Six semaines dans un phare/5

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Partage du butin après un naufrage.

CHAPITRE V

cartahut

Le Breton Yvonnec. — Les naufrageurs de la Bretagne. — Naufrage du Colibri. Les vaches porte-falots. — Les pilleurs de mer en Écosse. — Les côtes de la Bretagne. — Les lutins. — Le Korigan et le Drac. — Le Double. — Saint-Malo et les chiens du port. — Le Breton recueilli par un vieux pêcheur. — En Islande. — Le tour du monde. — Jaffa, Ophir, les Cyclades, l’Afrique, les pôles, les Lapons. — Le Gobelin, lutin des navires. — La statue de Saint-Antoine. — Les Hirondelles. — Le Voltigeur-hollandais. — Le grand Chasse-foudre. — Le voyage fantastique. — Un village du Calvados. — Retour au village. — La fiancée de 70 ans. — La 1re communion de la sœur du matelot.

Le lendemain Paul s’éveilla plus tard que de coutume, Clinfoc avait jugé à propos de le laisser dormir, puisque la veille, malgré ses observations, le capitaine avait jugé à propos de le laisser parler.

La première personne que Paul aperçut, debout à son chevet, fut Yvonnec, le Breton-bretonnant à qui il n’avait pas encore adressé la parole et qui lui-même n’avait pas encore ouvert la bouche pour faire sa partie dans le concert oratoire joué autour du lit du blessé. Il est vrai que toutes les fois qu’il ouvrait la bouche, le rire sardonique de Rabamor ou les joyeuses exclamations du père La Gloire la fermaient plus vite qu’elle ne s’était ouverte. D’un autre côté, sa figure un peu sombre, sa voix sourde, son regard atone inspiraient peu de sympathie pour l’homme et peu de confiance dans l’orateur.

Mais ce jour-là, aux premiers rayons de l’aube que tamisaient les carreaux ruisselants de buée, le Breton s’était comme transfiguré. L’œil s’éclairait de joyeux reflets, la bouche dessinait un sourire presque spirituel, et sa voix sembla briser les cloisons qui l’emprisonnaient dans le fond de la gorge pour laisser tomber ces phrases assaisonnées de sel marin :

— Eh bien ! monsieur Paul, comme ça, vous v’là rahuché ? on n’a plus qu’à enverguer ses frusques de fête, quoi ? Vierge Marie, vous en teniez, mais là d’aplomb. Je connais ces sortes de grains. On n’a pas le temps de dire un pater, que crac !… enlevé le cacatois. Une balle, ça vous saute à bord quand on ne s’y attend pas et ça vous tombe par le travers avant d’avoir pu pousser la barre tribord ou bâbord pour la parer, mais à présent, hisse le grand foc !… Attrape à mettre à l’eau le youyou !…

Et ce disant, le Breton serra la main de Paul étonné de ce flux de paroles et de ce geste d’amitié, si peu familiers avec les habitudes du marin.

Paul allait répondre, quand le capitaine parut sur le seuil :

— Il parle donc, celui-là, s’écria-t-il.

— Oui, mon oncle, mieux vaut tard que jamais.

— Bonjour, petit, comment va, ce matin ?

Et l’oncle embrassa Paul sans plus s’occuper du Breton qui, reprenant ses allures timides et hargneuses, gagnait discrètement la porte. Là il reçut une bourrade de Clinfoc qui entrait.

— Il n’y a donc pas de vigie à ta grand’hune, que tu abordes sans crier gare ? lui dit le vieux matelot.

Yvonnec le regarda de travers et sortit sans répondre. Cela ne faisait pas le compte de Clinfoc, qui courut après lui et le ramena, sans résistance du reste.

— Que faisais-tu là ? Le petit dormait. Tu l’as réveillé, pas vrai, pour qu’il voie ta face blême à son réveil. Écoute, bavard, prends bien garde à ce que je vais te dire. Oriente-toi à ne pas faire d’embardées, parce que si tu tombes sous mon écoute !…

— Que vous ai-je fait, reprit doucement le Breton, que vous soyiez toujours pour moi comme une bouline de revers ?

— Ce que j’ai ?… Tu vas le savoir. Mais entre ; la porte ouverte, ça fait un courant d’air. Bonjour, le petit. Capitaine, je vous salue.

Paul ayant souri au vieux matelot, le capitaine ayant grogné un bonjour, Clinfoc s’approcha du lit dont il arrangea les couvertures, souleva l’oreiller sous la tête du malade, lui versa à boire une cuillerée de sa potion, sans faire attention aux yeux furibonds du capitaine qui finit par s’écrier :

— Ah ça ! vieux désemparé, est-ce que j’avais besoin de toi pour faire le service ? C’est pas malin, j’espère.

— Vous n’êtes pas capable de commander la manœuvre du ménage, mon capitaine, riposta froidement Clinfoc.

Le père Vent-Debout allait répondre, ce qui eût été le prélude d’une de ces éternelles disputes du capitaine et de son matelot ; mais Paul d’un signe apaisa son oncle. Clinfoc n’y fit même pas attention ; il était stupéfait !

En jetant un regard circulaire autour de lui pour parer au désordre habituel d’une chambre à coucher quand on s’éveille, Clinfoc s’était aperçu que tout était à sa place, le parquet soigneusement nettoyé, le feu allumé, la bouillote sur le feu. Bref, tout était en ordre. Qui donc s’était permis de faire son travail ? Quel intrus s’était permis de profiter d’une matinée que lui, Clinfoc, n’avait pas voulu employer pour ne pas réveiller le malade ?

Il rageait en dedans, mais n’osait rien dire, ne sachant sur qui passer sa colère, quand le Breton lui dit avec une pointe de raillerie :

— Ça vous fâche ?…

Paul et son oncle éclatèrent de rire. Clinfoc se retourna, mit les mains dans ses poches — jusqu’au coude — et dédaigneusement laissa tomber ces mots :

— Y a pas de quoi rire !… Ce paroissien-là me fera avaler ma gaffe dix ans trop tôt ! Et puis, quoi, je n’aime pas les Bretons !

— Faudrait voir à savoir pourquoi ?

— Il y a peut-être une histoire là dedans, dit Paul. Le plus curieux serait d’entendre Clinfoc la raconter.

— Ce n’est pas l’heure de dormir, répliqua aigrement le capitaine.

— Tiens-tu à savoir le pourquoi de la chose, Breton ?

— Si ça ne vous déplaît pas, matelot.

— Eh bien ? — Et le vieux Clinfoc enfonça davantage les mains dans ses poches, ce qui lui fit renflouer les épaules, position qu’il prenait toujours pour toiser avec mépris ses adversaires et même tous ceux qu’il « avait dans le nez ». — Eh bien ! voilà. Tes côtes de Bretagne, ce ne sont que des nids de brigands. Et pour qui a vu ces côtes, ça n’a rien d’étonnant, sinueuses, décharnées, creusées par les embouchures des fleuves, elles sont défendues par un tas de rochers noirs comme la bouche du diable, aux pieds desquels sont des sables mouvants qui vous engloutissent comme un requin avale le harpon.

— C’est la faute du bon Dieu, ce n’est pas la nôtre.

— Avec ça que vous n’en profitiez pas !… dans le temps, car aujourd’hui, vous êtes à moitié civilisés. Mais je reviens à mon affaire. J’étais mousse à bord du Colibri, un bateau pêcheur de Paimbœuf, où mon père m’avait fait embaucher pour m’apprendre la discipline sur mer, puisque je ne pouvais pas l’apprendre sur terre. Mais minute. Ce n’est pas le cas d’en parler.

Les naufrageurs.

Où allions-nous ? Je ne le savais point.

Il paraît qu’on allait pêcher à la morue. Un drôle de métier. Enfin !… Bref, le temps, qui était beau au départ, commença à bouder, comme nous approchions de la Pointe de Raz. Un satané cap, entre nous soit dit, où s’élevait une grande ville dont la mer a pris la place. Ça lui arrive souvent, à la bonne vieille femme. Il paraît même, quand les sables sont soulevés par l’ouragan, qu’on aperçoit au fond de la baie de larges troncs d’une couleur noire. Alors des gémissements répondent aux rafales : ce sont les cris des habitants qui ont bu à la grande tasse et n’ont pu encore digérer le bouillon.

Quel drôle de pays ! Mais minute ! Ce n’est pas encore de ça qu’il s’agit.

Donc, à peine avions-nous dépassé Plogoff, que le ciel devient tout rouge ; la mer commence à se fâcher tout à fait et notre bateau danse un quadrille sur le sommet des vagues. Pas de mal encore ; on envoie un gabier en vigie avec l’ordre de prévenir dès qu’il aurait connaissance des côtes. La nuit était venue, et le vent soufflait de tous côtés. Notre bateau tournait comme une toupie et, d’un commun accord, on décida de se laisser aller au vent qui, venant des côtes, nous en éloignerait. Au bout d’un moment, le gabier en vigie cria : « Fanal de navire au large ! » … On se précipita sur le pont et, en effet, au large on aperçut une lumière balancée par les vagues. Voilà que ça commence. Breton, tiens-toi bien.

— Je n’ai pas peur !

— Attirés par l’espoir et nous croyant plus éloignés des côtes, nous nous laissâmes porter sur le fanal, et notre navire alla échouer sur les récifs qui brisèrent le bateau et nous jetèrent sur une grève sauvage, où nous trouvâmes une hospitalité charitable.

— Ah ! ah !

— Oui, Breton, l’hospitalité des pilleurs de mer, autrement dits les naufrageurs, qui nous avaient joué ce joli tour. Ces gredins-là savent que les naufrages sont communs sur leurs côtes : c’est ce qui entretient chez eux un amour du pillage que rien n’a pu détruire. Tous les objets que la tempête et la mer apportent sur leurs côtes sont à eux. Voleurs !

