Souvenirs (Tolstoï)/12

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Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 43-50).


XII

LES VERS


Environ un mois après notre arrivée à Moscou, j’étais assis à une grande table, au deuxième étage de la maison de notre grand’mère, et j’écrivais. En face de moi, le maître de dessin achevait de corriger une tête de Turc avec un turban, à la mine de plomb. Volodia, debout derrière le maître, avançait la tête par-dessus son épaule et le regardait faire. C’était le premier dessin à la mine de plomb de Volodia, et il devait être offert aujourd’hui même à grand’mère, dont c’était la fête.

« Vous ne mettez pas encore un peu d’ombre là ? demanda Volodia en se dressant sur la pointe des pieds et en désignant le cou du Turc.

— Non, c’est inutile, répondit le maître en serrant les crayons dans une boîte à coulisses. C’est très bien comme ça, n’y touchez plus. Et vous, petit Nicolas, continua-t-il en se levant et en regardant le Turc de côté, nous direz-vous enfin votre secret ? qu’est-ce que vous offrez à votre grand’mère ? Une tête aurait aussi été ce qu’il y avait de mieux. Bonsoir, messieurs. »

Il prit son chapeau, son cachet et sortit.

À ce moment-là, je pensais aussi qu’une tête aurait mieux valu que ce que je m’acharnais à faire. Quand on nous avait annoncé que la fête de grand’mère approchait et qu’il fallait préparer nos cadeaux, il m’était venu à l’idée de lui faire des vers. J’en avais tout de suite trouvé deux, qui rimaient, et je croyais que les autres viendraient avec la même facilité. Je ne peux pas me rappeler comment une idée aussi biscornue pour un enfant m’était entrée dans la tête, mais je me rappelle que j’en étais enchanté, et qu’à toutes les questions je répondais que j’apporterais certainement un cadeau à grand’mère, mais que je ne voulais pas dire ce que c’était.

Contre mon attente, il me fut impossible de trouver la suite. J’avais beau m’acharner, j’en étais toujours aux deux vers composés dans un moment d’inspiration. Je me mis à lire des poésies dans nos livres de classe, mais ni Dmitrief ni Derjavine ne me furent d’aucun secours ; au contraire, ils me firent sentir encore plus vivement mon incapacité. Je savais que Karl Ivanovitch aimait à rimer. J’allai tout doucement fouiller dans ses papiers et j’y trouvai, parmi diverses poésies allemandes, une pièce russe qui m’eut bien l’air d’être de lui.

« À Madame L***, à Petrovskoê, le 3 juin 1828.

« Souvenez-vous de près, — Souvenez-vous de loin, — Souvenez-vous de moi toujours. — Quand je serai dans ma tombe, souvenez-vous encore, — Combien fidèlement j’ai su aimer.

« Karl Mayer. »


Ces vers étaient écrits en belle ronde sur de fin papier à lettres. Ils me plurent, parce qu’ils étaient pleins de sensibilité. Je les appris par cœur et résolus de les prendre pour modèle. Les choses marchèrent dès lors beaucoup plus facilement. Le jour de la fête, j’avais un compliment en douze vers, tout prêt ; il ne me restait plus qu’à le copier sur du papier vélin, et c’est ce que je faisais dans la classe, assis à la grande table.

J’avais déjà gâché deux feuilles de papier, non pas qu’il me vînt à l’esprit de changer quoi que ce fût à mes vers : ils me paraissaient admirables ; mais, à partir du troisième, mes lignes commençaient à se retrousser par le bout, et elles se retroussaient de plus en plus, de façon que, même de loin, on voyait que c’était écrit de travers.

La troisième feuille était aussi de travers que les premières, mais je résolus de ne plus recommencer. Dans ma pièce, je félicitais ma grand’mère, je lui souhaitais beaucoup d’années de bonne santé et je terminais ainsi :

« Nous nous efforcerons d’être ta consolation — Et nous t’aimerons comme notre propre mère. »

Ce n’était pas mal du tout ; pourtant le dernier vers me choquait l’oreille. Je me répétais à demi-voix : Et nous t’aimerons comme notre propre mère. — Quelle autre rime en ère pourrait-on mettre ? terre ? verre ? …. Bah ! ça sera toujours mieux que ceux de Karl Ivanovitch !

