Souvenirs d’un Voyage en Asie-Mineure/03

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Souvenirs d’un Voyage en Asie-Mineure
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 571-608).
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SOUVENIRS
D'ASIE-MINEURE

III.
LA VIE TURQUE EN PROVINCE.
LES TCHAPAN-OGHLOU. — HADJI-OHAN. - LES KISIL-BACHI.

Les derniers temps du séjour de la mission française à Angora nous avaient paru un peu longs. Tout le monde était remonté dans les vignes pour les vendanges, et la ville était à peu près déserte. Le thermomètre descendait souvent le matin tout près de zéro, et dans cette ville où les figues ne mûrissent point, où l’hiver est plus froid qu’à Paris, où la neige reste souvent un mois sur le sol, il n’y a pas une seule cheminée. Le poêle y est aussi à peu près inconnu, et la maison que nous habitions n’en possédait pas un seul. Nous ne pouvions donc employer, pour ne pas geler pendant les soirées, redevenues longues et tristes, d’autre ustensile que le brasero, et pour ma part je n’ai jamais pu reconnaître à ce mode de chauffage d’autre effet que de donner d’horribles migraines ; je n’en usais donc qu’à la dernière extrémité, et je me surprenais sans cesse à grelotter et à souffler dans mes doigts pour me réchauffer et pouvoir tenir la plume. Pendant ce temps, nous recevions des lettres de nos amis, qui s’apitoyaient sur les terribles chaleurs dont nous devions souffrir sous ce ciel brûlant ! Ils ne savaient pas qu’Angora est à près de 900 mètres au-dessus du niveau de la mer[1].

C’est donc avec une véritable impatience que nous attendions le moment de quitter Angora et de reprendre la vie nomade ; pourtant, lorsque vint à luire enfin le jour tant désiré qui semblait nous fuir, nous nous sentîmes tous les trois le cœur serré. Le matin du départ fut triste ; nous ne pouvions dire à aucun de ceux dont nous nous séparions : Au revoir ! En dépit du proverbe musulman, que les Turcs aiment à répéter en de telles séparations : « les montagnes seules ne se rencontrent pas, » il y a bien peu de chances pour que nous serrions jamais de nouveau les mains cordiales qui se tendent vers nous pour l’adieu, et même celles de deux Européens qui étaient déjà devenus pour nous comme de vieux amis, MM. Duclos et Malfatti. Ce n’est surtout pas sans une profonde émotion que nous prenons congé de l’évêque, Mgr Chichmanian, dont l’affectueux accueil et la délicate bonté ont tant contribué à faciliter nos recherches, à rendre agréable et commode notre séjour à Angora. En nous inclinant sous la bénédiction du vieillard, nous sentions que, si même notre humeur vagabonde et la curiosité scientifique nous ramenaient un jour à Angora, lui du moins, nous ne l’y retrouverions pas. Un an ne s’était pas écoulé en effet depuis notre départ, que déjà ce troupeau perdait son cher et vénéré pasteur ; mais le mouvement qu’il a imprimé à la communauté catholique d’Angora ne s’arrêtera point, il faut l’espérer, les progrès dont il a donné le signal se continueront, et son œuvre lui survivra en se développant. À la douleur que nous a causée cette perte, il s’est mêlé du moins une consolation : c’est que nous avons pu, grâce à l’intelligente libéralité de l’œuvre des écoles d’Orient, réaliser la dernière pensée, le dernier vœu de Mgr Chichmanian, établir des relations suivies entre les catholiques français et ces frères éloignés dont hier encore ils ignoraient jusqu’à l’existence.

En attendant que l’occasion s’offrît ainsi, à notre retour en France, de montrer aux gens d’Angora que nous n’étions ni oublieux ni ingrats, nous n’avions rien épargné, pendant notre séjour dans cette ville, pour y faire le plus de bien possible. Le docteur Delbet avait soigné gratuitement les malades qui s’étaient présentés à lui ou qui l’avaient appelé chez eux, sans distinction de religion et de race. Or à Angora comme ailleurs il y a des exemples de gens reconnaissans, et quelques-uns de ceux qu’avait soignés et soulagés notre cher docteur étaient venus, même de quartiers éloignés, se joindre, pour nous dire adieu, à nos amis et à nos voisins. Il y avait donc toute une foule réunie à notre porte quand, le matin du 29 octobre 1861, nous mîmes le. pied à l’étrier, et ce fut au milieu d’un bruyant concert d’affectueuses interpellations et de souhaits d’heureux voyage que nous nous engageâmes dans les ruelles tournantes qui mènent aux portes de la ville. M. Duclos, le fils de M. Malfatti et quelques autres amis voulurent nous accompagner encore, à cheval, jusqu’à une heure d’Angora. Notre vie de voyage allait recommencer avec ces mille contrastes qui en avaient déjà fait le charme, et que la forme du journal, à laquelle je reviens, permet seule de fixer.


I

Du 29 octobre au 4 novembre 1851. — La tristesse des adieux se dissipe bientôt ; nos cœurs bondissent joyeusement tandis que nous rejoignons au galop nos bagages, qui ont pris les devans. Les pluies ont cessé depuis deux jours ; le vent du nord souffle par un ciel clair, et tempère l’ardeur d’un vif et brillant soleil. C’est un merveilleux temps pour voyager. Nous sommes en outre dans de meilleures conditions pour jouir de la route que dans la première partie de notre expédition. Voulant éviter tout ce qui pourrait nous causer une perte de temps pendant les six semaines à peu près qui nous restent avant les neiges d’hiver et trouvant d’ailleurs des occasions avantageuses, j’ai acheté à Angora six chevaux et engagé un palefrenier arménien, Anton, un peu moins intelligent que les bêtes qu’il soigne. Nous sommes donc tous montés ; pour les bagages seulement, il faudra encore louer de ville en ville des mulets ou des chevaux de bât ; au besoin même, on pourrait les faire transporter-par des bœufs. On est ainsi bien plus libre de ses mouvemens, et c’est en même temps un plaisir sans égal que de se sentir entre les jambes un vrai cheval, sur qui on n’a pas besoin d’user une cravache pour le faire arriver tristement et tête basse au bout de l’étape, mais qu’excitent une pression du genou et un claquement de la langue. Nos chevaux ont un pas vif, leste et relevé, véritable allure de voyage, que né connaissent guère les chevaux d’Occident, employés seulement pour la promenade : on ferait ainsi bien du chemin en une journée, si l’on n’avait pas de bagages. J’aime surtout mon étalon noir avec sa longue queue, sa belle crinière tombante, sa tête intelligente, qu’il relève et qu’il agite sans cesse, sa bouche qui ronge le frein. Quand la jument que monte Méhémed s’éloigne et part en avant, il l’appelle avec de petits hennissemens impérieux et colères, il frappe du pied, et je puis à peine le tenir.

Nous couchons le premier soir au village d’Hussein-Oghlan et le lendemain à Kaledjik. Tout ce pays entre Angora et le Kizil-Irmak (le Fleuve-Rouge), l’ancien Halys, présente assez peu d’intérêt. Ce sont presque toujours de tristes et pierreux plateaux dont l’uniformité est parfois variée par quelques groupes de chênes nains dans un creux ou par un troupeau de chèvres d’Angora dont on voit, briller de loin, sur la pelouse jaunie par l’été, les blanches et soyeuses toisons. Quand nous sommes arrivés près de la cime de l’Idris, large montagne qui s’élève entre la vallée de l’Halys et Angora, au nord-est de cette ville, nous avons devant nous, de l’autre côté du fleuve, que nous n’apercevons pas encore, toute une mer de montagnes. Ce sont de grandes croupes allongées comme celles des environs d’Angora, mais dont la physionomie ne manque pas d’originalité. Ici, du minerai de fer rougit le terrain et donne à certains pans de rochers l’aspect d’une plaie sanglante ; là, ce sont des bancs d’argile jaune ouverte, qui prennent les plus singulières nuances qu’on puisse imaginer. Les pentes, ravinées en tout sens par les pluies et les torrens d’hiver, rappellent, avec une couleur différente, l’aspect d’un glacier suisse. Vers le soir, les ombres noires qu’y répandent et qu’y croisent de tous côtés les rayons obliques du soleil donnent à toutes les arêtes un relief étonnant.

Un peu avant d’arriver à Kaledjik, le terme de notre seconde étape, nous apercevons enfin l’Halys, un ruban bleu qui se déroule entre des rives d’un jaune pâle. Cette petite ville de Kaledjik, où nous recevons l’hospitalité chez le mudir, présente un aspect étrange et charmant. Un pic en forme de pain de sucre, qui fait de ce côté comme un cap avancé de l’Idris-Dagh, porte à son sommet une forteresse et des tours à demi ruinées. Sur les flancs du pic tournent de raides sentiers qui montent au château, et qui font communiquer entre elles les diverses parties de la ville. Les maisons éparses au pied de la montagne lui forment une ceinture que nuancent de vives couleurs les jardins dorés et rougis par l’automne. Au-delà s’étend un vaste horizon de plaines et de montagnes.

Nous avons appris en chemin que, sur cette route même d’Angora à Kaledjik, la veille du jour où nous y passions, une quinzaine de personnes ont été dépouillées par six voleurs, des Kurdes de l’Haïmaneh ; c’étaient de jeunes paysans qui portaient à la ville de la paille, du bois et autres denrées. On leur a pris leurs cognées, leurs habits, les meilleurs de leurs chevaux. Dans le village où l’on nous conte cette aventure, je demande si on a porté plainte au pacha ; « Qu’y ferait-il ? » nous répond-on. Il ne se peut rien dire de plus fort contre l’administration turque que ce mot naïf, dont ceux qui le prononcent sont loin de comprendre toute la gravité. Le soir, je causais de cet acte de brigandage avec le tchaouch des zaptiés, une sorte de brigadier de gendarmerie. C’est un gaillard qui aime trop l’eau-de-vie, mais qui paraît d’aiilleurs intelligent et résolu ; il vient de prendre, affirme-t-on, une bande de huit Tartares qui avaient dépouillé des voyageurs du côté de Tchangra. Je lui exprime mon étonnement que de pareilles captures soient aussi rares et que ce genre d’attentat ne soit pas plus souvent puni. « Il n’y aurait pas, a-t-il répondu, de voleurs, si on nous laissait faire » mais on nous ordonne de prendre les voleurs sans leur faire de mal ; ils tirent sur nous, ils nous blessent, et nous n’osons pas répondre. » La même plainte nous revient de tous les côtés et. par toutes les bouches : elle a certainement quelque chose de fondé ; mais, avant de laisser ainsi à cette espèce de gendarmerie plus de liberté d’action et de lui donner des instructions plus rigoureuses, ne conviendrait-il point de demander à ceux que l’on y admet quelques-unes des garanties de tenue, de courage et de moralité qui sont exigées de nos gendarmes ? N’importerait-il point de soumettre à la condition de l’uniforme et à une discipline régulière ce corps, que maintenant le caprice des autorités locales, compose au hasard d’élémens disparates, et à qui l’état n’accorde qu’une solde si notoirement insuffisante qu’il est impossible à un zaptié de rester honnête et de ne pas mourir de faim ? Aussi personne ne s’étonne-t-il de voir un saptié suivre l’exemple de son patron le mudir ou le pacha, s’exercer à imiter dans sa sphère les talens de ces illustres personnages, grappiller un peu de tous les côtés, se faire donner par les uns et prendre aux autres de vive force, s’entendre même parfois avec les brigands, quand il n’y a pas eu trop de sang versé de part et d’autre, et que cette connivence peut être vraiment fructueuse. On l’a déjà remarqué, il n’y a pas de pays au monde où se trouve une plus choquante disproportion qu’en Turquie entre les traitemens des hauts fonctionnaires et ceux de ces humbles serviteurs sur qui pèse, dans toutes les branches de l’administration, presque tout le poids du travail réel. Corriger cet abus, rétablir la proportion en faisant plutôt pencher la balance en sens contraire, ce serait une des réformes qui profiteraient le plus à la dignité de la Turquie et qui amélioreraient le plus sûrement la situation de l’empire ; mais comme elle ne peut guère venir que de ces personnages dont elle commencerait par restreindre le revenu, elle se fera probablement attendre longtemps.

Kaledjik compte environ six cents maisons, dont soixante arméniennes. Les Arméniens de Kaledjik, appartenant tous au rite non uni, sont de pauvres diables, marchands au détail et gens de métier. Le chef de la nation est un entrepreneur de maçonnerie. Leur contenance devant nous et devant les Turcs est très humble. C’est que nous ne sommes plus ici à Angora ; la différence se fait sentir tout d’abord. Il en est de même dans les maisons des raïas où nous pénétrons pendant la journée que nous passons à Kaledjik pour laisser reposer nos chevaux ; la propreté, l’espèce d’élégance et de recherche que l’on remarque dans presque toutes les maisons chrétiennes d’Angora font ici complètement défaut. On ne trouve que de grandes masures noires et tristes, avec des pièces mal éclairées et des salons dont le divan est vieux et taché.

