plus que qui que ce soit ; gentil Robert ! »

Elle fut promptement auprès du gentil Robert. Quant à lui, pendant qu’elle recherchait ainsi sa présence, je crois qu’il se fût évanoui de devant ses yeux comme un fantôme, s’il l’avait pu. Mais il ne pouvait se dérober à la salutation de sa cousine. La manière dont il lui rendit son salut était d’un cousin, d’un frère, d’un ami, bien moins que d’un amant. Le charme indicible de ses manières de la veille avait disparu ; il n’était plus le même homme, ou le même cœur ne battait plus dans sa poitrine. Cruel désappointement ! poignante douleur ! D’abord, l’ardente jeune fille ne pouvait croire à ce changement, quoiqu’elle le vît et le sentît. Il lui était difficile de retirer sa main de la sienne, avant qu’il ne lui eût accordé au moins quelque chose comme une légère pression. Il lui était pénible de détourner les yeux de ses yeux, avant que son regard n’eût exprimé quelque chose de plus affectueux que ce froid accueil.

Un amant ainsi accueilli peut parler et demander des explications. Une jeune fille ne peut rien dire : si elle parlait, le résultat ne pourrait être que la honte et le remords. La nature réprouverait une telle démonstration comme une rébellion contre ses instincts, et la lui ferait payer chèrement par le mépris d’elle-même qui naîtrait en son âme et la torturerait en secret. Prenez donc la chose telle que vous la trouvez : n’adressez aucune question, ne faites aucune remontrance ; c’est le plus sage. Vous attendiez du pain, vous rencontrez un caillou ; brisez vos dents sur ce caillou et ne poussez aucun cri. Ne doutez point que votre estomac mental, si vous possédez cet organe, ne soit aussi fort que celui de l’autruche et ne digère la pierre. Vous tendiez la main pour recevoir un œuf, et le hasard vous fait rencontrer un scorpion. Ne montrez aucune consternation : étreignez fortement le reptile ; il vous percera la main de son dard, n’y faites point attention : au bout d’un certain temps, quand votre bras et votre main enflés auront frémi sous les tortures, le scorpion écrasé mourra, et vous aurez appris comment on souffre sans pousser un sanglot. Pendant le reste de votre vie, si vous survivez à l’épreuve (on dit que quelques-unes en meurent), vous serez plus forte, plus sage, moins sensitive. Vous ne savez peut-être pas cela dans le moment, et vous ne pouvez emprunter du courage à cette espérance. La nature cependant, comme nous l’avons dit, est dans cette circonstance une excellente amie ; elle scelle les lèvres, interdit la plainte et commande une placide dissimulation : dissimulation prenant d’abord un air aisé et gai, passant ensuite au chagrin et à la pâleur, qui font bientôt place à un stoïcisme de convention, non moins fortifiant parce qu’il est moitié amer.

Moitié amer ! est-ce bien cela ? Non, c’est amer qu’il faut dire : l’amertume, c’est la force, c’est un tonique. La force calme et douce succédant à des souffrances aiguës, vous ne la trouvez nulle part : en parler est une illusion. Il peut y avoir un épuisement apathique après la torture : s’il reste de l’énergie, ce sera toujours une dangereuse énergie, terrible quand elle se trouvera aux prises avec l’injustice.

Qui a lu la ballade de Puir Mary Lee, cette vieille ballade écossaise, écrite je ne sais sous quelle génération ni par quel auteur ? Mary a été trompée. Elle ne se plaint pas, mais elle est seule, assise sur la neige, et vous entendez ses pensées. Ce ne sont pas les pensées d’une héroïne de roman, mais celles d’une fille des champs, profondément sensible et pleine de ressentiment. Le désespoir lui a fait quitter le coin de son feu pour les montagnes couvertes de neige et de glace. Couchée au milieu des tourbillons, l’horreur sous ses formes les plus fantastiques s’offre à son imagination : l’aspic à ventre jaune, la vipère hérissée, les chiens aboyant à la lune, les fantômes errants le soir, le lait qui suinte sur le dos du crapaud et autres bizarres visions du cauchemar, elle abhorre tout cela, mais plus encore le perfide Robin-a-Ree.

Oh ! combien autrefois, auprès d’un gai ruisseau,
Là-bas j’étais heureuse, et des bons cœurs chérie !
Aujourd’hui, sur la neige où j’attends un tombeau,
Je sanglote et maudis le noir Robin-a-Ree !

Accourez, vents glacés, rafales, tourbillons,
Secouez les forêts, couvrez tout d’épais voiles !
Que la neige, sur moi refermant ses sillons,
Dérobe pour toujours à mes yeux les étoiles !

Oh ! ne fondez jamais, blanc et chaste manteau
Qui bientôt couvrirez la pauvre Mary Lee :
Gardez-la du mépris, dans ce glacé tombeau,
D’infâmes suborneurs comme Robin-a-Ree !

Mais ce que nous venons de dire ne se rapporte point aux sentiments de Caroline Helstone, ni à l’état des choses entre elle et Robert Moore. Il ne l’avait point trompée ; s’il y avait quelqu’un à blâmer, c’était elle. Le fiel qu’eût distillé son cœur serait monté amèrement à sa bouche. Elle avait donné son amour, mais sans qu’il lui fût demandé ; hasard naturel et quelquefois inéluctable, mais gros de malheur.