— Je connais ça, dit sérieusement le Breton, mais il n’y a plus guère de naufageurs. Et quand même, il y a des braves gens en Bretagne qui se croiraient deshonorés s’ils participaient à ces vols.

Ils attachent une lanterne sur la tête d’une vache.

— Oui da ! je n’en crois rien. La foule suit la foule, et tous vous courez au rivage vous partager la dépouille des naufragés. Vous ne savez pas, monsieur Paul, comment ils s’y prennent pour attirer sur les récifs les navires en danger. C’est bien simple. Ils attachent une lanterne sur la tête d’une vache, et, après avoir entraîné l’animal vers la grève, ils le font marcher la nuit sur les rochers battus par la tempête, derrière lesquels leurs camarades guettent avec des gaffes, des crampons et des cordes. La lumière oscille, va de l’avant, va de l’arrière. Ça la fait ressembler à celle d’un fanal de navire balancé par la mer. Les marins tourmentés au large croient à cette lumière comme on croit à l’étoile de la Vierge. Et va te promener le navire !… Voilà pourquoi j’en veux aux Bretons !…

Et les bras tout entiers de Clinfoc disparurent dans ses poches profondes.

— Il est de fait, reprit le capitaine, qui eût été furieux que son matelot parlât seul, qu’autrefois dans certaines parties de l’Allemagne, on priait Dieu publiquement pour qu’il y ait beaucoup d’échouements sur les côtes. Il s’était glissé un abus assez singulier dans les temples protestants du Hanovre. On y faisait des prières publiques, surtout pendant les tempêtes, pour demander au Ciel que les marchandises ou autres effets des vaisseaux qui font naufrage dans l’océan Germanique, fussent jetés sur les côtes de ce pays plutôt qu’ailleurs, afin d’en pouvoir profiter. Le conseil chargé de la Régence en l’absence du roi Georges, son souverain, défendit sous de rigoureuses peines de continuer ces prières.

— Je l’ai lu aussi, répondit Paul ; il existe même sur les côtes de l’Angleterre toute une flottille de bateaux montés par des marins avides, rôdant sans cesse dans le voisinage des bancs pour épier les navires, les sauver de gré ou de force d’un péril parfois imaginaire, et rançonner ensuite les armateurs que la loi met à leur discrétion.

— Les braves gens ! dit Clinfoc, n’est-ce pas, Breton ?

— Leurs compatriotes les appellent naufrageurs. Jadis ils attendaient à la côte les épaves que la tempête y poussait ; maintenant ils vont les chercher en pleine mer. Le mal est arrivé à un tel excès, que la France s’en est émue et a dénoncé en termes énergiques ces actes odieux au gouvernement anglais.

— Mon ami, reprit le capitaine, tu commets la même faute que Clinfoc, qui pour un crime isolé commis sur les côtes de Bretagne en accuse tous les Bretons. Il n’y a pas de pays dont les institutions de sauvetage aient rendu plus de services aux naufragés que l’Angleterre. Ses établissements sur tous les points de son littoral en sont la preuve. Ses sauveteurs sont dévoués et désintéressés. Je ne doute pas que le peuple anglais ne fasse un jour justice des odieuses spéculations des naufrageurs et de ces instincts de piraterie, derniers vestiges d’un autre âge.

— Oh ! je vous crois, mon oncle. Je regrette que mon vieux Clinfoc n’ait pas compris que les Bretons ne peuvent pas être responsables du crime de quelques-uns. Je regrette surtout qu’il n’ait pas pu admirer, comme moi, les côtes dentelées de la vieille Armorique, dont la vue remplit mon âme de poésie.

— Merci, monsieur Paul, dit humblement le Breton. Du reste, ajouta-t-il un peu plus bas, qui dit marin, dit poëte. La mer, comme la poésie, est pleine de mystères. Elle nous rapproche de Dieu par la contemplation et le rêve ; le marin qui ne prie pas n’est pas digne d’être marin.

Chacun se regarda, étonné de ce langage peu en harmonie avec le ton habituel du Breton. Celui-ci, comme étonné lui-même, reprit plus haut, en s’adressant à Clinfoc :

— C’est raisonné comme un oracle, pas vrai, vieux ?

— Toi, tu cours des bordées en louvoyant pour marcher contre le point d’où souffle le vent. On ne sait pas plus ce que renferme un Breton que ce que contient la goëlette d’un négrier.

— Bon ! Quand il a dit ça, ce qui arrive souvent, il croit avoir cargué et serré une misaine !

Paul s’adressa au Breton :

— Yvonnec, je ne vous demande pas qui vous êtes, mais je suis sûr que votre vrai langage est celui que vous teniez tout à l’heure quand vous vous parliez à vous-même. Vous m’avez refusé de raconter votre vie. Je ne vous le redemande pas. Mais, parlez-moi un peu, sinon de vous, du moins de votre pays.

Le Breton se taisait. Appuyé contre le mur, les bras croisés et sa jambe droite repliée sur la jambe gauche, il jetait sur le jeune blessé un regard mouillé de larmes qui en disait plus long que tous les récits des marins. Clinfoc avait ôté les mains de ses poches, et, furieux qu’on ne répondît pas de suite à son maître, semblait tout prêt à s’élancer sur le Breton.

— Eh bien, continua Paul, si cela vous répugne, dites-nous quelques-unes des légendes de votre mystérieux pays, dont les côtes sont pleines d’esprits et de lutins.

— N’est-ce pas, monsieur Paul, que vous y croyez aux esprits et aux lutins ? s’écria Yvonnec en changeant de position, d’air et de langage.

— Pourquoi pas ? Il n’est pas besoin d’être né au moyen âge pour saisir par ses beaux cheveux flottants le lutin de la chaumière ou de la barque, de la plaine ou de la mer. Chez toutes les nations de l’Europe, dans toutes les provinces de la France, sur toutes les côtes de l’Océan ou de la Méditerranée on le rencontre ce lutin charmant et terrible qui peuple les veilles et les nuits des paysans, des pêcheurs et des marins. Il se plaît surtout chez ceux qui ne peuvent réagir que par l’imagination contre la rude misère de leur vie matérielle : Kobold en Suède, Korigan en Bretagne, Follet en Berry, Orco à Venise, il s’appelle le Drac en Provence. Il en est de même d’un autre esprit, plus fâcheux et plus sinistre, qu’en tous pays on appelle le Double. Oh ! celui-là !

— Paul ! mon ami, ne t’anime pas tant !

— Laissez, laissez, cria le Breton.

— Yvonnec a raison. Laissez ! Il y a si longtemps que je n’ai parlé, et vous le savez, mon oncle, j’aime le surnaturel. C’est votre faute ça, bien souvent vous m’avez raconté des histoires…

— Ne parlons pas de ça, dit l’oncle en se levant.

— C’est la faute du Breton, grommela Clinfoc.

— Un jour que vous m’avez parlé de ces lutins en esprit fort que vous êtes, vous, j’ai voulu voir un lieu hanté par eux. Je ne vous le disais pas, mais, sans le vouloir, vous m’y avez amené. C’était non loin de Saint-Malo…

— Je t’en prie, Paul.

— Ah ! vous pâlissez, mon oncle.

— Des hauteurs du cap Fréhel, je descendis seul dans une de ces nombreuses petites anses que forme la dentelure des falaises à pic. Le décor était splendide, et bientôt, gagné par le grand spectacle de la mer agitée, j’oubliai tout ce qui n’était pas elle et dans un de ces rêves dont on n’a, Dieu merci ! à rendre compte à personne, je me représentai le monde impalpable qui doit peupler l’immensité et l’inconnu. Aucun sentier ne m’avait amené à la cachette formée par la mer où le sable blanc et chaud, pur de toute empreinte, m’invitait à rêver. Figurez-vous une forêt à perte de vue de rochers plantés dans la mer ; ces écueils innombrables et présentant les formes les plus inouïes n’étaient pas des fragments écroulés de la montagne, mais des blocs surmontés d’aiguilles formant le sommet d’autres montagnes submergées. L’eau brillante d’un bleu presque noir détachait en gris blafard cette armée de spectres livides imprégnés de sel. Le soleil, qui les blanchissait encore, jetait sur ces apparitions je ne sais quelle effrayante gaieté. Nul être humain ne pouvait sans danger parcourir ces écueils et nul être terrestre ne pouvait y vivre. Pas un brin d’herbe, pas un lichen, pas même un débris de plante marine sur ces îlots, et pourtant cela donnait le vertige. Mon esprit allait de roche en roche, enivré de ces curiosités comme s’il eût voulu vivre d’une autre vie. Eh quoi ! m’écriai-je, ce monde merveilleux de l’abîme n’aurait pour hôtes que des muets et des aveugles, les poissons et les coquillages ? Non, je ne pouvais pas le croire. Il devait y avoir là quelqu’un de ces esprits dont j’enviais la vie mystérieuse et l’ineffable liberté.

Le capitaine, debout, presque livide, écoutait son neveu avec un effroi que semblait expliquer un souvenir terrible.

— En quittant ce Carnac maritime, reprit Paul, je voyais les pêcheurs amarrer leurs barques et réparer leurs agrès d’un air absorbé. Ils n’entendaient pas un mot de français et ne se parlaient pas non plus entre eux dans leur dialecte. Sombres et rêveurs, ils semblaient écouter les menaces ou les promesses des esprits de la plage ; mais quand ils remontèrent vers leurs cabanes pittoresquement semées le long de l’abîme, ils échangèrent des paroles bruyantes comme pour se féliciter d’avoir échappé aux embûches des mauvais génies. Leurs voix se perdirent dans l’éloignement. La mer continua son éternel monologue et je restai à l’écouter, en proie à cette fascination pénible et délicieuse qu’elle exerce et qu’elle n’explique pas. C’est là, mon oncle, que tu m’as retrouvé, là que tu m’as raconté une mystérieuse aventure…

— Tu as trop parlé, Paul, repose-toi.