Le 1er novembre, nous nous remettons en marche. Il y a une heure à peu près de la ville à l’Halys, bordé en cet endroit, sur ses deux rives, de saussaies et de jardins comme nous n’en avons pas vu depuis bien longtemps. C’est un plaisir que nous n’avions pas encore goûté cette année, de marcher sur un tapis de feuilles mortes. L’Halys, auquel nous arrivons ainsi, est très étroit. Le plus grand fleuve d’Asie-Mineure dans la partie moyenne de son cours est loin d’avoir moitié autant d’eau que la Marne à La Ferté-sous-Jouarre. Il est divisé en deux bras : sur le plus profond, qui a 18 mètres de large, il y a un petit pont de bois. L’autre bras a bien 25 mètres ; mais on le traverse à gué, et les chevaux n’ont d’eau que jusqu’au genou. À peine l’Halys est-il passé, que nous commençons à gravir les rampes des montagnes nues et coupées de ravins que nous apercevions l’avant-veille du sommet de l’Idris. Au bout de près de trois heures de montée, nous nous trouvons sur le grand plateau central qui dans cette direction s’étend jusqu’au Taurus. Il ne présente pas tout à fait ici la même monotonie que du côté de Konieh ; des sommets pointus, que nous laissons au sud, se dressent au-dessus de collines que le fer colore en rouge, et des cours d’eau qui descendent à l’Halys dessinent de larges ondulations. La terre végétale abonde partout ; auprès des villages, qui sont nombreux, il y a de grands champs de blé ; partout ailleurs, ce sont d’immenses pâturages qu’a brûlés la canicule, mais qui doivent se couvrir au printemps d’une herbe épaisse et abondante. Souvent les pelouses sèches sont couvertes de chameaux presque tous couleur café au lait, et, aussi loin que la vue peut s’étendre, tout est jaune.

Sur tout ce plateau, les villages ont un aspect étrange qui suffirait à révéler la rigueur des hivers dans cette région élevée. Les maisons, basses, aux trois quarts enterrées dans le sol qui les porte, s’en distinguent à peine. On y descend par une allée en pente douce. Quand nous nous promenons dans ces villages, nous sommes forcés plusieurs fois de revenir sur nos pas, parce que, nous croyant dans la rue, nous nous sommes avancés sur une terrasse, et que nous trouvons le vide devant nous. C’est ainsi que sont faites les maisons dans toute cette partie de l’Asie-Mineure, pour être fraîches l’été et chaudes l’hiver, pour permettre de moins souffrir du climat fort désagréable auquel ont à se résigner les habitans de tout le centre de la péninsule. La vaste surface de ces terres hautes et découvertes a des étés brûlans et des hivers très froids. Pour comble de gêne, l’eau y est très rare dès les premières chaleurs et le combustible fait presque totalement défaut. Pourtant, lorsque souffle sans obstacle sur ces grandes plaines nues le vent glacial qui vient de Russie, et que le sol est au loin couvert d’une épaisse couche de neige, il ne suffirait pas, pour avoir chaud, d’enfoncer en terre sa tanière et de s’y tenir renfermé, comme les animaux hibernans. On a d’ailleurs à faire cuire les alimens. Il fallait donc, pour que tout ce pays ne fût pas absolument inhabitable, inventer un moyen de chauffage. Ou l’a trouvé dans la fiente desséchée des animaux, que l’on recueille, que l’on prépare et conserve avec soin. Tout ce que l’on a ainsi ramassé dans les étables à bœufs, dans les pâturages, dans les endroits où s’arrêtent ordinairement les caravanes, si l’on est près de quelque sentier fréquenté, on le jette dans de grandes fosses où on le mêle avec de l’eau, puis les femmes et les jeunes filles pétrissent cette pâte, où elles enfoncent sans façon leurs bras nus jusqu’à l’épaule. Elles la façonnent ainsi en brunes galettes que l’on étend, pour les faire sécher, sur le sol, ou que l’on colle plus souvent contre les murs des maisons. L’automne venu, avant les pluies, on détache tous ces gâteaux, qui ont pris à peu près l’aspect de certaines tourbes, tout en restant bien plus légers, et on les entasse dans un coin de l’habitation. Quand ils ont été convenablement fabriqués et séchés, ils s’allument vite et brûlent bien, avec une petite flamme bleuâtre qui répand une odeur légèrement musquée. En somme, on s’y habitue très vite, et dans l’Haïmaneh cela me paraissait tout naturel de voir préparer mes alimens et d’allumer ma pipe avec un morceau de ce charbon animal. Ici, comme nous ne sommes pas au centre du grand plateau, mais assez voisins des montagnes qui en forment comme le rebord septentrional, on se chauffe encore au bois. Dans tout le pays que nous traversons d’Angora à Iusgat, il n’y a point de forêts ; mais dans le creux des ravins et sur quelques pentes poussent de petits chênes dont on coupe le branchage à l’automne. Chacun fait en ce moment sa provision pour l’hiver ; auprès des maisons, on voit de grands monceaux de ramée sur lesquels les enfans piétinent pour les tasser. En revanche, dans les filages où nous passons, l’eau douce est déjà très rare. Dans la plupart d’entre eux, elle ne se trouve qu’en très petite quantité, à des sources qui tarissent l’été, tandis que les fontaines donnent en abondance une eau légèrement saumâtre, chargée de fer et de sels neutres, que les animaux boivent volontiers, et dont les hommes sont souvent obligés de se contenter, quoiqu’ils n’aient ni vin ni liqueur pour en corriger le goût.

Tous les villages que nous rencontrons dans ce trajet sont musulmans. Il en est un pourtant, nommé Aslan-Hadjili, où nous trouvons trois Grecs cappadociens de Nevscheïr. Ils ont ici une fabrique d’huile de lin qu’ils débitent dans les villages voisins. ils y passent les trois quarts de l’année avec ceux de leurs enfans qui sont assez grands pour les aider dans leur travail. Leurs femmes sont restées à Nevscheïr, où ils iront les retrouver pour les fêtes de Pâques. Ils savent un peu le grec, mais ils y mêlent tant de mots turcs, surtout ils le prononcent d’une manière si étrange, que je ne comprends rien à leur langage, et eux, de leur côté, n’entendent guère mieux mon grec d’Athènes. J’avais rencontré de même, dans un village kurde de l’Haïmaneh, des Grecs d’une autre ville de Cappadoce, Nigdé ; ils étaient quatre, et je les avais pris d’abord pour des derviches à cause de leurs bonnets de feutre en forme d’œuf. C’est, m’expliquent-ils, une sorte d’insigne qui annonce leur profession : ils parcourent toute la province d’Angora en exerçant de village en village leur industrie, la fabrication des grandes pièces de feutre dont on couvre ici le sol des maisons en guise de tapis. Leur grec m’était resté aussi à peu près inintelligible. Dans leur district, il y a, me disaient-ils, plus de trente villages grecs. On n’y a jamais tout à fait perdu l’usage du grec ; la langue parlée parmi eux s’est conservée et a vécu dans un isolement presque complet au sein d’une province reculée, à l’abri des influences savantes et de l’effort parfois inintelligent qui depuis la fin du siècle dernier s’exerce sur le romaïque de la Grèce et des îles, et qui tend à le rapprocher de plus en plus de l’ancienne langue littéraire : aussi a-t-elle peut-être gardé quelques tours, des expressions, des formes propres à l’ancien dialecte de la Cappadoce, tel qu’il se parlait à l’époque gréco-romaine, et il doit y avoir là de curieuses variétés à observer et à noter. Je regrette fort de n’avoir pas le temps d’aller visiter ces Grecs cappadociens. Il faudrait se hâter, car depuis qu’on jouit de plus de tranquillité et que les communications sont devenues plus faciles, là aussi le souffle d’une renaissance littéraire se fait sentir : on fait venir des journaux, des livres et des maîtres d’Athènes. Avec eux viendront aussi le pédantisme et le purisme ; on abandonnera, comme impropres et bas, les vieux termes locaux, qui, même sous la forme barbare que souvent ils ont prise, ont toujours tant d’intérêt pour le philologue, et ces tours populaires dont la vive franchise et la pittoresque naïveté font l’originalité et la vie d’une langue. On cherchera à y substituer ce patois artificiel et compassé, cette gauche et plate contrefaçon du grec ancien qui est maintenant de mode à Athènes.

Les Grecs de Cappadoce se répandent ainsi dans toute l’Asie-Mineure, mais sans jamais perdre l’idée et l’espoir du retour dans cette patrie où ils ont su se maintenir au milieu de populations musulmanes fort dures, à ce qu’il paraît, pour les chrétiens, et d’humeur fort violente. Ils sont très industrieux : les uns ont des magasins dans les bazars ou des boutiques d’épicerie dans les villages ; d’autres courent les campagnes comme colporteurs ; quelques-uns, comme ceux dont je parlais tout à l’heure, promènent jusque dans des provinces éloignées leur industrie nomade ; on en voit enfin, nous en avons trouvé jusque dans le pachalik de Brousse, qui, ayant pu acquérir quelque instruction à Constantinople ou à Smyrne, s’établissent comme maîtres d’école là où la communauté grecque n’est pas assez riche pour faire venir un maître de l’université d’Athènes, Vraiment, si la Turquie était autrement gouvernée, quel parti elle pourrait tirer des aptitudes spéciales des différentes races qui la peuplent ! Nulle part ailleurs on ne trouve une pareille variété. De ces diversités, quel concert d’efforts, quelle merveilleuse harmonie pourrait naître !

Le quatrième jour après notre départ de Kaledjik, nous atteignons enfin, à deux heures de nuit, la ville de Iusgat, capitale d’une vaste province qui comprend la Cappadoce tout entière et presque, toute l’ancienne Galatie. Nous recevons l’hospitalité chez Hadji-Ohan, riche négociant arménien, à qui nous étions recommandés. d’Angora. On nous fait un accueil empressé : de nombreux domestiques nous aident à décharger et à ranger nos bagages ; de nombreux verres d’eau-de-vie précèdent un excellent souper qui ne se fait pas longtemps attendre, et après lequel nous nous étendons dans des lits moelleux. Comme il est déjà tard, le chef de la famille, un, vieillard de soixante-cinq ans, est allé se coucher ; les honneurs sont faits par le fils aîné, un homme d’une quarantaine d’années. Il prend place à table avec nous et un ou deux de ses parens, accourus pour faire connaissance avec les voyageurs étrangers ; tout le. monde a devant soi des assiettes, mais aucun des Arméniens ne s’en sert. Ils prennent au plat, avec la fourchette, il est vrai, et non avec leurs doigts ; c’est une politesse qu’ils nous font, et une manière de montrer qu’ils sont gens civilisés.

5 et 6 novembre. — Iusgat, avec sa population de cinq à six mille habitans, a l’air d’un gros village ; ce n’est qu’à sa position centrale qu’elle a dû l’honneur d’être la résidence du gouverneur-général de qui dépendent à la fois Angora et Kaisarieh, C’est que Iusgat est une ville toute moderne, qui ne date pas de plus de cent vingt ans. Elle a pourtant déjà sa légende. Son fondateur, Achmet, surnommé Tchapan-Oghlou (le fils du berger) et connu plus tard sous le nom d’Achmet-Pacha, aurait eu, étant encore jeune homme, un rêve qui lui aurait montré une grande ville s’élevant dans ce désert ou il faisait paître ses troupeaux. Devenu un chef puissant, il aurait commencé à réunir ici quelques familles appelées des villages voisins. Son fils aurait continué son œuvre et aurait peuplé la ville en y appelant, par l’ordre qu’il faisait régner dans ses domaines et par.les égards qu’il montrait à tous les cultes, des Turcs et des raïas de Kaisarieh, Sivri-Hissar, Amassia. Les Tchapan-Oghlou avaient compris les services que pouvaient leur rendre l’intelligence et l’industrie des chrétiens, et ils les protégeaient, ils traitaient avec une bienveillance marquée les principaux d’entre eux. Cette habile politique avait beaucoup contribué à la rapide prospérité de la cité naissante, dont le site était d’ailleurs heureusement choisi, dans une vallée bien abritée où l’eau ne manque en aucune saison.

