Six semaines dans un phare/4

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Les pêcheurs malais.

CHAPITRE IV

rabamor

Rabamor et le Rouget. — L’île Poulo-Pinang. — Lutte de Rabamor et d’un Indigène. — Sa fuite. — Les pêcheurs Malais. — L’île Maurice. — Bornéo. — Capture d’un vaisseau chinois. — Un matelot pris par un requin. — Les jungles. — Un orang-outang. — Chasse au tigre. — Les petits éléphants chasseurs. — Excursion dans l’île avec les insulaires. — Leur trahison. — Combat. — Retour. — Le brick le Pinson. — La mer Rouge. — Les Seychelles. — Chasse au crocodile. — Bombay et Goa. — Conspiration à bord. — Mort du Rouget. — Attaque des pirates. — Le Pinson à la côte. — Débarquement. — Inhumation du Rouget. — Le rocher forteresse. — Nouvelles attaques des Indiens. — Une frégate anglaise. — Dernier combat avec les pirates.

— Je ne voudrais pas, dit Rabamor quand ce fut son tour à parler, me faire meilleur que je suis ou plutôt que j’étais. J’avais un caractère exécrable…

— Il lui en reste quelque chose, dit une voix.

— Et de plus la détestable habitude de lever le coude. Au fait, voici mon portrait fidèle :

À vingt ans, je savais comment étaient bâtis les cachots et les prisons de toutes les villes de relâche, je ne parle pas des cabarets, que je connaissais mieux encore. Il n’y avait pas de Breton ni de Normand pour lutter avec moi. Je ne sais pas ce qui coulait dans mes veines et ce que j’avais sur la peau, mais je cherchais dispute à tout le monde, et quand mon poing fermé tombait, il ne se relevait pas sans avoir démoli quelque membre, poché un œil ou cassé une mâchoire. Je n’avais jamais senti la douleur. Amarré un jour au bastingage, je reçus vingt coups de garcette cinglés vertement. J’étais un peu honteux, mais voilà tout, et quand ce fut fini j’allai tranquillement boire un verre de vin à la santé du contre-maître qui m’avait fustigé. J’étais très-méchant, aussi méchant que fort, mais pour ceux qui m’avaient rendu des services, j’étais un agneau. Je serais mort avant eux et pour eux. Quant aux autres, ceux que j’avais en antipathie, ils pouvaient songer à leur défense, non pas qu’ils aient à craindre que je les attaque par derrière, oh ! ça, jamais ! mais à la première occasion je cherchais dispute, et le marteau tombait sur l’enclume. Avec cela, bon marin et n’aimant la terre que parce qu’on y buvait davantage qu’à bord.

Je n’avais qu’un ami fait aux caprices de mon caractère et que j’aimais beaucoup. Je n’ai jamais su son nom, le vrai. On l’avait surnommé le Rouget, car il était rouge de figure, de mains, de sourcils et de cheveux. Avec ça tout petit, à se tenir debout dans l’entre-pont sans craindre de bosses à la tête. Quand il marchait, on eût dit une gabare au roulis. À quelques pas, il ressemblait à une grosse demoiselle à paver les rues. Il n’avait jamais porté de souliers et, quand il lui fallut en mettre, ce fut un supplice atroce. Jamais non plus le rasoir n’avait effleuré son visage, tanné comme une vieille semelle de cuir. Enfin il était si laid que sa seule préoccupation, était d’en trouver un plus laid que lui pour lui faire des rentes.

Le Rouget.

Un jour, il en rencontra un, mais l’équipage proclama à l’unanimité que la face du Rouget était d’une encâblure plus hideuse que celle de son compétiteur. Il en fut tellement vexé, que depuis il chercha parmi les sauvages des îles Sandwich ou d’Honoloulou un rival de sa laideur, prétendant qu’il était unique en son genre de la race blanche.

Mais quel cœur ! Ah ! ce n’est pas lui qui aurait cherché dispute pour des riens. Et puis il était toujours de sang-froid, même quand il avait bu. Le danger l’effrayait au premier moment, mais, une fois ce moment passé, il était plus brave que nous tous. Avant de le connaître, j’en avais beaucoup entendu parler, et sa réputation me gênait. Quand le hasard nous fit trouver sur le même bord, je lui cherchai dispute naturellement. Il me cassa deux dents d’un coup de tête, se glissa dans mes jambes et me jeta par terre, puis me tendit la main pour me relever. Je le regardai dans le blanc des yeux. Il sourit. Depuis ce fut mon ami.

Plusieurs aventures malheureuses auraient dû me forcer à changer de caractère, mais plus il m’en arrivait, d’accidents, moins je me corrigeais. Dame ! tant plus on tape sur un clou et tant plus il s’enfonce ! D’ailleurs il n’y avait pas toujours de ma faute. Un exemple :

Le Rouget et moi nous eûmes une fois la permission de quarante-huit heures. On louvoyait dans le détroit de la Sonde et le bâtiment ayant besoin d’être ravitaillé d’eau, nous avions été détachés avec un lieutenant et quelques matelots près de Poulo-Pinang, une ville que l’Angleterre a achetée aux Malais ainsi que l’île où elle se trouve et qui porte aujourd’hui le nom du prince de Galles. Cette île n’est pas très-grande, mais elle est entourée d’un canal qui offre aux vaisseaux un magnifique port.

Notre premier officier et ses matelots avaient donc monté le grand canot et étaient partis pour s’acquitter de leur mission. J’en étais avec le Rouget, mais nous nous moquions bien de la mission. Pour nous, il s’agissait d’aller en ville. Nous dirigeâmes notre course le long de la côte malaise.

Vers le soir on arriva à Prya, ville protégée par un fort, et, après avoir demandé notre chemin aux pêcheurs malais qui suivaient notre sillage dans leurs barques, nous allâmes avec eux jusqu’à la rivière de Pinang, où nous avalâmes des huîtres qui sont aux huîtres de Marennes ce qu’une goëlette est à une frégate. C’est bon, mais ça ne vaut pas celles de notre côte. Après ça, c’est peut-être une idée. Question de patriotisme.

— Du patriotisme à propos d’huîtres, fit une voix.

Rabamor, ne sachant à qui répondre parce qu’il ne savait qui avait parlé, poursuivit :

Rabamor.

— En traversant la rivière, l’officier s’aperçut que notre canot était trop grand pour gagner le rivage. Nous le conduisîmes dans le havre, et ceux qui voulurent descendre à terre en eurent la permission. Le Rouget et moi nous fûmes les premiers à en profiter pour aller à la ville. Nous devions être rentrés deux jours après si nous ne voulions pas rester en gage à Poulo-Pinang. Le chemin qui nous y conduisit était parfumé comme une serre. Partout des fleurs et des épices. Les collines étaient remplies de forêts et la plaine qui redescend jusqu’à la mer était aussi couverte d’ananas que peut l’être de pommes de terre un champ de paysan du Périgord. Affamés comme des écoliers en maraude, nous nous en payâmes des tranches, choisissant ce qu’il y avait de plus beau et de plus mûr. Une fois rassasiés, nous entrâmes en ville. Il était presque nuit, et comme nous ne connaissions pas notre chemin, nous rôdâmes longtemps dans des rues droites comme un tire-bouchon, parmi des huttes de boue brûlées par le soleil, puis enfin nous atteignîmes une vaste place autour de laquelle s’étendait une file de boutiques abritées contre le soleil par des bambous et des paillassons. Le jour était remplacé, vu son absence, par des lanternes en papier de toutes couleurs. Il paraît que c’était là le bazar des bijoutiers. J’étais sinon ivre, du moins un peu troublé par le soleil, qui m’avait tapé dur sur l’occiput, et par certaines visites que nous avions faites pour nous rafraîchir aux divers cabarets de l’endroit. Le Rouget n’avait rien qu’une violente envie d’aller au bal. Le hasard voulut qu’il y en eût un. En effet, dans l’angle de la place, un roulement de tambours et un grincement de cordes nous attirèrent bientôt. Je dis nous, parce que je suivais mon camarade, mais dès que je le vis entrer en danse avec des moricauds qui sentaient l’huile rance, je m’esquivai pour aller voir les boutiques. Une fois seul, n’ayant plus un bras solide pour me soutenir, je festonnai d’une manière affreuse. L’idée me vint de retourner chercher mon camarade au bal, mais je me trompai de route et je me trouvai bientôt à l’angle opposé. Là, je m’appuyai contre un bambou qui soutenait la devanture d’une boutique et, pour me distraire, je suivis du regard les emplettes et la vente des clients et du marchand. Tout d’un coup il me sembla m’apercevoir que le marchand qui venait de vendre une boîte fort jolie à une dame, l’avait changée en se retournant pour l’envelopper. J’allongeai le bras et je saisis la main du marchand. Celui-ci crut que je voulais le voler et se mit à dire en malais : « Filou, escroc, voleur. » Ce devait du moins être ça, car je n’avais, pour comprendre ses paroles, que le langage de ses petits yeux méchants. S’il n’avait fait que parler, je n’aurais trop rien dit, mais voilà-t-il pas qu’il me saisit par la ceinture et me la déchire en voulant me mettre à la porte ? Alors… dame ! je me retournai et je lui appliquai un si furieux coup de poing qu’il alla rouler au milieu de ses caisses.

Une rue de Poulo-Pinang.

Ce n’était pas fini. Le Rouget était bien au bal : mais c’est moi qui allais la danser. Le Malais se relève, saisit un couteau et s’élance sur moi. D’une main je lui saisis le bras et de l’autre je lui administre une paire de soufflets à décoller la tête d’un mousse. Et pendant ce temps-là voilà la foule qui s’amasse et, comme de juste, prend fait et cause contre moi, pousse des cris furieux et veut qu’on me conduise en prison.

La vue du danger, en calmant ma colère, me rendit le sang-froid, et je mis la main à ma poche pour y saisir mon couteau. Le pistolet qui était à ma ceinture était tombé par terre. Je le ramassai en menaçant les assaillants de mon couteau, mais d’un coup d’œil jeté sur la boutique, je vis qu’il ne m’était pas possible de me sauver. Ne pouvant sortir par la porte, encombrée de monde, je résolus alors de me réfugier dans la boutique même et de m’y barricader si je ne trouvais pas une sortie par derrière. Au moment où, dans ce but, je me précipitais par-dessus le comptoir, un homme tenta de s’opposer à mon passage ; je le frappai de mon poignard pendant que d’un coup de pied j’enfonçais la poitrine du bijoutier, qui me prenait par les jambes ; puis, saisissant les deux bambous qui soutenaient le hangar, je les attirai brusquement et le toit s’effondra entre le peuple et moi, sur le dos du bijoutier et de l’autre victime. Un passage s’étendait derrière le bazar. On n’y voyait goutte, mais je m’y engageai tout de même. Une fois en plein air, je n’avais qu’à aller tout droit, le bruit des vagues m’indiquant mon chemin.

Mais je ne pouvais abandonner le Rouget, et, passant derrière le bazar, je reparus sur la place. Seulement j’avais eu soin de me déguiser tant bien que mal, en retournant mon habit, en relevant mon pantalon et en me faisant un turban avec les débris de ma ceinture. J’avais caché mon chapeau dans mon pantalon, ce qui me faisait un ventre d’armateur.