Robert, il est vrai, avait quelquefois paru l’aimer ; mais pourquoi ? Parce qu’elle avait déployé tant d’attraits, qu’il n’avait pu, malgré tous ses efforts, maîtriser des sentiments que son jugement ne pouvait approuver. Il allait probablement rompre toute communication intime avec elle, parce qu’il craignait de laisser son cœur s’engager dans une affection inextricable, ou de se voir entraîné, en dépit de sa raison, dans un mariage qu’il croyait imprudent. Maintenant, que lui reste-t-il à faire ? S’abandonner à sa passion, ou la vaincre ? Poursuivre l’objet de son amour, ou se replier sur elle-même ? Si elle est faible, elle suivra le premier de ces expédients, au risque de perdre l’estime de Robert et d’encourir son aversion ; si elle a de la raison, elle imposera silence à son cœur et mettra un frein à ses émotions révoltées. Elle se décidera à envisager la vie telle qu’elle est ; à étudier sérieusement, consciencieusement, ses rudes vérités, ses difficiles problèmes.

Il paraît que Caroline avait quelque peu de raison, car elle quitta Robert avec calme, sans plainte, sans questions, sans qu’un seul de ses traits fût altéré, sans qu’une larme brillât dans ses yeux, alla reprendre, comme de coutume, ses études avec Hortense ; et, lorsque l’heure du dîner fut venue, elle retourna à la maison sans s’arrêter.

Après le dîner, lorsqu’elle se trouva au salon seule, ayant laissé son oncle déguster son verre de vin de Porto, la difficulté qui se présenta à elle et l’embarrassa fut celle de savoir comment elle emploierait le reste de la journée.

Elle avait espéré faire ce qu’elle avait fait la veille, que la soirée se passerait encore avec le Bonheur et Robert. Ce matin elle avait reconnu son erreur, et cependant elle ne pouvait se faire à l’idée qu’aucun hasard ne pourrait ce soir-là la rappeler au cottage de Hollow, ou ramener Moore dans sa société.

Il était souvent arrivé à Robert de venir, après le thé, passer une heure avec son oncle ; la sonnette retentissait alors ; sa voix se faisait entendre dans le corridor, au crépuscule, lorsqu’elle était loin d’attendre un semblable plaisir ; cela est arrivé deux fois depuis qu’il l’a traitée avec une singulière réserve ; et, quoiqu’il lui parlât rarement en présence de son oncle, assis en face de la table où elle travaillait, il a eu constamment les yeux fixés sur elle pendant sa visite. Le peu de mots qu’il lui a adressés étaient encourageants ; il lui a dit bonsoir d’une manière affectueuse. « Qui sait ? il peut venir ce soir, » disait la Fausse Espérance ; Caroline savait que c’était la Fausse Espérance qui parlait, et néanmoins elle écoutait.

Elle voulut lire, ses pensées erraient à l’aventure ; elle essaya de coudre, chaque point était un ennui ; l’occupation lui devenait insupportable ; elle ouvrit son pupitre et voulut écrire une composition française, elle n’écrivit que des bévues.

Tout à coup, la sonnette retentit avec violence ; son cœur bondit, elle s’élança à la porte du salon, l’entr’ouvrit doucement, et regarda par l’ouverture. Fanny recevait un visiteur : un homme grand, juste de la taille de Robert. Un instant elle crut que c’était lui et tressaillit de plaisir ; mais la voix demandant M. Helstone la tira de son erreur. C’était une voix irlandaise, non par conséquent celle de Moore, mais celle du vicaire Malone. Il fut introduit dans la salle à manger, où sans doute il aida promptement son recteur à vider sa bouteille.

C’était un fait à remarquer, qu’à Briarfield, Whinbury ou Nunnely, dans quelque maison qu’arrivât un vicaire au moment d’un repas, dîner ou thé, il était immédiatement suivi par un second, souvent par un troisième. Non qu’ils se fussent donné rendez-vous, mais ils étaient ordinairement tous en campagne en même temps ; et lorsque Donne, par exemple, allait voir Malone chez lui et ne le trouvait pas, il s’informait auprès de son hôtesse de la route qu’il avait prise, et partait à toute vitesse sur ses pas.

La même chose avait lieu pour Sweeting. Il arriva donc, cette après-midi-là, que les oreilles de Caroline furent trois fois torturées par le bruit de la sonnette et l’arrivée de convives peu désirés : car Donne suivit Malone, et Sweeting suivit Donne. Du vin fut monté de la cave (car, quoique le vieil Helstone réprimandât ses inférieurs dans la hiérarchie toutes les fois qu’il les trouvait à boire chez eux, à sa table il aimait à les régaler d’un verre de son meilleur vin) ; et, à travers les portes fermées, Caroline entendit leurs rires joyeux et le bruit discordant de leurs voix. Sa crainte était qu’ils ne demeurassent pour le thé ; car elle n’éprouvait aucun plaisir à le préparer pour ce singulier trio. Ces trois hommes étaient jeunes comme Moore, avaient reçu la même éducation que Moore ; et cependant, quelle différence pour Caroline ! La société des premiers lui apportait un tourment, celle de l’autre un plaisir.

Non-seulement elle était destinée à jouir de leur compagnie, mais la fortune lui amenait en ce moment quatre nouveaux convives de l’autre sexe, entassés dans un phaéton roulant assez pesamment sur la route de Whinbury : une vieille dame et trois de ses filles venaient lui rendre une visite d’amitié, comme c’était l’habitude dans le voisinage. La sonnette retentit donc pour la quatrième fois, et Fanny annonça au salon :

« Mistress Sykes et les trois misses Sykes. »

Lorsque Caroline recevait de la compagnie, son habitude était de se tordre nerveusement les mains, de rougir un peu, de s’avancer précipitamment, quoique avec quelque hésitation. En ces circonstances, elle manquait tout à fait d’usage, bien qu’elle eût passé une année à l’école. Aussi, ce jour-là, ses petites mains blanches se maltraitèrent rudement l’une l’autre, pendant qu’elle se tenait là debout, attendant l’arrivée de mistress Sykes.