Soliman-Bey Tchapan-Oghlou, le fils d’Achmet-Pacha, était un véritable souverain indépendant, qui ne reconnaissait que pour la forme la suzeraineté du sultan. Tout en protestant de son obéissance aux ordres du successeur des califes, il ne relevait en réalité que de lui-même. Son autorité s’étendait de Siwas à Tarsous ; Amassia, Tokat, Kharpout, Angora, lui étaient plus ou moins directement soumises. Il pouvait, assure-t-on, mettre en campagne dans un besoin pressant, jusqu’à cent mille hommes. Toute cette contrée était mieux gouvernée, plus tranquille, plus heureuse et plus riche sous la domination des Tchapan-Oghlou qu’elle ne l’est aujourd’hui sous la main des délégués du pouvoir central. Déjà d’autres voyageurs ont fait la même remarque pour d’autres contrées de l’empire. Jamais le Liban ne retrouvera, sous l’autorité immédiate de la Turquie, la prospérité dont il jouissait sous les princes de la famille Chéab. La raison de ce contraste est facile à saisir. Pour peu qu’ils eussent quelque intelligence, ces souverains locaux, toujours menacés par des voisins jaloux et par la haine du sultan et de ses vizirs, devaient bien vite sentir qu’ils avaient tout avantage à s’attacher les populations et à ménager la province où ils prétendaient établir une dynastie et perpétuer la domination de leur race. Leurs intérêts se confondaient donc, dans une certaine mesure, avec ceux de leurs sujets, et ce n’est qu’en agissant d’après ce principe que plusieurs d’entre eux étaient arrivés, dans le cours du dernier siècle, à se créer, sur différens points de l’empire, des royaumes parfois assez étendus et très florissans. Maintenant au contraire les pachas, n’ayant aucun lien avec des provinces où ils ne font que passer et n’étant d’ailleurs soumis par le gouvernement à aucune surveillance effective, à aucun contrôle sérieux, n’ont aucune raison de s’intéresser à des populations auxquelles ne les rattache aucune pensée d’avenir, et à défaut du mobile de l’intérêt personnel il n’y a ici, pour les forcer à faire tout au moins leur devoir, ni espoir de récompense, ni crainte de châtiment. Quand un pacha obtient de l’avancement, il est fort rare que ce soit pour avoir honnêtement et sagement gouverné sa province, et s’il est disgracié, ce ne sera presque jamais pour avoir trop durement pressuré ses administrés ; tout au plus sera-ce là un prétexte derrière lequel les gens avisés chercheront toujours quelque autre motif plus réel et moins avouable. Connaissant les habitudes du gouvernement impérial en cette matière, un pacha, s’il a une province pauvre, se hâtera d’en exprimer le peu d’argent qu’elle contient et de se faire nommer ailleurs ; s’il en a une riche, craignant toujours d’être déplacé d’un instant à l’autre, il s’empressera de tarir, par quelque absurde et énorme exaction, une des sources de cette richesse ; il tuera la poule aux œufs d’or. Peu lui importe : ce n’est pas pour lui qu’elle aurait pondu demain. Il suffit de quelques années de ce régime et de deux ou trois pachas un peu expéditifs : ici pour anéantir un commerce florissant ou lui faire prendre une autre route, hors des domaines du sultan ; là, pour étouffer une industrie déjà puissante, qui ne demandait qu’à se développer, pour appauvrir et dépeupler une contrée qu’un peu de temps auparavant on citait parmi les plus prospères. C’est ainsi que la Turquie n’a connu jusqu’à ce jour de la centralisation que ses vices et ses misères : ce régime n’y a racheté par aucun bienfait la rupture des traditions et des associations naturelles et historiques ; il n’a point donné aux provinces de la Turquie, comme aux peuples qui entrèrent dans l’empire romain ou aux groupes divers que s’assimila la monarchie française, pour prix du sacrifice de leur autonomie, l’ordre sévère sous une volonté puissante, sous une main ferme et justicière, ni cet immense développement de prospérité matérielle qu’a produit ailleurs l’unité administrative substituée, avec son action régulière et puissante, à la variété des souverainetés locales.

Se laissant emporter, au nom seul de centralisation, par un enthousiasme un peu naïf, l’opinion publique en Occident s’est, à ce qu’il me semble, trop hâtée d’applaudir à la prépondérance reconquise sous Mahmoud par le pouvoir central. Le rétablissement de l’unité aurait pu être un bien pour l’empire ; tout dépendait de la manière dont serait employée l’autorité ressaisie : or voici le troisième sultan sous lequel se poursuit l’expérience, et après avoir vu les choses de près, on peut hardiment affirmer que le résultat en est au moins douteux, et que les inconvéniens du nouveau régime en ont au moins balancé les avantages pour les provinces ainsi arrachées aux dynasties particulières, aux dérébeys ou princes des vallées. À Iusgat, on ne se cache pas pour regretter les Tchapan-Oghlou, leur intelligente et brillante domination. D’après ce que j’ai pu tirer des renseignemens que me donnaient des gens qui n’ont pas la moindre idée de la chronologie, c’est vers 1820 que serait tombée leur puissance. Soliman-Bey étant mort à peu près à cette époque, ses fils ne s’entendirent pas, et le sultan envoya ici des troupes et un gouverneur. En un instant, cet empire disparut, et la dynastie ottomane reprit possession de vastes provinces qui lui avaient à peu près échappé depuis longtemps ; mais le plus jeune des fils, Achmet-Bey, ayant continué de résider à Iusgat, avait conservé, par sa richesse, par ses relations intimes avec les tribus kurdes et turcomanes, une influence gênante pour les pachas. Il refusait de paraître au medjilis, ne prenait aucune part à ses délibérations et à ses décisions, et en contrecarrait sans cesse l’effet par l’autorité qu’il exerçait sur les esprits dans la ville et au dehors ; la situation n’était pas supportable pour les gouverneurs. Un d’eux, Vedjih-Pacha, ne pouvant accepter plus longtemps cette dangereuse rivalité, obtint des ordres de Constantinople, réunit des troupes dans la ville et autour de la ville, et une nuit Achmet-Bey, qui ne s’attendait à rien de pareil, fut enlevé et conduit, au cœur de l’hiver, par des routes couvertes de neige, à Angora, et de là à Brousse et à Constantinople. Il resta deux ans exilé. Pendant ce temps, le splendide palais que son père s’était construit, aux dépens surtout des ruines de Nefez-Keui, l’ancienne Tavia, avait été brûlé par accident, dit-on ; ses affaires avaient souffert, ses ennemis s’étaient emparés d’une partie de ses biens ; enfin il lui fallut acheter cher à Constantinople la permission de retourner à Iusgat. Il rentra appauvri et humilié ; depuis lors il s’est tenu tranquille : l’âge d’ailleurs est arrivé, les anciens souvenirs se sont effacés ; une révolte d’un particulier est devenue de plus en plus impossible dans l’empire, façonné à la règle et chaque jour plus docile. Achmet-Bey s’est résigné. Il occupe une position honorable et tout exceptionnelle dans la ville, quoiqu’il ne soit pas riche et que le plus clair de son revenu soit une forte pension que lui fait le gouvernement ; on le respecte, on le salue comme le fils d’un ancien roi, comme le représentant d’une illustre famille. De nombreuses marques de déférence, venues d’en haut et d’en bas, le consolent du pouvoir perdu. On l’a jugé assez peu dangereux pour que le pacha, absent plus d’un mois, l’ait pris pour son remplaçant ou vekil pendant tout le temps qu’il devrait passer loin de la ville. Nous allâmes faire une visite à Achmet-Bey, qui nous reçut très poliment ; c’est un homme de taille moyenne, à figure d’oiseau de proie, d’une laideur qui ne manque pas de caractère. Il y a sur sa physionomie une tristesse qui s’explique aussi par un état maladif pour lequel il consulte notre médecin ; ses manières sont graves et dignes. Les Tchapan-Oghlou, quoiqu’ils aient tenu à honneur de faire construire à grands frais la riche mosquée qui est le seul édifice de lusgat, n’ont jamais été fanatiques ; ils ont toujours témoigné la plus grande bienveillance aux Européens qui traversaient leurs domaines ou qui venaient s’y établir. J’ai vu à Angora un vieux médecin, âgé de près de quatre-vingts ans ; il a étudié à Rome aux frais de Soliman-Bey, auprès de qui son père, un Napolitain, était fixé comme médecin. Non content de rétribuer largement le père, Tchapan-Oghlou avait voulu faire aussi les frais de l’éducation du fils.

C’est de même au service des Tchapan-Oghlou que le père du vieil Hadji-Ohan, notre hôte, a commencé une fortune qui n’a fait depuis que s’accroître par toute sorte d’opérations de banque de commerce, de fermage des dîmes et de transactions de diverse nature avec les pachas, toujours à court d’argent. Il est probable aussi qu’en habiles gens ces Arméniens auront su tirer parti de la ruine de leurs bienfaiteurs, et recueillir plus d’une épave utile de ce grand naufrage. Le chef actuel de la famille est un homme de soixante-cinq ans, de figure intelligente, de manières dignes et polies. Nous faisons connaissance avec lui le lendemain de notre arrivée, et pendant ces deux jours nous le faisons causer le plus possible. Il est affable avec nous, mais sans empressement ni exagération ; on voit qu’il a conscience de sa position et de sa richesse. C’est qu’il possède une fortune énorme pour le pays ; c’est le Rothschild de Iusgat. Quand nous nous promenons dans la ville, nous demandons à qui cette grande maison : « C’est au tchorbadji (on appelle ainsi les primats ou notables), à Hadji-Ohan ; il l’a louée dernièrement à un tel. » Plus loin : « A qui ce khan tout neuf ? » — « Au tchorbadji. » Ailleurs encore : « A qui ce jardin et ce kiosque ? » — « Toujours au tchorbadji. » Je crois vraiment que la moitié de la ville lui appartient. Aussi lui témoigne-t-on un respect marqué. Quelques Arméniens, qui viennent lui parler d’affaires pendant que nous déjeunons avec lui, baisent le bas de sa robe comme on fait chez le pacha. Il agit avec les gens de sa nation en petit souverain. Ainsi, il y a quelques jours, un jeune Arménien avait été compromis dans je ne sais quels désordres avec les soldats turcs : Hadji-Ohan porta plainte au pacha, qui fit ou ne fit pas punir les soldats par leur colonel ; mais Hadji-Ohan se chargea pour sa part de châtier son coreligionnaire : il lui fit ordonner, par un de ses domestiques, de venir le trouver au plus tôt, et le drôle, quoique sachant fort bien ce qui l’attendait, s’est gardé de désobéir. Le matin qui suivait notre arrivée, il se présentait tout tremblant devant le rude vieillard, qui commença par l’apostropher en des termes dont l’énergie défierait toute traduction, car le turc, bien plus que le latin, « dans les mots brave l’honnêteté. » Hadji-Ohan conclut en faisant donner sous ses yeux au pauvre diable cinquante coups de nerf de bœuf sur le dos et les épaules. Tout ceci se passait avant que nous ne fussions réveillés. Le domestique qui me racontait un peu plus tard cet acte de justice sommaire, et qui avait été l’exécuteur de la sentence, portait lui-même les marques de la sévérité, ou, pour mieux dire, de la brutalité d’Hadji-Ohan ; à la suite de je ne sais quelle négligence dans son service, son maître, la veille, l’avait battu comme plâtre. Avec un pareil caractère, l’impérieux et dur primat paraît plus redouté qu’aimé des gens de sa nation et de son entourage ; mais on est fier de lui, de sa richesse et de la puissance qu’elle lui donne, du respect mêlé de crainte qu’il inspire aux Turcs. Ceux-ci, sans aucun doute, le jalousent et le détestent intérieurement ; mais personne n’oserait le lui témoigner : il les tient presque tous par l’argent qu’il leur a prêté, ou par celui qu’ils veulent lui emprunter.

Les Turcs ont cependant essayé une fois d’interrompre le coure de cette fortune toujours croissante ; il y a seize ans, les principaux musulmans de la province écrivirent secrètement à Constantinople, et réussirent à obtenir contre Hadji-Ohan un ordre d’éloignement. Beaucoup de ses créanciers espéraient sans doute trouver ainsi moyen de lui payer leurs dettes sans bourse délier, ou tout au moins de ne plus jamais en entendre parler ; cet odieux raïa, qui semblait se porter le successeur des Tchapan-Oghlou, on en était enfin débarrassé, et sans doute il ne reviendrait plus. Hadji-Ohan s’était retiré, sans mot dire, à Angora ; mais il avait à Constantinople de nombreux et puissans protecteurs, riches banquiers arméniens liés avec lui de sympathie et d’intérêts, membres du divan assez avisés pour comprendre qu’il y avait plus à gagner avec Hadji-Ohan qu’avec ses adversaires ; un mois et demi ne s’était pas écoulé qu’il recevait la permission de rentrer à Iusgat. Il ne se hâta pas d’en profiter ; il s’était mis à reconstruire à ses frais, dans la citadelle d’Angora, une église arménienne ruinée où la tradition plaçait le tombeau de saint Clément, un des saints que les Arméniens ont le plus en vénération, et dont ils donnent le plus souvent le nom à leurs enfans ; c’était à la fois un acte de piété et une manière de montrer sa confiance dans l’avenir, de faire éclater tout ensemble sa dévotion et sa richesse aux yeux des Arméniens catholiques d’Angora, qui dans cette ville rejettent tout à fait au second plan les Arméniens schismatiques. Ce ne fut qu’au bout de près d’un an, cette construction achevée, qu’il reparut triomphant à Iusgat, et je ne doute point que depuis lors il n’ait trouvé moyen de faire payer à ses ennemis leur passagère victoire. Toujours est-il qu’à partir de ce retour, personne n’a osé le molester. Il se mêle d’ailleurs le moins possible des affaires politiques ; au medjilis, il envoie son fils, et ne paraît lui-même que dans les grandes occasions. J’ai vu plusieurs Turcs de la ville venir lui faire visite ? ils s’inclinaient et le saluaient avec des égards très marqués, tandis que lui se soulevait à peine sur son divan pour leur faire accueil. Enfin, ce qui m’a encore plus frappé, il plaisante volontiers notre cavas Méhémed, et le persifle un peu, ce que les chrétiens, même les plus riches, se permettent bien rarement à l’égard d’un Turc. C’est Hadji-Ohan qui soutient l’école arménienne, qui paie le maître et donne des prix aux élèves ; il a fait faire pour les plus sages une décoration qui paraît très ambitionnée : c’est une croix d’argent qui brille sur le fez, à la barbe des Turcs. Il y a une quarantaine d’années, les choses ne se seraient point passées ainsi ; mais la richesse va se déplaçant de plus en plus au profit des chrétiens, et avec la richesse on voit aussi se déplacer la puissance : le gouvernement turc, par sa mauvaise administration, qui pèse plus lourdement sur les Turcs, moins actifs que les chrétiens et moins prompts à réparer leurs pertes, par l’écrasant fardeau de la conscription, fait, sans le savoir, tout ce qu’il peut pour aider à cette révolution et pour hâter la décadence de la race au profit de laquelle il entend toujours gouverner.