Après avoir franchi des rues boueuses et de sombres allées, je me retrouvai à l’extrémité de la place que je venais de quitter. Je vis de loin le marchand qui trépignait de rage sur l’emplacement jadis occupé par sa boutique, et au milieu de la foule qui l’entourait je distinguais mon Rouget qui gesticulait. C’était un lamentable concert d’injures et de jurons, parmi lesquels se distinguait la voix de mon camarade qui ne parvenait pas à se faire entendre. Bientôt après, ce flot de populaire afflua de mon côté, et je n’eus que le temps de me ranger de côté pour le laisser passer. On conduisait sans doute le Rouget en prison. Que faire ? Il était minuit, je n’avais plus qu’à rejoindre le canot et tout conter à l’officier. C’est ce que je fis ou plutôt ce que je tentai, car ici se place une des aventures les plus terribles de ma vie de marin.

Le temps était beau, la nuit calme et l’air parfumé par l’odeur des plantes aromatiques, c’était une délicieuse promenade à faire. Restait à trouver mon chemin. La lune qui brillait dans son plein me permit de le reconnaître, et je fus bientôt en dehors de la ville où je reconnus les sentiers parcourus la veille avec mon pauvre Rouget.

Par malheur, je ne savais pas que, la nuit, on entourait le faubourg d’une palissade de bois protégée par des sentinelles. Cette frêle enceinte de bambou ne m’inquiétait pas, mais la première sentinelle qui me cria : « Qui vive ? » me gênait beaucoup. Le soldat avait d’autant moins l’air commode qu’après quelques mots échangés, comme nous ne nous comprenions pas du tout, lui parlant en malais, et moi en patois anglais, il arma son mousquet et me mit en joue.

Je n’eus que le temps de faire un saut de côté ; la balle me siffla aux oreilles ; mais, sans perdre de temps, je bondis sur le soldat et, le saisissant à la gorge, j’allais lui faire passer un mauvais quart d’heure, quand j’entendis le pas précipité des autres sentinelles qui accouraient au secours de leur camarade. Je lâchai le soldat et me sauvai à toutes jambes dans la direction de la ville comme un homme qui se rejette dans un chemin déjà parcouru.

Après un quart d’heure de course furibonde, je fis un crochet et me dirigeai vers les bords de la mer. Tout à coup une ombre se dessina derrière moi. J’eus beau faire des tours et des détours, l’ombre ne me perdit pas de vue. Je l’attendis. L’ombre disparut. Enfin, j’arrivai sur un monticule de sable qui dominait le port, et je m’appuyai contre le mur d’un chantier que je voyais en contre-bas avec ses outils, ses charpentes et un vaisseau à moitié démoli, sur le bord d’un large canal, très-profond et comblé par les sables. À peine étais-je là, m’épongeant le front avec mon mouchoir, et m’occupant à remettre mon chapeau, mon pantalon et ma veste à leurs positions habituelles, que je vis se tracer sur le mur un long bras armé d’une grande lance qui cherchait à m’atteindre. Un mouvement naturel me fit tendre le bras qui tenait ma veste dont je n’avais encore passé qu’une manche, et je la sentis se déchirer sous deux coups de poignard. Je cherchais mon pistolet, mais je l’avais perdu dans ma course ; mon poignard, je ne l’avais pas non plus. Il me restait mes deux mains pour me venger et mes deux jambes pour courir après mon assassin, que je voyais s’enfuir. Je m’élançai à la poursuite, il était très-agile et connaissait bien les sinuosités d’un terrain contre lequel je me butais à chaque pas. Pour se soustraire à mes regards, il se glissa à travers l’ouverture d’un mur d’où se détachèrent quelques grosses pierres que je lançai sur mon fuyard.

Enfin nous arrivâmes sur le bord de ce canal dont je vous ai parlé. La fuite n’était plus possible pour l’assassin, et pourtant je le vis hésiter et m’attendre. Quand je me jetai sur lui, il évita mon étreinte et, se rejetant en arrière, me cria :

— Voleur et assassin, oserez-vous m’approcher ?

C’était mon bijoutier pâle et terrible. J’en restai stupéfait et comme honteux ; mais, poussé par la colère et le sentiment que j’avais d’être dans mon droit, je résolus d’atteindre le drôle et de lui infliger une de ces corrections que j’infligeais à ceux qui ne me plaisaient pas.

Je fis un pas en avant et me reculai aussitôt. J’étais sur un rebord sablonneux qui s’émiettait sous mes pas. Un tronc d’arbre sans écorce était placé au travers de l’abîme et je voyais mon ennemi le traverser pieds nus avec la plus grande précaution. Au milieu de ce dangereux passage il s’arrêta pour me défier de le suivre au-dessus d’un gouffre dans lequel le moindre choc pouvait nous précipiter. Alors, sans hésitation, sans réflexion surtout, j’ôtai mes souliers et je bondis vers le tronc d’arbre.

Le bijoutier fit sur le pont un saut de tigre pour faire remuer le pont mouvant ; mais, irrité jusqu’à la furie, j’arrivai sur lui avec la rapidité que met un éclair à courir le long d’une barre de fer. La violence de notre rencontre nous fit perdre l’équilibre, et nous tombâmes ensemble. Mon adversaire fit l’effort surhumain de se retenir et voulut m’entraîner avec lui dans l’abîme. Sa fureur le servit mal, il se saisit de ma veste qui flottait, elle lui resta dans la main et il tomba lourdement dans le gouffre. J’étais resté sur le tronc, mes jambes se croisèrent autour de lui, mes bras l’enlacèrent, et, reprenant peu à peu mon sang-froid, je me glissai à plat ventre sur ce pont dangereux et j’arrivai enfin sur le sol, où je tombai presque mourant. Malgré moi, mes regards étaient attirés vers l’abîme où les rayons de la lune éclairaient une mare de boue et de sable dans laquelle se tordait le bijoutier en faisant entendre des gémissements qui troublaient le silence de la nuit. Je ne pus en supporter davantage, et, bien que j’eusse le poignet foulé, je résolus de lui porter secours. Mais ce fut inutile, car quelques minutes suffirent pour que le malheureux qui s’enfonçait dans la boue y disparût complètement. Tout était fini, une sueur glacée perla à mon front, j’avais la fièvre, et je crois n’avoir jamais éprouvé de plus grande douleur que celle qui oppressa mon cœur, quand je vis disparaître l’infortuné qui me devait sa triste fin.

Tout à coup, j’entendis des coups de feu et des balles siffler à mes oreilles. De l’autre côté du pont étaient les soldats anglais qui, lancés à ma poursuite, avaient fini par me découvrir. Je me glissai comme un serpent sur le talus et me laissai aller de l’autre côté qui allait en pente douce jusqu’au rivage. Là, je vis une barque de pêcheurs en mer, et, bien que fatigué, je me mis résolument à la nage pour l’aborder.

L’inquiétude de ma position m’était moins pénible que celle d’ignorer le sort du Rouget et de craindre d’être porté à bord comme déserteur si je n’arrivais pas à l’heure dite. Cette dernière idée surtout me donna la force d’atteindre la barque, où je fus recueilli par des Arabes indiens, dont je parlais un peu la langue. Je leur fis un conte d’après lequel j’étais une victime des Anglais, et comme ils ne les aiment pas beaucoup, ils me promirent de me sauver. Ces Arabes sont très-communs dans ces parages. Ce sont d’excellents marins.

J’eus le bonheur de retrouver notre barque et mon pauvre Rouget qui y était arrivé dans la nuit. Il avait eu plus de chance que moi. Il s’était sauvé. On l’avait même poursuivi, et c’est moi, sans le savoir, qui avais détourné la piste.

Je vous demande pardon, monsieur Paul, de m’être si longtemps occupé de moi, mais je vous avouerai que ma vie de marin n’est pas très-accidentée. De mes voyages je ne me rappelle guère que les dangers ou les luttes auxquels mon camarade et moi avons été mêlés jusqu’à ce que la mort nous ait séparés l’un de l’autre. Naufrages ou combats, le récit en serait toujours le même, mais comme je n’ai jamais été un marin régulier, comme j’ai roulé ma bosse sous tous les pavillons du monde commerçant, leur variété pourra m’aider à vous intéresser quelquefois à mon humble personne. Et pour ce faire, je vais vous raconter une des parties les plus aventureuses de cette vie.

Rouget et moi nous étions à cette époque, moi comme second, lui comme simple gabier, au service d’un négociant de l’île Maurice qui avait armé sa corvette en guerre afin de faire la chasse aux bateaux chinois, pirates enragés qui, même encore aujourd’hui, j’en suis sûr, sont les ennemis de tous les vaisseaux de commerce. Pour dire aussi la vérité, notre capitaine — il se disait de Saint-Malo pour les Français et de Portsmouth pour les Anglais, mais c’était un Américain, ce qui ne l’empêchait pas d’être un bon marin et de nous payer en bonne monnaie, — notre capitaine, dis-je, était un peu pirate lui-même et il ne se gênait pas pour s’emparer des bateaux chinois qu’il trouvait sur sa route.

Un matin — nous nous trouvions dans un groupe d’îles situé tout près de Bornéo, — nous aperçûmes à notre droite, sous le vent, une jonque chinoise chassée hors de son chemin ; elle glissait si légèrement sur l’eau qu’on eût dit une caisse de thé. Le fond de sa carène et les côtés du haut bord étaient peints de dragons verts ou jaunes. Les mâts — il y en avait six, — étaient en bambou, une double galerie ornée de la proue à la poupe haute comme un grand mât de hune portait six cents tonneaux. L’intérieur ressemblait à un bazar et fourmillait de magasins, de boutiques et de tentes, encombrées de monde. L’aspect général en était si étrange que le capitaine voulut l’examiner.

Tous les métiers étaient pratiqués sur ce bateau comme au milieu d’une ville, depuis la forge de fer jusqu’à la fabrication de la paille de riz, depuis la sculpture des éventails en ivoire jusqu’à la broderie d’or sur mousseline. Dans une cabine un Chinois au ventre arrondi se préparait à un grand festin. Devant un ardent brasier rôtissait un chien farci, à côté cuisaient un nid d’hirondelle et les nageoires d’un requin dans une gelée d’œufs, un immense bol était plein de punch dont un mousse activait le feu avec une cuiller. Un peu plus loin des Chinois jouaient aux dés et se disputaient sous l’œil d’un grand gaillard à lunettes qui riait en dessous et à côté d’un petit fumeur d’opium, qui n’avait pas l’air de se soucier beaucoup du jeu.

Le capitaine m’avait amené avec lui dans cette visite, nous avions caché nos armes et nous nous présentâmes pour affaires, soi-disant pour acheter de leurs produits ; mais tous étaient occupés de leur dîner, et personne ne parut faire attention à nous. Le plus gros — ce devait, être un chef ! — grogna une réponse incompréhensible ; sa main salie par la graisse plaça sur un coin de la table une poignée de riz à laquelle il ajouta du lard et des œufs

Les Chinois jouaient aux dés.
et nous fit signe de manger. Le cœur me souleva, et furieux je flanquai un coup de pied sur la table qui sauta avec tout ce qu’elle contenait, sur le ventre du Chinois. Le capitaine me reprocha mon manque de patience et nous sortîmes de la cabine. Un matelot nous fit comprendre que le capitaine chinois habitait près du gouvernail, et que là nous aurions peut-être les renseignements que nous venions chercher. Par curiosité nous y allâmes. Étendu sur une natte, le Chinois fumait de l’opium en chantant. Impossible d’en obtenir une réponse. D’un côté, un rêveur abruti ; de l’autre, un homme stupéfié par la bonne chère. Partout nullité et abrutissement.