Elle entra majestueusement. C’était une grande lady, au teint bilieux, qui faisait une ample et assez sincère profession de piété, et exerçait largement l’hospitalité envers le clergé ; derrière elle marchaient ses trois filles, éclatant trio, toutes trois d’une belle venue et plus ou moins jolies.

En Angleterre, il est un point à remarquer chez les dames habitant la campagne : jeunes ou vieilles, jolies ou laides, tristes ou gaies, toutes (ou presque toutes) ont une certaine expression stéréotypée sur leurs traits, qui semble dire : « Je sais, je n’en tire pas vanité, mais je sais que je suis le modèle de la femme comme il faut ; que toutes celles que j’approche ou qui m’approchent observent donc attentivement en quoi elles diffèrent de moi par l’habillement, les manières, les opinions, les principes et la conduite, car en tout cela elles ont tort. »

Mistress et misses Sykes, loin de faire exception à cette observation, en étaient la confirmation éclatante. Miss Mary, jeune personne d’assez agréable physionomie, portait sa bonne opinion d’elle-même avec quelque dignité, quoique sans roideur ; miss Harriet, une beauté, la portait plus orgueilleusement ; elle paraissait hautaine et froide ; miss Hannah, qui était vaniteuse, hardie, entreprenante, étalait la sienne ouvertement et franchement ; la mère montrait cette bonne opinion avec la gravité qui convenait à son âge et à sa réputation religieuse.

La réception s’accomplit, toutefois. Caroline se dit heureuse de les voir (fausseté insigne) ; elle espérait que la toux de mistress Sykes allait mieux (la toux de mistress Sykes durait depuis vingt ans), et que misses Sykes avaient laissé leurs sœurs en bonne santé à la maison ; à quoi les misses Sykes assises sur trois chaises en face du tabouret à musique sur lequel Caroline s’était placée sans préméditation, après avoir hésité quelques secondes entre ce siège et une large chaise à bras, qu’elle se rappela enfin devoir offrir à mistress Sykes, qui lui en avait épargné la peine en s’y établissant d’elle-même), à quoi les misses Sykes répondirent par une révérence très-majestueuse et très-imposante. Une pause suivit ; cette révérence était de nature à assurer le silence pendant les cinq minutes suivantes, et elle n’y manqua pas ; mistress Sykes s’informa alors de M. Helstone, s’il avait eu de nouveaux accès de rhumatisme ; s’il ne se fatiguait pas en prêchant deux fois le dimanche ; s’il était capable encore de faire complètement son service ; et, sur la réponse affirmative, elle et ses filles répétèrent en chœur que, dans leur opinion, il était l’homme le plus extraordinaire de son âge.

Seconde pause.

Miss Mary, prenant la parole à son tour, demanda à Caroline si elle avait assisté au meeting de la Société biblique, tenu à Nunnely le jeudi précédent. La vérité força miss Helstone à répondre négativement, car le jeudi précédent elle était restée à la maison occupée à lire un roman que Robert lui avait prêté. Cette réponse provoqua une expression de surprise de la part des quatre ladies.

« Nous étions toutes là, dit miss Mary, maman et nous toutes. Nous avions même décidé papa à venir. Hannah avait insisté là-dessus, mais il s’endormit tandis que parlait M. Langweilig, le ministre morave. J’en fus toute honteuse : il faisait si singulièrement aller sa tête !

— Et il y avait le docteur Broadbent, cria Hannah. Quel bel orateur ! On ne s’attendrait pas à cela de lui. Il a une physionomie si vulgaire !

— Mais c’est un homme si aimé ! interrompit Mary.

— Un homme si bon, si utile ! ajouta sa mère.

— Seulement il ressemble à un boucher, dit la belle, la fière Henriette. Je ne pouvais le regarder, j’écoutais les yeux fermés. »

Miss Helstone sentait son infériorité et son incompétence ; n’ayant point vu le docteur Broadbent, elle ne pouvait donner son opinion. Une troisième pause eut lieu, pendant laquelle Caroline ressentit dans le fond de son cœur quelle folle rêveuse elle était, quelle vie impossible elle menait, combien peu elle était apte aux relations ordinaires avec le monde ; elle comprit qu’elle avait eu tort de s’être trop exclusivement attachée au blanc cottage de Hollow, et d’avoir borné tout son univers à l’existence d’un des habitants de ce cottage. Elle sentait que cela ne pouvait toujours aller ainsi, et que quelque jour elle se verrait forcée d’y faire un changement. On ne pourrait dire qu’elle désirât ressembler exactement aux ladies qui étaient là devant elle ; mais elle voulait devenir supérieure à ce qu’elle était alors, afin de se sentir moins intimidée par leur dignité.

Le seul moyen qu’elle trouvât de renouer la conversation fut de leur demander si elles voulaient rester toutes pour le thé, et il lui en coûta beaucoup d’accomplir cet acte de civilité. Mistress Sykes avait déjà commencé à dire : « Nous sommes fort obligées, mais… » quand Fanny rentra de nouveau.

« Les messieurs resteront ce soir, madame, dit-elle de la part de M. Helstone.

— Quels messieurs avez-vous ? » demanda mistress Sykes.

Les noms furent prononcés ; elle et ses filles échangèrent des regards. Les vicaires n’étaient pas pour elles ce qu’ils étaient pour Caroline. M. Sweeting était un de leurs favoris ; voire même M. Malone, parce qu’il appartenait au clergé.

