Souvenirs (Tolstoï)/63

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Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 233-238).


LXIII

CONVERSATION INTIME AVEC MON AMI


Cette conversation eut lieu en phaéton, sur la route de Kountsof. Dmitri m’avait déconseillé de faire visite à sa mère dans la matinée et était venu me prendre après le dîner pour passer la soirée, et même la nuit, à la campagne où habitait sa famille. Lorsque nous fûmes sortis de la ville et que les couleurs sales et bariolées des rues, le bruit assourdissant et insupportable du pavé furent remplacés par la vaste étendue de la campagne et le léger grincement des roues sur la route poudreuse, lorsque l’air parfumé du printemps et les grands horizons m’enveloppèrent de toutes parts, alors seulement je commençai à retrouver mon assiette, entièrement perdue depuis deux jours sous l’influence des impressions nouvelles et du sentiment de la liberté. Dmitri était dans son humeur douce et facile ; il n’arrangeait pas sa cravate en s’étirant la tête et n’avait pas de mouvement nerveux dans les yeux. J’étais content des beaux sentiments que je lui étalais et nous causions amicalement de beaucoup de ces choses intimes dont on n’est pas toujours disposé à se parler. Dmitri me mettait au courant de sa famille, que je ne connaissais point, me parlait de sa mère, de sa tante, de sa sœur et de la rousse que Volodia et Doubkof appelaient sa passion. Il s’exprimait sur sa mère avec éloge, d’un certain ton froid et solennel, comme pour prévenir toute discussion sur ce sujet, et parlait de sa tante avec un enthousiasme mêlé d’une nuance d’indulgence. Il me dit très peu de chose de sa sœur ; il avait l’air gêné pour me parler d’elle. En revanche, il s’étendit avec animation sur la rousse, de son vrai nom Lioubov Serguéievna, qui était une fille un peu mûre, vivant chez les Nékhlioudof en qualité de parente.

« Oui, c’est une fille étonnante, dit-il en rougissant et, en même temps, en me regardant hardiment en face. Elle n’est plus toute jeune, ce sera bientôt une vieille fille, et elle n’est pas du tout jolie ; mais quelle bêtise d’aimer la beauté ! — quelle absurdité ! — je ne peux pas comprendre cela, tellement c’est inepte (on aurait dit, à l’entendre, qu’il venait de découvrir la vérité la plus extraordinaire). Mais quelle âme elle a ! quel cœur ! Et des principes !… Je suis sûr que tu ne trouverais pas sa pareille dans tout notre monde actuel. »

J’ignore à qui Dmitri avait emprunté l’habitude de dire que tout ce qui était bien était rare dans le monde actuel. C’était une phrase qu’il répétait volontiers, et qui lui allait bien.

« Je ne crains qu’une chose, poursuivit-il paisiblement après avoir ainsi foudroyé de son indignation les gens assez sots pour aimer la beauté. J’ai peur que tu ne la comprennes pas tout de suite, que tu n’aies de la peine à la connaître. Elle est réservée et même un peu renfermée ; elle n’aime pas à montrer ses belles et étonnantes qualités. Tiens, ma mère, que tu vas voir, est une femme excellente, intelligente — elle connaît Lioubov Serguéievna depuis plusieurs années — eh bien ! elle ne peut ni ne veut la comprendre. Hier même….. Je vais te raconter pourquoi j’étais de mauvaise humeur quand tu me l’as demandé. Avant-hier, Lioubov Serguéievna m’a prié d’aller avec elle chez Ivan Iacovlevitch — tu as entendu parler d’Ivan Iacovlevitch ? — Il passe pour fou ; en réalité, c’est un homme remarquable. Il faut te dire que Lioubov Serguéievna est très religieuse et comprend parfaitement Ivan Iacovlevitch. Elle va souvent le voir et lui donne pour les pauvres de l’argent qu’elle gagne avec son travail. Tu verras quelle femme admirable. Je m’en vais donc avec elle chez Ivan Iacovlevitch ; je lui suis très reconnaissant de m’avoir fait connaître cet homme remarquable. Eh bien ! maman ne peut absolument pas comprendre ça : elle appelle ça de la superstition. Je me suis disputé avec maman, hier soir, pour la première fois de ma vie, et assez chaudement, conclut-il avec un mouvement nerveux du cou, qui était comme une réminiscence de l’effet que lui avait produit cette querelle.

— Eh bien, quelle est ton idée ? demandai-je pour le distraire de ce souvenir désagréable. Comment crois-tu que finira…… je veux dire, est-ce que vous causez ensemble de ce qui arrivera et de la manière dont finira votre passion, ou amitié ?

— Tu demandes si je songe à l’épouser ? » fit-il en rougissant de nouveau et en se tournant de nouveau vers moi, pour me regarder en face.