J’écrivis le dernier vers et j’allai dans ma chambre lire ma pièce à haute voix, en y mettant de l’expression et en faisant des gestes. Mes vers étaient tous faux. Je ne m’arrêtais pas pour si peu, mais le dernier m’était de plus en plus désagréable. Je m’assis sur mon lit et me mis à réfléchir.

« Pourquoi ai-je mis : comme notre propre mère ? Maman n’y est pas ; il était inutile de faire penser à elle. Certainement, j’aime ma grand’mère, j’ai du respect pour elle, mais ce n’est pas du tout la même chose….. Pourquoi ai-je mis ça ? pourquoi mentir ? Il est vrai que ce sont des vers, mais c’était tout de même inutile. »

À cet instant, le tailleur entra. Il nous apportait des vestes neuves.

« Tant pis ! » m’écriai-je avec dépit en cachant les vers sous mon oreiller, et je courus essayer les habits du tailleur de Moscou.

Les habits de Moscou étaient superbes. Nos vestes couleur de cannelle, avec des boutons de bronze, prenaient parfaitement la taille — ça ne ressemblait pas à ce qu’on nous faisait à la campagne ; — nos pantalons noirs, également collants, dessinaient les formes et tombaient admirablement sur les bottes.

« Enfin, pensai-je, j’ai des pantalons à sous-pieds, — des vrais ! » J’étais transporté de joie et je regardais mes jambes dans tous les sens. La vérité est que mon costume collant me gênait et que j’étais très mal à mon aise ; mais je me gardai de l’avouer. Je déclarai au contraire que je me sentais tout à fait à l’aise et que, si mes habits avaient un défaut, c’était d’être un peu trop larges. Je passai ensuite un temps considérable devant mon miroir à me coiffer. J’avais mis beaucoup de pommade, néanmoins j’eus beau faire, jamais je ne pus obtenir que mes cheveux restassent lisses sur le haut de la tête. Dès que je cessais de les maintenir avec la brosse, ils se redressaient et se tortillaient dans tous les sens, me donnant une expression souverainement ridicule.

Karl Ivanovitch s’habillait dans l’autre chambre, et on lui apporta à travers la classe un frac bleu, accompagné d’objets blancs. J’entendis à la porte qui donnait sur l’escalier la voix d’une des femmes de chambre de ma grand’mère. Je sortis sur le palier pour savoir ce qu’elle voulait. Elle portait sur ses mains une chemise très empesée, et elle me raconta qu’elle ne s’était pas couchée de la nuit, pour que la chemise fût lavée et repassée à temps. Je m’offris à la porter à Karl Ivanovitch et je demandai si grand’mère était levée. « Comment, si elle est levée ! Elle a pris son café et l’archiprêtre est arrivé. Êtes-vous beau, au moins ! » ajouta-t-elle avec un sourire en regardant mon costume neuf.

Cette remarque me fit rougir. Je pirouettai sur un talon, fis claquer mes doigts et exécutai un saut. Ces mouvements étaient destinés à lui faire comprendre qu’elle-même ne savait pas à quel point j’étais beau.

Quand j’entrai chez Karl Ivanovitch avec la chemise, il était trop tard ; Karl Ivanovitch en avait mis une autre. Je le trouvai courbé devant le petit miroir posé sur sa table et tenant à deux mains sa cravate des grands jours. Il vérifiait si elle ne gênait pas les mouvements de son menton rasé de frais et, réciproquement, si son menton entrait facilement dans sa cravate. Il tira nos habits par devant et par derrière, pria Kolia de lui rendre le même service et nous emmena chez grand’mère. Je ris en pensant à l’odeur de pommade que nous répandions tous les trois dans l’escalier.

Karl Ivanovitch portait une petite boîte en carton, de sa fabrication. Volodia tenait son dessin, et moi mes vers. Chacun de nous avait sur le bout de la langue le compliment qui devait accompagner son cadeau. Au moment où Karl Ivanovitch ouvrit la porte de la salle, le prêtre avait déjà revêtu sa chasuble et la prière d’actions de grâces commençait.