— Bonne affaire, me dit le capitaine ; va me chercher dix hommes d’équipage pour arrimer à notre bord les marchandises que je vais acheter à ces Chinois.

Un clignement d’yeux me fit comprendre le sens de ce mot : acheter ; et comme, en définitive, c’est tout bénéfice de voler un voleur, — l’année précédente nous avions été dévalisés par des Chinois d’un chargement complet de coton et d’aloès, — je me hâtai d’aller chercher, du renfort. Bien entendu que le Rouget en fut.

Dès que nous fûmes de retour, nous fîmes une perquisition générale, que les Chinois occupés à manger, boire, fumer ou dormir nous laissèrent faire tranquillement. Tout fut fouillé, coins obscurs, réduits, coffres, boîtes, malles et ballots. Il y avait dans cette arche de Noé une salle pleine de singes, de perroquets, de canards, de poules, de chiens, de petits cochons de lait et d’une foule d’oiseaux que je ne connaissais pas. Nous nous empressâmes de les laisser de côté, ainsi que le camphre, les drogues, les épices, le fer, nous contentant des ballots de soieries qui toutes avaient la marque française, — beaucoup venaient de Lyon et Saint-Étienne, d’autres d’Angleterre — et que les Chinois avaient pris sur quelque bâtiment échoué ou en détresse. C’est leur habitude et leur manière de sauver un navire.

Nous mîmes de côté aussi beaucoup de nids d’hirondelles, des œufs salés et du riz, sans oublier l’eau-de-vie.

— Les œufs salés, s’écria Chasse-Marée, jamais je n’en avais entendu parler.

— Grand-papa, répondit Rabamor, c’est tout simplement des œufs bouillis dans l’eau salée ; le sel pénètre la coquille et les conserve ainsi pendant de longues années. C’est chinois, mais ce n’en est pas plus mauvais pour ça.

Quand nos bateaux furent pleins de marchandises, nous songeâmes à nous retirer, mais à ce moment-là, les Chinois se réveillèrent et voulurent être payés. C’est à ce moment-là aussi que nous sortîmes nos armes cachées, et que devant notre attitude, ils ouvrirent une bouche large comme une écoutille, et, se précipitant à la manœuvre pour s’enfuir, ils allèrent chercher dans d’autres mers, un autre bâtiment assez bête pour se laisser arrimer.

Le capitaine était un honnête homme…

— Oh ! firent tous les marins d’un commun accord. Paul et le père Vent-Debout se contentèrent de sourire. Clinfoc approuvait d’un signe de tête le récit de Rabamor.

— Oui, un honnête homme ! Chacun de nous eut sa part de la vente des ballots de soieries ; nous en retrouvâmes même un propriétaire qui nous donna une bonne gratification quand nous lui ramenâmes sa marchandise. Mais je continue, ou plutôt je commence le récit promis à M. Paul et dont l’histoire du bateau chinois m’a éloigné.

Nous fîmes voile vers l’île de Bornéo ; au moment de gagner la terre, le vent s’abaissa tout à fait, et nous restâmes stationnaires durant quatre jours. Pendant cet arrêt, nous perdîmes un de nos meilleurs matelots. Voici comment :

Attaché par des cordes et suspendu au-dessus de la proue sur laquelle il clouait un morceau de cuivre, cet homme jeta tout à coup un cri terrible. J’étais sur le pont. Je courus vers la proue et je vis un énorme requin dont la mâchoire monstrueuse s’était saisie de la jambe du matelot. Le monstre fouettait la mer à l’aide de sa longue queue et il tiraillait sa victime pour l’attirer à lui. Une forte corde était attachée sous les aisselles de l’homme qui se cramponnait aux chaînes en faisant de violents efforts pour échapper à la mort cruelle qui le menaçait.

Les hommes accoururent à cet appel désespéré avec des harpons et des piques d’abordage. Avec cette promptitude des matelots qui ne craignent rien quand ils voient l’un des leurs en danger, ils attaquèrent le requin qui fut harponné avant d’avoir lâché sa proie. Mais la corde du harpon se cassa, et notre proie disparut dans les profondeurs de la mer, nous laissant sa victime affreusement mutilée. Le malheureux mourut dans la soirée.

À bord, une mort inattendue produit toujours de profondes et douloureuses sensations. Tout l’équipage en souffre, soit crainte d’un pareil sort, soit superstition.

Le lendemain, autre malheur. En se baignant, un matelot disparut. Cette double mort jeta sur le vaisseau un voile de deuil.

Enfin nous pûmes reprendre notre course en nous avançant avec lenteur le long de la côte. Un soir, avant le coucher du soleil, de légères vapeurs commencèrent à envelopper les montagnes. Au moment où le soleil disparut, une barre de flamme s’élança le long de leur sommet, s’entrelaça autour de la cime la plus élevée et y resta pendant dix minutes, étincelante comme une couronne de rubis. La lune était d’un rouge sombre. La mer changea de couleur et devint claire et transparente : on voyait les rochers, les poissons et les coquillages, et il y avait pourtant douze brasses d’eau. L’atmosphère était brûlante et lourde et la flamme d’une chandelle allumée sur le pont s’élevait claire comme si elle avait été dans une caverne. Le capitaine ordonna de ferler les voiles et de laisser tomber l’ancre en attendant, pour la lever, le premier souffle de vent.

Le rivage qui était près de nous était très-bas. On eût dit un marais couvert de roseaux. C’était la demeure des éléphants, des tigres, des boas, et l’air pestilentiel qui s’en exhalait en rendait l’abord et le voisinage très-dangereux.

Le ciel était sans nuages. Pourtant quelques éclairs illuminaient les montagnes. Tout à coup un bruit étrange plus fort que celui du tonnerre fit retentir l’air d’une sinistre clameur. Je bondis sur le pont. Nous étions complétement démâtés. Les barres de bois, les vergues, les agrès, tout avait été emporté par le vent. La mer blanche d’écume nous couvrait comme si nous avions été placés sous une cataracte. Nos sabords étaient démolis, les fers des canons enlevés et les canons eux-mêmes détachés de leur place. La corvette plongeait follement dans la mer. Si le câble de l’ancre ne s’était pas brisé, nous aurions coulé à fond.

Les vagues jouaient à la paume avec nos matelots qu’elles se renvoyaient comme des volants de raquette. Le pont était balayé par les lames qui se succédaient avec acharnement. Cela ne dura pas, heureusement, sans cela nous étions perdus. Le simoun s’arrêta comme il était venu, d’un seul coup. La mer reprit son aspect habituel, et nous pûmes sauver quelques-uns des nôtres qui se noyaient ; cramponnés aux épaves du navire, ils nous demandaient du secours depuis longtemps, mais le tapage assourdissant qui se faisait dans l’air nous empêchait de les entendre.

La bise nous vint du large ; nous en aspirâmes les bouffées avec plaisir, et ce bienfait du ciel nous rendit un peu de force pour appareiller tant bien que mal notre corvette et fuir ce rivage empesté, ce mouillage maudit. Démâtée, fracassée et brisée, la pauvrette n’avait que peu de voiles et elle fut bientôt livrée à la merci des vagues et du vent. Cinq jours après nous étions arrimés dans un port au sud de l’île de Bornéo, au milieu d’un groupe d’îles peu habitées, sinon par les bêtes sauvages et des indigènes chassés de leur pays par les Anglais ou les Malais. Ce port est fermé par une bande de sable sur lequel la mer se jette sans cesse. Nous étions là comme chez nous, à l’abri d’abord, et ensuite à portée des matériaux nécessaires à la réparation de notre corvette. Quant à aller dans un port de commerce étranger, personne ne s’en souciait. Il eût fallu payer des droits pour nos marchandises, et nos réparations nous eussent coûté très-cher, en outre nous aurions eu à subir tous les quolibets des divers marins qui peuplent les ports de Bornéo. Jamais vaisseau n’avait été maltraité comme le nôtre, nous ressemblions à une cloche à plongeur ou à un ponton hors de service. On n’aurait pas manqué de nous traiter de maladroits et de fainéants.

Pour ajouter un malheur de plus à nos calamités, nous fûmes soudainement saisis d’une fièvre putride et de la dyssenterie. La plus grande des îles reçut nos malades et nos blessés, et ceux qui étaient valides s’occupèrent de suite de réparer la corvette, chose facile, mais qui nous lança dans des aventures pleines de dangers, quand nous voulûmes aller couper le bois de charpentes dans les forêts. Les animaux nous firent moins de mal que les hommes.

Un jour nous allâmes assez loin le long de la côte. Nous découvrîmes dans une des îles habitées seulement par les bêtes féroces, une petite baie inaccessible du côté de la terre, car elle se trouvait gardée par une montagne de jungles. La vue de quelques sapins me détermina à en tenter l’approche. Le Rouget et moi nous descendîmes pendant que le bateau retournait à la corvette pour en ramener les charpentiers. C’était l’affaire de quelques heures, et je comptais les passer à chasser. Le capitaine m’avait prêté un fusil à deux coups, et le Rouget était armé d’une petite lance malaise, excellente contre les sangliers, ce qui en prouvait la solidité.

La chaleur était accablante, nous nous mîmes à chercher de l’ombre. Elle ne manquait pas, mais, pour pénétrer dans les jungles entrelacées, il eût fallu être un serpent ou un rat. Un bruit sourd nous fit dresser l’oreille. Le Rouget s’étendit à plat ventre sur le sable, et moi, je me collai contre un rocher, non sans avoir armé mon fusil et vérifié les amorces.

— Regarde, dit le Rouget tout bas. Ce taoo qui plane sur nos têtes nous annonce la présence d’un tigre. Tu as bien eu tort de renvoyer le canot.

Le taoo est une espèce d’aigle de petite espèce que je n’ai vue qu’à Bornéo. J’allais le tirer quand le bruit sourd devint plus distinct et derrière moi, dans les branches d’un arbre énorme, apparut un orang-outang couvert de poil gris. Ses bras étaient très-longs, sa carrure, celle d’un de ces hercules de foire que j’aimais tant autrefois à tomber, et sa figure affreuse, toute ridée avec des yeux brillants comme ceux d’un démon. La vue d’un tigre nous eût moins effrayés. Ces orangs-outangs, qu’on appelle dans le pays des Jungles Admées sont aussi forts que méchants et plus rusés, plus cruels, plus féroces que les tigres et les lions. Fuir n’était pas possible. Il fallait combattre ou ne pas bouger en attendant qu’il disparût.

Nous prîmes ce dernier parti. L’Admée, après avoir mangé des moules et des coquillages, reprit le chemin des jungles sans nous avoir aperçus.

— Bonne affaire, me dit le Rouget, j’ai vu par où il a passé. Nous n’aurons pas besoin de la hache pour nous frayer un chemin.

— C’est ça, suivons-le ; car je suis un peu plus rassuré.

Je vous avouerai que j’étais honteux d’avoir laissé partir l’animal sans lui envoyer une balle.