« Réellement, puisque vous avez de la compagnie déjà, je pense que nous resterons, dit mistress Sykes. Nous formerons une tout à fait agréable petite réunion ; j’ai toujours du plaisir à me trouver avec le clergé. »

Caroline fut obligée de conduire ces dames en haut, de les aider à se débarrasser de leurs châles, à lisser leurs cheveux et à se faire belles ; de les reconduire au salon, de leur distribuer des albums de gravures, ou des objets achetés à la Corbeille des Juifs. Elle était obligée d’y faire des achats, bien qu’elle contribuât peu à son approvisionnement, et, si elle avait eu beaucoup d’argent à sa disposition, elle eût certainement, toutes les fois qu’on apportait au presbytère ce terrible cauchemar, acheté toute la provision, plutôt que d’y contribuer d’une pelote à épingles.

Il est nécessaire peut-être d’expliquer en passant, pour ceux qui ne seraient point au fait des mystères de la Corbeille des Juifs et de celle des Missionnaires, que ces meubles, sont des paniers en osier d’une certaine dimension, destinés à porter de maison en maison une collection monstre de pelotes à épingles, d’étuis à aiguilles, de sacs à ouvrage, d’objets d’habillements d’enfants, etc., etc., faits bon gré, mal gré, par les mains des dames chrétiennes d’une paroisse, et vendus de force aux gentlemen païens de l’endroit à des prix exorbitants. Les produits de cette vente forcée sont appliqués à la conversion des juifs et à la régénération de l’intéressante race de couleur répandue sur le globe. Chaque lady contribuante tient à son tour la corbeille pendant un mois, se charge de coudre pour elle et de vendre son contenu au public mâle, qui ne se montre jamais acheteur empressé. C’est un moment rempli d’excitation que celui où le tour arrive. Quelques ladies à l’esprit actif et commercial aiment cette corvée et s’amusent extrêmement à faire payer aux avares et aux grippe-sous de leur connaissance quatre ou cinq cents pour cent au-dessus de leur valeur des objets qui ne leur sont d’aucun usage. D’autres, plus faibles, redoutent la tâche, et aimeraient mieux voir le matin à leur porte le Prince des ténèbres lui-même que la satanée corbeille.

Miss Helstone, ayant accompli son devoir d’hôtesse avec plus d’ennui que de plaisir, se transporta à la cuisine, pour tenir sur le thé un conseil privé avec Fanny et Élisa.

« Comment allons-nous faire ? s’écria Élisa, la cuisinière. Moi qui n’ai pas cuit aujourd’hui, pensant que nous aurions assez de pain jusqu’à demain matin ! Nous n’en aurons jamais assez.

— Y a-t-il quelques gâteaux à thé ? demanda sa jeune maîtresse.

— Seulement trois, et un pain. Je voudrais bien que ce beau monde demeurât chez lui jusqu’à ce qu’on l’envoyât chercher, moi qui ai besoin de finir mon chapeau.

— Alors, dit Caroline, à qui la nécessité donnait de l’énergie, il faut que Fanny coure à Briarfield acheter quelques galettes et quelques biscuits ; et ne soyez pas de mauvaise humeur, Élisa, nous n’y pouvons rien.

— Et quel service prendrons-nous ?

— Oh ! le meilleur, je suppose. Je vais chercher le service d’argent. »

Et elle monta rapidement à l’armoire à la vaisselle, et descendit aussitôt la théière, l’aiguière à crème et le sucrier.

« Maintenant, apprêtez tout le plus vite possible ; car plus tôt le thé sera fini, plus tôt ils partiront, du moins je l’espère. Hélas ! je voudrais qu’ils fussent déjà partis, » soupira-t-elle en retournant au salon. S’arrêtant un instant à la porte avant d’entrer : « Si Robert arrivait seulement maintenant, pensa-t-elle, comme tout irait bien ! S’il était présent, combien plus agréable me paraîtrait la tâche d’amuser ce monde ! Il y aurait de l’intérêt à l’entendre (quoiqu’il ne parle pas beaucoup en compagnie), à parler en sa présence ; quel plaisir peut-on prendre à la conversation de ces dames ? Comme elles vont babiller lorsque les vicaires seront entrés, et comme je vais souffrir en les écoutant ! Mais je suis une égoïste : ce sont de très-respectables gens, et je devrais sans doute être fière de leur ressembler. Je ne dis pas qu’elles ne soient pas aussi bonnes que moi, loin de là, mais elles sont si différentes ! »

Elle entra.

Les habitants du Yorkshire, dans ce temps-là, prenaient le thé autour de la table, assis le plus près possible, et les genoux cachés. Il était essentiel d’avoir une multitude d’assiettes remplies de gâteaux et de tartines de toutes sortes ; il était convenable que le centre fût occupé par un plat en verre rempli de marmelade ; parmi les viandes, devait se trouver un assortiment de talmouses et de tartes. S’il y avait aussi une assiette de tranches minces de jambon garnies de persil, c’était encore mieux.

Heureusement Élisa, la cuisinière du recteur, connaissait son affaire : l’arrivée inattendue d’un si grand nombre de convives l’avait d’abord rendue de mauvaise humeur, mais elle se remit bientôt, car, au moment voulu, le thé fut servi d’une façon splendide ; et ni le jambon, ni les tartes, ni la marmelade ne manquèrent.