Si la situation prépondérante qu’occupe dans la ville Hadji-Ohan indique ainsi une profonde modification de l’état social et nous annonce des temps nouveaux, en revanche, dans son intérieur, tout appartient encore au passé, tout y montre la famille arménienne telle que l’avaient faite des habitudes qui remontent très haut en Orient, développées par l’influence permanente des mœurs et des traditions musulmanes. Il n’y a point ici ces rapports faciles et familiers, cette libre communication entre les deux sexes qui nous avaient tant frappés chez les catholiques d’Angora, et qui par momens auraient pu nous faire croire que nous étions dans une ville de l’Occident. Le chef de famille est à Iusgat un souverain despotique, et l’affection de tous les siens se cache soigneusement sous les dehors d’un respect presque craintif. Quand le père entre, ses fils se lèvent et ne se rassoient que quand il les y a invités lui-même. À peine ouvrent-ils la bouche en sa présence. À table, ils ne boivent pas de vin, et ne touchent qu’à quelques-uns des plats. L’aîné pourtant, que nous avions vu le premier soir faire les honneurs de la maison avec une aisance parfaite, est un homme d’une quarantaine d’années, marié et père depuis longtemps déjà. Le cadet a aussi un enfant. Quant aux femmes, elles vivent tout à fait à la turque, renfermées dans le gynécée ou sortant voilées avec leurs servantes. Seuls, les hommes de leur famille pénètrent dans leur appartement. Avant le dîner, je demande à un domestique où est le tchorbadji, que je ne trouve pas dans le sélamlik. « Il est au harem, » me répond-il, absolument comme s’il se fût agi d’un bey turc. Après avoir bien fait, connaissance avec Hadji-Ohan, je lui reproche en plaisantant de ne pas nous présenter à la maîtresse du logis, et, comme il prend bien la chose, je lui exprime mon étonnemient de la persistance avec laquelle ils s’attachent aux coutumes turques, de leur opiniâtreté à ne point montrer leur femme, même à leurs amis, même à des chrétiens. « C’est notre habitude, réplique le vieillard, et je la trouve sage. À quoi cela peut-il servir que les autres voient ma femme ? C’est pour moi que je l’ai prise, c’est mon bien, ma propriété (benim mal). Vous autres, m’a-t-on dit, vous gâtez vos femmes ; la mienne est élevée de la bonne manière : quand j’entre dans le harem, elle vient me baiser la main ; puis elle se tient devant moi dans une attitude respectueuse, et n’ouvre la bouche que si je lui adresse la parole. »

Une jeune femme de Paris ne trouverait sans doute pas ce système de son goût, et tant de raideur nous effraie. Pourtant, derrière ces formes si austères et si différentes des nôtres, il y a, il est facile de s’en apercevoir, de tendres et profondes affections de famille. Nous engagions Hadji-Ohan à envoyer ses enfans en Europe, l’un au moins d’entre eux. Il comprend l’utilité d’un pareil voyage ; « mais leurs mères, dit-il, ne veulent pas se séparer d’eux : elles pleureraient tant que je n’ai pas le courage de leur infliger ce déchirement. — il faut laisser pleurer les femmes et faire de vos fils des hommes ; — Oui, mais si leur mère venait à mourir pendant qu’ils seraient là-bas, nous ne pourrions lui fermer les paupières, et ses yeux dans le tombeau resteraient ouverts du désir qu’elle aurait eu de revoir son enfant avant de mourir. » Nous lui parlons alors du plaisir que nous aurons à revoir les nôtres après une longue séparation, nous lui disons comment ce jour-là on pleurera de joie, comme on s’embrassera. « Nous, répond-il, nous nous embrassons tous les jours. » Ces pauvres raïas, les Arméniens surtout, se consolaient de leur nullité politique et des avanies des Turcs par les joies de l’intérieur et la vivacité passionnée qu’ils apportaient dans ces attachemens naturels. Ce sont là sans doute des sentimens ton-chans, mais qui contribuent, sous une pareille forme, à énerver encore cette race intéressante à tant d’égards ; sa virilité s’en trouve diminuée. Les Grecs, sans être moins sensibles aux tendresses filiales et paternelles, ont quelque chose de plus mâle : le chef et même la mère de famille comprennent leurs devoirs d’une manière plus élevée peut-être, reculent moins devant les séparations douloureuses et fécondes, devant les sacrifices nécessaires.

Les Grecs sont très peu nombreux à Iusgat : à peine une vingtaine de familles grecques sont-elles établies à poste fixe dans le pays ; il y a en outre un certain nombre de célibataires, des négocians, des boutiquiers ou des gens de métier, qui viennent de Kaisa-rieh, d’Amassia ou de Tokat passer ici quelques années. Nous trouvons pourtant encore à Iusgat des exemples frappans de l’industrie des Grecs et de leur esprit public, du parti qu’ils tirent de l’association. Les quelques familles résidentes et les étrangers qui se succèdent dans la ville ont bâti au milieu d’une grande cour carrée une église neuve, en pierre de taille, qui leur a coûté 170,000 piastres. Dans un coin de la cour, on a établi l’école, dans un autre le cimetière, dans un troisième l’hôpital. Il y a de la place pour une quinzaine de malades. Le jeune médecin grec qui me montre tout cela, un Kaisariote élève de la faculté d’Athènes, donne ses soins gratis, et la nation paie les médicamens. On trouve cependant que l’hôpital est mal exposé et manque d’air. On va l’établir dans un local mieux choisi, dans un grand bâtiment qui est en face de l’église, hors de l’enceinte, et là où est maintenant l’hôpital, on logera les deux pappas qui desservent l’église.

Le maître d’école est un pauvre hère qui ne sait pas grand’chose. Les enfans font pourtant des progrès. Ainsi il y en a plusieurs qui comprennent assez bien la langue vulgaire, deux qui commencent à lire et à traduire le grec littéral. Chose curieuse, comme ici le grec n’est pas parlé, il n’y a pour ainsi dire pas de différence pour ces enfans entre le grec ancien et le grec moderne ; ils traduisent le texte de saint Basile en turc assez facilement, et ne peuvent dire en grec moderne la signification de tel mot de la langue ancienne, qui est maintenant complètement hors d’usage, dans la langue vulgaire.

Après cette visite à l’école et à l’hôpital grecs, qui nous fournit l’occasion d’admirer une fois de plus l’énergique activité et les efforts persévérans de cette race, je vais faire connaissance avec Riswan-Pacha, vali ou gouverneur-général de l’une des plus vastes provinces de l’Anatolie. C’est un homme d’une quarantaine d’années, un Bosniaque. À son accent et surtout à ses traits, on reconnaît tout d’abord qu’il n’est pas de sang turc. Ses cheveux clairs, sa tête étroite et longue, son nez mince et légèrement aquilin, sa moustache blonde, sa bouche bien fendue entre des lèvres fines, tout cela est bien d’un Slave. Dans les manières aussi, il a quelque chose de la politesse caressante des Russes. C’est d’ailleurs un pacha très présentable : il est bel homme, il porte bien son élégante pelisse, il a l’accent du commandement. Le pacha d’Angora au contraire, quand il était assis sur son canapé avec ses vieux vêtemens fanés, avait tout à fait l’air d’un marchand du bazar dans sa boutique ; aussi les Turcs l’appelaient-ils Tidjar-Pacha (le pacha-commerçant. )

Je cause assez longtemps avec Riswan-Pacha : il me fait l’effet d’un esprit plus vif que sensé et solide. Il m’accable un peu à tort et à travers de questions sur la politique de l’Europe, à laquelle il croit comprendre quelque chose, parce qu’il sait les noms de l’empereur Napoléon III, de M. de Metternich, de lord Palmerston, du comte de Cavour, etc. Tout en causant, il lit ses lettres et dicte la réponse à deux secrétaires assis ou plutôt agenouillés à côté de lui sur le tapis. Je le retrouve le soir à la noce du fils de Méhémet-Bey, un des Turcs les plus riches de la ville. Les fêtes durent depuis plusieurs jours avec toute la pompe que les personnages importans, musulmans ou chrétiens, aiment à déployer en pareille occasion. Le kiaïa du bey vient nous chercher à cheval. Nous arrivons là sur les cinq heures du soir, et nous trouvons réunis, dans la plus belle chambre de la maison, le pacha et les principaux beys du pays. On nous fait très bon accueil, et après les salutations d’usage on sert le dîner, un vrai dîner à la turque : il y a certainement plus d’une trentaine de plats. Le repas commence par un agneau rôti tout entier, dont le ventre est rempli de riz mêlé d’épices. C’est un mets excellent, que je vois avec regret disparaître rapidement pour faire place à une foule d’autres plats beaucoup moins agréables, et que l’on ne peut même goûter tous, tant ils sont nombreux. Certaines compotes et gelées sont des plus délicates ; mais la cuisine turque a toujours un défaut, c’est l’inévitable alternance des plats de viande et des plats sucrés, inintelligente succession qui mêle dans la bouche les saveurs les plus contraires et fatigue promptement le palais. Il va sans dire que tout le monde mange avec ses doigts : je m’en tire maintenant, grâce à l’habitude, assez proprement. Le pacha va d’ailleurs, sous ce rapport, plus loin que personne : tandis que les autres se servent, pour manger le pilau, de leurs cuillers de bois, il prend adroitement le riz entre ses trois doigts. J’essaie de l’imiter, mais c’est à peine si quelques grains parviennent jusqu’à ma bouche.

On nous avait promis des danseurs, et après dîner je comptais bien les voir : ils avaient commencé leurs exercices devant la maison, à la lumière des torches et des feux de joie, au milieu d’une foule nombreuse qui, sans être invitée, jouissait du spectacle. Méhémet-Bey allait nous en faire les honneurs, quand le pacha, qui n’aime pas ce bruit et ces fêtes, déclare qu’il a besoin de se promener ; il se lève, et nous engage à raccompagner au konak. Nous faisons d’abord la sourde oreille, et nous restons en place ; mais quand il est en bas, il s’aperçoit que nous ne l’avons point suivi, et nous envoie chercher par deux zaptiés. Il n’y a pas moyen de se refuser à une invitation faite de cette manière, et d’ailleurs à bonne intention. Nous partons donc à pied : Iusgat a rarement vu un cortège plus pompeux. En avant marchent des serviteurs qui portent d’énormes torches, puis, sur les côtés et en arrière, les officiers du pacha et les cavas sur deux files. Nous formons avec le pacha le centre du cortège. Nous causons encore pendant plus d’une heure. Riswan-Pacha a dans la ville la réputation d’un assez honnête homme : on ne se plaint pas qu’il vole, on n’accuse pas son appétit, mais on lui reproche d’avoir un caractère inégal et fantasque. En somme, d’après tout ce qui me revient aux oreilles, il y a plus de bien encore que de mal à en dire ; aussi était-il disgracié peu de temps après notre passage dans sa province.

Il paraît que les fêtes de cette noce ne sont rien auprès de celles qu’a données notre hôte Hadji-Ohan pour le mariage de son second fils. Le vieillard me raconte lui-même comment il a fait les choses dans cette mémorable occasion. Les fêtes ont duré une douzaine de jours. Il avait fait dresser tout exprès, dans un clos qu’il possède à quelques pas de sa maison, un kiosque splendide, sous lequel il a reçu et traité successivement le pacha, le medjilis, tous les notables habitans de la ville. Il avait fait venir de Kaisarieh ce qu’il y avait de mieux dans cette grande ville en fait de danseurs, de musiciens et de chanteurs. Pendant toute la cérémonie, on n’a jamais vu la mariée. Le jour même des épousailles, elle marchait bien, au milieu du cortège, de l’église à la maison ; mais elle était hermétiquement voilée des pieds à la tête. Un homme qui hébergeait ainsi toute une ville et qui s’imposait, par amour-propre des frais pareils ne devait pas manquer d’accueillir convenablement des voyageurs qui pourraient porter jusqu’à Paris le nom d’Hadji-Ohan, le bruit de sa richesse et de son hospitalité. Nous avions donc tout lieu de nous trouver fort bien chez lui ; sa conversation d’ailleurs nous intéressait, et j’avais plaisir à trouver et à étudier là, dans une autre branche de la nation arménienne, des aptitudes parfaitement semblables à celles des Arméniens catholiques d’Angora, et en même temps des mœurs et un état social si différens à certains égards. Je serais donc volontiers resté ici quelques jours encore ; mais le temps pressait, et il fallut partir après une courte halte de quarante-huit heures.


