Souvenirs d’un Voyage en Asie-Mineure/04

La bibliothèque libre.
Souvenirs d’un Voyage en Asie-Mineure
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 896-929).
◄  III
SOUVENIRS
D’ASIE-MINEURE

IV
AMASSIA ET L’INFLUENCE EUROPEENNE EN TURQUIE.


I.

Le surlendemain de notre arrivée à Tchouroum, le 25 novembre 1861, nous partions pour Amassia. Il y a deux jours de route à travers un pays fort ennuyeux, des landes couvertes de genévriers nains et parfois des terres labourées. Quelques bouquets de pins garnissent çà et là les hauteurs. Le paysage ne redevient agréable et intéressant que vers le soir du second jour, deux heures environ avant d’atteindre Amassia, à partir du moment où notre sentier rejoint la vallée du Ieschil-Irmak, ou « Fleuve-Vert, » autrefois l’Iris. C’est une jolie rivière, qui mérite son nom : ses eaux claires sont d’un beau vert foncé qui contraste avec le gris sale des eaux troubles du Kisil-Irmak ou « Fleuve-Rouge, » l’ancien Halys. Des saules, des aunes, baignent dans le courant leurs branchages et leurs racines. Tout alentour, de vastes plantations de mûriers où. se dressent par centaines les magnaneries. L’été, tout ceci doit être d’une riante et fraîche couleur, que font sans doute encore ressortir le grand aspect et la teinte sombre des montagnes qui bornent des deux côtés la vallée. Toutes ces maisons, avec leurs toits de tuiles rouges, dominent non-seulement ces taillis de mûriers, toujours coupés et retenus dans leur essor par la serpe de l’émondeur, mais dépassent même de beaucoup les plus hauts de ces beaux arbres fruitiers dont Amassia est si fière. C’est un tableau qui nous paraît plus aimable encore, quand nous le comparons à ces déserts nus et pelés que nous traversons depuis Bey-Bazar, à ces villages à demi souterrains, sans relief et sans forme, qui se confondent presque avec le sol qui les porte.

À mesure qu’on approche d’Amassia, les montagnes se resserrent, la vallée devient une gorge de plus en plus étroite et profonde. À une heure de la ville, on traverse le Ieschil-Irmak sur un pont de pierre, et le sentier court ensuite, en tournant avec le fleuve, entre la naissance du roc et la rivière, toute bordée de jardins et de plantations. À l’un des détours du chemin, on découvre tout d’un coup Amassia, et c’est certainement la ville la plus pittoresque que nous ayons encore rencontrée en Asie-Mineure. Elle s’étend ou plutôt elle s’allonge sur les deux rives du Ieschil-Irmak, au pied d’immenses murailles de rochers gris qui forment partout d’effrayans précipices et qui semblent menacer les maisons de leur chute. Sur la rive droite, la haute crête de la montagne s’écarte un peu du fleuve, et laisse ainsi place, par endroits, à des pentes moins raides, quoique très rapides encore, où s’étagent en bas les maisons de la ville, et qu’occupent plus haut des vignes semées de maisonnettes. C’est là qu’on va prendre le frais pendant les grandes chaleurs de l’été. Sur la rive gauche au contraire, le pic à deux têtes qui porte le vieux château démantelé et sa quintuple enceinte baigne son pied dans la rivière ; seulement une étroite langue de terre, formée sans doute par les éboulemens de tant de siècles, porte comme une mince frangé d’habitations serrées entre la montagne et les eaux vertes du fleuve. Vers la base de ce pic et sur la face qui regarde la ville, une saillie du rocher dessine au-dessus des toits de ce quartier comme une large console où des murs de construction hellénique indiquent encore l’emplacement de l’ancien palais des rois de Pont. Plus haut s’ouvrent dans le flanc de la montagne de grands tombeaux, d’une belle et singulière ordonnance, dessinés à l’œil par la large bande creuse qui les entoure et qui les isole en tout sens de la masse du rocher, auquel ils ne tiennent que par la base. C’étaient, Strabon nous le dit expressément et il n’y a point à s’y tromper, les tombeaux des rois. Pour ces princes, de leur demeure d’un jour à celle où ils espéraient reposer pendant des siècles, le chemin n’était pas long.

