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Soliloques sceptiques/Soliloque XII

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DOUZIÉME SOLILOQUE.


C
Ette grande diſcordance des Nations fait voir entre autres choſes, qu’il n’y a point, à le bien prendre, de communes notions parmi les hommes, qui penſent tous ſi diverſement & avec vne opiniaſtreté ſi voiſine de la haine, que Theognis a eu raiſon d’appeller dès ſon tems l’Opinion vn de nos plus grands maux,

Δόξα μὲν ἀνθρώποισι κακὸν μέγα,
Opinio quidem hominibus magnum malum eſt.

Je ne ſçai point de meilleure reſolution à prendre là-deſſus, que de ſuivre le conſeil que Saint Paul donne à Timothée, μὴ λογομαχεῖν, de ne conteſter jamais avec des paroles ordinairement inutiles, & qu’il nomme fort bien κενοφωνίας, inaniloquia. À moins de deferer à cet avis ſalutaire, il n’y a rien de plus tumultueux que noſtre vie, parce que tout ce que contient la Nature, eſt ſujet à controverſe, qui s’étend meſme plus loin dans cette conſideration d’Ariſtote[1], opinabile latiùs patere quàm ens, quia & quod eſt, & quod non eſt, opinabile eſt. Certes c’eſt vne choſe pitoiable de voir d’vn œil exemt de prevention, comme chacun prend les choſes à ſa mode, & comme il n’y a preſque perſonne qui n’aime mieux reprendre Dieu, & la Nature, que de reconnoiſtre ingenuëment l’ignorance où il eſt. J’vſe de cette penſée aprés Ciceron au livre cinquiéme de ſes queſtions Tuſculanes, rerum naturam, quam errorem noſtrum damnare malumus. Mais quoi, il vaut mieux imiter là-deſſus Democrite, qu’Heraclite, ſi nous en croions Seneque[2], à cauſe que ſelon luy humanius eſt deridere vitam, quàm deplorare ; bien qu’il avouë qu’on ſe peut plus à propos abſtenir de l’vn & de l’autre. Quoi qu’il en ſoit, la maxime qu’il eſtablit ailleurs, de tenir toûjours pour tres-mauvais ce que le peuple approuve, nous eſt confirmée par le tolle, tolle, crucifige des Juifs, qui montre bien que la voix du peuple n’eſt pas toûjours la voix de Dieu ; de ſorte qu’il n’y a gueres d’ames philoſophiques qui ne diſent avec le meſme Seneque[3], argumentum peſſimi turba eſt. L’Orateur Romain que j’ai déja cité, & que je citerai toûjours tres-volontiers en de ſemblables matieres, teſmoigne encore ce ſentiment en ces termes[4] : Philoſophia paucis eſt contenta judicibus, multitudinem conſultò ipſa fugiens, eique ipſi & ſuſpecta & inviſa. C’eſt vne merveille que ſa profeſſion d’Éloquence, d’où il retiroit ſa principale recommandation, luy ait permis de reconnoiſtre ſi franchement cette verité, parce qu’elle paroiſt abſolument contraire au bien-dire des Orateurs, qui eſt vne faculté populaire, & qui ne viſe qu’à obtenir l’approbation d’vn grand nombre d’auditeurs. Ce qui m’étonne davantage, c’eſt que cela vienne de celuy qui avoit dès le premier livre de ſes queſtions Tuſculanes, voulu prouver l’exiſtence des Dieux, & l’immortalité de nos Ames, par cette conſidération, qu’vne opinion generale peut eſtre priſe pour la propre voix de la Nature, omnium conſenſus Naturæ vox eſt, n’y aiant rien de plus oppoſé que le ſont ces textes l’vn à l’autre, par des axiomes tout-à-fait differens. Il ne faut pas neanmoins le blaſmer là-deſſus. Le changement d’avis, & la diverſité d’opinion ſelon le ſujet qu’on traite, n’eſt condamnable ni en luy, ni en tous ceux qui philoſophant academiquement ne ſe rendent jamais eſclaves de leurs premiers ſentimens. Je veux me ſouvenir en ſa faveur de ce que les Anciens faiſoient Neptune, ſous le nom du Dieu Conſus, auteur de tous les bons avis. Or ils donnoient apparemment à entendre par là, que comme la Mer que ce Dieu gouvernoit, change de face à tous momens, il n’eſtoit pas honteux ni mauvais de prendre des avis differens, ſelon la diverſité des tems, & des ſujets qui obligent à le faire.

☙❧
  1. l. 4 Topic. c. 15.
  2. l. 1 de Tranq. c. 15.
  3. l. de vita beata, c. 2.
  4. l. 2 Tuſc. qu.