Nous nous glissâmes sous un massif de hantak et nous découvrîmes un sentier tortueux que l’Admée suivait à pas lents. Il n’aurait pas manqué de nous entendre, car ils ont l’oreille fine, mais il changea son itinéraire, traversa le lit d’un ruisseau, grimpa sur un rocher et de là sur un vieux pin couvert de mousse. Il s’attacha par un bras à une branche horizontale, et, semblable à un matelot qui traverse les étais d’un mât, il gagna le sommet du rocher. Puis, soutenant son corps avec ses mains, il se laissa doucement tomber de l’autre côté et continua sa marche. Nous le suivions toujours. Le vent qui soufflait dans les jungles emportait le bruit de nos pas. L’Admée franchit plusieurs rochers dans les crevasses desquels poussaient les pins dont nous avions besoin. En passant, il brisa comme une allumette un jeune pin qu’il dépouilla de ses feuilles et s’en fit une massue. Cela fait, il se dirigea vers un petit espace de terrain sur lequel se trouvaient des mangoustans et des bananes. Plus loin, sous un arbre couvert de fleurs blanches, était une jolie petite hutte construite avec des cannes entrelacées.

L’endroit était délicieux. À droite de la hutte s’étageaient des rochers couverts de tamarins et de muscades sauvages ; à leur base on voyait une excavation ombragée par des arbres de bétel aux troncs droits et à l’écorce argentée. Derrière et à perte de vue les jungles impénétrables laissaient passer la cime des cactus, des acacias et des bambous.

Nous allions nous retirer quand sous le buisson qui nous abritait apparut en sifflant la tête hideuse d’un serpent noir. Le Rouget poussa un cri de terreur et, pendant qu’avec la baguette de mon fusil prestement retirée je coupais en deux le reptile, le Jungle Admée se retournait, nous apercevait, et balançant sa formidable massue, se dirigeait à grands pas sur nous.

La massue voltigeait au-dessus de la tête du vieux scélérat ; son regard était effrayant, sa mâchoire claquait de rage. Nous nous sentîmes perdus.

Le Rouget esquiva le premier coup. La massue en retombant brisa un arbre à côté de lui et s’embarrassa dans le feuillage. J’en profitai pour viser l’Admée à la poitrine et lui loger tout le contenu de mon arme dans le corps. Il fit un bond effrayant et tomba sur moi comme une masse. Le Rouget par derrière le traversa de part en part avec sa lance au moment où les longs bras du monstre cherchaient à m’étrangler. Je n’eus pas de peine à me débarrasser de son étreinte et, en me relevant, je pus constater sa mort. Il était temps, car il paraît que leur agonie est terrible. Seulement l’arbre en tombant avait écrasé le pied du Rouget. Il souffrait comme un damné. Je le pris dans mes bras et le portai jusqu’à la hutte de l’orang-outang. L’intérieur ressemblait à celle des habitations de l’île. Seulement il était plus propre.

J’étais très-inquiet, car je ne pouvais abandonner le Rouget et je me croyais loin du rivage, mais je fus tout surpris d’entendre des voix qui nous appelaient. Notre canot était de retour, et nous nous trouvions tout près de la mer.

Une autre fois nous courûmes un plus grand danger. Avant de vous en parler, il me faut faire un récit d’une chasse au tigre à laquelle nous fûmes invités par le chef des Malais qui peuplaient la grande île à l’est et qui étaient nos amis. Ceux de l’ouest ne nous témoignaient qu’une amitié craintive, défiante, qui devait bientôt se changer en haine, vous verrez pourquoi. Donc, j’en viens à ma chasse aux tigres.

Il faut dire que les Malais n’attaquent le tigre qu’en cas de légitime défense ou pour protéger leurs propriétés. Comme les réparations de notre corvette marchaient à grands pas sous l’œil vigilant du capitaine, nous nous mîmes en route, quelques matelots, le Rouget un peu boiteux mais guéri et moi, avec un Malais pour guide et une vingtaine d’indigènes chargés de faire les battues. Nous montions des petits chevaux et les malais des éléphants qui devaient nous servir à porter les blessés en cas de malheur et à nous frayer un chemin dans les jungles. La route se fit lentement. Dans ces solitudes profondes, quoique le paysage fût toujours le même, à chaque pas on rencontrait des animaux inconnus et des oiseaux étrangers à nos souvenirs et à nos regards.

Nous approchâmes enfin du lieu de la chasse. L’air était chargé de miasmes si impurs que nous étions obligés de fumer sans cesse. Ceux qui conduisaient les éléphants assis sur leur cou portaient devant eux un pot de charbon de terre allumé et un grand sac de tabac. En examinant le voisinage, on trouva les traces de trois tigres dans les jungles. Notre petite troupe se divisa et on se porta à chaque sortie, pendant que les éléphants trépignant d’impatience se dirigeaient vers l’antre des tigres. Les chevaux avaient été laissés en arrière.

Au même instant un tigre monstrueux s’élança de notre côté. Nous fîmes feu tous ensemble. Cette première décharge n’eut pour effet que d’effrayer nos éléphants qui s’enfuirent. L’un d’eux tomba dans un puits caché sous une couche d’herbe. Un second feu bien nourri foudroya le tigre qui avait été à peine effleuré la première fois.

— Il y a une tigresse et ses petits, sous cette voute là-bas, nous dit le Malais qui restait prudemment à l’écart.

D’un pas ferme, guidés par l’abominable odeur qu’exhalent ces bêtes fauves, nous gagnâmes le lieu de leur retraite.

— Ne tirez que sur la tigresse et tirez bas, nous cria-t-on.

La tigresse apparut sous un épais buisson d’où elle appela ses petits en grognant. Trois petits tigres sortirent de l’antre et coururent se cacher avec effroi près de leur mère. Un coup de feu tiré dans le buisson et qui blessa un de ses petits fit apparaître la mère, les yeux en feu et écumante de rage. Elle se précipita sur nous. Je fis feu des deux canons de mon fusil. La tigresse frissonna et toute chancelante ploya sur ses jambes. Un coup de lance l’acheva.

Restaient les trois petits. Deux se sauvèrent sans qu’une seule balle les atteignît, mais le troisième s’élança sur moi au moment où je rechargeais mon arme, et sans le Rouget qui lui fit sauter la cervelle, je ne sais pas comment je m’en serais tiré ; ses griffes m’avaient déchiré la poitrine, et en tombant je m’étais blessé à la tête.

De l’autre côté où étaient les indigènes, se passait un drame autrement terrible. Le jungle était vivant de tigres. On en avait tué deux, mais cette double mort avait coûté la vie à trois indigènes. Un Malais qui avait eu l’épine dorsale fracassée expirait après une heure d’agonie.

Ce fut bien pis quand nous approchâmes de la lisière des jungles. Le Rouget, qui n’avait jamais pu se servir d’un fusil, — il craignait ça comme le feu, disait-il, — n’avait qu’une pique et un sabre d’abordage. Le premier tigre qui nous attaqua passa sur lui d’un bond, le roula comme un chat ferait d’une pelote et disparut pour tomber sous nos coups.

Le Rouget n’était pas content et puis, faut-il le dire, il avait peur. Aussi se hâta-t-il de rejoindre un des éléphants déserteurs ou un cheval quelconque. Mais les chevaux avaient brisé leurs longes. Heureusement qu’il rencontra un éléphant que son guide avait pu retenir. Ces guides sont d’étranges compagnons. Ils aiment leur éléphant plus qu’eux-mêmes. L’éléphant du reste le leur rend bien.

Le guide fit monter le Rouget sur le cou de l’éléphant. À ce moment les broussailles s’écartèrent, et un tigre bondit suivi d’un autre. Que se passa-t-il, je l’ignore. Le Rouget avait fermé les yeux. Quand nous arrivâmes guidés par un bruit affreux de cris et de rugissements, nous vîmes l’un des tigres suspendu par les pattes aux flancs de l’éléphant et l’autre déchirant à belles dents quelque chose de blanc que je ne pus distinguer. En même temps que moi, arrivait au grand galop de son cheval le chef malais qui guidait la chasse.

L’éléphant cruellement déchiré par les griffes de son ennemi fit un mouvement si brusque que le tigre perdit l’équilibre et roula sous les pieds du cheval du Malais qui se renversa sur son maître. Le tigre, en se relevant, brisa les reins du malheureux cheval d’un seul coup de dent et se tourna vers moi qui le reçus sur le bout de mon fusil dont je lâchai les deux détentes. Il roula comme foudroyé, mais se releva presque aussitôt. Le Malais qui était dégagé de dessous son cheval mort, lui envoya une balle dans la hanche, mais n’eut pas le temps de recharger son arme, le deuxième tigre s’était élancé sur lui et déjà sa langue lui léchait la figure, quand le Rouget, réveillé de sa peur, sauta sur le monstre qu’il attaqua à coups de sabre et qui tomba bientôt frappé de vingt coups de poignard.

Je ne m’occupais plus du premier tigre que je croyais mort, et du reste toute la chasse s’était rapprochée. Plusieurs indigènes entouraient son cadavre, quand soudain nous le vîmes se tordre avec rage en faisant voler autour de lui les herbes et les bambous, puis faire un bond désespéré. En un clin d’œil il renversa deux de nos matelots et un malheureux Malais dont il broya la tête d’une seule étreinte de ses terribles mâchoires. C’était son dernier effort. Il retomba aussitôt percé de plusieurs balles.

Quant à l’éléphant, il ne s’occupait ni du tigre ni de nous, il ne regardait que le corps inanimé de son guide ; mais quand il tourna la tête et qu’il vit le tigre mort, il poussa un cri de sauvage triomphe. Puis, ne pouvant venger son ami, il baissa sa trompe et ses oreilles, et ses petits yeux humides ne quittèrent plus le cadavre du Malais.

Le retour de cette chasse fut aussi long que triste : nous rentrâmes à notre corvette, où le capitaine nous apprit que dans peu de jours nous quitterions ces parages, — dès que nous aurons fait notre provision d’eau, ajouta-t-il.

Derrière l’île où nous étions ancrés en était une autre dont les naturels nous avaient toujours témoigné une méfiance instinctive, mais là était l’eau douce, il fallait se mettre bien avec eux. C’est pourquoi nous y débarquâmes en nombre et bien armés. Dès le premier jour, il y eut rixe et mort d’homme. Deux naturels furent tués et d’autres blessés. Comme sur terre il n’est pas possible de se faire obéir des matelots, — je le sais par moi-même ! — le capitaine vint avec nous afin d’obtenir une réconciliation avec les natifs dont l’inimitié, en se prolongeant, eût pu nous causer grande perte de temps, d’hommes et de provisions. La réconciliation fut complète et, pour la sceller, le chef du village nous invita pour le lendemain à une grande chasse aux daims et aux sangliers.

Se fiant très-peu aux doucereuses protestations d’amitié des insulaires et de leur chef, le capitaine me recommanda de prendre quatorze hommes parfaitement bien armés et équipés. Nous arrivâmes au lieu du rendez-vous où nous attendaient le chef et cinq hommes armés de lances. Puis, après les saluts d’usage, nous prîmes la route de la forêt, au milieu de laquelle nous fîmes halte vers le milieu du jour, dans une hutte où des Malais prévenants nous avaient préparé des pipes et du café.

Je vous ai dit que le Rouget, poltron devant un tigre ou un chat, devant un serpent ou une araignée, devant un crocodile ou un crapaud, n’aimait pas les armes à feu. Pour ne pas me quitter dans cette chasse dont il augurait fort mal, il prit une carabine, se contentant du rôle officiel d’éclaireur. Donc, au moment où, assis dans la hutte, nous allions prendre le café, je vis avec étonnement le Rouget me faire signe de ne pas boire et de sortir. Nous étions seuls, le Malais avait fui dans les jungles. Seulement sur le seuil un des nôtres se roulait dans d’affreuses coliques.