Quand on pénètre dans la ville, les détails ne sont pas moins curieux et moins attrayans que la vue d’ensemble. À la porte par laquelle nous arrivons, ce sont des monumens seljoukides d’une capricieuse et riche ornementation, puis une grande mosquée, celle du sultan Bayezid-Ilderim, le vainqueur de Nicopolis, fort bien entretenue, au milieu d’une esplanade plantée d’arbres qui donne sur la rivière ; ce sont des quais qui nous rappellent un peu ceux du Tibre à Rome, des maisons bâties sur pilotis, des moulins qui s’avancent jusqu’au milieu de la rivière, avec des barrages qui leur amènent l’eau, de grandes roues hydrauliques pour arroser les jardins, plusieurs ponts de bois, un pont de pierre qui remonte sans doute à l’époque byzantine, tout construit qu’il est avec des débris antiques, des bases et des fûts de colonne, des fragmens de corniches. Enfin dans la ville même, au-dessus, au-dessous, tout alentour, se pressent l’un contre l’autre les mûriers, maintenant dépouillés de leurs feuilles. Malgré la teinte grise que l’hiver a répandue sur tout cela, ce premier aspect d’Amassia nous enchante.

Méhémed-Aga et un cavas du pacha nous attendaient à la porte de la ville pour nous conduire chez M. K.., riche négociant et industriel suisse établi depuis longtemps à Amassia, et à qui nous étions recommandés. Un peu plus loin, nous rencontrâmes M. K… lui-même, qui venait à cheval au-devant de nous. Sa maison est située presque à la campagne, au sud-est d’Amassia, en un point assez élevé d’où l’on a une vue admirable sur la gorge, la ville et le château. Nous éprouvons un indicible plaisir à nous retrouver cordialement accueillis par quelqu’un que nous pouvons appeler un compatriote (en Orient, les Suisses sont sous la protection française), dans une maison européenne fournie de tous ces objets dont nous sommes privés depuis Angora, lits, chaises, tables, livres et journaux d’Europe, etc. Il y a même un piano ! Un piano, quand on vient de vivre huit jours à Boghaz-Keui, huit jours à Euiuk, paraît quelque chose d’admirable, et on pardonne avec effusion au pauvre instrument tous les mauvais momens qu’il vous a fait passer en France, dans ces soirées de famille où s’essaient les jeunes débutantes, dans ces maisons de Paris où retentissent à chaque étage deux ou trois clavecins, où les gammes qui vous réveillent le matin vous empêchent le soir de fermer l’œil. C’est comme ces gens qu’on évite ou qu’on salue froidement quand on les aperçoit à Paris, tandis qu’on leur saute au cou, si on vient à les rencontrer inopinément à cinq cents lieues de la France. Il n’y a plus ici par malheur personne pour faire chanter les notes endormies, pour nous jouer quelque vieil air du pays ; celle qui touchait ce clavier, et dont les morceaux favoris sont là dans un coin, tout couverts de poussière, celle pour qui cette maison avait été meublée à grands frais, loin de l’Europe, avec toute la recherche et le goût européen, une jeune femme que M. K… avait ramenée d’Allemagne il y a deux ans, est morte depuis six mois, après un an et demi de séjour dans ce pays. M. K… avait déjà perdu à Amassia une première femme après quinze ans de mariage. Tous ces malheurs l’ont profondément attristé ; il est seul dans cette grande maison, au milieu de tous ces étrangers ; les enfans qu’il avait eus de son premier mariage sont maintenant en Suisse pour y faire leur éducation ; il ne reste ici que deux petites filles, de six ans et d’un an. Aussi notre arrivée est-elle pour M. K… une distraction, un soulagement. En pareil cas, la confiance vient bien vite. Nous passons la soirée, au coin du feu, à causer comme de vieux amis de vingt ans avec quelqu’un qu’il y a deux heures nous ne connaissions pas.