« Eh bien ! voilà, pensais-je, tandis que l’apaisement se faisait en moi ; nous sommes grands garçons et amis, nous causons ensemble, dans un phaéton, de notre avenir. Il serait agréable à n’importe qui, en ce moment, de nous écouter à la dérobée et de nous regarder. »

« Pourquoi pas ? poursuivit-il sur ma réponse affirmative. Mon but, comme pour tout homme raisonnable, est d’être, autant que possible, heureux et bon. Avec elle — si elle y consent, — quand je serai tout à fait indépendant —, je serai plus heureux et meilleur qu’avec la plus grande beauté du monde. »

Pendant ces entretiens, nous ne faisions pas attention que nous approchions de Kountsof, ni que le ciel se couvrait et que la pluie menaçait. Le soleil était déjà bas et la moitié de son disque rouge était cachée, sur notre droite, par un nuage gris presque opaque, juste au-dessus des grands arbres des jardins de Kountsof. De l’autre moitié du disque s’échappaient des fragments de rayons enflammés, inondant d’une chaude lumière les masses épaisses et immobiles des vieux arbres, qui se détachaient en vert sur la partie du ciel demeurée bleue et lumineuse. L’éclat et les teintes de cette partie du ciel formaient un contraste violent avec le gros nuage lilas posé en face de nous sur les jeunes boulassières fermant l’horizon.

Un peu plus à droite encore, on apercevait derrière les buissons et les arbres les tuiles de différentes couleurs des maisons de campagne. Parmi ces tuiles, les unes répercutaient les rayons éblouissants du soleil, les autres avaient l’aspect morne de la partie sombre du ciel. Dans un creux à gauche bleuissait un étang immobile entouré de cytises au feuillage vert pâle, qui se réfléchissaient en noir dans sa surface mate. Derrière l’étang, à mi-côte, s’étendait une jachère noire, divisée en deux par une lisière d’un vert chaud, dont la ligne droite allait rejoindre l’horizon plombé et menaçant. Des deux côtés du chemin où roulait mollement le phaéton, de jeunes seigles tendres et flexibles, commençant à épier, étalaient leur verdure crue. L’air était immobile et sentait le frais. Les feuilles des arbres et les seigles, extraordinairement nets et en relief, ne bougeaient pas. On aurait dit que chaque feuille, chaque brin d’herbe vivait de sa vie individuelle, intense et heureuse. Je remarquai près de la route un sentier noirâtre, qui serpentait parmi les seigles d’un vert sombre, déjà hauts, et ce sentier me rappela très vivement notre campagne, ce qui me conduisit, par un enchaînement d’idées bizarre, à penser à Sonia et à me rappeler que j’étais amoureux d’elle.

Malgré toute mon amitié pour Dmitri et tout le plaisir que me causait son ouverture de cœur, je n’avais pas envie d’en savoir plus long sur ses sentiments et ses intentions à l’égard de Lioubov Serguéievna, tandis que j’avais une envie terrible de lui faire part de mon amour pour Sonia, qui me paraissait un sentiment d’un ordre beaucoup plus élevé. Je ne sais pourquoi, je ne me décidai pas à lui dire directement combien je sentais que nous serions heureux quand j’aurais épousé Sonia, que j’habiterais la campagne, que j’aurais de petits enfants qui courraient à quatre pattes et m’appelleraient papa, que je le verrais arriver en costume de voyage avec sa femme, Lioubov Serguéievna….. Au lieu de tout cela, je dis en lui montrant le soleil couchant : « Dmitri, regarde comme c’est beau ! »

Dmitri ne répliqua pas. Il était, visiblement mécontent de ce qu’en réponse à un aveu qui lui coûtait, je lui faisais admirer la nature, qui le laissait en général très froid. La nature lui produisait un tout autre effet qu’à moi. Elle l’intéressait, plutôt qu’elle ne le touchait par sa beauté. Il l’aimait par l’intelligence, plutôt qu’il ne la sentait.

« Je suis très heureux, repris-je sans m’occuper de ce qu’il était absorbé dans ses pensées et entièrement indifférent à ce que je pourrais lui dire. Je t’avais parlé — tu te le rappelles ? — d’une demoiselle dont j’étais amoureux quand j’étais enfant ; je l’ai revue aujourd’hui, poursuivis-je avec entraînement, et maintenant j’en suis décidément amoureux….. »

Malgré l’indifférence persistante qui se peignait sur son visage, je lui racontai ma passion et tous mes plans de bonheur conjugal. Chose bizarre, dès que je mis à décrire la violence de mon sentiment, je sentis que celui-ci diminuait.

La pluie nous surprit dans l’avenue de bouleaux de la maison. Mais nous ne la sentions pas. Je ne m’aperçus qu’il pleuvait que parce qu’il me tomba quelques gouttes sur le nez et sur la main et parce qu’on entendait un léger bruit sur les jeunes feuilles des arbres ; les branches chevelues des bouleaux pendaient immobiles et avaient l’air de recevoir ces belles gouttes d’eau transparentes avec délices ; elles exprimaient leur jouissance en dégageant une odeur prononcée, dont l’allée était toute remplie. Nous descendîmes de voiture, afin d’arriver plus vite en coupant à travers le jardin. À l’entrée de la maison, nous nous rencontrâmes avec quatre dames qui rentraient précipitamment du côté opposé et dont deux portaient des ouvrages de couture, une troisième un livre et la quatrième un petit chien. Dmitri me présenta séance tenante à sa mère, sa sœur, sa tante et Lioubov Serguéievna. Elles s’arrêtèrent une seconde, mais la pluie augmentait rapidement.

« Entrons dans la galerie et tu nous le représenteras, » dit la dame qui me parut être la mère de Dmitri, et nous montâmes tous ensemble l’escalier.