Les vicaires, appelés à ce copieux repas, entrèrent joyeux. Mais en apercevant les dames, qu’ils ne savaient point là, ils reculèrent près de la porte. Malone conduisait le trio. Il s’arrêta court et tomba en arrière, renversant presque Donne, qui se trouvait trois pas derrière lui. Donne, par contre-coup, envoya le petit Sweeting dans les bras du vieux Helstone, qui formait l’arrière-garde. Il y eut quelques plaintes et quelques rires. Malone fut prié de faire attention, et pressé d’aller en avant ; ce qu’il fît en rougissant jusqu’au bout de son front pointu. Helstone, avançant, jeta les timides vicaires de côté, salua ses belles convives, donna à chacune une poignée de main accompagnée d’une plaisanterie, et se plaça commodément entre l’aimable Harriet et la pétulante Hannah ; il pria miss Mary de passer sur le siège qui se trouvait en face de lui, afin qu’il pût la voir, s’il ne pouvait se placer auprès d’elle. Plein d’aisance et de galanterie à sa manière avec les jeunes ladies, il était fort populaire parmi elles. En réalité, cependant, il ne respectait ni n’aimait le sexe, et celles que les circonstances avaient mises en relations intimes avec lui l’avaient toujours plus redouté qu’aimé.

Les vicaires durent se placer comme ils purent. Sweeting, le moins embarrassé des trois, se réfugia auprès de mistress Sykes, qui l’aimait comme s’il eût été son fils. Donne, après avoir salué la société avec une grâce à lui particulière, et demandé d’un ton prétentieux à Mlle Helstone des nouvelles de sa santé, se laissa tomber dans un siège à côté de Caroline, visiblement ennuyée du voisinage, car elle avait pour Donne, à cause de son imperturbable vanité et de son esprit étroit, une antipathie spéciale. Malone, marmottant d’une façon inintelligible, se plaça de l’autre côté. Caroline se trouva donc entre deux protecteurs dont elle savait parfaitement ne devoir tirer aucune utilité, ni pour la conversation, ni pour passer les tasses et la pâtisserie.

Malone, intarissable causeur avec les hommes, était muet comme un poisson en présence des dames. Il avait cependant trois phrases toutes faites, qu’il ne manquait jamais de produire.

1o Êtes-vous allée vous promener aujourd’hui, miss Helstone ?

2o Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu votre cousin Moore ?

3o Votre classe à l’école du dimanche est-elle toujours aussi nombreuse ?

Lorsque Malone eut adressé ces trois questions et que Caroline y eut répondu, il régna entre eux un parfait silence.

Avec Donne, c’était autre chose : il était insupportable. Il avait une provision de petits mots les plus vulgaires et les plus pervers qui se pussent imaginer : des critiques sur les habitants de Briarfield et du Yorkshire en général ; des plaintes sur l’absence de haute société, sur l’état arriéré de la civilisation dans ces districts ; des murmures contre la conduite peu respectueuse des basses classes dans le Nord envers les classes élevées ; des railleries sur la manière de vivre de ces comtés, sur le manque de bon ton, l’absence d’élégance, comme si lui, Donne, avait été accoutumée vivre dans les hautes sphères, prétentions auxquelles ses manières communes et sa tournure donnaient le plus complet démenti. Tels étaient les traits qui, selon lui, devaient l’élever dans l’esprit de Mlle Helstone ou de toute autre dame qui les entendrait ; tandis que, chez Caroline au moins, ils ne provoquaient que le mépris, quelquefois même l’irritation : car, fille du Yorkshire elle-même, elle ne pouvait entendre dénigrer son pays par ce pitoyable bavard. Il lui arrivait parfois, à bout de patience, de le regarder en face et de lui jeter quelque mot dont le sens et le ton étaient peu propres à lui attirer la bienveillance du jeune vicaire ; de lui dire, par exemple, que ce n’était pas une preuve de bonne éducation que de railler continuellement les autres sur leur vulgarité, ni le signe d’un bon pasteur, de censurer éternellement son troupeau ; de lui demander pourquoi il avait embrassé le sacerdoce, puisqu’il se plaignait de n’avoir que des cabanes à visiter et de pauvres gens à instruire ; s’il avait été nommé ministre pour porter des vêtements confortables et habiter des palais. Questions d’ailleurs considérées par tous les vicaires comme audacieuses et impies.

Le thé dura longtemps ; tous les convives bavardèrent comme leur hôtesse l’avait prévu. M. Helstone étant de bonne humeur, ce qui lui arrivait toujours en compagnie des femmes, car ce n’était qu’avec une dame de sa famille qu’il maintenait sa taciturnité rébarbative, M. Helstone donna cours à un flot de brillant et joyeux verbiage avec sa voisine de droite, sa voisine de gauche et même sa vis-à-vis, miss Mary ; car Mary étant la plus sensée, la moins coquette des trois, c’est à elle que le vieux veuf faisait le moins d’attention. Helstone ne pouvait se faire à l’idée du bon sens chez les femmes ; il aimait à les voir aussi étourdies, aussi légères, aussi vaines, aussi exposées au ridicule que possible, parce qu’alors elles étaient en réalité ce qu’il les disait être et ce qu’il voulait qu’elles fussent : des êtres inférieurs, des jouets destinés à amuser une heure de loisir et à être jetés ensuite.

Hannah était sa favorite. Harriet, quoique belle, égoïste et contente d’elle-même, n’était pas assez faible pour lui. Elle avait quelque dignité vraie parmi beaucoup de fausse fierté, et, si elle ne parlait pas comme un oracle, elle ne babillait pas comme une idiote. Elle n’eût jamais consenti à être traitée comme une poupée, un enfant, un joujou ; elle s’attendait à ce qu’on s’inclinât devant elle comme devant une reine.