— Eh bien, mon oncle, si je ne parle pas, si tu ne veux pas parler, je prierai le Breton de me dire ce que c’est qu’un lutin terrible appelé le Double et que tous les marins connaissent…, pour ne jamais l’avoir vu.

— Je l’ai vu, moi.

— Moi aussi.

— Hélas ! il existe !

Ces trois exclamations furent jetées presque à la fois en réponse aux dernières paroles de Paul.

Le père Vent-Debout commença.

— J’ai vu. J’affirme, dit-il. Il y a bien longtemps de cela, j’étais à bord de la Pallas, un baleinier bien connu dans les mers polaires. Nous partions du Havre. Un des nôtres, l’élève du capitaine, un nommé Babiot, manqua à l’appel. On resta en rade jusqu’au soir pour l’attendre. Il ne vint pas et l’armateur nous envoya un homme pour le remplacer. Babiot remplacé, rien ne nous retenant en rade, nous gagnâmes le large. Nous étions en pleine mer depuis deux jours, lorsqu’un autre navire, pavillon américain à la corne d’artimon, laisse arriver sur nous vent arrière. Le navire passe rapide derrière notre couronnement et les porte-voix des capitaines retentissent. À cent pieds de distance, on échange sans lunette force saluts et force bonjours. Tout à coup le capitaine s’écrie :

— Eh ! voilà Babiot ! En effet nous le reconnaissons tous et nous crions : — Bonjour, Babiot ! en télégraphiant avec nos chapeaux. Babiot répond de son côté avec son bonnet. Moi je l’ai vu comme les autres. — C’est ça, dite capitaine, nous ayant manqués, il aura pris un autre engagement. Vite, enfants, une embarcation à la mer. Je veux aller serrer la main de mon brave Babiot. — Et nous aussi-, dîmes-nous en chœur. — Non, je vais le chercher et je le ramène. Le capitaine saute dans l’embarcation et aborde le navire. Les deux commandants se saluent. Puis le capitaine regarde avec inquiétude autour de lui. — Qui cherchez-vous ? lui demande son collègue. — Un de vos hommes, un ami à moi. Puis à haute voix : — Hé ! Babiot, mon vieil ami, ohé ! où te caches-tu donc ? L’équipage le regarde avec un étonnement qui ressemble à de la terreur. — Que cherchez-vous ? qui appelez-vous ?

— Mais pardieu Babiot qui était là avec vous, qui m’a fait signe avec son bonnet.

— Vous en êtes sûr ? — Parbleu ! je l’ai vu et tout l’équipage aussi. — Il y était.

— Comment, il y était ? — Oui, mais hier à neuf heures du soir, il est tombé à la mer, le navire a passé et le pauvre Babiot dort à l’heure qu’il est dans le ventre des poissons. Le capitaine baissa la tête et revint à bord ! — Enfants, dit-il, attendons-nous à quelque malheur, ce n’est pas le corps de Babiot que nous avons vu, c’est son double. À chaque tempête, nous l’avons revu, le pauvre Babiot. De retour en France, nous lui avons fait dire une messe et depuis… Ah ! ma foi ! il doit bien savoir que nous l’avons tous regretté !…

— Moi, dit Clinfoc, je n’irai pas par quatre chemins. C’est vrai et ce n’est pas vrai, mais c’est vrai tout de même. À bord de notre vaisseau, il y avait un novice que l’on envoyait larguer d’ordinaire la voile du petit perroquet : une nuit qu’il revenait de faire sa besogne habituelle, l’officier de quart lui demanda : — Pourquoi n’y es-tu pas allé seul ? Le novice regarda l’officier d’un air étonné et dit : — Mais j’étais seul. — Non. — Si. — Non, je dis. — Ah ! mais je sais bien que j’étais seul à carguer le raban de la voile. — Tu mens et, pour t’apprendre à mentir… — L’officier appela deux hommes et commanda vingt coups de garcette sur le dos du novice. Il est de fait que, moi tout le premier comme les gens de quart, nous avions vu deux formes humaines sur le marchepied de la vergue. Un novice, c’est si peu de chose qu’on ne lui demanda même point le nom du matelot qui l’avait aidé. La nuit suivante on envoie le même individu larguer la même voile. Le pauvre diable avait sur le cœur les coups de garcette qu’il avait reçus sur le dos. Une fois penché sur la vergue, il regarda au vent et sous le vent, si personne ne l’avait devancé. Personne. Tout joyeux, il largua la voile et redescendit. Mais nous avions encore vu les deux mêmes formes humaines sur le marchepied de la vergue, et le malheureux eut beau crier, protester, il reçut ses coups de garcette, dix de plus que la veille. Ça ne pouvait pas se passer comme ça. On chercha le farceur qui lui avait joué le mauvais tour d’être invisible pour lui et visible pour ses camarades, mais bernique. Personne ne répondit. Aussi on guetta, et la première nuit qu’on envoya le mousse en haut, les hommes de quart se comptèrent et on s’assura ainsi que, si l’obligeant matelot paraissait encore, c’était un particulier de l’autre bordée. Mais par où monterait-il ? Et chacun de faire le bossoir, chacun d’avoir l’œil ouvert sur les enfléchures de bâbord et de tribord, sur les étais et les hunes. Le diable seul pouvait y grimper sans qu’on s’en aperçût. Cependant notre étonnement fut terrible, quand, en détournant les yeux du novice qui larguait l’empointure du vent, nous vîmes, à l’autre bout de la vergue un second individu qui paraissait travailler d’aussi bon cœur que le premier. En deux temps je saute dans la hune pour saisir au passage celui qui nous avait échappé en montant. Le mousse allait de bâbord à tribord et on devinait à sa manière d’agir qu’il ignorait encore la présence de son voisin, quand tout à coup les deux mousses se rapprochèrent. Si je n’avais pas vu ? — mais j’ai vu… Ils se redressent, se regardent ; leurs bras quittent la vergue, ils s’embrassent et puis v’lan ! ils partent du pied gauche et patatras ! ils tombent à la mer. On masqua le grand hunier, on jeta des cordages, mais rien ne reparut : on n’avait même pas entendu le cri de détresse. Le capitaine fit l’appel de l’équipage pour savoir quel était celui qui venait de se noyer avec le novice. Nul autre que le mousse ne manquait à l’appel. Alors un vieux loup de mer nous dit d’un air sombre : — Enfants, c’est son matelot de l’autre monde qui est venu le chercher. Je connais ce tour-là, chacun de nous verra arriver son matelot un beau jour ou une belle nuit. Enfants, tenons notre gréement bien en ordre, si nous voulons que le grand amiral qui navigue là-haut nous donne la ration de biscuit des bienheureux, le lard du paradis et les fayots des archanges.

Chasse-Marée qui entrait appela Yvonnec à son service, celui-ci disparut.

— Juste au bon moment, s’écria Paul.

— Je vous le ramènerai ; mais voici l’heure du déjeuner et comme la mer est belle aujourd’hui, nous aurons des visiteurs.

Pendant le déjeuner, auquel nous pouvons ne pas assister, car ce matin-là, surtout, il fut très-monotone, suivons Yvonnec et, puisqu’il ne parle pas, parlons de lui.

Son premier malheur avait été de naître. Il était venu au monde dénoncé comme un vagabond, bien qu’il fût le dernier-né d’une famille très-estimée du Finistère.

Sans cesse grondé et battu par son père, il avait fini par se révolter contre les colères et la haine de ses frères et sœurs, contre l’indifférence de sa mère et l’abandon dans lequel on le laissait. De sauvage, il devint indiscipliné. De martyr, il devint bourreau. Loin d’affaiblir ses passions et de les contraindre, la sévérité des uns, les coups d’épingles des autres, le poussèrent d’abord à la désobéissance avec une joie d’esclave emporté par le courant d’une révolte. Les privations, les coups, les pénitences aigrirent son caractère, et le jour où il atteignit ses dix ans, déclaré incorrigible, on le chassa de la maison comme une bête féroce. Il ne savait ni lire ni écrire et ne connaissait pas même le nom de son père. Il se rappela qu’on ne l’appelait que — le loup — et se baptisa lui-même du nom d’Yvonnec qu’il avait conservé depuis. Sa famille ne l’avait jamais recherché et, lui, n’avait jamais songé à s’en faire réclamer.

Cette famille était de Saint-Malo. Chose étrange, rare, inexplicable, il n’avait pas un seul marin dans ses parents. — Raison de plus pour que je le sois, se dit-il. Quand il quitta la maison, meurtri de coups, les habits déchirés, sans un morceau de pain il ne songea pas à retourner en arrière et, se fiant dans l’avenir, il courut vers la grève. Il allait à la mer comme pour lui demander une hospitalité qu’il n’aurait pas trouvée sur terre. La première nuit qu’il passa hors du logis paternel fut consacrée à une longue course sur les rochers qui bordent la côte malouine et, le matin, il alla frapper à la première cahute de pêcheurs qu’il rencontra sur sa route. On lui donna à manger, mais on se moqua de lui quand il demanda du travail. Il avait dix ans ! Toute la journée, ce furent la même offre et les mêmes refus. Il rôda comme un mendiant et finit par devenir suspect. Un pêcheur le ramena à Saint-Malo, à la nuit tombante ; mais il s’esquiva et courut se cacher dans les rochers de la grève.

Là se place une histoire terrible qu’Yvonnec devait raconter plus tard, mais dont voici la véritable place :

Vers la fin du siècle dernier, il y avait, comme fidèles gardiens du port de Saint-Malo, des chiens, molosses redoutables, qu’on appelait chiens du guet. D’une robuste constitution, la tête forte, le masque noir, la lèvre ridée, d’une agilité presque égale à celle des lévriers, hardis, tenaces, ils réunissaient toutes les conditions d’un bon service. Pris fort jeunes, rompus de bonne heure à une discipline sévère, ces dogues étaient tous d’une grande docilité sous l’œil et le fouet du maître. Incorruptibles, ils auraient tous péri plutôt que de toucher aux gâteaux et au sucre que de curieux touristes leur offraient. Chaque soir, à dix heures, ils étaient lâchés sur la grève, dont ils ne franchissaient jamais les limites. Une heure avant le jour, les chiennetiers les rappelaient au son de leur trompette de cuivre. Malheur à ceux qui, coquins ou honnêtes gens, se seraient attardés sur le terrain des chiens du guet, ils étaient sûrs de tomber sous la dent des gardiens du port de Saint-Malo.