Pour la première fois depuis cinq mois, nous allons dormir entre deux draps ! L’hospitalité la plus luxueuse des plus riches beys turcs n’avait jamais été plus loin qu’un drap unique, celui de dessous ; celui de dessus ne peut plus s’appeler un drap ; il est cousu à la couverture, et il va sans dire qu’on ne le découd pas tous les matins, qu’on ne le change pas à chaque hôte nouveau, mais seulement quand sa couleur, sensiblement altérée, raconte trop clairement ses services passés. À ce propos, et comme nous disons à M. K… la joie que nous cause la vue, le contact de cette belle toile fraîche et Planche, il nous raconte l’histoire d’un Anglais de sa connaissance qui se rendait aux Indes par Bagdad et Bassorah. Débarquant à Samsoun, ce voyageur candide demandait au consul s’il trouverait tous les soirs, sur sa route jusqu’à Bagdad, dans les hôtels, de bons lits et des draps blancs. Il n’avait vu pareille naïveté que chez la fille de M. B…, consul français, qui passa par Amassia, il y a quelques années, se rendant à Mossoul. Cette jeune personne, qui comptait faire sensation à Mossoul par ses toilettes parisiennes, avait emporté force chapeaux et robes dans de simples cartons, comme on pourrait le faire en France pour aller de Paris à Dieppe. Les muletiers, pour faire tenir les cartons sur leurs bâts, les sanglaient par le milieu en serrant les cordes à tour de bras ; naturellement bonnets, robes et chapeaux souffraient d’un pareil traitement. On faisait remarquer à Mlle B… qu’elle aurait mieux fait de mettre tout cela dans de solides cantines. « C’est vrai, répondit-elle, mais je ferai réparer et arranger tout cela par les modistes de Mossoul. » Le mot a eu beaucoup de succès à Tokat, où il a été prononcé, et il est parvenu jusqu’ici. Malheureusement il y a tel de nos consuls qui arrive en Orient avec des idées à peu près aussi justes que celles de la jeune Parisienne sur cette société orientale où il va avoir à jouer un des premiers rôles. Cela tient à l’inexplicable habitude que nous avons de promener nos agens d’un bout à l’autre du monde habité, sans les laisser s’établir et s’enraciner nulle part ni apprendre aucune langue, sans leur permettre de se rompre la main, par une longue pratique, aux manières de faire propres à chaque pays. Les Anglais sont plus habiles ; ils comprennent mieux, pour ne parler que de l’Orient, combien il est essentiel d’avoir ici des gens accoutumés à parler aux Turcs et sachant comment il faut traiter et agir avec eux. Il y avait à Samsoun, pendant ces dernières années, un agent consulaire anglais, M. G…, qui a laissé de grands souvenirs dans le pays ; tout en n’ayant qu’un titre inférieur, il jouissait d’une influence considérable dans toute cette région, et il était horriblement craint des Turcs. C’est qu’il ne les ménageait pas. Un jour, à Samsoun, il entrait au conseil ; le pacha et tous les autres se lèvent ; seul, le muphti, un vieillard très connu pour son orgueil et le mépris qu’il témoignait aux chrétiens, reste assis. M. G… va droit à lui, le saisit par la barbe et le met ainsi sur ses pieds, à la force du poignet, en lui disant : « Tu sauras que quand le représentant de la reine d’Angleterre entre quelque part, on doit se lever. » Une autre fois, le cadi de Sinope lui joua le même tour. M. G… tenait à la main son fouet de chasse ; il alla droit au vieux Turc, et, brandissant son arme : « Qu’aimes-tu mieux, lui dit-il, te lever devant un ghiaour, ou recevoir des coups de fouet d’un ghiaour ? » Le choix du personnage ainsi apostrophé fut aussitôt fait : à l’instant même il était debout. Sans doute l’énergie peut paraître ici bien voisine de la brutalité, el je suis loin de dire qu’il faille souvent recourir à des moyens aussi violens ; mais, qu’on y songe, l’Oriental est tellement habitué à voir tous ceux qui ont en main la force en abuser, qu’il ne la comprend pas autrement que manifestée par l’insolence : dès que vous ne cherchez pas à vous faire craindre, il croit que vous vous sentez faible et que vous avez peur ; il devient aussitôt ingouvernable. Demandez à tous ceux qui ont voyagé en Orient : le seul moyen de s’y faire respecter, c’est de commencer par être aussi dur et hautain que possible ; ce n’est qu’après avoir ainsi parfaitement établi sa situation qu’on peut s’humaniser et devenir sans péril, comme on y est naturellement porté, bienveillant et poli. M. G… connaissait son terrain. Deux ou trois algarades de cette espèce suffisaient à avertir les gens, à leur faire bien comprendre, une fois pour toutes, comment ils seraient reçus, s’ils s’avisaient de manquer d’égards au consul d’Angleterre ; elles lui ont évité, j’en suis garant, pour tout le reste de son séjour à Samsoun, l’ennui d’avoir à subir et à relever ces mille petites impertinences dont les Turcs un peu fanatiques savent si bien trouver l’occasion et le prétexte dans leurs rapports avec les Européens. M. G… est maintenant consul à La Canée, dans l’île de Crète, et je ne doute pas que, dans ce poste important, i) n’ait pris, par les mêmes moyens, une grande influence sur les affaires de l’île. L’Angleterre a en Orient beaucoup d’agens aussi habiles et aussi énergiques que celui-ci, et, sachant quels services ils lui rendent en Turquie, elle n’a garde de les envoyer, aussitôt qu’ils ont montré quelque talent, faire aux antipodes un nouvel apprentissage. Je suppose un homme comme l’agent consulaire de Samsoun arrivant en même temps qu’un nouveau consul français dans une ville quelconque de l’empire turc, à Janina, Trébizonde ou Damas ; l’Anglais sait le turc et le grec, il connaît les usages du pays, le caractère des primats musulmans et chrétiens, les habitudes de l’administration turque ; l’autre, le Français, arrive de Rio-Janeiro, de Québec ou de Melbourne. Mettez que ce soit un homme de mérite, très supérieur même à son collègue : encore lui faudra-t-il au moins un an pour étudier son terrain et savoir de quel pied partir sans trop risquer de faire de faux pas.