II

Du 7 au 15 novembre. — Il y a une dizaine de lieues de la ville de Iusgat à Boghaz-Keui, village situé au pied des ruines imposantes d’une ville cappadocienne, d’un caractère tout primitif, qu’Hérodote appelle Pterium ; cinq siècles et demi avant notre ère, elle fut détruite par Crésus et retrouvée en 1834 par M. Charles Texier ; de plus, à un quart d’heure du hameau, au centre d’un groupe isolé de rochers, on voit gravées sur les parois de deux enceintes d’inégale grandeur des sculptures énigmatiques et puissantes, seul monument que nous ait laissé de sa vie et de ses croyances un peuple perdu dans les lointains les plus reculés de l’histoire ; c’est ce que l’on appelle dans le pays Iasili-Kaïa, « la pierre écrite. » Le pâtre qui nous y conduit le premier n’en approche pas sans une sorte de terreur superstitieuse. « C’est, dit-il, l’ouvrage des devs ou démons. » Nous passons là toute une semaine, montant chaque matin du village à Iasili-Kaïa, et sur notre chemin fusillant les perdrix rouges, qui abondent parmi ces rochers. Sans parler de l’intérêt capital que nous présentent ces mystérieux sanctuaires de cultes évanouis sans laisser d’eux-mêmes de trace dans l’histoire, nous nous plaisons dans un pays plus pittoresque que tout ce qui s’est offert à nous depuis Bey-Bazar. En approchant de Boghaz-Keui, nous avons vu avec joie, après tant de jours passés sur d’uniformes plateaux, dont la jaune ou grisâtre étendue fatigue les yeux, le paysage prendre un caractère alpestre, et les hauteurs se couvrir de taillis de chênes qui, malgré la saison avancée, donnent de la couleur aux pentes, et enlèvent aux contours leur sécheresse. La route court dans une gorge étroite et boisée, que dominent de belles masses de rochers abrupts ; au fond écume un torrent qui fait tourner plusieurs moulins cachés dans d’épais feuillages. Au sortir de cette gorge, qui donne son nom au village de Boghaz-Keui, « le village du défilé, » s’ouvre une petite plaine tout entourée de montagnes. Ces accidens de terrain, ces eaux limpides et sonores, ces arbres épars sur les pentes, tous ces aspects familiers et chers enfin retrouvés après un si long temps, tout cela nous fait un plaisir infini. Nous avons aussi le bonheur de rencontrer un gîte convenable chez Khalil-Bey, fils d’un des principaux lieutenans de Soliman-Bey-Tchapan-Oghlou. La famille du bey, qui avait fait sa fortune au service de ce maître généreux, a beaucoup perdu à la chute des princes d’Iusgat ; elle conserve pourtant encore les apparences de la richesse et quelque chose du train de maison des anciens déré-beys. Avec sa vaste cour tout entourée d’écuries et d’étables, sa large galerie ornée d’une balustrade en bois, ses deux corps de bâtiment bien séparés, les beaux tapis qui ornent la pièce principale du sélamlik, où nous nous installons, le konak du bey se distingue complètement des misérables huttes de terre qui forment le village ; il y a près de la porte un four où l’on cuit tous les jours, et où l’on donne deux ou trois pains à tout passant qui vient en demander ; la maison est pleine enfin de serviteurs sans fonctions bien déterminées qui vivent aux dépens du bey.

Tous ces gens-là depuis quelque temps ont fait bien maigre chère. Khalil-Bey, notre hôte, nous raconte les malheurs de sa maison et tout ce qu’a eu récemment à souffrir son frère aîné, Aslan-Bey, le chef de la famille, le véritable propriétaire de la demeure patrimoniale. Leur père, l’ancien officier de Tchapan-Oghlou, avait été mudir toute sa vie, et après lui cette dignité avait passé sans obstacle à Aslan-Bey ; mais celui-ci fit la sottise de se brouiller avec le pacha d’Angora, de qui dépend, par je ne sais quelle bizarrerie de délimitation administrative, un arrondissement situé aux portes mêmes d’Iusgat. Une question d’argent fut la cause bien naturelle de la rupture ; le pacha, frustré sans doute dans quelque spéculation dont il espérait de grands profits, fit bientôt sentir à Aslan-Bey les effets de sa colère. Sous prétexte qu’Aslan-Bey avait volé ses administrés, comme s’il y avait un mudir qui ne volât point, le pacha fit arrêter et conduire Aslan-Bey dans la prison d’Angora. Alors l’arrondissement où cette famille jouissait d’une considération et d’une influence héréditaires envoya au pacha d’Angora une députation pour lui déclarer qu’il était content de son ancien mudir, et qu’il n’en voulait point d’autre, sur quoi le pacha mit aussi en prison la députation. En même temps il nommait mudir un homme d’Angora, un étranger, qui fixa sa résidence à Songurlu, gros bourg rival de Boghaz-Keui, et qui accabla de réquisitions et de corvées tout son district, particulièrement les cantons où l’on avait témoigné le plus d’attachement à Aslan-Bey. Ainsi, à propos des maisons à construire pour les Tartares, il en a fait assigner à son caza (on appelle ainsi la circonscription administrative à la tête de laquelle se trouve un mudir) un nombre bien plus grand qu’il ne lui en revenait d’après le chiffre de sa population.

Un administrateur ne peut guère ici faire de bien à ses administrés ; il lui faut compter avec les appétits de ses supérieurs. S’il n’écorchait pas ses sujets pour faire au pacha de beaux cadeaux, il ne resterait pas longtemps en charge. Pour le mal au contraire, il a une puissance à peu près illimitée. Si les malheureux opprimés réclament auprès du pacha, il leur arrive ce qui est arrivé à la députation de Boghaz-Keui. S’ils s’adressent à une autorité plus élevée, ils ne sont pas mieux reçus. Du mudir au muchir, tous les fonctionnaires forment une sorte de ligue pour l’exploitation du pays. C’est une table dressée où chacun mange à son rang et suivant son appétit. De la part d’un gouverneur, accueillir des plaintes contre un des fonctionnaires inférieurs, s’aviser de lui donner tort, ce serait en quelque sorte manquer au serment tacite de l’association et trahir de fidèles alliés.

Au bout de deux mois, Aslan-Bey s’échappa de prison et réussit à gagner Constantinople ; il était riche, il avait des amis puissans ; il obtint du divan qu’il ordonnât au gouverneur-général de la province d’examiner lui-même cette affaire. Heureusement pour lui, Riswan-Pacha, le haut fonctionnaire auprès duquel il se trouve au moment de notre séjour à Iusgat, était au plus mal avec son subordonné, le gouverneur d’Angora ; on comptait que cette circonstance le déciderait à rétablir Aslan-Bey dans ses anciennes fonctions. Puisqu’il tenait à son cher mudir, le village de Boghaz-Keui ne regarderait sans doute pas à payer les frais de sa rentrée aux affaires. Khalil-Bey et tous ceux qui dépendaient d’Aslan à divers titres attendaient avec une impatience facile à concevoir la décision de Riswan-Pacha. Pour Aslan-Bey et pour tous les siens, c’était, on peut le dire, une question de vie ou de mort. S’il redevenait mudir, il pourrait boucher les trous qu’avaient faits à sa fortune sa lutte contre le pacha d’Angora et la nécessité de s’assurer des protecteurs à Constantinople. Alors les serviteurs, les flâneurs qui vivaient sous son toit recommenceraient à faire chère lie ; on recevrait de petits cadeaux de l’un et de l’autre, on serait bien mis et bien nourri. Si au contraire on échouait dans les tentatives faites auprès de Riswan-Pacha, Aslan-Bey verrait tous les jours augmenter les dettes qu’il avait dû contracter, et d’ici à quelques années il ne resterait plus rien de la fortune paternelle. La misère s’installerait peu à peu dans cette grande maison tombant en ruine, et que délaisseraient les uns après les autres amis et serviteurs. Telles étaient les questions qui occupaient en ce moment notre hôte et qui passionnaient tout le village. Quel a été le dénoûment de la lutte ? Je ne le sais, et peu importe ; mais, les péripéties m’en ont paru intéressantes à noter pour faire comprendre à quoi tiennent en Turquie la fortune d’un fonctionnaire et le sort des administrés.

C’est là, depuis cinquante ans, l’histoire de beaucoup de ces familles qui forment dans les provinces turques ce que l’on appellerait en Angleterre la gentry. Comme bien peu d’entre elles savent renouveler et augmenter leur fortune par le travail, par une judicieuse exploitation de leurs capitaux et de leurs biens, il suffit d’un accident, tel que celui qui venait de frapper Aslan-Bey, pour épuiser rapidement toute cette richesse, pour faire évanouir une importance qu’avaient créée un état social et des mœurs toutes différentes de celles qui tendent à prévaloir aujourd’hui. Les dynasties provinciales qui s’appuyaient sur ces petites dynasties locales, et qui leur accordaient une influence et un rôle héréditaires, ont disparu l’une après l’autre. Il n’y a plus maintenant que deux manières de devenir ou tout au moins de rester riche, le travail intelligent, et la plupart du temps ces espèces de seigneurs déchus manquent d’intelligence et d’activité, ou des fonctions conférées par le pouvoir central, et le plus souvent elles sont données de préférence à des gens étrangers au pays et envoyés de Constantinople. Ajoutez que les habitudes militaires se perdent dans ces familles, et pourtant c’étaient ces habitudes qui les avaient élevées au-dessus de la foule ; c’étaient elles qui entretenaient leur dignité et qui leur donnaient un véritable ascendant, un réel et durable prestige. Le grand-père d’Aslan-Bey était allé, à la tête d’une troupe nombreuse de cavalerie, avec le grade de bimbachi ou chef de mille hommes, à la guerre contre les Autrichiens. Son père conduisit en 1829, contre les Russes, vingt cavaliers armés et entretenus à ses frais ; mais lors de la dernière guerre, en 1854, personne d’ici ne bougea. C’est qu’aussi le temps n’est plus à ce genre de service. Dans la dernière lutte, on n’a tiré aucun profit des bachi-bozouks ou irréguliers. Les généraux ne savaient pas s’en servir et tâchaient le plus possible de s’en débarrasser. Il n’y a plus vraiment de place dans l’organisation militaire de l’empire ottoman pour ces chefs de volontaires marchant à la tête des hommes de leur canton, conduisant au feu, du droit de leur héréditaire valeur et des services passés, les fils des vieux compagnons d’armes de leur père. C’était pourtant là un élément de cohésion et de force vivante qu’il a été plus facile de supprimer que de remplacer, car on ne trouverait guère encore dans la nouvelle armée turque ce respect de l’uniforme, ce culte du drapeau, ces sentimens de solidarité et d’honneur militaire qui font la puissance de nos grandes armées régulières. Les officiers, demandez à ceux qui les ont vus à Kars, sur le Danube et en Crimée, sont, à très peu d’exceptions près, au-dessous de tout ce qu’on peut imaginer.

Ces familles, qui pourraient exercer une utile influence dans quelques-unes des provinces agricoles de la Turquie, ne font aucun effort sérieux pour échapper à une décadence dont elles s’attristent sans la combattre. Si elles comprenaient leurs intérêts, elles tâcheraient de pousser leurs fils dans les carrières administrative et judiciaire, et commenceraient par les envoyer à Constantinople, dans ces bureaux et auprès de ces ministres de qui tout dépend maintenant en Turquie ; elles tâcheraient surtout d’entretenir chez ellesmêmes l’esprit militaire en faisant entrer quelques-uns de leurs fils dans l’armée, en les acheminant, par l’école, aux grades d’officiers et de généraux. Loin de là, elles se tiennent toutes à l’écart, bien plutôt par apathie que par bouderie et par hostilité contre ce nouveau régime qui les ruine. Les plus ambitieux de ces seigneurs déchus se contentent, comme Aslan-Bey, de fonctions locales qui les aident à faire figure dans leur canton, à soutenir quelque temps encore un train de maison auquel, par orgueil et par imprévoyance, ils ne peuvent se décider à renoncer. Le jour où quelque intrigue les leur fait perdre, ils empruntent, pour reconquérir leur place ou pour parer aux besoins les plus pressans, à quelque riche Arménien, comme Hadji-Ohan, à qui on peut s’en rapporter pour achever lentement et sûrement la ruine commencée. Quant aux bureaux de la Porte, à la diplomatie, à l’administration, à l’école militaire, le recrutement de ces divers services ne se fait guère que parmi les fils des familles établies à Constantinople ou dans quelque autre des grandes villes de l’empire. Cette sorte de petite noblesse provinciale, si l’on peut employer ce mot de noblesse dans un pays où l’hérédité du nom n’est qu’un fait très exceptionnel, avait, jusqu’à ces derniers temps, sur les Turcs des villes, l’avantage de vivre dans des conditions plus normales et plus saines, plus conformes au passé de cette race et à son génie propre, plus voisines de la tente tartare et de la tribu primitive. Dans une société où tout était simple, besoins, idées et sentimens, et que ne troublait aucun mouvement d’esprit, aucune passion révolutionnaire, il s’était naturellement établi une bienfaisante solidarité entre ces familles jouissant d’une importance quelquefois séculaire et les générations qui se succédaient à leur ombre, et qui profitaient de leur influence et de leur richesse sans avoir jamais à souffrir d’une morgue nobiliaire tout à fait inconnue en Orient. En même temps la Turquie avait là une pépinière de braves soldats et de chefs vaillans que préparaient aux fatigues de la guerre la vie des champs et ses travaux, tandis que l’exercice héréditaire de cette sorte d’autorité patriarcale leur donnait l’instinct et l’accent du commandement. C’étaient là des forces qu’il importait sans doute de régler, mais qu’il a été imprudent et fatal de détruire, à moins que Mahmoud et ses successeurs ne se soient uniquement proposé de faire les affaires des chrétiens d’Orient. Sous le poids du nouveau régime, la race turque diminue rapidement en nombre, eh activité et en richesse, dans ces provinces mêmes de l’Anatolie où elle était autrefois si compacte et si florissante ; le paysan, livré sans défense à un despotisme administratif qui n’a de puissance que pour le mal, s’appauvrit et disparaît ; la conscription lui enlève ses fils, qui ne reviendront pas ; le collecteur de l’impôt vend ses bœufs ; les maisons, l’une après l’autre, se ferment et s’écroulent ; il est bien des villages où chaque année un ou deux feux s’éteignent pour ne plus se rallumer. Quant aux familles de beys ou de cheikhs, comme on dit en Syrie, les unes épuisent et meurent dans l’apathie et la misère orgueilleuse ; les autres, pour soutenir leur rang, se liguent avec les fonctionnaires contre ce pauvre peuple qu’elles ménageaient et protégeaient autrefois, quand elles tenaient à lui par des intérêts communs, et que notaient pas encore rompus les liens des groupes primitifs et des associations traditionnelles.