Un soir d’été de l’année 1769, deux jeunes époux s’attardèrent dans un village aux environs de Saint-Servan. La nuit était noire. Afin d’arriver plus tôt, ils prirent le chemin du pont du Val qu’ils avaient l’habitude de suivre quand la marée était basse. Mais à peine s’étaient-ils aventurés sur la grève que retentit le son argentin de la cloche de la ville, — la Noguette, une cloche que Duguay-Trouin avait rapportée du Brésil sur ses vaisseaux vainqueurs ! — Il était dix heures ; heure fatale dans la grève solitaire. Soudain la trompette des chiennetiers mêla ses bruits inquiétants aux derniers tintements de la Noguette. Les chiens du guet étaient lâchés.

Saint-Malo.

Les imprudents voyageurs voulurent fuir. Hélas ! il était trop tard. Les dogues terribles accouraient ; ils n’étaient qu’à quelques pas.

— Nous sommes perdus, s’écria la jeune femme. Puis, tout à coup, par une pieuse inspiration, prompte comme l’éclair :

— À genoux, s’écria-t-elle, à genoux, mon ami ; vouons-nous à la sainte Vierge. Elle seule peut nous sauver.

Les deux époux tombèrent tremblants, à genoux sur le sable humide, les regards au ciel, entre une dernière espérance et la pensée d’une mort cruelle.

Les dogues farouches, comme si une mystérieuse barrière arrêtait leur élan, fixèrent leurs yeux sanglants sur le couple prosterné, s’arrêtèrent immobiles, puis, tournant à gauche, disparurent dans l’ombre du côté opposé.

Les jeunes gens étaient sauvés et leur vœu fut religieusement rempli à la Vierge en présence de la population entière du pays.

Les chiens du guet, malgré tous les services qu’ils avaient rendus, furent condamnés au dernier supplice pour le fait suivant :

— Un jeune officier de la marine marchande, étant allé dîner à Saint-Servan, revint la nuit à Saint-Malo, bien qu’on eût employé tous les moyens pour l’en détourner. On lui représenta que les chiens du guet se trouveraient inévitablement sur la grève avant qu’il ne pût la franchir, qu’il lui était impossible de passer par ce chemin sans courir les plus grands dangers, il repoussa tous les conseils de la prudence, toutes les supplications de l’amitié et s’élança vers la grève… vers la mort.

Les dogues étaient descendus vers le port et commençaient leur ronde de nuit. L’officier confiant dans son énergie et dans son épée continua résolûment sa route.

Les chiens s’avançaient en ligne serrée, menaçants, prêts à broyer le téméraire sous leurs crocs aigus. Le combat s’engagea vif, affreux, sanglant, horrible. On entendit au loin des aboiements répétés, et les cris féroces de la meute, puis à travers cet effroyable concert, les gardiens des navires crurent comprendre des menaces, des plaintes, des accents de désespoir ; une sinistre tragédie devait se passer, mais nul ne pouvait porter secours à l’infortuné, victime des chiens du guet. Enfin le silence de la tombe suivit ces bruits. On n’entendit plus que la voix des vagues pleurant au rivage et celle du vent dans la nuit sombre. Au lever de l’aube on retrouva sur la grève la dépouille glacée de ce jeune et bel officier, si fêté et si joyeux la veille.

C’est depuis cette époque qu’avaient disparu les chiens du guet ; mais leur histoire quasi légendaire est encore racontée bien souvent, les soirs d’hiver, par les grands-papas à leurs petits-enfants.

Yvonnec connaissait cette histoire. Plus d’une fois il avait pâli au récit qu’en faisait un vieux domestique sous le manteau de la cheminée. Quelle ne fut donc pas sa terreur quand, seul, la nuit, sur la grève de Saint-Malo, caché dans les ruines d’une maisonnette qui avait dû servir de niche aux chiens du guet, il revit devant ses yeux hallucinés le tableau effroyable de la lutte de ces gardiens du port contre les voleurs ou les imprudents attardés. Notez qu’il avait dix ans à peine et que c’était la première nuit qu’il passait à la belle étoile. Or, pour qui a passé une nuit seul en face de l’Océan, les terreurs de cet enfant abandonné doivent paraître épouvantables.

Un instant Yvonnec se crut fou, le moindre bruit du vent le faisait tressaillir, le plus petit aboiement d’un chien dans la campagne le couvrait d’une sueur glacée ; le sable criait sous les moindres efforts de ses pieds crispés par la peur, et les pierres de la maisonnette auxquelles il s’accrochait pour ne pas tomber, roulaient lugubrement autour de lui. L’enfant se secoua brusquement, et debout, les yeux instinctivement levés vers ce ciel où on ne lui avait jamais dit qu’il y eût un Dieu protecteur des enfants, il se roidit violemment contre cette frayeur instinctive qui l’étranglait et alla bravement au-devant des fantômes que la nuit émiettait dans ses ombres. Depuis, Yvonnec n’eut plus peur. Cette nuit en fit un brave, et pétrifia son cœur au point qu’il ne battit plus à aucune émotion. Jamais un moment de faiblesse, jamais un signe de pitié, jamais un souci du danger ne firent plisser son front, remuer sa lèvre, mouiller ses yeux. La parole elle-même se glaça au fond de son gosier et, muet, triste et doux, il s’avança avec indifférence dans la vie qui depuis son berceau ne lui donnait que des désenchantements.

Il avait fini le lendemain par trouver un asile dans une barque, et un père dans un vieux pêcheur qui lui apprit son état de marin. Vie bien âpre et bien rude que celle des pêcheurs de l’Océan ! ce fut une dure école pour Yvonnec : un lambeau de voile lui servit de couchette ; son premier jouet fut un sabot invalide qu’il s’efforça de transformer en navire, en lui taillant un gouvernail avec un grossier eustache dans un morceau de sapin et en le lestant d’une fausse quille de plomb, fondue d’une vieille cuiller ! Pas de livres, le pêcheur ne savait ni lire ni écrire… Ce fut ainsi qu’Yvonnec atteignit ses quinze ans !…

Un jour le vieux pêcheur l’emmena dans un voyage en mer. On allait, je crois, en Islande. Et voilà le mousse qui tient la barre pendant que le vieux file l’écoute, halant sur l’aviron pendant le calme ou amorçant la ligne. Ses yeux s’habituent vite à percer les nuageuses limites de l’horizon, et à lire avec lucidité dans le lointain. Il apprend tout ce qu’un matelot doit savoir. Le pêcheur étant venu à mourir pendant le voyage, il prit tout seul la direction de la barque, qu’une tempête engloutit dans les flots, laissant Yvonnec lutter avec les vagues. Un caboteur qui passait le recueillit et le voilà, lui, le sauvage, transporté au milieu d’un monde joyeux et allègre de mousses aussi jeunes que lui. Il les regarda avec stupeur. Ces « petits morceaux de chrétiens, ces écureuils de navire, » espiègles comme des pages, mystificateurs comme des singes, prompts à la riposte, qui se jouaient sur les bastingages, grimpaient d’un pied sûr dans les haubans, ou dansaient sur le bout d’une vergue. Il fit comme eux et n’eut pas de peine à leur ressembler, sauf pour le caractère.

Le capitaine le rapatria au rivage breton. Il retrouva la cabane, s’acheta une vieille barque et continua son métier de pêcheur. Il voulait vivre toujours seul et pourtant il sentait qu’il lui manquait quelque chose. Le jour où il sut qu’il y avait un Dieu et où le curé du pauvre village qui était sur la dune lui apprit à lire et à écrire, il sentit qu’il ne lui manquait plus rien. Il acheva lui-même son instruction. Quand il eut vingt ans, il s’engagea à bord d’un navire de guerre. Fait prisonnier à je ne sais quel combat, il passa sur un corsaire néerlandais, de là il navigua sous le pavillon vert chargé d’un croissant du Grand Turc, puis sous le pavillon jaune chargé d’un hibou des Tartares.

Sa devise était : « Partout, pour tous. »

Marqué au front du sceau des aventureuses existences, il erra par le globe, un jour sur une frêle brisquine perdue entre les lames, le lendemain à bord d’un fier trois-mâts défiant la mer houleuse qui brise et qui déferle. Il visita tous les bras de mer, toutes les manches, tous les pas, toutes les bouches de fleuves, toutes les langues de terre. Il vit Jaffa, le plus ancien port du monde, Tharsis, où les flottes de Salomon allaient charger de l’or, Ophir, où les bâtiments de la reine Balkis allaient chercher des diamants. Il côtoya les jolies Cyclades et toute cette belle Méditerranée dont les fraîches îles semblent des bouquets de fleurs le jour, des vases de parfums la nuit. Il traversa le ruisseau qui ne gèle pas dans les plus durs hivers à Saint-Pétersbourg, les montagnes de glaces au cœur de l’été dans le Sahara et le mont Ventoux en Provence qui parcourt toute la gamme des climats depuis les chaleurs torrides jusqu’aux neiges éternelles. Il caressa le mouton à poil de cheval en Afrique et le cheval du Nord frisé comme un mouton. Il cueillit le jasmin d’Arabie qui donne le café, la tulipe persane et la rose chinoise, la turucasa qui meurt au coucher du soleil et renaît à l’aube, l’herbe de Saint-Gerbold qui rend invisible et le roseau typha dont les Juifs mirent une tige entre les mains du Christ !…

Il étudia la nature et les hommes, les pays et leurs langues, la mer et ses mystérieuses légendes, l’histoire, la géographie, la cosmographie. Ne se parlant qu’à lui-même, il concentrait en lui-même sa science, qui se conservait ainsi comme une liqueur précieuse dans un vase bien fermé. Il découvrit le secret de l’Eldorado dans la Guyane et de la fontaine de Jouvence dans la Floride. Il apprit à scalper avec un os tranchant et à tanner le cuir chevelu à la mode des Sioux. Il brava la faim et la soif, il but sous les tropiques le lait des cocotiers et sous les pôles le lait des rennes, seul arbre à fruit et seul animal qui, vivant sur terre, soient passionnés pour l’eau de mer !