Amassia est, après Angora, la ville où nous faisons le plus long séjour ; il faut nous mettre tout de suite en règle avec les autorités. Le lendemain de notre arrivée, nous allons rendre visite au gouverneur, Salih-Pacha ; dès le matin, il avait envoyé son kiaia ou lieutenant prendre de nos nouvelles et nous offrir ses complimens de bienvenue. Nulle part on ne nous avait fait encore un accueil aussi brillant. Tous les zaptiés qui forment la gendarmerie de la province sont rangés en haie sur notre passage, depuis la porte du konak jusqu’au bas de l’escalier. Le pacha nous attend à la porte de son salon ; il épuise toutes les politesses en usage : ainsi il fait apporter le sorbet après le café, il nous fait servir avant lui, il nous empêche de nous en aller quand nous en manifestons l’intention, et il fait remplir une seconde fois les pipes. Pour ne pas être en reste, je l’accable de complimens auxquels il est parfois embarrassé de répondre, et qu’il n’a pas l’air de prendre tous pour argent comptant. M. K…, en sortant de l’audience où il nous a accompagnés, me plaisante sur l’habitude que j’ai prise du style oriental et de ses exagérations. Le pacha est loin, à ce qu’il paraît, de mériter tous ces éloges ; il a pourtant un assez rare mérite, me disent même des gens qui ne l’aiment pas : il ne vole point. On m’en avait déjà dit autant du vali d’Iusgat, Riswan-Pacha. Il est donc en Anatolie jusqu’à deux pachas qui passent pour honnêtes. Celui-ci gâte d’ailleurs cette qualité par de graves défauts : il est, m’assure-t-on, fourbe, avare et négligent ; tout en paraissant grand ami des Européens, lui aussi, dans les affaires qui les concernent, il se laisse conduire par cette sourde jalousie que ressentent contre eux presque tous les Turcs, et que les Francs, il faut le dire, justifient trop souvent par leur improbité notoire et l’ardeur effrénée de leurs convoitises. Au lieu d’obéir aveuglément à des antipathies instinctives, il faudrait savoir faire des exceptions et tenir compte des personnes. Établi dans le pays depuis près de vingt ans, notre hôte, par sa scrupuleuse honnêteté, s’y est acquis l’estime générale, et a fait beaucoup de bien tout en gagnant une assez belle fortune. Or il s’était récemment décidé à établir sur l’Ieschil-Irmak, près de la ville, un second moulin, semblable à celui qu’il possède dans Amassia même ; les terrains, la chute d’eau, tout était acheté ; mais voici que le pacha, tout en protestant de son amitié pour M. K…, dont il apprécie fort les belles farines et dont il boit volontiers la bière allemande, conteste ou plutôt fait contester par des tiers la valeur des actes, et, par ses rapports à Constantinople, empêche M. K… d’obtenir de la Porte l’autorisation spéciale sans laquelle un étranger ne peut encore devenir propriétaire en Turquie. Il y a deux ans que l’affaire est pendante, et il est impossible de savoir quand ni comment elle se terminera.