Hannah, au contraire, ne demandait pas de respect, mais de la flatterie ; en lui disant qu’elle était un ange, ses admirateurs pouvaient la traiter comme une idiote. Elle était si crédule et si frivole, elle devenait si niaise lorsqu’elle se voyait l’objet des attentions et de la flatterie, que M. Helstone se sentait tenté de renouveler l’expérience du mariage avec elle ; mais heureusement le souvenir salutaire des ennuis de sa première union, l’impression qui lui était restée de cette pierre qu’il s’était une première fois attachée au cou, la fixité de ses sentiments touchant les maux insupportables de l’existence conjugale, tenaient sa tendresse en échec, étouffaient le soupir qui gonflait ses vieux poumons de fer, et l’empêchaient de murmurer à l’oreille d’Hannah des propositions qu’elle eût entendues avec autant de gaieté que de satisfaction.

Il est probable qu’elle lui eût accordé sa main s’il la lui avait demandée ; ses parents eussent certainement approuvé ce mariage. Pour eux, les cinquante-cinq ans d’Helstone, son cœur cuirassé, n’eussent pas été des obstacles ; et, comme il était recteur, vivait bien, occupait une confortable maison et était censé avoir de la fortune (quoique en cela le monde fût dans l’erreur : il avait consacré, jusqu’au dernier shilling, les cinq mille livres sterling qu’il avait héritées de son père à la construction et à la dotation d’une église neuve dans son village natal du Lancashire ; car, lorsque tel était son plaisir, il savait montrer une munificence princière, et ne reculait devant aucun sacrifice pour atteindre le but qu’il avait en vue) ; les parents d’Hannah, dis-je, l’eussent sans scrupule livrée à son affectueuse tendresse ; et la seconde mistress Helstone, renversant l’ordre naturel d’existence de l’insecte, eût voltigé à travers la lune de miel, brillant et admiré papillon, et rampé le reste de ses jours, ver sordide et foulé aux pieds.

Le petit M. Sweeting, assis entre mistress Sykes et miss Mary, qui toutes deux se montraient fort aimables envers lui, avait un plat devant lui, et de la marmelade et des croquets sur son assiette ; il paraissait plus heureux qu’un roi. Il était amoureux de toutes les misses Sykes, et toutes raffolaient de lui. S’il éprouvait un regret en ce bienheureux moment, c’est que miss Dora fût absente : Dora étant celle qu’il espérait un jour appeler Mme David Sweeting, avec laquelle il rêvait de majestueuses promenades, la conduisant comme une impératrice à travers le village de Nunnely : impératrice assurément, s’il eût suffi pour cela de la taille et des proportions colossales ; elle était énorme : vue de derrière, on eût dit une puissante lady de quarante ans ; mais elle possédait un beau visage et un excellent caractère.

Le repas se termina enfin. Il l’eût été depuis longtemps, si M. Donne n’avait persisté à demeurer assis avec sa tasse à moitié remplie de thé froid devant lui, longtemps après que les autres eurent fini, longtemps même après que des signes d’impatience se furent manifestés : les chaises avaient été repoussées en arrière ; la conversation avait langui ; le silence s’était fait. Vainement Caroline lui avait demandé s’il désirait une autre tasse ; s’il voulait un peu de thé chaud, celui qu’il avait devant être froid : il ne voulait ni le boire ni le laisser. Il semblait croire que cette position isolée lui donnait une certaine importance ; qu’il était digne et noble de rester le dernier ; qu’il était grand de faire attendre les autres. À la fin, cependant, le vieux recteur lui-même, qui avait été trop agréablement occupé d’Hannah pour s’apercevoir du délai, devint impatient.

« Après qui attendez-vous ? demanda-t-il.

— Après moi, je crois, répondit Donne d’un ton de satisfaction intime.

— Fi donc ! » s’écria Helstone. Puis se levant : « Récitons les grâces, » dit-il ; ce qu’il fit immédiatement, et tous quittèrent la table.

Donne, nullement ébranlé, demeura dix minutes tout seul : ce que voyant, Helstone sonna pour faire enlever le service. Le vicaire se vit alors forcé de vider sa tasse et de quitter le rôle qui, dans sa pensée, avait appelé sur lui une si universelle et si flatteuse attention.

Ensuite, d’après le cours naturel des choses (Caroline avait ouvert le piano et tenu prêts les livres de musique), la musique fut demandée. C’était pour Sweeting une occasion de se montrer. Il était empressé de commencer. Il entreprit donc la tâche ardue d’obtenir que les jeunes ladies voulussent bien chanter un air, une chanson. Il s’en acquitta con amore, riant, suppliant, résistant aux excuses, écartant les difficultés, et finit par triompher auprès de miss Harriet, qui se laissa conduire à l’instrument. Il tira alors les pièces diverses de sa flûte (qui se trouvaient dans sa poche, aussi immanquablement que son mouchoir). Elles furent vissées et ajustées ; Malone et Donne, rapprochés l’un de l’autre, souriaient avec dédain, ce que vit le petit homme en regardant par-dessus son épaule, mais il n’y fit aucune attention. Il était persuadé que leurs sarcasmes venaient de l’envie. Ils ne pouvaient accompagner les dames comme lui ; il allait triompher sur eux.

Le triomphe commença. Malone, chagriné de l’entendre jouer d’une façon supérieure, résolut de se faire remarquer aussi, s’il était possible, et, prenant le rôle d’amoureux (rôle qu’il avait voulu jouer une ou deux fois déjà, mais sans obtenir le succès qu’il croyait dû à ses mérites), s’approcha d’un sofa sur lequel miss Helstone était assise, se plaça auprès d’elle, et se mit à lui débiter avec la langue et avec les mains un speech incompréhensible, accompagné des grimaces les plus plaisantes. Dans le cours de ses efforts pour se rendre agréable, il finit par s’emparer des deux coussins longs et du coussin carré qui garnissaient le sofa, avec lesquels, après les avoir roulés pendant quelque temps avec des gestes étranges, il éleva une sorte de barrière entre lui et l’objet de ses attentions. Caroline, heureuse de la séparation, imagina bientôt une excuse pour passer de l’autre côté de la chambre, où elle alla s’asseoir à côté de mistress Sykes, lui demandant, sur un nouveau point de broderie, quelques instructions qui lui furent données avec plaisir ; et elle se débarrassa ainsi de Pierre-Auguste.