À force d’avoir tant vu et tant étudié, il était devenu, comme on disait à bord, un puits de savoir. Seulement il n’y avait pas de seau pour y descendre. Aussi il fallait voir, aux heures de la soupe surtout, au moment où le matelot fatigué puise des forces dans la gamelle où nagent des fèves, des haricots et de maigres morceaux de lard, où le flacon de tafia ou de cognac sort de sa cachette pour humecter le gosier, des « Boit sans soif », comme chaque matelot se hâtait de finir qui sa soupe, qui son verre, pour entourer la table où Yvonnec mangeait. Debout ou assis, chacun l’écoutait recueilli et étonné. Le matelot, si gouailleur d’habitude, le regardait parler plus encore qu’il ne l’écoutait. Chacun était suspendu à ses lèvres. Le novice consultait son ancien pour lui demander si tout cela était bien possible. Les vieux « requins » n’en revenaient pas et leur figure presque consternée attestait la puissance qu’avait conquise sur leurs nerfs, pourtant peu irascibles, le talent du narrateur.

Nous verrons plus tard comment et pourquoi, après vingt années de voyage, il quitta son navire. Fermons cette parenthèse déjà longue et rentrons dans la chambre de Paul.

Les récits d’Yvonnec.

Le ton de la conversation ne changea pas ce jour-là. Le mystérieux en fit les frais et les narrateurs puisèrent dans cette mine féconde de légendes et de contes fantastiques que les marins se racontent, le soir, après la soupe, autour du grand panneau, pendant le premier quart.

Du reste le matelot est très-superstitieux. Grand papa Chasse-Marée en savait quelque chose. Voici ce qu’il disait avec son bon sens habituel :

— Il est à remarquer que ces hommes braves jusqu’à la témérité, impassibles devant le péril que le combat multiplie autour d’eux ont conservé toutes leurs superstitions. Ils craindront d’appareiller un vendredi ou le 13 d’un mois, et verront, dans le sel renversé sur une table, un augure fâcheux dont il faudra conjurer les conséquences, par des précautions timides qui démentent leur intrépidité ordinaire.

— Pour moi, dit le capitaine, le vendredi ne devrait pas être rangé parmi les jours néfastes. Ne devrait-on pas le regarder au contraire comme un jour heureux ? N’est-ce pas celui, où s’accomplit l’acte sublime de la rédemption ? Pour les chrétiens vraiment pieux, le vendredi peut être une commémoration douloureuse du plus grand sacrifice qui se soit accompli ; mais il ne saurait être pour nous un jour de malheur. La superstition change toutes les idées et gâte tout ce qu’elle touche.

Un silence presque embarrassé suivit cette boutade.

— Ce que vous dites là a sa raison d’être, mon capitaine, reprit Chasse-Marée, mais il sera bien difficile de le faire comprendre aux matelots. Tenez, ce matin vous parliez avec M. Paul des lutins de nos rivages. Eh bien, moi, j’en ai vu un.

Chacun poussa un cri d’étonnement, Chasse-Marée n’était pas superstitieux.

— Oui, je l’ai vu. Il s’appelle le Gobelin. C’est un démon familier, un lutin qui fait mille malices. Il ne fut pas d’abord l’hôte des navires. Il habitait avant, les chaumières où il renversait le sel dans le feu, où il découvrait tout seul les marmites pour saler la soupe outre mesure, où il changeait le vin en vinaigre ; les écuries, où il s’amusait à embrouiller les crinières des chevaux si bien qu’on ne pouvait les démêler à moins qu’on ne récitât quelque oraison pour implorer le saint qui préside aux travaux difficiles. De là, il passa sans doute à la suite d’un marin incrédule à bord des navires, et il s’est plu si bien à tourmenter les esprits naïfs des matelots qu’il quitta presque la terre pour la mer.

— Mais où l’avez-vous vu ?

— Oh ! si vous croyez que je m’en rappelle !

Cette fois, ce fut un rire général.

— Moi, dit le père La Gloire, je n’ai pas vu de lutins, mais je me rappelle avoir vu des marins qui y croyaient.

Grand papa Chasse-Marée se leva furieux :

— Vous êtes tous plus superstitieux les uns que les autres et vous faites les esprits forts. J’ai navigué sur un navire portugais qui embarquait toujours une petite statue de saint Antoine que les matelots rendaient responsable du temps. Un jour le vent n’était pas favorable ; ils allèrent dévotement devant l’image de saint Antoine et firent une prière suppliante, lui demandant le vent propice. La prière fut sans effet. Les marins impatientés prirent la statuette pour l’attacher au mât et contraindre ainsi, par cette torture, le saint à leur obéir. La corde était prête et l’exécution allait avoir lieu quand le pilote, ému de pitié pour le saint, s’engagea en son nom, et promit que le saint accorderait de bon gré le vent souhaité ; mais saint Antoine, sans égard pour son répondant, étant resté sourd à toutes les prières, le capitaine céda aux vœux de son équipage et ordonna qu’on liât le saint. En effet, on le fixa au mât par quelques tours de corde. Le vent ne vint point. On prit alors le parti de laisser là, exposée à la risée et aux injures, l’image devant laquelle on s’agenouillait la veille. Chaque jour on ajouta une cordelette de plus pour mieux garrotter la victime sainte. À la fin, le vent souffla et l’on délivra saint Antoine qu’on remit très-respectueusement dans sa niche, en le remerciant, mais en lui reprochant son obstination qui avait contraint des hommes, pleins de confiance en lui, à user de rigueur à son égard et à lui manquer de respect. Eh bien ! croyez-vous que je n’aime pas mieux croire à des lutins que je n’ai jamais vus, que de faire des sottises pareilles ?

Chacun riait de bon cœur, mais Paul reprit sérieusement :

— Les superstitions furent de tous les temps et de tous les pays. Chez les Grecs et les Romains, si des hirondelles se posaient sur un navire, c’était un présage funeste. Cléopâtre, au moment de s’embarquer pour aller à Actium retrouver la flotte ennemie, vit ces oiseaux perchés sur les mâts de ses navires et elle retourna à son palais, n’osant braver un augure que tous les gens de la flotte regardaient comme fatal.

— Vous voyez bien ! s’écria Chasse-Marée, M. Paul n’est pas si sot que vous !

— Ma foi, dit Rabamor pour apaiser un peu les rires qui finissaient par impatienter le grand papa Chasse-Marée, personne ici ne pourra contester l’existence du Voltigeur hollandais.

— Ah ! oui, riposta Clinfoc, ce n’est peut-être pas vrai, mais c’est vrai tout de même que les Hollandais jouent dans tous nos contes un rôle de damnés.

— Voyons l’histoire du Voltigeur hollandais. La parole est à Rabamor.

— Donc, il y avait autrefois, mais il y a bien longtemps de ça, un capitaine qui ne croyait ni à Dieu, ni aux saints ni à d’autres. C’était un Hollandais de je ne sais plus quel pays, mais ça ne fait rien à la chose. Il partit un jour pour aller dans le Sud. Tout alla bien jusqu’à la hauteur du cap de Bonne-Espérance, mais là il reçut un coup de vent à faire changer un îlot de place. Le navire était en grand danger. Tout le monde disait au capitaine :

— Capitaine, il faut relâcher. Nous sommes perdus si vous vous obstinez à rester à la mer. Nous mourrons infailliblement et il n’y a pas à bord d’aumônier pour nous absoudre.

Le capitaine riait de la peur de son équipage et de ses passagers. Il chantait, le scélérat, des chansons horribles à faire tomber cent fois le tonnerre sur sa mâture. Il fumait tranquillement sa pipe et buvait de la bière comme s’il avait été assis à une table d’un cabaret d’Anvers. Ses gens le tourmentaient pour relâcher, et tant plus ils priaient, tant plus il s’obstinait à rester sous toutes voiles dehors, car il n’avait pas seulement mis à la cape, ce qui faisait trembler tout le monde. Il eut des mâts de cassés, des voiles d’emportées, et, à chaque accident, il riait.

Donc le capitaine se moquait de la tempête, des avis des matelots, des pleurs des passagers. On voulait le forcer à laisser arriver dans une baie qui offrait un abri, mais il jeta à la mer celui qui était venu pour le menacer. Alors un nuage s’ouvrit et une grande figure descendit sur le gaillard d’arrière du bâtiment. On dit que cette figure, c’était le Père Éternel. Tout le monde eut peur. Le capitaine continua à fumer sa pipe. Il ne leva même pas son bonnet quand la figure lui adressa la parole :

— Capitaine, tu es un entêté !

— Et vous, un malhonnête, que le capitaine lui répondit, laissez-moi la paix, ou je vous brûle la cervelle.

Le grand vieux ne répliquait rien, il haussait les épaules. Alors le capitaine sauta sur un de ses pistolets, l’arma et ajusta la figure des nuages. Ah ! mes enfants, quel coup dur ! La balle, au lieu de blesser l’homme à la barbe blanche, perça la main du capitaine. Ça l’ennuya pour le moment, comme vous pouvez croire. Aussi il se leva furieux pour aller porter un coup de poing dans la figure du vieillard, mais son bras retomba frappé de paralysie. Oh ! ma foi, alors il se mit dans une colère, jurant, sacrant comme un impie et appelant le bon Dieu je ne sais pas comment !