Une des charges qui, à cette heure, pèsent le plus lourdement sur les provinces turques, et dont on se plaint le plus, c’est l’impôt extraordinaire que la Porte s’occupe de lever, sous forme d’emprunt forcé, sur tout l’empire, hors l’Hedjaz et l’Yémen, afin d’arriver à retirer de la circulation le caïmé ou papier-monnaie qui encombre le marché à Constantinople. Voici à quelle combinaison le divan s’est arrêté. Le ministre des finances a réparti entre les différentes provinces la somme totale qui est nécessaire pour le rachat et le remboursement du papier. Dans chaque grand gouvernement ou eyalet, le pacha partage entre les sandjaks ou départemens de son ressort la somme à laquelle a été taxée la province. Dans la capitale de chacune de ces circonscriptions, le caïmacan, assisté du medjilis, fixé la contribution à laquelle sera imposé chaque caza ou arrondissement suivant sa richesse et sa population. Au chef-lieu de l’arrondissement, le mudir et le medjilis assignent à chaque chef de famille la part du fardeau total qu’il devra prendre à sa charge. En échange du numéraire que chacun verse au trésor, il lui est remis la même somme en papier fabriqué tout exprès, et que les détenteurs doivent conserver dans leurs caisses pendant trois mois environ ; le gouvernement se réserve de fixer à son jour comment il entend rembourser ses débiteurs, soit en acceptant ce papier en paiement des impôts, soit en lui donnant dans les provinces le cours forcé que l’ancien caïmé a depuis longtemps, dans la capitale. Ces promesses n’apaisent et ne rassurent guère les contribuables. D’abord le gouvernement, par le taux auquel il prend les livres, la seule monnaie qu’il accepte pour le paiement, leur fait subir une première perte sèche d’environ 25 pour 100 ; le paysan reçoit la livre ou medjidié d’or, pièce valant à peu près 23 francs, pour 120 ou même parfois 130 piastres, du marchand qui lui achète son blé, et l’état ne la lui prend que pour 100 piastres. De plus, le sultan ne paie pas d’intérêt pour l’argent qu’il est censé emprunter ainsi pour plusieurs mois. Enfin ce qu’il donne en échange d’une somme plus forte en réalité d’un quart que celle dont il déclare vouloir tenir compte à ses créanciers, c’est un billet qui, aussitôt qu’il pourra circuler, perdra, selon toute apparence, en peu de jours, 10 ou 20 pour 100 de sa valeur officielle. Quant à penser qu’un gouvernement toujours à court d’argent consentira à recevoir en paiement, pour une forte part des impôts de l’année suivante, un papier qui ne pourrait lui servir dans ses rapports avec l’étranger, dans les remises qu’il doit faire sur les différentes places de l’Europe, personne n’y croit. On est donc disposé à regarder comme perdu tout ce que l’on a versé contre ces billets, où l’on ne voit que d’inutiles chiffons, et si personne ne songe à résister, on murmure très haut, car le respect de l’autorité, ce sentiment autrefois si profondément enraciné dans le cœur des Turcs, et dont leur histoire offre à chaque page de si curieux exemples, va chaque jour s’affaiblissant. « De tous les voleurs qui désolent l’empire, me disait très crûment à ce propos un bey des environs de Koutahia, le premier et le plus avide, c’est encore notre padishah. »

Ainsi le gouvernement turc, par la forme qu’il a donnée à cette contribution extraordinaire, la fait singulièrement ressembler à une odieuse exaction, mal déguisée sous des apparences et des promesses dont personne n’est dupe, et qui n’ont d’autre résultat possible que de discréditer encore un peu plus le souverain. Ajoutez que la répartition de cet impôt, reposant sur des évaluations qui sont nécessairement plus ou moins arbitraires, et se faisant par les mains de fonctionnaires sans conscience et sans honnêteté, doit être l’occasion de bien des injustices et de plus d’un trafic honteux ; toujours est-il que l’on entend partout force récriminations à ce sujet, et je ne doute point que beaucoup de ces plaintes ne soient fondées. À Boghaz-Keui par exemple, on nous assure que la rancune du pacha d’Angora, trouvant un instrument docile dans le mudir installé par lui à Songurlu, a taxé le village à une somme très exagérée, et hors de toute proportion avec sa population et sa richesse. Il n’y a rien là que de très probable, et je serais bien étonné que Reschid-Pacha n’eût pas saisi cette occasion de se venger d’un ennemi[2].

Les quelques millions ainsi escamotés sont-ils une suffisante compensation aux sentimens de colère et de mépris que répandent dans toutes les classes du peuple, à l’endroit de son gouvernement, de pareils abus ? N’est-ce pas chose grave que d’entendre ces Turcs, autrefois si fiers, manifester devant un étranger, devant un infidèle, un aussi profond découragement, et s’exprimer comme le fait devant nous, avec plus de force qu’aucun de ceux dont nous avons déjà reçu les confidences, notre hôte Khalil-Bey, qui ne paraît manquer ni de caractère ni d’intelligence ?

Cependant, malgré le plaisir qu’il semble prendre à causer avec nous et la confiance qu.il nous témoigne, le bey, à ce qu’il paraît, commence à trouver, vers la fin de la semaine, que notre séjour chez lui se prolonge beaucoup. Son rang et les traditions de sa famille ne permettraient ni à nous d’offrir, ni à lui d’accepter une indemnité pécuniaire en échange de la gêne que nous lui causons et de la nourriture qu’il nous donne à nous et à nos gens ; il ne nous reste malheureusement aucun objet de quelque prix que nous puissions lui laisser en cadeau. Au moins, avant de partir, tâchons-nous de payer largement aux domestiques l’hospitalité du maître. Le mot de domestique, que j’emploie, faute de mieux, en parlant de tous ces gens qui vivent sous le toit du bey et qui sont à ses ordres, ne doit pas faire illusion : ce ne sont pas ici des serviteurs à gages comme les nôtres ; ils ne touchent aucun salaire. Le bey leur donne tous les ans, pour leur famille, un ou deux sacs de blé ; ils mangent chez lui quand il y a quelque gala, ils reçoivent quelquefois un pourboire des visiteurs, et surtout ils sont souvent chargés de commissions qui leur valent toujours un bakchich ou cadeau. Il y a des mois où ils ne toucheront pas un sou, d’autres où ils gagneront 2 ou 300 piastres ; il pourra se présenter telle occasion où ils en recueilleront jusqu’à 5 ou 600. C’est une vie irrégulière et de profits incertains, mais dont s’arrange bien l’indolence turque. Mieux vaut encore se serrer parfois le ventre que d’être obligé de travailler chaque jour pour vivre. Avec leurs vieux pistolets et leurs vestes fanées, tous ces flâneurs-là ont la gale et la gardent depuis des années. La maison du bey est complétée par un grand beau garçon de dix-huit ans environ qui porte une veste neuve et de larges culottes blanches. Ce personnage est le domestique de confiance, l’intendant, le factotum. Il remplit en outre auprès du maître, disent les mauvaises langues, des fonctions qui n’ont heureusement pas d’équivalent dans nos usages. Toujours est-il que, le docteur lui demandant s’il n’est pas marié, un autre des serviteurs répond en riant : « Non certes, le bey ne veut pas qu’il se marie. » Osman-Aga ne s’effarouche pas de la plaisanterie, qui nous paraissait un peu vive, et la prend fort tranquillement.

16, 17 novembre. — Laissant tout ce monde fort content de notre générosité, nous partons le 16 au matin pour nous rendre à Euiuk en faisant un détour par Aladja, où il y a de curieux tombeaux indiqués par Hamilton. En approchant de ce bourg vers la fin de la première journée de marche, nous nous arrêtons un instant à un téké ou couvent de derviches, nommé Chamaspir. Il y a là le tombeau d’un saint, sur lequel veillent deux ou trois derviches de l’ordre des bektachis. Le tombeau se trouve dans l’enceinte d’une mosquée ruinée de l’époque seljoukide. La coupole a disparu ; il ne reste que les piliers et les pendentifs en brique, ainsi qu’une porte d’un travail élégant, en belles pierres fort bien ajustées et formant une sorte de marqueterie. Dans les angles figure l’ornement connu sous le nom de ruche. C’est un charmant morceau d’architecture arabe. Pendant que nous visitons ces intéressans débris, on nous prépare du café, qu’on nous offre le plus gracieusement du monde.

Auprès du téké se trouve un bassin que remplit d’une eau vive et claire une source qui jaillit tout auprès, et dont on vante les propriétés bienfaisantes. Dans ce bassin nagent une foule de petits poissons de la forme et de la grosseur de nos perchettes. Nous demandons si on les mange. « Non, nous répond-on, ils sont sacrés. Ce ne sont pas des poissons comme les autres. Quand la Turquie a une guerre à soutenir, ils y vont pour la défendre. — Mais si on n’y touche pas, comment se fait-il qu’ils ne se multiplient pas encore plus et qu’ils ne remplissent pas tout le bassin ? — C’est qu’il vient de temps en temps un serpent qui en mange un certain nombre. » Je soupçonne fort le serpent de n’être autre que le derviche même qui garde le tombeau. Les derviches, comme tous ceux qui vivent des superstitions populaires, ne partagent guère les préjugés qu’ils exploitent ; ce sont, surtout les bektachis, des esprits forts. Le téké, nous apprend-on à Aladja, a mauvaise réputation dans le pays. Tous les mauvais sujets des environs y viennent, assure-t-on, passer la nuit à boire de l’eau-de-vie et à-faire la débauche. On y donnerait même rendez-vous aux femmes que l’on ne pourrait commodément voir ailleurs. Ce saint lieu se trouverait ainsi n’être autre chose qu’un mauvais lieu.

Nous laissâmes, pendant toute une journée, nos bagages et nos gens à Aladja, afin d’aller visiter, dans les montagnes voisines, une belle tombe formée d’un portique creusé dans le roc, et de deux chambres funéraires pratiquées aux deux extrémités de cette galerie. Parmi les tombeaux antiques que j’ai visités en Asie et en Grèce, celui-ci est certainement un des plus imposans que j’aie jamais rencontrés. La hauteur de ce tombeau au-dessus du fond de la vallée, les grands rochers qui l’entourent et l’encadrent, les trois puissantes colonnes d’un dorique tout primitif, les ombres noires qui dessinent le portique au milieu de cette large surface tournée vers le midi et toujours en pleine lumière, enfin le beau ton rouge que la pierre a pris avec les siècles, tout cela donné à Gherdek-Kaïasi (c’est le nom que porte ce site dans le pays) un caractère des plus frappans. Sans y rien changer, on en ferait une splendide aquarelle. Le roc n’est pas ici doré comme les vieux marbres, mais il s’est peint d’une couleur plus vive encore, qui, par places, rappelle la couleur chaude et sanguine des baies dont s’empourprent à l’automne nos broussailles.


III

Le 18 novembre, deux heures et demie de chemin nous conduisent à Euiuk, hameau d’une trentaine de maisons où nous avons à étudier les ruines intéressantes, à peine entrevues par MM. Hamilton et Barth, d’un grand édifice de style purement asiatique. Par sa situation sur un monticule de forme carrée qui se dresse au milieu de la plaine, par ce que l’on découvre du plan général et par le caractère des bas-reliefs qui décoraient le soubassement, ce curieux monument rappelle tout à fait les palais qu’ont découverts MM. Botta et Layard sous les monticules de Khorsabad, Nimroud et Kouioundjik, auprès de Mossoul. Ici malheureusement, comme à Khorsabad, le village moderne est construit sur l’emplacement même du palais, et pour y entreprendre des fouilles qui rendraient au jour tout ce qui peut rester de l’édifice sous les terres amoncelées, il faudrait commencer par exproprier les habitans et par jeter bas toutes leurs maisons. Ce n’était pas au terme de notre voyage et au commencement de l’hiver que nous pouvions songer à une pareille entreprise ; nous dûmes donc nous borner à dégager, par des travaux rapidement conduits, la façade méridionale tournée vers la plaine : c’est évidemment là que se trouvait l’entrée principale. On franchit encore, pour entrer dans le village, l’ancienne porte du palais ; aux deux côtés du seuil antique, qui demeure en place, usé par les pas des générations humaines qui le foulent depuis des milliers d’années, se dressent debout deux grands sphinx de granit, immobiles gardiens qui sont encore à leur poste, après avoir vu passer à leurs pieds tant de siècles et d’hommes, tant d’invasions rapides et d’éphémères royautés. Par l’ensemble de leur forme aussi bien que par les détails de l’ornementation, ces colosses font songer tout d’abord à l’Égypte, mère des sphinx, tandis que les groupes d’animaux combattans qui décoraient le large palier, les bas-reliefs taillés, comme toutes les autres sculptures, dans des plaques de granit noir, qui formaient le soubassement de la façade des deux côtés de l’entrée, nous transportent à Ninive et à Persépolis. Comme pour augmenter encore la singularité de ces étranges sculptures, sur la face interne de l’un des jambages de la porte se voit gravé, de la rude main des antiques ouvriers qui ont ciselé tout le reste, un emblème que nous sommes accoutumés à croire plus moderne, l’aigle à deux têtes de l’Autriche et de la Russie. Pour qu’on ne puisse se méprendre sur l’antiquité de cette représentation et la croire plus moderne que le reste du palais, l’aigle, dont chacune des serres étreint un animal qui ressemble à un lièvre ou à une souris, supporte un personnage debout, dont la chaussure et la robe sont en tout point semblables à l’ajustement des figures que contiennent les bas-reliefs du soubassement ; le même groupe, cet aigle à deux têtes et aux ailes éployées, se retrouve d’ailleurs à Pterium, dans le principal bas-relief d’Iasili-Kaïa. L’aigle russe, qui a souvent manifesté de si hautes prétentions, savait-elle être de si vieille noblesse et dater de si loin ?