Malone, se voyant de la sorte abandonné, livré à ses propres ressources, sur ce large sofa, avec trois coussins dans les mains, faisait une assez triste figure. Le fait est qu’il était très-sérieusement disposé à cultiver la connaissance de miss Helstone ; car il pensait, comme beaucoup d’autres, que son oncle était riche, et que, n’ayant pas d’enfants, il laisserait probablement sa fortune à sa nièce. Gérard Moore était mieux renseigné sur ce point : il avait vu la belle église qui devait son origine au zèle et à l’argent du recteur, et plus d’une fois, dans son for intérieur, il avait maudit un ruineux caprice qui avait traversé ses espérances.

La soirée parut longue à l’une des personnes réunies dans cette chambre. Caroline, de temps à autre, laissait tomber sa broderie sur ses genoux, et, fermant les yeux et baissant la tête, s’abandonnait à une espèce de léthargie du cerveau, produite sans doute par l’insignifiant bourdonnement qui se faisait autour d’elle : le bruit discordant du piano, les rires et la gaieté de son oncle, d’Hannah et de Mary, rires qu’elle ne pouvait s’expliquer, car elle ne trouvait rien de comique ni de gai dans leurs discours, et, par-dessus tout, l’interminable babillage de mistress Sykes, murmuré à son oreille, babillage qui s’éparpillait sur quatre sujets : sa propre santé et celle des divers membres de sa famille, la Corbeille des Missionnaires et celle des Juifs et leur contenu, le dernier meeting de Nunnely et celui qui devait avoir lieu la semaine suivante à Whinbury.

Fatiguée enfin jusqu’à l’épuisement, elle saisit le moment où M. Sweeting vint parler à mistress Sykes pour quitter furtivement l’appartement et chercher un moment de repos dans la solitude. Elle se retira dans la salle à manger, où un reste de feu brûlait encore dans la cheminée. Le lieu était vide et calme ; les verres et les bouteilles avaient été enlevés, les chaises rangées : tout était en ordre. Caroline se laissa tomber dans la grande chaise à bras de son oncle, ferma à moitié les yeux, et se reposa ; reposa du moins ses membres, ses sens, son ouïe, sa vue, fatigués d’écouter des riens et de regarder dans le vide. Quant à sa pensée, elle s’enfuit aussitôt à Hollow, elle s’arrêta sur le seuil du parloir, puis passa au comptoir, cherchant quel lieu était favorisé de la présence de Robert. Il se trouva qu’aucun n’avait cet honneur, car Robert était à plus d’un demi-mille de ces deux endroits, et beaucoup plus près de Caroline qu’elle ne le supposait. Il traversait en ce moment le cimetière, et s’approchait de la porte du jardin du rectorat ; non, toutefois, pour voir sa cousine, mais uniquement dans le dessein de communiquer une nouvelle au recteur.

Oui, Caroline ; vous entendez vibrer la sonnette ; c’est pour la cinquième fois cette après-midi ; vous tressaillez et vous êtes sûre cette fois que ce doit être l’objet de vos rêves. Pourquoi en êtes-vous sûre ? vous ne pourriez vous l’expliquer, mais vous le sentez. Penchée en avant, vous écoutez avidement pendant que Fanny ouvre la porte : bien ! c’est sa voix, basse, avec le léger accent étranger, mais si douce à votre oreille. Vous vous levez : Fanny va lui dire que M. Helstone est en compagnie, et il va se retirer. Oh ! elle ne peut le laisser partir ; en dépit d’elle-même, en dépit de sa raison, elle traverse la moitié de la chambre, elle se tient prête à se précipiter, si elle l’entendait s’éloigner. Mais il entre dans le corridor.

« Puisque votre maître est en société, dit-il, introduisez-moi dans la salle à manger, apportez une plume et de l’encre ; je veux écrire une courte note que je lui laisserai. »

Maintenant que Caroline a saisi ces mots et l’entend s’avancer, s’il y avait une porte intérieure, elle s’esquiverait par cette porte et disparaîtrait. Elle se sent prise, enfermée. Elle craint que sa présence inattendue ne contrarie Robert. Une seconde auparavant elle se fût précipitée au-devant de lui ; maintenant elle voudrait fuir. Elle ne le peut ; il n’y a aucune issue. La salle à manger n’a qu’une porte, celle par laquelle entre en ce moment son cousin. Elle balbutie une sorte d’excuse :

« J’ai quitté le salon une minute pour prendre un peu de repos. »

Il y avait quelque chose de si timide, de si embarrassé dans l’air et le ton avec lesquels elle prononça ces paroles, que le premier venu eût pu s’apercevoir que quelque triste changement s’était opéré en elle, et que sa vive assurance d’autrefois l’avait abandonnée. M. Moore se rappelait sans doute avec quel aimable empressement et quelle douce confiance elle avait l’habitude de l’accueillir. Il eût pu voir l’effet qu’avait produit sa froideur ; il avait là une occasion de continuer son nouveau système avec succès, s’il voulait encore l’améliorer. Peut-être trouvait-il plus aisé de pratiquer ce système au grand jour, dans la cour de sa fabrique, au milieu de ses occupations, que dans un tranquille parloir et dans le calme de la soirée. Fanny alluma les chandelles, qui étaient demeurées éteintes sur la table, apporta tout ce qu’il fallait pour écrire et se retira. Caroline se disposait à la suivre. Moore, pour être conséquent, eût dû la laisser aller ; cependant il se dressa devant la porte, et, étendant la main, la retint doucement en arrière : il ne lui dit pas de rester, mais il ne voulait pas la laisser partir.