La grande figure lui dit pour lors :

— Tu es un maudit. Le ciel te condamne à naviguer toujours sans jamais pouvoir relâcher, ni mouiller, ni te mettre à l’abri dans une rade ou un port quelconque. Tu n’auras plus ni bière ni tabac. Tu boiras du fiel et tu mâcheras du fer rouge. Ton mousse aura des cornes au front, le museau d’un tigre et la peau plus rude que celle d’un chien de mer. Tu seras éternellement de quart et tu ne pourras pas t’endormir quand tu auras sommeil, parce qu’aussitôt que tu voudras fermer l’œil, une longue épée t’entrera dans le corps ; et puisque tu aimes à tourmenter les marins, eh bien, tu les tourmenteras ! car tu seras le diable de la mer. Tu courras sans cesse par toutes les latitudes. Tu n’auras jamais ni repos ni beau temps. Tu auras pour brise la tempête. La vue de ton navire, qui voltigera jusqu’à la fin des siècles, au milieu des orages de l’Océan, portera malheur à ceux qui l’apercevront.

— Amen ! cria le capitaine en riant à gorge déployée.

— Et quand le monde finira, tu iras chez Satan, dans la chaudière des damnés.

— Je m’en moque, fut toute la réponse du Hollandais.

Le Père Éternel disparut et le capitaine se trouva seul à bord avec son mousse, qui était déjà marqué comme lui avait dit le vieillard. Tout l’équipage avait disparu avec la grande figure, et le capitaine qui le vit, se mit à blasphémer. Oui, va, blasphème, propre à rien, ça te servira à grand’chose !

Depuis ce jour, le Voltigeur navigue au milieu des gros temps et tout son plaisir est de faire du mal aux pauvres marins. C’est lui qui leur envoie les grains blancs, qui jette les vaisseaux sur des bancs qui n’existent pas, qui leur donne les fausses routes et leur fait faire naufrage.

Il y en a bien qui disent que le Voltigeur hollandais a quelquefois l’audace de venir visiter les bâtiments qui passent ; alors il y a révolution à la cambuse, le vin aigrit et tout devient fayots. Souvent il envoie des lettres à bord des navires qu’il rencontre, et si le capitaine a la chose de les lire, perdu ! Il devient fou, son bâtiment danse en l’air et il finit par sombrer dans un tangage sans pareil.

Si je savais comment il est peint, ce Voltigeur, je vous le dirais, mais on ne sait pas. Il se peint comme il veut et il change dix fois par jour, le vilain forban, pour ne pas être reconnu. Des fois il a l’air d’un long bateau qui a peine à haler dans le vent ; d’autres fois, il se fait corvette et il fend la mer comme un corsaire léger. J’en sais d’autres qu’il a voulu attirer, le gredin qu’il est, en tirant du canon d’alarme, mais il n’a pas pu les attraper, parce qu’ils s’en sont méfiés. Enfin il est capable de tous les tours et ce qu’on a de mieux à faire quand il arrive au milieu de l’orage, c’est de laisser courir, et si on peut ajouter quelque chose à la voilure, de le faire bien vite pour éviter sa rencontre.

Son équipage est aussi damné que lui, c’est un tas de mauvais sujets. Tout ce qu’il y a eu de mauvais matelots, de coquins morts sous la garcette, pour vol à bord des navires, de lâches qui se sont cachés dans les combats, est sur son bâtiment. Et ça fait une jolie société !… C’est le Père Éternel qui la lui a donnée après les difficultés qu’ils ont eues ensemble. Elle se recrute avec tout ce qui meurt dans ce genre-là sur tous les vaisseaux du monde.

Donc, les enfants, veillons au grain ! Qui ne se comporte pas bien dans son service a pour retraite le Voltigeur hollandais. Et il y a de l’ouvrage ! Là, point d’histoires, la faim, la soif, la fatigue, l’envie de dormir, tout le tremblement, quoi ! Avec ça que si on se plaint, si on ne marche pas droit, les officiers mariniers ont des fouets dont les mèches sont finies en lames de rasoirs qui vous coupent un homme en deux comme mon couteau, sans comparaison, couperait une demi-once de beurre. Dire ensuite que les matelots du Voltigeur hollandais ne feront pas longtemps ce métier-là, non ! Tout le temps de l’éternité seulement ! c’est-à dire vingt-cinq millions de millions d’années. Allez vous y frotter !…

— Ça, c’est l’Enfer, risposta le père La Gloire pour ne pas laisser refroidir l’intérêt, mais il y a aussi le Paradis. Le grand Chasse-Foudre ! En voilà un petit navire. Il ne met pas moins de sept ans à virer de bord ; quand il roule, ce qui n’arrive guère, vu la résistance que son avant oppose à la puissance de la mer, les baleines et les cachalots se trouvent à sec sur ses porte-haubans. Les clous de sa carène serviraient de pivot à la lune, sa drisse de pavillon fait honte au maître câble de notre plus fort trois-ponts. Il a fallu pour sa coque tout le fer des mines de Norwége. Les forges où se ferrèrent ses œuvrements eurent, pour souffler leur feu toutes les tempêtes mises en réserve à cet usage par le pôle arctique. Ses câbles sont gros comme le dôme de Notre-Dame de la Garde ; ils feraient une ceinture au globe, on pourrait même faire un nœud. Il n’a que des sabords pour artillerie. Il attend du bronze, tout ce qu’il y a de connu sur terre ne suffirait pas pour sa caronade. Ses bas mâts sont si hauts qu’un mousse qui monte à la hune pour porter la soupe aux gabiers a la barbe blanche avant d’y atteindre. Son cacatois de perruche est plus grand que l’Europe entière. Vingt-cinq mille hommes peuvent faire l’exercice sur la pomme de son grand mât auquel l’arc-en-ciel sert de flamme.

Le grand Chasse-Foudre est un monde : dans chaque poulie il y a une auberge. La pipe du moindre mousse est grande comme une frégate. La chique d’un seul homme ferait la provision pour une campagne de dix-huit mois à l’équipage d’un navire de guerre ordinaire. Sa dunette est un lieu de séduction sans pareilles. Dans un coin reculé, on a brouetté trois mille arpents de terre, plantés d’arbres qu’un gazon toujours vert recouvre et sur lequel on a lâché des éléphants, des tigres, des lions, histoire de se faire la main en chassant la grosse bête.

Ce vaisseau, comme le Voltigeur hollandais, naviguera éternellement, mais ce sera un plaisir d’être à son bord parce qu’il n’y aura là que des braves parmi les braves de la marine. Et quelle nourriture ! de la viande à tous les repas. Pas trop de fayots ni de gourganes. Du vin de Bourgogne le matin, du madère à dîner, le soir une chopine de rhum.

Jusque-là Paul s’était mordu les lèvres pour ne pas rire. Du reste personne ne riait. Son oncle lui-même écoutait sérieusement ces contes à la réalité desquels les marins ne croient plus guère aujourd’hui. Mais, à la fin, le jeune homme ne put contenir son sérieux quand il vit les figures des marins suer de satisfaction au récit des délices de la table du grand Chasse-Foudre. Une chopine de rhum ! et leur langue caressait amicalement leurs lèvres qu’humectait le désir de goûter cette bienfaisante liqueur.

Le rire intempestif de Paul jeta un froid dans la conversation. Personne n’eût osé le lui reprocher, mais chacun était d’accord pour s’en sentir froissé.

Le capitaine qui s’en aperçut, — du reste il était aussi superstitieux que les autres — rompit la glace en prenant la parole :

— Écoute, mon cher Paul, il ne faut pas se moquer des superstitions des marins. Ces hommes qui sont toujours entre le ciel et l’eau charment leurs labeurs par des rêveries auxquelles ils finissent par croire comme à la réalité. Ils ont besoin de croire à quelque chose et comme ils sont très-sceptiques de leur naturel, ils sont portés à croire à tout ce qu’ils ne peuvent ni voir ni toucher. Deux figures jouent un rôle énergique dans leurs croyances : d’abord Satan, qu’ils craignent… comme le diable ; et puis surtout la Vierge qu’ils aiment et adorent comme ils aiment ou adorent leur mère. Que de fois n’a-t-on pas vu des marins gravir à genoux des montagnes à la pente rude et pénible, pour aller remercier la Vierge qui les a sauvés de la tempête. Car il est à remarquer que presque toutes les chapelles sont bâties sur les côtes comme un point de reconnaissance pour les navigateurs. Ce sont les phares pour les yeux de la foi.

Un profond silence suivit ces paroles. Le capitaine reprit :

— Au retour d’un voyage, je n’ai jamais manqué de faire un pèlerinage à la chapelle de la Vierge, dans quelque endroit qu’elle fût élevée. Ces lieux saints ont un charme mystérieux et consolant. Quand tout manque ici-bas, quand, tout secours est impuissant et que la science humaine a dit son dernier mot, c’est là qu’on vient se jeter pour demander la guérison du corps ou de l’âme. Les grandes peines appellent la grande foi. Que ce soit à Notre-Dame de Grâce, au haut de cette ravissante colline qui domine Honfleur ; que ce soit à Notre-Dame de la Garde, au haut de cette montagne aride d’où la sainte Mère étend ses deux bras sur la vieille cité phocéenne ; que ce soit à la Sainte-Baume, au milieu des rochers où la Madeleine marchait pieds nus ; que ce soit dans une plaine aride comme à la Délivrande ou bien au milieu d’un mélancolique paysage comme Sainte-Anne d’Auray, jamais même le plus incrédule n’entrera dans un de ces sanctuaires bien-aimés sans se sentir involontairement pris de respect et d’émotion. Tant de genoux ont usé ces dalles ! Tant de fleurs ont été suspendues à ces autels, tant d’offrandes à ces murs !… Tout cela ne nous dit-il pas la longue et invariable histoire des souffrances de l’humanité, cercle inexorable dans lequel l’homme se débat pour revenir toujours au même point ? La Vierge, toujours la Vierge, sera le soutien et la consolation du marin dans ses longues pérégrinations, dans ses jours d’épreuve et de souffrance !…

Le père Vent-Debout, s’était levé et ses yeux fixés vers le plafond de la casemate semblaient y chercher la présence de la sainte Mère de Dieu !