— Le seul qui ait bu du café ! me dit sentencieusement le Rouget. Je l’ai arrêté à temps, sans cela il était perdu.

Chaque homme fut averti tout bas du péril qui nous menaçait, on vérifia si les armes étaient chargées et, dès que le malade put se lever, nous reprîmes le chemin par lequel nous étions venus. Mais le pauvre diable se trouva mal, il fallut le transporter et prendre une voie plus praticable, ce qui nous fit égarer en nous éloignant du rivage. Heureusement que nous rencontrâmes une rivière, et comme l’eau va toujours à la mer, nous en suivîmes le cours. Le Rouget était en avant qui la sondait avec sa lance. Tout à coup, il s’arrêta en nous montrant du doigt les taillis qui bordaient la rivière. Les sauvages qui y étaient embusqués en sortirent avec de grands cris, mais nos hommes avaient eu le temps de les recevoir avec un feu bien nourri dont ils n’attendirent pas une seconde décharge. Cette fuite nous donna le temps d’arriver jusqu’à un banc de sable, du haut duquel nous aperçûmes la mer et le haut des mâts de notre corvette. Nous nous croyions sauvés, quand sur la large plaine sablonneuse qui bordait la mer, nous aperçûmes une masse noire et confuse. C’étaient des cavaliers qui, unis aux sauvages que nous avions mis en fuite, mais qui nous suivaient de loin sachant bien ce qui nous attendait, faisaient une troupe assez forte pour que nous ne puissions pas espérer la vaincre facilement.

Nous nous affermîmes tant bien que mal sur la bande de sable ; protégés d’un côté par un bloc de rochers et de l’autre par de gros arbres dont les racines plongeaient dans la rivière, nous avions en face de nous l’ennemi, dont les chevaux ne pouvaient escalader notre position et les piétons dont les flèches pouvaient à peine nous atteindre.

— Ménagez vos munitions, criait le Rouget, qui surveillait l’expédition, et visez bien.

— Courage, enfants, dis-je à mon tour. Eh bien ! où vas-tu, Rouget ?

— Je reviendrai, fit mon camarade.

Et il disparut du côté opposé à la bataille. Où allait-il ? nous le verrons bientôt.

Les naturels s’étaient approchés de nous en hurlant. Celui qui les conduisait montait un cheval fougueux ; dont la robe était d’un rouge vif. La crinière et la queue voltigeaient dans l’air comme les banderoles d’un mât. On aurait dit qu’il avait du feu dans les naseaux et des ailes aux jarrets. Son cavalier s’avança seul sur nous, déchargea son pistolet, jeta sa lance à la tête d’un matelot, cria contre les siens qui n’osaient avancer, se rejeta dans la rivière, sans que je pusse une seule fois tirer sur lui, et cependant je le tenais depuis longtemps au bout de ma carabine. Autant aurait valu viser une mouette ou une hirondelle balancée par les vagues !

Notre position était si avantageuse que, malgré tous leurs efforts, les natifs ne purent nous en débusquer. Notre feu était si bien dirigé que leurs pertes étaient déjà très-fortes. Par malheur nos munitions diminuaient et il ne nous restait plus qu’à faire l’impossible pour tenter de gagner le rivage. Nous passâmes un à un sur le bord opposé et bien rapprochés les uns des autres, nous réussîmes à descendre jusqu’à la plage, en faisant halte à chaque instant pour faire face à nos ennemis qui, s’étant aperçus de notre manœuvre, nous serraient de près.

Enfin, après une demi-heure de marche, nous aperçûmes notre corvette, mais comme elle était ancrée dans l’autre île, il est probable qu’à cette distance ceux qui étaient à bord ne pouvaient rien distinguer ni rien entendre. Cette vue pourtant redoubla notre courage et nous hâtâmes le pas. Tout à coup, un nuage de sable obscurcit nos regards et quand il fut dissipé nous vîmes que non-seulement les cavaliers nous coupaient le passage, mais encore que derrière nous la retraite était fermée. Nous étions entre deux camps. Notre troupe était réduite à sept personnes et il ne nous restait que quelques coups de feu à tirer, trois ou quatre environ.

En jetant les yeux autour de moi, je vis un groupe de palmiers ombrageant des huttes en ruines. Je dirigeai ma troupe vers cette petite fortification et là nous nous préparâmes à vendre chèrement notre vie.

Les naturels furieux de ne pouvoir nous atteindre nous enfumèrent comme des jambons. Ils entassèrent du bois mort et des roseaux secs tout autour et y mirent le feu. Il fallait quitter au plus vite notre abri. Une haie de vacoua bordait le chemin opposé au feu. Nous le prîmes en courant et, nous jetant dans ces buissons épineux, nous attendîmes une nouvelle attaque.

À ce moment un coup de canon retentit dans l’air suivi d’une décharge de mousqueterie, nous poussâmes un cri de triomphe. La corvette nous envoyait du secours.

Notre première idée fut de courir à la rencontre de nos sauveurs, mais nous ne pouvions abandonner nos blessés. Bientôt un feu meurtrier dispersa les sauvages, nos camarades nous rejoignirent et, aidant les blessés à marcher, nous gagnâmes en bon ordre le rivage, épuisés, affamés et mourant de soif.

Mais au moment où nous nous embarquions, les natifs revinrent pour renouveler l’attaque. Ils étaient deux fois plus nombreux, et leur nombre grossissait toujours.

— Par ici ! me cria une voix, celle du Rouget, et je vis mon bon et cher camarade debout sur un bateau à la poupe duquel était une caronade. J’allais y monter quand un cavalier, le même que je n’avais pu atteindre, fondit sur moi et me blessa avec sa lance. Le Rouget mit le feu à la caronade, et le long du rivage, un cri perçant de terreur vint assurer notre victoire. À ce cri en répondit un autre, celui du Rouget qui me voyait tomber évanoui sur le banc des rameurs !

Ma blessure guérit, notre voyage s’acheva sans accidents. Mais ce que je n’ai pas osé vous dire encore, c’est que je buvais toujours et beaucoup. Cette fatale passion devait me coûter cher et, comme en définitive, je suis là pour ne rien cacher de ce qui peut vous intéresser, bien que j’en rougisse et j’en souffre encore aujourd’hui, je vais vous faire ma confession tout entière.

Le voyage que je vais vous raconter est celui pendant lequel je me brouillai définitivement avec l’eau-de-vie. Le Rouget et moi nous étions à Maurice, où nous avions mangé et bu jusqu’au dernier sou de nos économies, quand un Génois vint nous proposer un voyage de caravane, d’où nous reviendrions avec une forte somme, si nous voulions suivre ses conseils et faire tout ce qu’il nous dirait à bord. Nous acceptâmes avec plaisir et sans réflexion, moi surtout, qui n’étais pas corrigé et que l’appât du gain attirait. Et pourtant si j’avais réfléchi !… Je savais bien qu’un voyage de caravane consistait à transporter des cargaisons de port en port, et que comme nous n’étions à bord que de simples gabiers, nous ne devions pas en retirer un intérêt énorme.

Enfin !… j’acceptai. Le brick le Pinson me plaisait assez. Il était fin voilier, et son capitaine, un Français de Bordeaux, nous reçut à bord avec beaucoup d’amitiés. Je trouvai seulement qu’il y avait beaucoup trop d’hommes d’équipage pour un navire de commerce, mais il me fut répondu que c’était en cas d’attaque des pirates indiens, communs dans les parages que nous allions parcourir. De fait, nous étions armés en guerre. Il y avait même quatre caronades en bronze.

L’équipage donc se composait du capitaine, un Bordelais, du second, un Malaisien, du lieutenant, un Parisien, du maître d’équipage, un Alsacien, tous Français, quoi ! mais en revanche sur les vingt matelots nous n’étions que dix Français sans compter le Rouget et moi, trois Provençaux, deux Espagnols, un Malais, un Maltais et le Génois dont je vous ai dit deux mots. Ah ! j’oubliais Bibi, le moussaillon.

— Pardon, demanda Cartahut, est-ce que les Provençaux, ils sont pas Français ?

— Pas ceux-là, répliqua Rabamor, et tu verras, mon brave, pourquoi j’ai fait cette distinction.

— J’accepte l’excuse !

— En quittant Maurice, nous nous dirigeâmes vers la mer Rouge. Notre première relâche fut aux Seychelles, où nous fîmes de l’eau. C’est là que pour la première fois de ma vie, j’ai vu des caïmans. Ah ! monsieur Paul, vous qui aimez la chasse, je m’en vais vous apprendre comment on chasse le caïman dans ce pays là, sans fusil ni sabre.

Nous étions à rouler nos barriques d’eau sur une petite rivière ; quand un des nègres qui nous aidaient poussa un cri. Un caïman s’avançait vers nous. Il était à cent pas à peu près.

— Ne bougez pas, fit le nègre, en appelant ses compagnons, à qui il montrait le monstre.

La chasse au caïman.

Ceux-ci le suivirent avec empressement. Le nègre prit sa course vers le caïman, qui, voyant qu’on lui épargnait la moitié du chemin, redoubla de vitesse pour atteindre son déjeuner, car ces messieurs sont très-friands de chair humaine. Seulement le déjeuner, ou si vous voulez, le nègre, arrivé à quelques pas du monstre, tourna bride et se mit à fuir devant son ennemi. Celui-ci, indigné d’un pareil procédé, poursuivit le nègre, qui, arrivé à un arbre, y monta lestement. Le caïman ne se tint pas pour battu et grimpa à son tour le long de l’arbre, comme un vrai lézard. Le nègre, poursuivi jusque dans sa retraite, se sauva sur une des branches horizontales. Le caïman s’empressa de l’y suivre. Mais arrivé à l’extrémité, le nègre se laissa déposer à terre sans lâcher la branche. Aussitôt les autres nègres, accourant à son aide, saisirent cette extrémité de la branche et la secouèrent par saccades. Le caïman furieux de se voir secoué s’y cramponna tant qu’il put avec ses griffes, mais il finit par perdre l’équilibre. Il tourna le corps en bas, puis tomba à une dernière secousse. Les nègres se jetèrent alors sur lui. Le caïman s’était cassé les reins dans sa chute.

Il ne faut pas croire, monsieur Paul, que c’est par hasard que ce caïman a été tué de cette manière. C’est très-ordinaire, et tous les jours cela arrive. Mais il arrive aussi que le caïman ne se casse pas les reins, et il faut recommencer la chasse. Le nègre se garde bien de lutter par terre. Le caïman ne se laisse pas prendre deux fois au même piége, c’est sur mer qu’il l’attaque. La lutte est plus sérieuse, mais le nègre est si adroit qu’il en sort toujours triomphant. Il amène son ennemi près d’un rocher qu’il peut tourner, et il en fait faire plusieurs fois le tour au caïman, que sa carapace gêne pour ce mouvement. L’animal impatienté franchit le rocher pour atteindre son ennemi, et le nègre, qui n’attend que ce moment-là, nage entre deux eaux, passe sous le ventre de l’alligator qu’il frappe d’un coup de poignard sous la patte gauche, seul défaut de la cuirasse. Le caïman est presque toujours frappé à mort.

— Et puis si ce n’est pas vrai, nous n’avons pas le temps d’y aller voir. En tout cas, c’est très-original, mais j’aime mieux le récit de votre voyage. Je ne sais pas pourquoi, mais il m’intrigue.

