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Soleils d’Hiver/12

La bibliothèque libre.
A. Lemerre (p. 40-43).


LE VIEUX SEMEUR



Le jour naît, la terre s’éveille,
Le soleil rit à l’horizon.
Honte à qui trop longtemps sommeille !
Père Jean quitte sa maison,
Gaillard, le chapeau sur l’oreille…
Et, sifflotant un vieux refrain,
Il va semer, semer le grain.

Midi rayonne. Dans la plaine
Le soleil chauffe les sillons…
Pas un souffle, pas une haleine.
Honte aux paresseux ! Travaillons
Si nous voulons la grange pleine !
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.

La nuit tombe. Le soleil dore
L’horizon paisible et profond…
C’est le couchant après l’aurore.
Honte, honte à ceux qui s’en vont

Tant qu’on peut travailler encore !
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.

Enfant de l’antique Phocée,
D’un trait reconnaissable et sûr
Il a sa noblesse tracée
Sur son profil droit, son front pur
Où flotte une grave pensée…
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.

Pendant plus de septante années
Il a peiné, mais, jarnidieu !
Si ses vieilles mains sont tannées,
Il sait toujours, droit comme un pieu,
Abattre de rudes journées…
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.

Là-bas, dans les villes lointaines,
Un tas de faiseurs d’embarras
Parlent de recettes certaines
Pour vivre en se croisant les bras…
Plus de soldats ! Tous capitaines !
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.

Loin, plus loin, dans l’Europe immense
Les peuples, armés jusqu’aux dents,

Atteints d’une même démence,
Croisent leurs défis imprudents :
« Commence, toi ! — Non, toi, commence ! »
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.

On crie, on s’insulte, on s’exerce
À tout changer, à briser tout.
On démolit, on bouleverse…
D’un bout du monde à l’autre bout
C’est une impitoyable averse…
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.

Il est tranquille, le bonhomme ;
Il sait que les brillants discours
De ces beaux messieurs qu’on renomme
Ne font pas les hivers plus courts,
Ni les étés moins chauds, en somme…
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.

Il sait que sa vieille maîtresse,
La Terre, hait ces vains brailleurs,
Et qu’elle garde sa tendresse
Aux bons gars, aux vrais travailleurs,
Dont la main rude la caresse…
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.


Qu’on s’agite, qu’on déblatère,
Qu’on s’use en de piteux débats
Pour renverser un ministère…
Ce n’est jamais la tête en bas
Que les blés sortiront de terre !
Père Jean, sifflant son refrain,
Sème, sème, sème le grain.

Tant qu’il peut, avec son beau geste,
Lancer le bras en éventail ;
Tant qu’il se sent la jambe leste,
Les poings solides au travail ;
Père Jean se moque du reste…
Et, sifflotant son vieux refrain,
Sème, sème, sème le grain.