Il se rassit en essuyant une larme.

— Pourtant, dit-il, avec un sourire, il y a parmi quelques marins certaine absence de tout sentiment religieux qui ne revient pas au milieu des plus grands périls, mais c’est une exception. Je me souviens, — c’était sous la Restauration, j’étais déjà gabier ! — qu’après une violente tempête, notre navire, — un gros sucrier à la marche très-lente, — finit par aborder à la Martinique, notre destination. À peine débarqués à Saint-Pierre, deux matelots vinrent prier notre capitaine de leur avancer dix francs.

— Que voulez-vous faire de cet argent ?

— C’est, capitaine, répondit le plus osé, que mon camarade et moi avons fait un vœu.

— Un vœu ! vous, chenapans qui n’avez fait que jurer et blasphémer pendant la tempête ? Et quel vœu, s’il vous plaît ?

— Nous avons fait vœu, mon camarade et moi, de manger une poule si nous débarquions, et nous voici à terre, capitaine.

Les dix francs leur furent donnés, mais le capitaine en eût bien donné vingt pour entendre en mer le vœu formulé par ces mécréants.

— Oh ! capitaine, firent les marins en chœur, c’est une exception !

— Moi, dit timidement Antenolle, si je ne craignais pas d’avoir le mal de mer, je vous raconterais bien un de mes voyages…

— Ce n’est pas le moment.

— Trop tard à la soupe !

— Mais, continua Antenolle, si le capitaine me le permet, je raconterai une petite anecdote que m’a rappelée son invocation à la Vierge…

— Oh ! oh !

— Ma foi, dit Paul, dépêchez-vous, voici l’heure du dîner.

— En mars 1860, nous nous trouvions presque perdus dans l’océan Pacifique. Je dis, perdus, car le scorbut nous décimait ; les bras manquaient aux manœuvres et le pont du navire était un vrai promenoir d’hôpital. Chaque jour on était forcé de coudre quelque camarade dans un sac de toile et de le jeter à la mer. Plus de viande fraîche, ni thé, ni café, ni pommes de terre, ce remède infaillible pour le scorbut. On n’avait que des biscuits mangés aux vers, de la viande salée et un litre d’eau fétide pour ordinaire, La terre semblait fuir devant nous et les nuits s’écoulaient lentement au milieu des cris et des jurons des malades. J’étais au lit…

On ne put s’empêcher d’interrompre Antenolle par un éclat de rire.

— Ne riez pas, dit-il, le scorbut c’est autre chose que le mal de mer. Je souffrais tellement que le docteur veillait près de mon grabat, il craignait de me voir mourir dans le délire de la fièvre.

— Beau cadeau pour les requins, grogna Cartahut.

— Or il advint que mon matelot, mon camarade d’ordinaire, eut besoin d’ouvrir mon coffre pour me donner du linge. Il met la main sur un chiffon de papier. — Tiens, dit-il, voilà une lettre de sa grand’mère. Je soulevai la tête et m’écriai : — Une lettre, donnez, oh ! donnez-la-moi ! ma pauvre grand mère ! Et comme j’essayais de la déchiffrer sans pouvoir y arriver, le docteur me la lut à haute voix. Je pleurai en l’écoutant. Quand elle fut finie de lire, je pleurai encore et je m’endormis en sanglotant. De toute la nuit, je ne me réveillai point et je n’eus ni fièvre ni délire. Le lendemain le délire et la fièvre revinrent. Le docteur, qui ne savait plus quel remède employer, eut une inspiration. Il recommença à me lire tout haut la lettre de ma grand’mère. Je pleurai encore comme j’avais pleuré la veille et je m’endormis encore d’un sommeil tranquille. Et ce remède-là, le docteur l’employa jusqu’à notre arrivée au mouillage. Il me sauva la vie avec cette lettre qu’un navire venant du Havre m’apportait quelques mois auparavant et que je jetai au fond de mon coffre. On me recommandait, dans cette lettre, d’être sage, bon marin et de faire des économies afin de pouvoir habiller de neuf ma jeune sœur qui attendait mon retour pour faire sa première communion. Et la bonne grand’mère ajoutait qu’elle avait à mon intention offert un cierge à Notre-Dame d’Honfleur ! Vous voyez bien, capitaine, qu’en passant par les lèvres d’une vieille mère, une prière à la Vierge n’est pas à dédaigner pour les marins, — peut-être bien aussi endurcis que moi.

Cette anecdote valut à Antenolle un murmure de satisfaction et une poignée de main du Breton qui entrait pour annoncer l’heure du dîner.

Comme le docteur n’était pas venu, bien qu’on l’attendît, Chasse-Marée renvoya tout le monde, sauf le capitaine et Clinfoc qui restèrent pour l’aider à panser le blessé.

Le soir, à la nuit tombante, Paul voyant réunis autour de lui tous les marins du phare, sauf Antenolle et Cartahut qui, étant de service, ne devaient revenir que plus tard, s’adressa d’abord à son oncle :

— Mon oncle, vous m’avez mis l’eau à la bouche avec toutes vos histoires fantastiques. Je vous en prie, si vous en connaissez encore, parlez, à moins que ces messieurs ne tiennent à me faire connaître, dans leur langage imagé, une de ces légendes de la mer qu’ils racontent si bien.

— Il en est une, dit le capitaine, avec laquelle on peut faire vingt contes, c’est l’histoire de Brelindindin.

— Connu, fit-on en chœur.

— Eh bien, chacun à son tour. Voyons, qui commence ?

Le père La Gloire commença :

— Pour lors et d’une : Brelindindin était un faible moussaillon, un petit morceau de chrétien qui avait poussé tout seul sur la grève d’un village du Calvados et que tous les patrons se disputaient à qui le prendrait à bord. Dans le même village demeurait Marie, la fille d’un capitaine. Ce capitaine était un vieux marin, tête de plomb, bras de fer, cœur d’or. Après cinquante ans d’orages sous toutes les latitudes, sa tête s’était alourdie, ses bras se rouillaient, mais le cœur restait vermeil comme à son premier voyage. Il avait beaucoup vu sous la coupole céleste et connaissait aussi bien les étoiles du firmament que les plages du globe ; mais à la fin tout s’use, même les marins, et le père de Marie était venu terminer ses jours au pays, dans une cabane du flot. La mère de Marie était morte, elle avait laissé, pour sa fille, une petite boîte fermée et un billet que devait lire Marie elle-même. Ce billet lui ordonnait de n’ouvrir la boîte qu’au jour de son mariage. Brelindindin qui, à l’âge où l’on bégaye encore, savait déjà filer l’écoute et lever la madrague était devenu un brave pêcheur et un beau marin.

Le capitaine l’aimait comme s’il eût été son fils. Au moins avec lui, il pouvait parler de ses voyages et de ses aventures, et il s’en privait d’autant moins que le jeune homme l’écoutait religieusement. Chaque anecdote était arrosée d’un bon verre de cidre, et le capitaine avait plaisir à boire avec un compagnon qui l’écoutait si bien. Il finit par atteindre ses vingt ans dans la société du vieillard qui ne pouvait plus se passer de lui et qui, du reste, comprenait bien pourquoi le jeune homme l’aimait tant.

Brelindindin et le capitaine.

À cette époque, Marie avait quinze ans. Le capitaine voulut bien les fiancer, mais une nuit d’orage, le vieux papa expirait en bénissant les deux orphelins fiancés. Voici quelles furent ses dernières paroles à son gendre : « Avant de déraper et d’appareiller pour le port qui a une entrée et pas de sortie, je veux te donner, mon garçon, un conseil. Prends le temps pour voile et la patience pour gouvernail. Toute la sagesse du marin tient là dedans. » Et le vieillard cassa sa mâture. Or, le mariage n’était point fait. Marie aimait bien Brelindindin, mais celui-ci était toujours en mer. Voici pourquoi : il était ambitieux et voulait faire à sa fiancée un beau cadeau de noce, il songeait aux merveilles et aux trésors enfouis dans l’Océan, et se désolait de ne pouvoir les atteindre. Comme il rêvait tout haut en se promenant sur les falaises, quelqu’un l’entendit. Ce quelqu’un était un habitant du hameau, ancien matelot, qui avait navigué longtemps et fait son tour du monde comme calier. Les vieux de la cale sont tous sorciers, tout le monde à bord le sait bien, et il faut s’en méfier comme des loups-garous. Il ensorcela Brelindindin, ce qui ne fut pas difficile.

— Comment, lui dit-il, tu veux offrir à ta femme un présent digne de la plus belle et du plus brave, et tu ne te mets pas en route pour aller le chercher ! Ne peux-tu aller ramasser la perle bleue, cette perle qui donne la richesse ? Dame ! il y a du danger, mais en allant chez les druidesses de l’île de Sein, tu pourrais bien t’assurer où est la perle bleue, et la demander à qui la possède.

Vous avez deviné, n’est-ce pas, que ce calier-là, c’était le diable en personne, autrement dire, le démon des voyages.

Mon Brelindindin prend ça pour de l’argent comptant, dit au revoir à Marie, saute dans sa barque, hisse la voile, se met à la barre et part malgré le mauvais temps, défiant les lames et l’ouragan. Ça, c’est bête et pas chrétien du tout. Il ne faut pas défier l’Océan. Dieu l’a créé pour montrer que l’homme est petit. Brelindindin ne craignait rien. Encore une faute. Celui qui craint tout est poltron ; celui qui ne craint rien est impie. Dieu veut se faire craindre. Voilà pourquoi il punit Brelindindin.