« Dois-je aller dire à mon oncle que vous êtes ici ? » dit-elle toujours de la même voix émue.

— Non ; je puis vous dire tout ce que j’avais à lui dire. Voudrez-vous être ma messagère ?

— Oui, Robert.

— Alors vous pouvez lui apprendre que j’ai découvert un indice de l’identité de l’un au moins des hommes qui ont brisé mes métiers ; qu’il appartient à la bande qui a attaqué les magasins de Sykes et de Pearson, et que j’ai l’espoir de le voir arrêté demain matin. Vous pourrez vous rappeler cela ?

— Oh ! oui. »

Ces deux monosyllabes furent prononcés d’un ton plus triste que jamais, et en les prononçant elle secoua légèrement la tête et soupira.

« Vous voulez le poursuivre ?

— Certainement !

— Non, Robert.

— Et pourquoi non, Caroline ?

— Parce que vous mettrez ainsi contre vous plus que jamais la population ouvrière.

— Ce n’est pas là une raison pour ne pas faire mon devoir et défendre ma propriété. Cet homme est un grand scélérat, et il faut le mettre dans l’impossibilité de commettre de nouveaux méfaits.

— Mais ses complices se vengeront sur vous. Vous ne connaissez pas la méchanceté des habitants de cette contrée : il y en a qui se vantent de pouvoir porter une pierre dans leur poche pendant sept ans, de la tourner au bout de ce temps, de la garder pendant sept autres années, de la lancer enfin, et de frapper le but. »

Moore sourit.

« Très-énergique vanterie, et qui fait beaucoup d’honneur à vos chers amis du Yorkshire. Mais ne craignez rien pour moi, Lina : je suis sur mes gardes vis-à-vis de vos doux compatriotes. Ne vous tourmentez pas à propos de moi.

— Comment pourrais-je ne pas m’inquiéter ? Vous êtes mon cousin. Si quelque chose arrivait… Elle s’arrêta.

— Rien n’arrivera, Lina. Pour parler votre langage, il y a une Providence au-dessus de tout, n’est-ce pas ?

— Oui, cher Robert ; puisse-t-elle vous protéger !

— Et si les prières ont quelque efficacité, les vôtres me profiteront ; vous priez pour moi quelquefois ?

— Non pas quelquefois, Robert ; vous, Louis et Hortense êtes toujours dans mes prières.

— C’est ce que j’ai souvent imaginé. Il m’est souvent venu à l’esprit que quand, fatigué et contrarié, je me mettais au lit comme un païen, un ange avait demandé le pardon pour ma journée et la sécurité pour ma nuit. Je ne crois pas que la piété cléricale serve à grand’chose ; mais les prières partant d’un cœur sincère, de lèvres innocentes, peuvent être accueillies comme l’offrande d’Abel ; et certainement elles le seraient, si l’objet pour lequel elles sont offertes en était digne.

— Anéantissez ce doute : il est sans fondement.

— Quand un homme a été élevé seulement dans le but de gagner de l’argent, qu’il vit pour cela et rien autre chose, et respire à peine un autre air que celui des fabriques et des marchés, il paraît singulier de prononcer son nom dans des prières ou d’associer son idée avec quelque chose de divin ; il semble très-étrange qu’un cœur bon et pur s’en empare et lui donne un refuge, comme s’il avait des droits à cette sorte d’abri. S’il m’était donné de guider ce cœur généreux, je crois que je lui conseillerais de ne plus s’occuper de celui qui ne voit pas dans la vie de but plus élevé que de réparer sa fortune ruinée, et d’effacer de son écusson bourgeois la tache infamante de la banqueroute. »

L’allusion, quoique faite ainsi avec tendresse et modestie (comme le pensait Caroline), fut profondément sentie et clairement comprise.

« Eh bien, je pense seulement, ou je penserai seulement à vous comme à mon cousin, répondit-elle vivement. Je commence à comprendre mieux les choses que je ne les comprenais lorsque vous vîntes en Angleterre, mieux qu’il y a une semaine, mieux qu’hier. Je sais que votre devoir est de faire tous vos efforts pour vous élever, et qu’il ne vous convient pas d’être sentimental ; mais à l’avenir vous ne devrez pas mal interpréter mes sentiments lorsqu’ils vous seront favorables. Vous ne m’avez pas comprise ce matin, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce qui vous a fait penser ainsi ?

— Votre air, vos manières.

— Mais regardez-moi maintenant.

— Oh ! vous êtes tout autre ; à présent j’ose vous parler.

— Cependant je suis le même, excepté que j’ai laissé le marchand là-bas, à Hollow ; votre cousin seul est devant vous.

— Mon cousin Robert ? non, M. Moore.

— Rien de M. Moore. Caroline… »

En ce moment on entendit la société se lever dans l’autre chambre ; la porte fut ouverte, la voiture demandée, ainsi que les châles et les chapeaux ; M. Helstone appela sa nièce.

« Il faut que j’aille, Robert.

— Oui, il faut que vous alliez, ou ils entreront et nous trouveront ici ; et moi, plutôt que de rencontrer cette armée au passage, je m’en irai par la fenêtre ; heureusement elle s’ouvre comme une porte. Une minute seulement, baissez la chandelle un instant ; bonsoir. Je vous embrasse parce que nous sommes cousins, et, étant cousins, un, deux, trois baisers sont permis. Caroline, bonsoir ! »