Rabamor pâlit légèrement. Ce n’était qu’à contre-cœur qu’il allait raconter une des plus grandes fautes de sa vie. Mais il l’avait tant de fois rachetée !

— Des Seychelles nous allâmes mouiller à Moka et à Mascate, puis par Surate et Bombay, à Goa, une belle ville où il n’y a que des marins et des soldats et de l’herbe dans les rues. Là, le gouverneur nous chargea pour Ceylan de deux sacs de roupies d’une valeur de cinq cent mille francs.

Le soir même de notre départ, le Génois me frappa l’épaule :

— Notre fortune commence, me dit-il. Es-tu prêt ?

Je le regardai bien en face. Il ne sourcilla pas.

— Parle, lui dis-je.

— Viens, me répondit-il.

Et il m’amena sur le gaillard d’avant, où étaient réunis mes trois Provençaux, mes deux Espagnols, mon Malais, mon Maltais et enfin mon pauvre Rouget. Mais dans quel état ! Je ne sais pas quelle drogue on lui avait fait boire, les yeux lui sortaient de la tête, et il gesticulait comme un possédé. Je fus obligé pour le faire taire de lui administrer deux ou trois coups de poing, qui tombèrent sur lui comme une douche d’eau glacée.

— Ah ! bégaya-t-il, si tu en avais goûté ?

Il faut vous dire que les officiers avaient formellement interdit à bord les boissons alcooliques. Or les matelots sont comme les enfants ; ils aiment bien à faire le contraire de ce qui leur est défendu. Je demandai à goûter cette liqueur, dont le Génois s’empressa de me verser une ample rasade. Je la bus avec plaisir. Depuis les îles Sandwich, où je m’étais gorgé d’ava, je n’avais bu rien d’aussi fort. Je fis claquer ma langue et j’en redemandai une goutte. Le Rouget étendit machinalement le bras pour

Le complot.
m’arrêter. Je lui répondis par une bourrade. La tête me tournait déjà. Au deuxième verre je ne sais ce qui me passa dans le cerveau, mais ma raison fut retournée comme une manche de veste. Au moment où je m’en apercevais et où je me levais pour ressaisir le peu de raison qui me restait, le Génois me fit asseoir. Je lui obéis en le regardant d’un air égaré, et je l’entendis me dire :

— Causons un brin, mais tout bas, l’officier de quart nous enlèverait la bouteille.

— Qu’il y vienne ! fis-je presque furieux, et saisissant la bouteille j’en appliquai le goulot à mes lèvres, et je bus tout ce qu’elle contenait.

Il fallait une tête solide et un coffre cuirassé comme le mien pour y résister. Mon sang bouillait, j’avais des mouvements convulsifs, comme un poisson qui sort de l’eau, et, par malheur, je comprenais ce qu’on me disait :

— Vois-tu, poursuivit le Génois, nous sommes sur un bâtiment pirate. Le Capitaine est un bandit qui vient de voler cinq cent mille francs au gouverneur de Goa. Nous allons à Ceylan, où il nous tirera sa révérence sans même nous payer nos journées, et si nous bougeons, si nous avons l’air de nous plaindre, à la mer !

— Cré coquin, fis-je, je le démolirai.

— Chut ! Il est armé en guerre parce qu’on a envoyé un vaisseau à sa poursuite. Il veut pouvoir se défendre et compte sur nous pour cela. Ce serait rendre service à son pays que de le livrer au lieu de le défendre.

— Il faut qu’il s’explique avant.

— Ne vois-tu pas comme on nous regarde avec défiance ? On nous surveille pour que nous ne fassions pas de signal à la côte ou aux vaisseaux qui passent.

En effet nous descendions la côte de Malabar, prenant les amures à tribord pendant la brise du large et à bâbord pendant celle de terre.

— On ne nous donne que peu de vin et pas d’eau-de-vie, continua le Génois, on nous prive même du nécessaire, et le capitaine mettra l’argent dans sa poche. Plus nous serons mal nourris, plus il sera riche.

— Faut qu’il s’explique, répétai-je avec la ténacité d’un homme ivre.

Je me levai et j’allai droit au capitaine, les poings serrés, les yeux hagards, l’écume aux lèvres.

— Failli chien, lui dis-je, est-ce vrai que tu veux nous faire crever de soif ?

Et je levais déjà la main, quand je me sentis saisi à bras le corps. C’était le Rouget qui, malgré ma résistance, m’emporta comme un enfant. Je me réveillai aux fers.

Chose étrange, inexplicable ! Dès ce moment, plus le Rouget buvait, moins sa raison s’en allait. Une lumière semblait veiller dans son intelligence, et cette lumière c’était son amitié pour moi. Dès ce moment aussi, moi, je me remis à boire et j’y perdis ma raison. Continuellement ivre par les soins du Génois, j’étais continuellement furieux contre le capitaine et les officiers. Du reste les cinq autres étaient presque dans le même état.

Je crus voir un commencement d’inquiétude sur le visage des officiers, et je me fis ce raisonnement que puisqu’ils avaient peur de nous, — des honnêtes matelots — c’est qu’il y avait à redire à leur conduite. Et puis, ce qui m’agaçait, c’était de les voir se méfier de nous et faire faire bonne garde autour de l’entrepont, où étaient le vin, le rhum et les sacs de roupies.

Il faut tout dire, la boisson m’avait complétement changé et quand, le matin, je n’avais pas mon petit verre, j’étais inquiet, nerveux, colère, en un mot, les chefs ne pouvaient rien obtenir de moi, pas même l’obéissance. Le Rouget faisait toutes mes corvées, sauf les cas où il ne pouvait me remplacer. Par malheur encore, j’avais une idée fixe, et le Génois savait attiser cette idée, comme un forgeron attise le feu de sa forge, je croyais que nos officiers étaient des traîtres à leur pays et à l’honneur. Ces deux mots sonnaient pourtant bien mal dans la cervelle creuse d’un ivrogne, mais il paraît que le Génois me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même, et à la seule pensée qu’un Français pût trahir la France, je me serais révolté contre l’univers entier.

Puisque je fais ma confession sincère, j’ajouterai que le plus grand tort des officiers était à mes yeux de me reprocher mon ivrognerie et de m’empêcher de boire. Et quand l’ivresse, entretenue à dessein par mon faux ami, était à son comble, je me disais que, s’ils n’étaient plus là, je pourrais boire à mon aise. Jugez de mon état d’abrutissement et de la terrible position dans laquelle je me trouvais. Mais le Rouget, sur lequel, comme je vous l’ai dit, la boisson avait peu de prise et qui feignait l’ivresse pour mieux déjouer les complots de ceux en qui il avait deviné des traîtres, veillait sur moi, et c’est ce qui me sauva, en le perdant, le pauvre !…

Un matin, la vigie signala au large un de ces grands bateaux indiens dont la rapidité tient du prodige et qu’on appelle Praw. Il ventait petit frais, la brise de large commençait à régner et l’embarcation signalée tenait notre route.

— Nous sommes sauvés, me glissa le Génois dans l’oreille, je reconnais cette embarcation ; c’est celle du gouverneur, qui a deviné en nous des bandits et des pirates et nous fait la chasse.

— Laisse arriver ! fis-je.

— Pour nous faire massacrer, ma foi non. Mieux vaut empêcher la défense. Nous forcerons ainsi le bandit à se rendre, et nous y gagnerons de ne pas être pendus et d’avoir une part dans le magot.

— Ah ! tu crois ! répondis-je hébété. Alors que faut-il faire ?

— Viens avec moi.

Je le suivis en jetant un regard de défi sur le second, qui aurait bien voulu entendre ce que nous disions. Je sus plus tard que le Rouget s’était chargé de le lui dire, en promettant de veiller sur nous.

Le capitaine déclara qu’il ferait sauter le navire.

Pendant ce temps le praw nous faisait une chasse en règle. Vers le soir, nous prîmes bâbord amure pour profiter de la brise de terre et prendre le large. Mais cette brise était très-faible, et le courant nous drossait vers la côte. Au jour, le praw avait disparu. On se trouvait près d’une terre montagneuse et boisée, gardée par une ceinture de rochers. Aussitôt que nous en fûmes à une portée de fusil, le praw sortit de derrière ces rochers et nous coupa la retraite. Le combat était inévitable, mais dans quelles conditions ?

J’entendis le capitaine crier le branle-bas de combat, je vis le second faire la distribution d’armes et les servants s’approcher des caronades. Je ne pus m’empêcher de tressaillir, et je me passai la main sur la figure. J’étais rouge de honte. J’avais encloué les canons !

— Qui trahit-on ici ? me dis-je dans un éclair de raison. Au moment de faire feu, le capitaine s’aperçut de l’enclouement des caronades, et pâle de fureur il appela tout le monde sur l’arrière :

— Enfants, s’écria-t-il, plutôt que de tomber dans les mains de ces pirates, je ferais sauter le navire, mais nous allons payer chèrement notre triomphe ou notre défaite. Pour cela, il faut nous débarrasser des traîtres qui sont ici et qui ont déjà encloué nos caronades.

— C’est inutile de vous déranger, capitaine, répondit le Génois, des traîtres, il n’y en a qu’un ici, et le voilà.

Et me saisissant par le bras, il me poussa hors du cercle. Je regardais sans comprendre.

— Réponds, traître, est-ce toi qui as encloué nos canons ?

Une réaction s’opéra dans mon esprit, et retrouvant mes forces à défaut de parole, je sautai sur le Génois, je le saisis à la gorge, et, le ployant comme un roseau, je le jetai à demi suffoqué aux pieds du capitaine.

— Le traître, dis-je, le voilà, et il y en a d’autres. Je les trouverai. Quant à moi, capitaine, vous me ferez fusiller, je le mérite, mais après le combat.

À peine avais-je dit ces paroles, que le Malais, le Maltais et les Provençaux se mirent sur la défensive en criant :

— À nous Génois, les Indiens arrivent ! le Pinson nous appartient.

Cette fois j’étais désabusé et seul, sans armes, je m’élançai sur ces misérables, quand le Génois me saisit par une jambe, me fit tomber, et se relevant m’ajusta avec un pistolet tout armé qu’il tenait caché dans sa ceinture. Le Rouget arriva à temps — pour recevoir la balle en pleine poitrine. Il tomba en me disant :

— Il s’est trompé d’adresse. Méfie-toi des autres !

Tout occupé de mon pauvre Rouget qui expirait dans mes bras, je ne fis pas attention au Génois qu’on avait saisi et étroitement garotté. Les Provençaux étaient aux fers. Quant au Malais et au Maltais, ils avaient disparu.

Les cris des pirates me rappelèrent à la réalité. Je mis le corps du Rouget à l’abri, et me saisissant d’une hache d’abordage, je m’élançai, résolu de trouver la mort en expiation de mes fautes. La mort ne voulut pas de moi.

Les balles et les flèches des Indiens commençaient à pleuvoir sur le pont, car nous n’étions qu’à quelques encablures de l’ennemi. Le capitaine essaie de doubler la pointe de la grande île pour nous écarter de la côte. Il commande la manœuvre, mais le navire vient au vent malgré sa barre. Les voiles sont en ralingue. Je cours au gaillard d’avant, et je vois collé au flanc du navire le Malais qui coupait les drisses et les écoutes des focs. D’un coup de hache je l’envoie dire bonjour aux requins, mais il était trop tard, les Indiens montaient à l’abordage. Ils étaient quatre-vingts environ et nous quinze à peine. La ruse vint en aide au courage.