Poussé par des vents de noroi, son bateau courant grand largue, se trouvait devant les îles calcaires et les falaises du Calvados qui vont d’Arromanches à Port-en-Bessin. C’est un site sauvage et désolé, dans lequel on trouve les deux roches enchantées des demoiselles de Fontenailles ; mais le bateau filait comme le vent. Ce fut dès lors un voyage étrange.

Il laissa à tribord l’île de Saint-Borodon, qu’on rencontre sans la chercher et qu’on cherche sans la trouver, vira de bord au large de Penmarck, cette tête de granit qui lance par ses naseaux d’énormes flocons d’écume ; passa le raz d’Audierne, où se lamentent les naufragés privés de sépulture ; doubla le bec d’Uraz, qui est la proue de la France et franchit la baie des Trépassés, l’enfer de Plogoff, qu’aucun matelot n’a passé sans mal ni crainte. Son bateau pris de vertige vint enfin tomber dans la grotte des Druidesses de l’île de Sein, qui, ayant appris le but de sa visite, le renvoyèrent à Éole, le père des vents. Celui-ci, qui demeure entre les tropiques, dans une région inexplorée, dont aucun navire ne s’approche sans se perdre corps et biens, reçut Brelindindin qui, l’œil hardi, l’aspect résolu, venait lui demander la fameuse perle bleue. Éole ne l’avait plus ; il l’avait donnée à Léviathan. En moins de temps qu’il en faut pour dire un Ave, Brelindindin arriva sur les côtes de Norwége ; là il fut pris par un tourbillon. Il n’eut que le temps de s’accrocher à une épave de sa barque et de se soutenir ainsi sur la vague qui le roulait comme une balle de coton.

Cette fois, Brelindindin eut peur, non pas de sa position, mais de l’effrayant passage qui l’entourait. De tous côtés des rochers noirs comme de l’encre ; dans le fond, une masse de rocs pointus comme des aiguilles, et qui, sous la clarté d’une lune se dégageant d’un ciel sombre, ressemblaient à une ville avec sa cathédrale ; ici un immense bloc de granit, ayant la forme d’une tête d’éléphant colossal, qui élèverait sa trompe vers le ciel ; au sommet de cette espèce de trompe, quelque chose de noir, un hippogriphe, disent les savants ; le diable, disent les imbéciles, — et ma foi, je suis de ceux-là ! — Enfin, de tous côtés des débris de mâts, de vaisseaux, épaves des nombreux naufrages qui ont fait cette côte si redoutée ; çà et là des corps surnageant, et dont les mouettes viennent en foule faire un repas que les poissons rassasiés ne leur disputent même pas !… Brelindindin sentit une sueur froide lui passer dans les cheveux ; il lâcha la planche qui le soutenait et disparut dans un vire-vire où il tourbillonna plusieurs minutes. Quand il ouvrit les yeux, il se trouva au fin fond de la mer, en face de Léviathan. — Brelindindin, s’écria le potentat des mers, tu es trop curieux ; tu veux posséder ce qui n’existe pas. Je te renvoie au diable qui t’a envoyé. Et il souffla sur Brelindindin, qui fut enlevé comme un fétu de paille par une trombe. Un dauphin était sur mer, le pêcheur sauta sur son dos, et là commença un autre voyage plus terrible encore que le premier. Il vit d’abord l’île qui vole, cette île qu’on ne voit qu’en songe ou en délire.

— Oui, reprit Chasse-Marée, c’est elle que le voyageur altéré aperçoit au loin dans le mirage du désert, et qui apparaît aux matelots comme un radeau fleuri sur la vague ou dans les nuages. Il n’y a qu’une seule habitante, c’est l’Espérance. Brelindindin fit mieux que la voir, il lui parla, et l’Espérance lui répondit : « Je plains tes malheurs, et, bien que je ne puisse te sauver, prends cette branche de verveine. Tant que tu la conserveras sur toi, maléfices ni sorcellerie ne sauraient t’approcher !… Et elle renvoya Brelindindin par le premier navire qui passait au vent. — Ce navire, continua Cartahut, avait à son bord l’Incendie pour capitaine et la Peste pour cuisinier. Brelindindin s’en aperçut à temps ; quand il vit la fumée sortir des écoutilles du capitaine et les matelots tomber comme des mouches sous le souffle empesté de la cuisine, il sauta vivement vers le youyou en porte-manteau, coupa les amarres et se jeta à l’eau, regagnant à la nage l’embarcation, pendant que le brick en feu courait grand largue, filant dix nœuds à l’heure, semblable à un Vésuve en pleine mer. Il resta tout le jour, toute la nuit et le jour suivant au large, sans boussole et sans vivres. Bagasse !…

— Pour en finir, monsieur Paul, car je vois que vous bâillez, dit Rabamor, Brelindindin courut pendant cinquante ans sur tous les navires, sur toutes les mers, dans tous les pays. Un jour, en portant la main à sa poitrine, il sentit sous ses doigts la branche de verveine que lui avait donnée l’Espérance ; il en pressa les feuilles desséchées en prononçant le nom de Marie et fermant les yeux. Le charme était rompu. Au matin, il se trouva seul au bord de la mer, devant une cabane couverte de varech où séchaient étendus des nasses et des filets. Cette cabane était celle de Marie.

— À moi ! fit Antenolle ; dès le moment que Brelindindin a touché terre, je peux parler de lui. Donc, le pêcheur, dès qu’il se retrouva au pays natal, voulut se lever et courir chez lui. — Te voilà de retour, grand voyageur. As-tu trouvé la perle bleue, lui dit une voix, celle du vieux calier qui l’avait si bien envoyé promener. Il tressaillit à cette voix comme s’il entendait la cloche du bord piquer huit au milieu de la nuit, car il reconnut, dans l’homme qui lui parlait, Éole, Léviathan, Satanas, en un mot, qui sous toutes les formes l’avait accompagné dans son maudit voyage. Mais il fit le signe de la croix en disant : — Marie me reste, je cours chez elle. — Tiens justement la voici, dit le diable en se sauvant. La femme que désignait le calier était une pauvre vieille de soixante-dix ans, appuyée sur une béquille. — Brave femme, demanda Brelindindin, pourriez-vous me dire si Marie habite toujours cette cabane ? À cette voix, à cette vue, la vieille balbutia quelques mots et s’évanouit entre les bras du pêcheur, que son respect pour le grand âge et une émotion inexplicable avaient fait s’élancer auprès d’elle. La voix du calier, qui ne se montrait pas, le gredin, à cause du signe de croix, apostropha de loin le pauvre Brelindindin : Eh bien, comment trouves-tu la vengeance du démon des voyages ? Quand je veux, le voyage ne dure qu’une nuit, mais cette nuit dure cinquante ans. Épouse ta fiancée. Elle pourrait être ta grand’mère !… Alors le pêcheur, soutenant toujours la vieille évanouie, prit à la main sa branche de verveine et s’écria : — Espérance, illusion de ma jeunesse, où êtes-vous ? Ô Marie, ma fiancée, je suis parti comme un fou ; je t’ai quittée comme un ingrat. Et aujourd’hui, ton front est ridé, ton cœur est desséché, tes cheveux ont blanchi, mais il ne sera pas dit que je t’aurai délaissée parce que tu auras été fidèle à un coureur d’aventures. Je le jure par ce talisman, tu seras ma vieille compagne comme tu aurais été ma jeune épouse ! À peine avait-il prononcé ce serment que ses yeux se dessillèrent, ce n’était pas une vieille femme qu’il serrait dans ses bras, c’était l’étambot d’un brick vermoulu échoué sur le galet et dont une béquille étayait les bordages décousus. La porte de la cabane s’ouvrit. Sur le seuil était une jeune fille aussi fraîche que la fleur qui s’ouvre à la rosée du matin… Le lendemain, ils se marièrent devant tout le village, mais le matin, Marie avait ouvert la boîte que lui avait laissée sa mère. La perle bleue s’y trouvait ! Ce fut le cadeau de Marie à Brelindindin, qui en échange lui remit la branche de verveine.

— Et la morale, dit Yvonnec d’une voix grave, c’est que la folle passion des voyages dure cinquante ans ! Mais les maléfices de Satanas sont déjoués et les voyages abrégés, si vous gardez précieusement la branche de verveine, symbole de l’amour du sol natal, et si dans la chaumière vous attend la perle bleue, un cœur qui vous aime et prie la Vierge pour vous !…

— Ah ! Yvonnec, si vous vouliez achever, s’écria Paul.

— Ce serait trop long, et il est trop tard. Un mot seulement, monsieur Paul. Je ne voyage plus parce que j’ai retrouvé sur le seuil de la maison paternelle que j’avais été coupable de quitter quand même, une enfant qui n’avait plus que moi sur terre. Cette enfant était la fille d’une de mes sœurs ; la dernière, car la mort avait frappé à coups redoublés dans ma famille. Et vous le savez, chez ceux qui travaillent, la mort est la misère pour ceux qui restent. Cette pauvre petite demandait l’aumône pour s’acheter une robe blanche ; elle allait faire sa première communion et il lui fallait cette robe, sinon, disait-elle, le bon Dieu se serait fâché. Elle a eu sa robe et tout ce que j’avais. Mais elle n’est plus de ce monde, la pauvre ange, et sans doute qu’elle prie là-haut pour moi, car je suis plus calme et… je ne voyage plus.

Après un silence qu’on sentait humide de larmes, la voix de Clinfoc se fit entendre.

— Encore un qui faisait bien de ne pas parler !

Une heure après tout le monde dormait à la tour de Cordouan, sauf le Breton qui pensait à sa petite perle bleue et Paul, qui de tout ce qu’on lui avait raconté dans la journée, ne se rappelait que les dernières paroles du Breton.



la traite des noirs.