Nous passons là quelques jours à dessiner et à photographier d’abord tout ce qu’il y avait d’apparent, puis, à mesure que nos ouvriers les dégageaient, les bas-reliefs enterrés, que n’avaient pu voir Hamilton ni Barth, et qui n’étaient pas les moins curieux. Nous avions été très bien reçus par le personnage le plus important du village, Hussein-Agha. La chambre où il nous installe, comme toutes celles que nous habitons depuis quelque temps, donne sur l’écurie, où sont établis nos six chevaux ; l’écurie sert ainsi à la fois d’antichambre et de calorifère naturel pour échauffer la pièce du fond. Celle-ci ne reçoit de jour et d’air que par la cheminée et par une petite lucarne percée en forme de meurtrière dans un mur épais, et grande deux fois comme la main ; on pense si la chambre est obscure. Ce réduit n’est d’ailleurs habité que pendant l’hiver ; il y a devant la maison une sorte de hangar, avec un plancher de bois, où l’on se tient et où l’on couche pendant l’été ; c’est encore là que passe la nuit, enveloppé dans sa cape, notre seïs ou palefrenier.

Les habitans d’Euiuk, que nous fréquentons plus que nous ne voudrions à cause du mauvais temps qui nous tient toute une journée enfermés au logis, ne paraissent pas des musulmans bien orthodoxes. Notre hôte, Hussein-Agha, loin d’être scandalisé en nous voyant boire du vin, est enchanté que nous lui en offrions une tasse, et en boirait bien deux. Dans une maison turque, il y a du vin a vendre, détestable, il est vrai, et tout à fait impotable. Ordinairement, à part quelques pachas qui ont abjuré tout respect humain, les Turcs qui boivent du vin font au moins mine de se cacher, et se garderaient d’avouer de but en blanc à un Européen qu’ils ont chez eux leur provision du liquidé défendu. Ici cela est d’autant plus singulier que le village ne possède point de vignes, et que la présence du vin dans une maison turque ne pourrait guère s’expliquer que par la surabondance du raisin, comme par exemple à Ikbas, village voisin de Boghaz-Keui. À Ikbas, il y a des vignes qui couvrent une grande étendue de terrain, si bien que quelques familles turques, afin d’employer leur raisin, font du vin pour le vendre, disent-elles, aux ghiaours. L’anomalie que j’observe à Kuiuk s’explique bientôt pour moi par les confidences de Méhémed, qu’elle avait aussi frappé. Les habitans de ce village, me dit-il, ne sont pas ou sont à peine des musulmans. C’est quelque chose comme ce que l’on appelle en Anatolie des kisil-bachi ou « têtes rouges, » terme par lequel les Turcs désignent souvent les Persans quand ils veulent leur dire une injure, et dont je n’ai pu arriver à saisir le sens propre et l’origine. Il n’y a pas ici d’iman. Il y avait une mosquée ; elle est en ruine, et sert d’étable aux bestiaux du kiaia ou maire du village, chez qui nous sommes logés. Tous ceux qui en ont le moyen gardent du vin chez eux. Les femmes se voilent devant nous pour sauver les apparences, mais elles se dédommagent dans leur maison entre amis. On a emmené un soir Méhémed à une veillée, chez le gendre du kiaia. Les femmes étaient là, toutes dévoilées et la poitrine à peu près nue, occupées à préparer le boulgour, sorte de froment émondé qui, dans tout le centre de l’Anatolie, remplace le riz pour la soupe et le pilau ; les hommes, assis tout alentour, faisaient la conversation et fumaient. La pièce n’était éclairée que par des morceaux de bois résineux qui flambaient dans l’âtre, quelquefois ils s’éteignaient ; alors on se rapprochait : c’étaient des rires, de petits cris, un peu de tumulte… On ne rallumait le feu qu’au bout de quelque temps.

Je suis très disposé à croire qu’il y a beaucoup d’exagération dans le récit de Méhémed ; si les choses avaient dû se passer comme il les présente, on ne l’aurait certes pas admis à de pareilles agapes, lui musulman déclaré, gendarme en uniforme. Méhémed n’invente pourtant pas tout ; mais il a vu ceci à travers ses préjugés et sa défiance chagrine. Les musulmans, accoutumés à la rigoureuse séparation des deux sexes, quand ils les voient rapprochés dans une libre familiarité, comme cela arrive dans toutes les sociétés autres que la leur, crient tout de suite à l’indécence et à la promiscuité. J’imagine qu’il ne se produit guère ici que des gaillardises et des gaîtés un peu grossières que Méhémed pourrait retrouver dans nos campagnes, à une de nos veillées de village, ou bien un soir de moisson et de vendange ; on serait pourtant mal fondé à faire peser sur nos paysans l’accusation que lance ici Méhémed contre ceux qu’il appelle les kisil-bachi. C’est là une calomnie que les religions officielles se sont toujours complu à propager sur le compte des sectes qu’elles sentaient à côté d’elles vivre ou grandir dans l’ombre, offrant un mystérieux hommage à je ne sais quel dieu dans des réunions interdites aux profanes. L’homme se sent si mauvais, si plein de désirs pervers et de coupables ardeurs, qu’il est toujours naturellement porté à croire qu’on ne se cache que pour faire le mal. C’est ainsi que les païens ont prêté aux premiers chrétiens l’habitude de ces monstruosités, et plus tard les chrétiens aux pauvres Juifs, en leur attribuant en même temps des rites atroces et sanglans. En Syrie, pour n’avoir pu pénétrer encore l’énigme de la religion des Druses, on en conte autant de leurs assemblées nocturnes. Enfin en Perse on poursuit aussi de cette éternelle injure certaines sectes, celle par exemple des nossayrys ou khamouschys.

Les kisil-bachi, dont je devais entendre parler de nouveau à Amassia et à Zileh, paraissent d’ailleurs ressembler de la manière la plus frappante aux nossayrys de la Perse, et, si nous n’avons rien pu savoir de leurs idées dogmatiques, tout ce que nous avons appris de leurs mœurs se rapporte fort exactement à ce qu’on raconte des sectaires de l’Iran. C’est bien une secte d’origine persane, car ils deviennent plus nombreux à mesure qu’on approche de la frontière du Kurdistan et de la Perse, et les Turcs les confondent dans leur antipathie avec les musulmans chiites, car ils ne donnent souvent aux uns et aux autres qu’un même nom, ce titre de kisil-bachi, toujours prononcé avec un accent marqué d’horreur et de mépris. Ce ne sont pourtant pas de simples adorateurs des Imams ou descendans d’Ali, car les Persans orthodoxes tiennent à ne pas être confondus avec ces hérétiques et prennent cette épithète pour une mortelle injure. Dernièrement M. K…, négociant suisse établi à Amassia, ayant appelé kisil-bachi, devant le medjilis, un marchand de Tauris, il y eut une sorte d’émeute parmi les Persans de la ville, et tous vinrent en corps réclamer du pacha une satisfaction pour leur honneur outragé. Enfin les Persans proprement dits, pas plus que les Osmanlis, ne boivent ouvertement, comme les kisil-bachi, des liqueurs fermentées et ne mangent du porc ; ils ne laissent pas non plus à leurs femmes la pleine liberté dont jouissent celles de ces sectaires : celles-ci se voilent devant les personnes étrangères à la communauté, et surtout devant les musulmans, mais jamais devant leurs coreligionnaires, qu’ils soient ou non de leur famille, Les kisil-bachi ont d’ailleurs pour les musulmans la plus profonde aversion, et se trouvent bien plus à leur aise parmi les chrétiens, comme en Perse les nossayrys ; quant aux musulmans, ils répondent à ces sentimens par une antipathie et un mépris des plus prononcés. Un musulman dévot, qui ne fait aucune difficulté de manger la viande tuée par un chrétien et de s’asseoir à table avec lui, ne voudrait pour rien au monde toucher à l’agneau égorgé et aux plats préparés par un kisil-bachi. Extérieurement pourtant, là où ils ne sont pas assez nombreux pour former à eux seuls tout un village et n’avoir ainsi plus à se contraindre, les kisil-bachi ne font, comme les nossayrys, aucune difficulté pour se conformer aux rites mahométans. Ainsi un personnage très connu dans le pays comme un des chefs des kisil-bachi, Hadji-Becktach, homme instruit et distingué, nous dit-on, est un des principaux cheikhs de la mosquée de Mersiwan, près d’Amassia, et y prêche souvent avec le plus grand succès. Les kisil-bachi ne seraient-ils que des libres penseurs, des philosophes sceptiques ? On le croirait à en juger par ce cheikh, auquel le préjugé populaire assigne, peut-être à tort, le caractère de sectaire, et qui serait plutôt ce que l’on nomme en Perse un soufi, du mot grec sophos, un incrédule, un partisan de la religion naturelle. En Perse, presque tout ce que nous appellerions la bourgeoisie professe ce scepticisme à l’endroit des religions révélées, et cette opinion a certainement aussi bien des représentans en Turquie dans le clergé, et surtout parmi les derviches ; mais on s’expliquerait difficilement que des idées qui demandent une certaine culture, un certain raffinement, se fussent propagées parmi des paysans, des gens sans éducation. Quoi qu’il en soit, ces sectaires, qui habitent aux environs d’Amassia plusieurs villages, et qui dans les villes de cette province comptent de nombreux adhérens aussi bien parmi les boutiquiers et les jardiniers que parmi les mollahs et les effendis, doivent avoir une croyance religieuse, admettre certains dogmes qu’ils ne comprennent peut-être plus eux-mêmes, mais dont leurs rites, le jour où nous les pénétrerions, nous donneraient la clé. Jusqu’ici on n’a rien découvert. La curiosité de M. van Lennep, missionnaire protestant établi depuis bien des années à Siwas, avait été piquée par cette énigme ; il a eu souvent l’occasion de causer avec des kisil-bachi, il s’est lié avec plusieurs d’entre eux, il a visité leurs villages, et a pu s’assurer que ce n’étaient pas, comme on l’a cru quelquefois, des chrétiens déguisés, ayant dans leur ignorance et leur grossièreté perdu conscience de leurs propres origines. Nulle part il n’a vu dans leurs maisons le moindre emblème, la moindre image chrétienne, et l’on sait qu’en pareil cas ces signes matériels survivent longtemps à l’intelligence de l’idée qu’ils représentaient. M. van Lennep verrait plutôt dans les kisil-bachi des héritiers des anciens cultes païens du pays : à certains indices, il a cru reconnaître qu’ils conservent des rites secrets, des espèces de mystères. Ce qui est certain, c’est qu’un grand trait les rapproche des chrétiens et les distingue profondément de toutes les religions qui les entourent, aussi bien du judaïsme que de l’islamisme turc ou persan. Ils ne reconnaissent aucune espèce d’impureté légale. Autre fait non moins curieux : ces goûts contre nature, qui sont malheureusement si fréquens chez les Turcs et les Persans, n’existeraient pas parmi les kisil-bachi, et ce vice, dont on ne prend même pas la peine de se cacher parmi les Osmanlis, inspirerait à ces sectaires la plus profonde horreur. Quelles sont les croyances ou tout au moins les traditions qui donnent à ces obscurs fidèles d’un culte inconnu une telle supériorité morale ? Il y a là un de ces délicats et difficiles problèmes d’archéologie religieuse, si l’on peut ainsi parler, comme l’Orient en garde encore tant d’autres à la sagacité de ses futurs explorateurs.

L’Orient est encore, dans toute la force du terme, la terre des mystères ; c’est là ce qui fait à la fois son infériorité politique et sa haute originalité, son charme étrange et puissant. Tandis qu’en Occident la conquête romaine, l’introduction du christianisme et l’esprit de la renaissance ont tout changé et tout transformé, et que le monde y a fait en quelque sorte peau neuve, les invasions et les conquêtes ont passé sur l’Asie comme glissent les vagues rapides sur la dure et luisante surface d’un rocher battu des flots. En Asie, les races et les religions ne se sont pas, comme dans notre Europe, détruites et remplacées, ou bien fondues dans une unité nouvelle où le travail de la réflexion parvient seul à distinguer les élémens primitifs ; mais elles se sont ajoutées et juxtaposées les unes aux autres, sans se pénétrer : les plus anciennes, à mesure qu’elles se voyaient vaincues par des races et des religions plus jeunes, demandaient un abri aux vastes profondeurs des déserts, aux âpres retraites de la montagne, ou bien encore se dérobaient dans l’ombre, et cachaient sous le voile d’une apparente soumission leur opiniâtre résistance au culte officiel et leur indomptable vitalité. C’est ainsi que sur cette terre fidèle rien ne périt, tout dure et se conserve. Sachez écarter les apparences trompeuses, les appellations modernes, les orthodoxies officielles, et sous les nouveautés qui semblent avoir triomphé, vous retrouverez, vivantes encore et à peine modifiées par tant de siècles et des fortunes si diverses, les races autrefois dominantes, des mœurs, des superstitions, des croyances, des liturgies qui vous feront remonter sans effort jusqu’à des âges dont en Occident l’histoire seule garde le souvenir ; En Orient, le présent enveloppe et contient partout le passé ; il coexiste avec lui, et ne réussit à le dissimuler qu’à des regards superficiels et distraits. On pourrait presque dire que ces mots de présent et de passé n’ont pas de sens, appliqués à l’Asie ; rien n’y fut, tout y est, et cette permanence forme un étrange et curieux contraste avec la changeante’ mobilité du monde occidental.