Il y avait à bord pour maître timonier un Bordelais que nous avions appelé le père Sang-Froid, C’était lui, qui, le premier, s’était aperçu de notre trahison, et dès les premières attaques des pirates il avait cherché à y porter remède.

Comme nous ne pouvions plus nous servir de nos canons, voici ce qu’il avait imaginé !

D’abord, il avait mis les poudres et les fusils à l’abri, puis établi avec des cordages une espèce de filet d’abordage allant du mât de beaupré au couronnement et élevé de quatre pieds au-dessus du bastingage. Enfin, il avait amarré six boulets de nos caronades ensemble dans un fort filet, et fait hisser ce ballot de nouvelle espèce au bas de la vergue de misaine, à babord.

Les Indiens montaient à l’abordage.

Ce n’est pas tout. Il avait ordonné au maître Cook de faire chauffer de l’eau et de la tenir à sa disposition.

Le combat n’était encore qu’à son début, et nous pouvions en prévoir l’issue. Aussi nous nous jetâmes sur les Indiens, moi surtout, avec une rage qui tenait du délire. À chaque ennemi que j’abattai, je m’écriai :

— Encore un, Rouget !

Il arriva un moment où le manche de ma hache se brisa, et ce fut à coups de poings que je continuai ce combat inégal. Tous ceux que je saisissais je les étranglais ou les jetais par-dessus bord.

— Passage, cria tout à coup le Bordelais qui portait une marmite. Trois matelots qui le suivaient en avaient une aussi, et chacun en versa le contenu sur la tête des pirates. Ah ! si vous les aviez vus se rouler sous cette douche d’un nouveau genre ! C’était de l’eau bouillante qu’on venait de leur administrer. Nous profitâmes du moment où ceux qui en étaient atteints se roulaient dans d’affreuses contorsions pour abattre une dizaine d’assaillants.

Par malheur, on ne s’occupait pas assez du navire, tous les matelots étant en train de repousser les Indiens. Le capitaine s’en aperçut, et me voyant sans armes, me cria d’aller à la barre du gouvernail, abandonnée à elle-même. Je dus obéir, à regret je l’avoue, mais si je n’avais pas assez vengé le Rouget, il me restait du moins à venger mon honneur.

J’y étais à peine, furieux de voir les pirates monter comme des tigres le long de notre brick, quand une espèce de sifflement passa sur ma tête, et j’entendis un grand cri et la chute lourde d’un poids énorme. Notre ingénieux Bordelais avait largué le cartahut qui retenait le paquet de boulets, hissé au bout de la vergue de misaine. Le résultat obtenu par cette chute fut prodigieux, sans parler des Indiens tués ou blessés, les boulets avaient défoncé le praw.

Pendant le temps que les Indiens mirent à revenir de leur stupéfaction, je jetai un coup d’œil au vaisseau qui lofait encore plus qu’auparavant ; la drisse du petit hunier était larguée, les ralingues du petit perroquet rompues, le petit cacatois cassé en deux et la voile déchirée. J’appelai le Bordelais en lui montrant ces ravages, je lui demandai si je ne devais pas larguer les deux drisses du pic. Il me fit un signe affirmatif, et à peine étais-je à ma manœuvre, que je vis le Maltais se glisser du beaupré sur le gaillard d’avant. C’était l’auteur de toutes ces plaisanteries. Un croc en jambes, un coup de pouce sur la margoulette et à l’eau. Ce fut l’affaire d’une seconde. Je retournai à ma barre sûr désormais que toute manœuvre était impossible. Les voiles de l’avant étaient en pantenne et celles de l’arrière en ralingue.

Le praw défoncé s’emplissait d’eau à vue d’œil et ne devait pas tarder à couler. Cela donnait du courage à nos matelots, mais aussi cela forçait les Indiens désespérés à s’emparer quand même de notre navire.

Malgré notre résistance et les pertes sérieuses que nous avions fait éprouver aux pirates, nous nous sentions perdus. Je voyais avec tristesse le moment où notre vaisseau tomberait par ma faute dans les mains de ces bandits. Pour nous sauver il nous aurait fallu une heure de bonne route. Mais nous allions en dérive, la barre que je maintenais au vent ne gouvernait plus, et n’ayant plus de voiles orientées sur l’avant, nous ne pouvions les orienter sans compromettre le salut du navire et le nôtre.

Nous recommençâmes à combattre, et j’allais me mettre de la partie quand le Bordelais me fit signe d’aller à lui. Les pirates montaient toujours, ils seraient bientôt sur le gaillard d’avant. En ce moment critique, le maître d’équipage, avec mon aide, élève un rempart de barriques pleines d’eau derrière lesquelles il place deux de nos caronades, les seules qu’il avait pu remettre en état et qu’il avait chargées à mitraille. Une fois ces préparatifs achevés, il cria d’une voix forte :

— Quatre matelots dans les hunes pour faire feu sur l’ennemi ; tout le reste dans la chambre où j’ai chargé les armes et fait des meurtrières.

Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le capitaine obéit comme le dernier des matelots. On n’avait pas de temps à perdre. Seulement, pour sauver la dignité du commandant, le Bordelais cria :

— Ce sont les ordres que le capitaine m’a donnés ce matin. Qu’on obéisse !

Recommandation inutile. Chacun était à son poste.

Et les pirates avec de grands cris venaient d’envahir le pont de notre brick. Attention ! nos espingoles chargées avec six balles vomissent sur eux à travers les meurtrières de la chambre une telle masse de plomb, que plus de dix tombent morts ou blessés. Du haut des dunes un feu bien dirigé soutient le nôtre. Les Indiens épouvantés reculent, mais n’ayant plus de retraite, car le praw a coulé, ils reviennent avec des hurlements prêts à reprendre leur revanche, quand une épouvantable détonation se fait entendre. Le Bordelais et moi avions mis le feu aux deux caronades. Quand la fumée fut dissipée, la voix du maître d’équipage se fit entendre. Chacun croyait qu’il allait donner un ordre et écoutait.

— Est-ce qu’il y en a encore ? dit le loustic.

Alors, en un clin d’œil, presque joyeux chacun se précipita sur le pont, pour achever sans pitié les Indiens blessés et tuer ceux que la mitraille avait épargnés.

Nous nous comptâmes, nous restions sept, plus le capitaine et un lieutenant. Le Bordelais seul n’avait pas reçu une égratignure. Quand nous voulûmes le féliciter :

— Pas la peine, camarade, répondit-il, je n’ai fait qu’obéir aux ordres du capitaine.

Il y avait dix heures que nous nous battions, chacun sentait le besoin de se refaire et de se reposer, moi surtout dont le corps était une véritable pelote ; mais au moment où, tout à la joie d’une victoire, nous songions au repos, une violente secousse ébranla le navire, nous venions d’échouer.

La mer était calme et le vent léger. Notre sauvetage offrait peu de dangers, seulement nous ne savions pas si l’île où nous allions aborder ne renfermait pas de nouveaux pirates, et la crainte de tomber entre les mains des Indiens après notre victoire nous épouvantait.

La première embarcation qui se dirigea vers la terre contenait cinq hommes armés. Trois restèrent sur le rivage, les deux autres ramenèrent le canot. Alors le déchargement du Pinson commença, d’abord l’argent, puis l’eau douce et les munitions. Quant aux provisions de bouche, l’eau ayant gagné l’entre-pont, nous ne pûmes sauver que deux sacs de biscuit et quelques livres de viande salée. Il était près de six heures quand nous abandonnâmes le Pinson. Mal enclavé où il avait touché, la marée en baissant le laissa glisser de telle façon que la mer recouvrit bientôt son pont.

À cette vue, je bondis et me précipitai à la nage. Le Bordelais m’arrêta. Le capitaine en s’avançant me dit d’une voix sévère :

— Tu n’as ni à fuir ni à te suicider. Tu es notre prisonnier. Attends que notre tribunal ait prononcé sur ton sort.

— Capitaine, répondis-je avec respect, vous oubliez que dans le navire est le Génois, celui qui m’a perdu et a failli tous nous perdre. Le laisserez-vous mourir sans jugement ?

— Soit, va le chercher, mais hâte-toi.

Ce n’était pas le Génois que j’allais chercher. La mer devait en avoir fait justice, mais le corps de mon pauvre Rouget, allais-je donc le laisser manger aux poissons, quand je pouvais lui donner une sépulture chrétienne ?

J’arrivai sur le haut du pont que la mer n’avait pas encore envahi. Je vis dans le coin où je l’avais placé le Rouget qui dormait son dernier sommeil. Je le chargeai sur mon épaule. Oh ! il ne pesait pas lourd, tout son sang était sorti par sa blessure ! et je descendis dans le canot que le capitaine avait envoyé pour me reprendre.

Je débarquai avec le Rouget qui n’avait pas quitté mes épaules. Chacun connaissant notre amitié se taisait devant ma douleur et, comprenant le motif qui dictait ma conduite, personne ne s’opposa à mon débarquement. Une fois à terre, je pris un sentier qui conduisait à une masse de rochers et je déposai mon précieux fardeau sur le bord d’un petit ravin. Nous n’avions pas d’outils, mais je brisai une grosse branche que j’affilai avec mon eustache et je me mis à creuser avec rage un trou assez profond pour qu’il fût à l’abri des oiseaux de proie, et quand il fut creusé, j’y plaçai le Rouget. Une prière, un dernier serrement de main et quelques pelletées de terre… Ce fut tout. Par-dessus j’entassai de grosses pierres et de ma branche je fis une croix. Le Rouget avait une tombe chrétienne !…

Il était nuit. J’étais brisé de fatigue. Je m’endormis à côté ; c’est là que mes camarades me trouvèrent le lendemain. J’avais froid, mes blessures me faisaient horriblement souffrir, et c’est à peine si je pouvais marcher, mais je me disais en moi-même que je n’en avais pas pour longtemps à vivre. Je méritais la mort pour ma trahison et j’espérais bien qu’on me ferait justice.

Pourtant, quand je demandai l’heure de mon jugement, le Bordelais haussa les épaules, et le capitaine me tendit la main.

— Je ne suis pas digne de la prendre, répondis-je, mais l’émotion que me causa cette bonté du capitaine jointe à mes blessures et à mes fatigues me causa un éblouissement tel que je m’évanouis. Quand je revins à moi, le Bordelais voulut m’humecter les lèvres avec du rhum. Je crus qu’il me donnait du vitriol à boire. Je le repoussai avec énergie :

— Je jure, dis-je tout pâle et en tournant les yeux vers la tombe de Rouget, de ne jamais boire ni eau-de-vie ni vin.

C’était assez s’occuper de moi. Il fallait songer au salut de tous, nous étions bel et bien tombés dans un nid de pirates. L’idée que nous courions un grand danger et qu’il allait falloir peut-être en découdre avec les Indiens ranima mes forces, et je me mis à la disposition du Bordelais qui depuis le combat m’affectionnait beaucoup, sachant quel parti il pourrait tirer de ma force et de mon courage. Du reste, je vous le dis encore une fois, je n’attendais que la mort et je préférais mourir en combattant que fusillé comme un chien.

D’abord nous transportâmes au sommet d’un rocher élevé qui s’avançait en pointe dans la mer non-seulement nos provisions et nos armes, mais même encore nos deux canots. Puis nous creusâmes un fossé assez profond dans le sable auquel, avec des éclats de roches, on fit une espèce de parapet. Enfin on fit la distribution des vivres et je demandai à n’avoir que demi-ration. Je n’avais pas le droit de manger autant que les autres.