Grand’mère, toute voûtée et s’appuyant avec les mains sur le dossier d’une chaise, était debout près de la muraille et priait avec ferveur. Papa se tenait à côté d’elle. Il se tourna vers nous et sourit en nous voyant cacher précipitamment nos cadeaux derrière notre dos et nous arrêter près de la porte dans l’espoir de ne pas être remarqués. Nous avions compté sur un effet de surprise : l’effet était complètement manqué.

Lorsque le défilé commença, je me sentis tout à coup paralysé par un accès de timidité insurmontable. Je compris que jamais je n’aurais le courage d’offrir mon cadeau et je me cachai derrière le dos de Karl Ivanovitch, qui débitait à grand’mère un compliment des plus fleuris. Il fit ensuite passer sa boîte de sa main droite dans sa main gauche, la remit à grand’mère et s’écarta de quelques pas, afin de faire place à Volodia. Grand’mère eut l’air d’être dans l’extase à la vue de sa boîte, qui était bordée de petits liserés en papier doré, et elle exprima sa reconnaissance avec le sourire le plus aimable. On voyait pourtant qu’elle ne savait où mettre cet objet. Pour s’en débarrasser, elle le donna à admirer à papa.

Quand celui-ci eut assez regardé, il passa la boîte à l’archiprêtre, qui sembla la trouver fort à son goût. Il branlait la tête et regardait avec curiosité tantôt la boîte, tantôt l’homme capable d’exécuter un pareil chef-d’œuvre.

Volodia offrit son Turc, qui reçut aussi les louanges les plus flatteuses. C’était mon tour : grand’mère se tourna vers moi avec un sourire d’encouragement.

Les gens timides savent que la timidité augmente en raison directe du temps et que le courage diminue dans la même proportion. En d’autres termes, plus la situation intimidante se prolonge, plus la timidité devient invincible et moins il vous reste de courage.

Tout ce qu’il me restait de hardiesse s’était envolé pendant que Karl Ivanovitch et Volodia offraient leurs cadeaux, et mon accès de timidité était arrivé à l’état aigu. Je me sentais rougir, devenir de toutes les couleurs ; les oreilles me brûlaient, de grosses gouttes de sueur me coulaient sur le front et sur le nez, tout mon corps frissonnait et transpirait. Je me dandinais d’un pied sur l’autre sans avancer.

« Allons, mon petit Nicolas, me dit papa ; montre-nous ce que tu tiens. C’est une boîte, ou un dessin ? »

Il fallut s’exécuter. Je tendis à grand’mère, d’une main tremblante, le fatal papier, que j’avais tout chiffonné, mais il me fut impossible d’articuler un son. J’étais bouleversé par l’idée qu’en recevant mes méchants vers, à la place du dessin attendu, elle les lirait à haute voix, de sorte que tout le monde saurait que je n’aimais pas ma maman et que je l’avais oubliée, puisque je promettais d’aimer grand’mère comme ma propre mère.

Comment peindre mes angoisses, tandis que grand’mère commençait effectivement à lire à haute voix, s’arrêtait au milieu d’un vers, faute de pouvoir déchiffrer, regardait papa avec un sourire qui me paraissait ironique, ne mettait pas les intonations que j’aurais voulu et, finalement, renonçait à cause de ses mauvais yeux et tendait le papier à papa, en le priant de lui lire toute la pièce, depuis le commencement ? Je crus qu’elle renonçait parce qu’elle trouvait ennuyeux de lire de si mauvais vers, écrits tout de travers, et parce qu’elle voulait que papa pût lire lui-même le dernier vers, qui prouvait si clairement mon manque de cœur. Je m’attendais à ce que papa me jetât mon papier au nez en disant : « Mauvais garnement, qui oublie sa mère… tiens, voilà ce que tu mérites ! » Mais il n’en fut rien, au contraire ; quand papa eut fini, ma grand’mère dit : « Charmant ! » et me baisa au front.

La boîte, le dessin et les vers furent placés sur la planchette adaptée au voltaire de grand’mère, à côté de deux mouchoirs de batiste et d’une tabatière ornée du portrait de maman.

« La princesse Varvara Ilinitch ! » annonça un des deux grands laquais qui montaient derrière le carrosse de grand’mère.

Grand’mère ne répondit rien. Elle considérait d’un air absorbé le portrait de maman, sur la tabatière d’écaille.

« Son Excellence ordonne-t-elle de faire entrer ? » demanda le laquais.