Un autre attrait de l’Orient, c’est la diversité de ses races, la variété des types encore nets et bien marqués qu’il offre sans cesse au voyageur. Pendant notre séjour à Euiuk, nous assistâmes à l’arrivée d’une bande de Tartares criméens que le caïmacan de Tchouroum envoie prendre ici leurs quartiers d’hiver. Ils entrèrent dans le village un peu avant le coucher du soleil ; il y avait en tout deux familles, parentes l’une de l’autre. Le chef qui conduisait ce groupe d’émigrans, un homme d’une trentaine d’années, est mort il y a quelques jours à Tchouroum ; son autorité a passé à un jeune garçon de quatorze ans que l’on appelle Aslan-Bey. Il paraît le premier, marchant à pied et escorté de quelques serviteurs ; à peu de distance en arrière viennent une dizaine d’arabas qui portent les enfans, les femmes et le bagage. Les femmes grelottent, pelotonnées sur le lent chariot, et tiennent pressés contre elles, enveloppés dans des lambeaux de toile, les enfans tout blêmes de froid. Une d’elles, celle dont le mari vient de mourir, sanglote encore. On les conduit à la demeure qu’on leur a préparée ; c’est une vieille maison trouée, où le vent souffle par bien des brèches et où il ne fera pas chaud malgré le grand feu qu’on a allumé. Aucune natte, aucun feutre ne recouvre le sol de terre battue. Ils se plaignent un peu ; personne ne comprend leur langue, et à peine savent-ils trois ou quatre mots de mauvais turc. On leur promet de les mieux installer le lendemain et de leur donner une demeure plus convenable. En attendant, ils déchargent ici leur pauvre bagage, deux ou trois nattes, quelques couvertures, quelques ustensiles de cuisine. Deux caisses fermées contiennent sans doute des effets et de l’argent, car il paraît que ces gens-là ne sont pas tout à fait misérables, et qu’ils apportent en général avec eux quelques capitaux, produit de la vente des biens qu’ils possédaient en Crimée.

C’est une dure chose que l’émigration, surtout avec des femmes et des enfans. Pour témoigner notre sympathie à ces exilés, pour assaisonner le pain qu’on leur apporte des maisons du village, je leur envoie par Méhémed une dinde et deux poulets. Le lendemain matin, nous allons, le docteur et moi, leur faire une visite de médecin. La moitié d’entre eux ont les yeux malades, par suite sans doute des mauvais gîtes et du froid auxquels ils ont été exposés en route. Nous apercevons une jeune femme, la sœur d’Aslan-Bey, qui se fait démêler les cheveux et peigner au peigne fin. Dites encore que les Tartares sont malpropres ! Nous voyons ensuite cette beauté tartare, sa toilette finie, se promener dans le village : elle n’est vraiment pas laide ; elle a des traits mignons et fins qui rappellent ceux de certaines femmes russes. Elle ne se cache pas, quoiqu’elle ait le visage entouré d’une espèce de voile rouge. Elle est vêtue d’une longue robe, aussi de couleur voyante, qui traîne un peu sur ses talons. Grande et mince, elle porte un costume, d’un goût moitié européen, moitié oriental, qui ne manque pas de piquant et fait un singulier effet au milieu de ces huttes sauvages et de ces paysannes turques dont les regards s’arrêtent curieusement sur l’étrangère. C’est pour nous comme un reflet de l’Occident, comme un souvenir lointain du payé. Aslan-Bey, le jeune chef, paraît intelligent. Les Turcs calomnient peut-être ces pauvres Tartares, leurs cousins germains : c’est que ces émigrans font supporter en ce moment-ci à la population des campagnes un fardeau dont les exactions des mudirs, heureux de saisir ce prétexte pour remplir leurs pochés, augmentent encore le poids. Ils ne comprennent d’ailleurs pas le dialecte que parlent les Tartares et ne peuvent ainsi entrer avec eux en relations suivies et affectueuses. On déteste toujours ceux que l’on connaît mal.

23, 26 novembre. — Nous avions à peu près terminé tout ce que nous nous proposions de faire à Euiuk ; neuf heures de marche nous conduisirent à Tchouroum, petite ville ou plutôt grand village qui s’étend à plat entre deux montagnes. Du dehors, l’aspect en est très insignifiant ; quand on y pénètre, on lui trouve une physionomie orientale très marquée : on voit briller sur les places les bâts cramoisis des chameaux agenouillés pendant que leurs conducteurs les déchargent, et des effendis de toutes les couleurs rentrent chez eux en galopant au milieu de la foule bariolée. En revanche les rues sont des bourbiers dont la fange noire, sans cesse remuée par les pieds des buffles et les roues de leurs lourds chariots, exhale une odeur infecte. Un zaptié nous conduisit au logement qui nous était destiné chez Ali-Effendi, un des membres du medjilis. Celui-ci, un assez beau jeune homme revêtu d’une riche pelisse bleue, nous accueillit fort gracieusement, sans pourtant se lever à notre entrée. Il n’y a guère que les pachas qui se montrent aussi polis pour un ghiaour. Plus les personnages sont haut placés, plus ils nous témoignent d’égards.

Pendant cette soirée et la journée du lendemain, que nous passâmes encore à Tchouroum, nous eûmes l’occasion d’étudier une fois de plus la haute bourgeoisie turque, la classe qui administre les affaires locales et où se recrutent les fonctionnaires. Ce sont encore les mêmes vices, la même brutalité naïve qu’à Angora. Le premier soir, au moment où nous allions nous mettre à table, arrivent le mudir et un des membres du medjilis, Saïd-Effendi, parent de notre hôte, homme jeune aussi, d’une figure fine et d’une mise coquette. On demande si nous buvons à nos repas du vin ou de l’eau-de-vie. « Du vin, » répondons-nous. Aussitôt un des domestiques va en chercher. C’est aussi lui, un Turc, qui nous en verse à table. Comme il tient la bouteille négligemment : « Prends garde d’en répandre, lui dit notre drogman ; nous sommes ici dans une maison musulmane. » Les effendis qui sont là entendent la recommandation et s’écrient tous en riant : « Cela ne fait rien, cela ne fait rien ; allez toujours. » Tous en effet boivent du vin et de l’eau-de-vie, de l’eau-de-vie surtout. Si notre hôte ne fait pas remplir son verre en même temps que le nôtre, c’est que déjà il est à moitié ivre de raki et qu’il s’en fait encore apporter pendant le repas. Le dîner est bon, mais la conversation manque d’intérêt ; la langue épaisse, en dodelinant de la tête, notre amphitryon répète au docteur toutes les deux ou trois minutes : « Si tu ne me rends pas gras, je ne te laisse pas partir. » Aussitôt le repas fini, notre hôte s’éclipse, sans doute pour ne pas nous rendre témoins de la catastrophe qu’il est aisé de prévoir. C’est à peu près ainsi, nous disent ensuite les domestiques, que les choses se passent tous les soirs. Quand il ne peut gagner sur ses jambes son harem, on l’y porte, et il y reste jusqu’au lendemain à cuver sa lourde ivresse. Cette race, ainsi que les Indiens de l’Amérique du Nord, périt rongée, consumée par l’eau-de-vie. Comme s’ils étaient pressés d’en finir, les Turcs ne négligent rien de ce qui peut tarir en eux les sources de la vie et hâter l’irrémédiable décadence. Père de deux enfans malingres et chétifs, notre hôte est atteint d’une maladie honteuse, aussi bien que son cousin et le mudir. Nous sommes habitués maintenant à ces confessions des effendis. Je voudrais les faire entendre à ceux qui soutiennent que la polygamie et la réclusion des femmes préservent les Orientaux de la débauche et de toutes ses tristes conséquences.

Saïd-Effendi, pour pouvoir consulter plus commodément le docteur Delbet, nous invite à aller prendre le café chez lui. Il habite une belle maison à l’ancienne mode, ornée de boiseries délicatement travaillées. Un grand jardin en dépend, au milieu duquel, près d’une fontaine jaillissante et d’un bassin tout entouré d’arbres, s’élève un joli kiosque. Tandis que nous nous promenons dans cet enclos, ce jeune homme me confie que tout l’ennuie profondément. Il a aimé les voyages, les chevaux, la chasse ; il n’aime plus rien : tout le dégoûte. Une seule chose le distrait encore un peu : s’occuper de ses biens, faire réparer et arranger ses fermes. C’est ainsi que la manie de la propriété, succédant aux désirs et aux passions de la jeunesse, remplace l’ambition dans ces existences vulgaires. Quel désœuvrement dans la vie de ces riches Turcs ! quel vide ! Ils ne savent rien et ne s’intéressent à rien ; ils ne regardent pas au-delà de l’horizon borné de leur petite ville. Sans la pipe et sans l’eau-de-vie, le temps leur paraîtrait d’une longueur insupportable. Rien chez nous ne peut donner l’idée de cette profonde torpeur d’esprit, de cette complète absence de toute curiosité. Le Français même qui paraît le plus embarrassé de sa personne et de son temps, celui qui dans la plus endormie de toutes nos villes de province use le plus sottement sa fortune et sa vie aux monotones plaisirs du cercle et du café, du fond de cette désespérante platitude et de ce sommeil léthargique, sort encore parfois de lui-même, ne fût-ce qu’en lisant tous les matins son journal. Alors, au moins pendant quelques instans, son esprit se préoccupe d’intérêts étrangers et supérieurs ; il franchit les limites de cette existence étroite et machinale où s’enferment ordinairement toutes ses pensées : il se demande ce que Garibaldi médite à Caprera, comment se terminera la guerre d’Amérique ; il pourra même par momens ne pas rester insensible à de généreuses émotions, et s’associer de cœur à ceux qui luttent et qui souffrent. Jamais pareil éclair ne traversera la nuit où languissent, indifférens aux intérêts de l’empire, sachant à peine le nom des grandes nations de l’Occident, hébétés par l’alcool, ces riches Turcs de province.

L’éducation que reçoivent dans cette classe les fils de famille n’est guère de nature à leur ouvrir l’esprit, ni à leur donner des goûts un peu relevés. Le fils de notre hôte, un garçon de quinze ans, joue dans la maison le rôle de premier domestique, d’intendant ; c’est lui qui distribue les chandelles, l’orge, le pain. Jusque-là il n’y a pas grand mal : il apprendra ainsi ce qui se dépense dans sa maison, et il saura plus tard de combien le volent ceux qu’il emploiera. Ce qu’il y a de triste, c’est qu’il est tout à fait abandonné aux domestiques : du soir au matin, il vit, mange, cause, joue aux cartes avec eux ; c’est sous leur influence que se forment ses idées sur toute chose. Au reste prendrait-il des idées plus élevées et plus morales dans la société de son père et de ses amis ? Des maîtres ou des valets, lesquels sont les plus bas et les plus corrompus ? Telle est la triste question qui se pose ici, dans des provinces encore éloignées de Constantinople ; mais chaque journée de marche nous rapproche de la capitale, où nous retrouverons les mêmes influences s’exerçant sur une plus vaste scène.


GEORGE PERROT.

  1. La hauteur exacte, calculée d’après les observations de M. le docteur Delbet, est, pour la partie haute de la ville, de 871 mètres.
  2. Les doutes qu’exprimaient les contribuables sur la valeur du gage que la Porte leur avait mis entre les mains ont été pleinement justifiés par l’événement. À la surprise générale, le gouvernement a bien, il est vrai, appliqué au retrait de l’ancien caïmé la somme tout entière perçue à cette fin, et avant le terme de l’année 1862 il n’y avait plus à Constantinople de papier en circulation : la livre était redescendue au pair, à cent piastres ; mais la capitale seule a profité de cette opération. Quant à la province, rien n’a été fait pour l’indemniser du sacrifice qui lui avait été demandé ; le terme fixé pour statuer sur ces créances a été prorogé jusqu’à nouvel ordre, et le gouvernement n’a pas admis on paiement des impôts un papier dont tout le monde cherche à se défaire maintenant en le cédant, avec 60 ou 80 pour 100 de perte, à des spéculateurs qui n’en tireront peut-être pas un sou. Les renseignemens que nous puisons dans des correspondances récentes (Courrier d’Orient, 18 et 25 février 4863) prouvent que les gouverneurs font tout leur possible pour décider leurs administrés à offrir spontanément à la Porte de renoncer à leurs droits et de lui restituer sans conditions leurs titres. Les raïas céderont par timidité, les Turcs par indolence, et pour tous d’ailleurs le sacrifice sera facilité par la conviction bien arrêtée qu’il n’y a de toute manière pas de remboursement à espérer, et que le sultan est décidé d’avance à ne pas s’acquitter envers ses sujets.