La journée et la nuit se passèrent sans incidents. Le lendemain au petit jour, nous aperçûmes trois praws se dirigeant de notre côté. Le Bordelais qui avait flairé cette attaque n’avait pas jugé à propos de nous effrayer, mais il avait parfaitement distingué des Indiens qui, cachés derrière les rochers, guettaient notre débarquement ; n’étant pas en nombre, ils avaient été chercher du renfort et c’était ce renfort, qui arrivait.

D’un autre côté le Bordelais, qui connaissait les Indiens comme sa poche, savait que ces messieurs professent un profond respect pour tout ce qui est fortification. Un simple fossé avec parapet les arrête. Ceux qui venaient nous attaquer devaient nécessairement s’arrêter court devant notre forteresse. Abrités derrière nos canots qu’on avait mis la quille en l’air, nous attendîmes l’assaut, mais les Indiens n’essayèrent même pas de franchir le fossé et rebroussèrent chemin en désordre, salués par nos coups de fusil qui en étendirent deux ou trois. Ils revinrent plusieurs fois, et leur nombre se doublait à chaque visite. Ils étaient bien un millier qui entouraient le rocher.

Le danger n’était pas là. Nous sentions que jamais ils n’oseraient franchir nos fossés, mais nos vivres diminuaient. Les gredins nous prenaient par la famine.

Cela dura huit jours. Nos rations s’épuisaient, bien qu’on les eût réduites de moitié. Tout à coup nous aperçûmes une voile européenne qui pointait à l’horizon. Les voiles de nos embarcations furent plantées au bout de nos rames. On tira des coups de fusil. Mais la voile disparut. Seulement nous remarquâmes qu’à la vue de cette voile, les Indiens avaient filé avec leurs praws, ne laissant à terre qu’une centaine d’hommes pour nous garder.

— Je vois ce que c’est, dit le Bordelais. Cette voile est celle d’un croiseur anglais qui fait la chasse aux pirates pour le compte de sa nation. Je suis sûr qu’il ne s’éloignera pas. Le tout est d’aller le retrouver.

L’idée était bonne, mais l’exécution était loin d’être facile. Il fallait d’abord déjouer la surveillance des Indiens, puis affaler un de nos canots du haut de notre rocher dans la mer.

Dès que la nuit fut venue, voyant que la plage n’était pas très-bien gardée, car nos ennemis ne se doutaient pas que nos canots fussent en état de prendre la mer, nous nous mîmes à trois dans un canot et l’on nous descendit du haut de notre falaise. On avait tiré au sort à qui tenterait l’entreprise, mais j’avais demandé à en être, et je pris la place d’un pauvre diable qui ne tenait guère plus sur ses jambes.

Parvenus à la mer, nous détachâmes les cordes qui retenaient notre canot, puis, ramant avec la plus grande précaution, nous nous éloignâmes sans être poursuivis.

Il y avait trois heures que nous naviguions avec vigueur, quand nous aperçûmes à tribord une lumière. Le vent ayant fraîchi, nous hissâmes notre voile et nous avançâmes plus rapidement. La lumière nous apparaissait de plus en plus brillante, et pourtant personne ne répondit à nos cris et aux détonations de nos fusils. Une heure se passa ainsi dans une cruelle incertitude.

Tout à coup nous aperçûmes à fleur d’eau une autre lumière, moins vive et moins grande que la première, qui avançait rapidement vers nous. À peine nous étions-nous levés pour héler ceux qui venaient à nous, qu’un coup de fusil troubla le silence de la nuit et qu’une balle siffla à mon oreille. Alors une voix nous ordonna, en anglais, de nous arrêter.

Plus de doute. C’était l’embarcation du navire que nous cherchions. Nous étions sauvés. La frégate anglaise qui nous secourut était le Roal-West, une des frégates de la Compagnie des Indes les plus connues sur la côte.

Quand nous eûmes pris des forces devant un bon repas, nous racontâmes nos aventures, et le capitaine s’empressa de rallier les naufragés du Pinson.

La brise de terre était favorable et la frégate gouverna de telle façon que, lorsque deux heures plus tard le soleil se leva, nous aperçûmes la pointe de la falaise sur laquelle nos amis étaient réfugiés. Malheureusement la brise du large arriva et nous força de louvoyer. Le capitaine profita de ce retard pour déguiser sa frégate en praw indien. Les matelots anglais eux-mêmes se déguisèrent avec des turbans.

Les pirates qui gardaient nos camarades, trompés par l’apparence du navire, ne doutant plus que ce ne soit un Indien, se précipitent en masse sur la plage pour le voir tout à leur aise. Alors la frégate, démasquant tout à coup ses caronades chargées à mitraille, fait feu et couvre la grève de morts.

Cinq minutes après, trois embarcations montées par soixante hommes abordent l’île et délivrent nos compagnons.

Une fois que nous fûmes tous embarqués, je priai le capitaine de régler mon affaire. La vie m’était à charge, et il me tardait d’aller retrouver le Rouget. Un conseil s’assembla et à l’unanimité me condamna à mort. À l’unanimité aussi, il déclara que je resterais prisonnier jusqu’au port le plus prochain, où je serais rendu à la vie et à la liberté.

Revenons au vaisseau anglais qui nous avait sauvés et dont le capitaine était surtout désireux de nous venger des pirates indiens. Comme je vous l’ai dit, il leur avait déjà donné une leçon, mais ce n’était pas assez, il voulait la donner plus complète.

Le Bordelais souriait d’un air incrédule et narquois aux menaces de l’Anglais, et je l’entendais marmotter :

— Prends le large ! c’est tout ce que tu as de mieux à faire ! Quand on trouve ces gredins en mer on les coule très-bien, mais aller les chercher chez eux, ce n’est pas prudent.

Le lendemain matin, la corvette laissa tomber son ancre, et trois embarcations armées de soldats de marine et munies des objets nécessaires pour une descente, furent envoyées vers une crique éloignée où l’on apercevait plusieurs praws, en partie cachés sous des arbres. J’aurais bien voulu en faire partie, mais j’étais « condamné », et le capitaine anglais répondit sèchement à mes camarades :

— Je n’emploie jamais d’étrangers au service de Sa Majesté britannique.

— Tant pis pour Sa Majesté britannique ! riposta le Bordelais. Mais le jour et la nuit se passèrent sans qu’on vît revenir les embarcations. Les praws n’avaient pas bougé de leurs abris. De l’expédition, nulle trace.

Le lendemain, il fut résolu qu’on enverrait un canot avec l’ordre de ne pas aborder.

Le canot disparut comme les autres. Seulement nous entendîmes cette fois une vive fusillade, qui s’éteignit presque aussitôt. Les praws étaient toujours immobiles sous leurs abris.

Soixante hommes étaient perdus sans profit pour l’Angleterre. Le capitaine était désolé et nous partagions sa douleur. Trois jours après, il ordonna l’appareillage. On vire au cabestan et plusieurs gabiers montent dans la mâture pour défiler les voiles, quand tout à coup une grêle de balles, partant de derrière les rochers qui flanquaient notre droite, tue et blesse plusieurs hommes. Deux de ces derniers tombent à la mer. On veut leur jeter des cordes, impossible. Tous ceux qui se montrent au-dessus des bastingages deviennent des points de mire pour les pirates embusqués.

Ce fut alors un cri d’épouvante à bord. Ne pouvant déferler les voiles, il fallait attendre que le vent nous poussât directement du mouillage au large, c’était le seul moyen pour abandonner la baie à sec de voiles. La lune, pour surcroît de malheur, était dans son plein, et la nuit ne nous offrait pas les ressources de l’obscurité ! Le capitaine anglais était humilié. Le Bordelais riait dans sa barbe.

— En voilà des boulettes, murmurait-il, nous sommes capables de rester là jusqu’à la fin de nos jours. Il ne peut donc pas faire larguer ses voiles ?

— Et comment vous y prendriez-vous, mon ami, pour appareiller, if you please ?

C’était le capitaine anglais, qui avait entendu le Bordelais et lui faisait cette question sans le regarder.

Les matelots qui étaient là entendirent aussi, mais ils ne comprenaient pas le français, seuls mes compagnons écoutaient avec un air qui disait : « Il y vient l’Englisch. » Le Bordelais s’en aperçut, et comme il avait un profond respect pour tout ce qui porte l’épaulette, il ôta sa casquette, et répondit :

— Capitaine, je mettrais à exécution l’idée que vous aviez ce matin.

L’Anglais ne broncha pas :

— Vous croyez ? ah ! bien !… Merci… dit-il.

— Seulement…

— Ah ! il y a un seulement.

— Oui, capitaine, sauf votre respect. Pour faire hisser vos gabiers dans les hunes et sur les basses vergues par l’autre bord et à l’abri des bas mâts, vous avez raison, ça les garera des balles et ils seront tous prêts pour la manœuvre. Le grand amiral qui est là-haut n’aurait pas mieux trouvé.

Le capitaine eut un tressaillement, mais ne bougea pas.

— C’est votre idée, elle est donc bonne. Pour lors, vous faites charger les caronades jusqu’à la gueule. Vous attendez qu’il fasse calme, et puis feu partout. C’est très-bon.

L’Anglais ne put s’empêcher de se retourner, mais il se maintint toujours roide et dit froidement :

— Oui, c’est là mon idée. Par malheur je ne peux faire feu contre les rochers.

— Aussi, au lieu de mettre des boulets, moi, — pardon, capitaine, c’est là le seulement dont je vous parlais… — Je n’en mettrais pas et ça ferait autant de fumée, allez, et comme vous le disiez, cette fumée rendrait la corvette invisible aux pirates. Pendant ce temps-là, comme vous le disiez toujours, vos matelots largueront les voiles sans danger et nous pourrons fiche notre camp ! Ah ! capitaine, puisque vous demandez l’avis d’un simple matelot comme moi, mettez votre idée à exécution.

Une heure plus tard, grâce à ce conseil, aussi délicat qu’habile, la corvette jetait des tourbillons de fumée, les gabiers larguaient les voiles et nous appareillions sans être inquiétés. Quelques jours après, nous débarquions à Trinquemaly.

— Et le capitaine n’a rien donné au Bordelais ?

— Il lui a fait cadeau d’une poignée de main et d’une montre en or.

— Oh ! une poignée de main !

— Les officiers anglais en sont avares pour tous ceux qui ne sont pas de leur grade. Si le Bordelais avait été Anglais, il n’aurait eu que la montre.

Mais l’heure s’avance et je craindrais, monsieur Paul, de vous fatiguer. Si je ne vous ai pas trop ennuyé, je recommencerai un autre soir.

— Hé là-bas, chacun son tour, dit le père La Gloire.

— C’est juste. Enfin, monsieur Paul, voilà pourquoi et depuis quand je ne bois plus. Je suis devenu, j’ose le dire, un bon marin de l’État. Et aujourd’hui, de tous mes souvenirs, c’est celui du Rouget, qui seul, a le don, en me rappelant mes fautes, de faire de moi ici ce que j’ai été à bord.

Les larmes suffoquaient le narrateur. Il n’y put tenir et se retira. Paul se promit de le faire parler encore, pendant que les autres marins discutaient à qui parlerait le lendemain.

pendant cinquante ans il fut
à la recherche de la perle bleue.