Toutes ces industries, une bluterie, une filature de soie, outillées à l’européenne, n’en sont pas moins pour le pays un véritable bienfait. Par l’empressement avec lequel il montre et explique à tout le monde les avantages des procédés qu’il emploie, M. K… ouvre une espèce d’école de perfectionnement industriel, et on a déjà autour de lui commencé à profiter de ses exemples. Les cultivateurs sont toujours sûrs de lui vendre avantageusement leur blé ; beaucoup de muletiers et de chameliers sont employés à transporter ses farines et ses soies à Samsoun ; de pauvres familles trouvent enfin un supplément précieux à leurs faibles ressources dans le salaire très convenable que les enfans et les femmes rapportent de la filature. Pourtant les autorités du pays voudraient voir le Suisse, son moulin et sa filature, à tous les diables. « Il faut avouer que ces ghiaours ont de l’esprit, » disent les vieux Turcs en hochant la tête, et c’est ce qui les irrite et les inquiète. Ils ont peur de cet esprit européen, si énergique, si hardi, si entreprenant, mais en même temps si peu indulgent pour les faibles, si impitoyable conquérant et si terrible destructeur, si prompt à écraser ou à dévorer tout ce qui lui fait obstacle. Ils se disent que, partout où nous nous établirons, nous les remplacerons, et que la richesse passera, sans qu’ils sachent comment, de leurs mains dans les nôtres. Il leur faudrait un singulier désintéressement pour ne pas s’alarmer de cette révolution qu’ils soupçonnent, qu’ils prévoient, sans avoir la force de rien tenter d’efficace pour la prévenir.

Il y a plus, les progrès de l’industrie, cette lutte féconde de l’homme contre les choses, cette transformation du monde par les continuelles victoires du génie humain, tout cela répugne profondément aux instincts religieux des Turcs ; ils y voient une sorte de révolte contre Dieu et les lois immuables qu’il a posées, une véritable impiété. Ils s’indignent très sincèrement en présence de certaines innovations qui nous paraissent la chose du monde la plus simple. Les Européens les accusent alors de, stupidité et de malveillance, tandis qu’ils n’ont d’autre tort que de rester soumis à un système de fatalisme religieux et de conceptions absolues par lequel nous-mêmes avons passé, et auquel nous tenons encore par plus d’une racine mal arrachée. Quand la filature commença à marcher, et que fut introduit ici le système de l’étouffage des cocons à la vapeur, ce fut une grande émeute dans le pays. Depuis dès siècles, c’était au soleil qu’on exposait les chrysalides pour les faire périr. Se servir d’un autre agent que celui-là pour tuer un insecte, c’était troubler l’ordre établi par Dieu lui-même, c’était commettre un crime défendu par le Coran. On avait beau leur faire remarquer que l’insecte, soumis aux rayons du soleil, souffrait beaucoup plus, puisqu’il fallait ainsi deux ou trois jours pour amener sa mort, tandis qu’avec la vapeur tout était fini en cinq minutes : ils ne voulaient rien entendre. Tous les imans, tous les mollahs signèrent une déclaration dans ce sens ; elle fut envoyée à Constantinople, où elle dort dans les cartons. L’esprit qui animait ce jour-là les Turcs était le même que celui qui, il y a quelques siècles, combattit et persécuta avec non moins de raison, ou, pour mieux parler, avec non moins de logique, Roger Bacon, Galilée, Copernic, tous les grands précurseurs.

Les Turcs prétendent que c’est à ces innovations coupables que serait due la maladie qui depuis quatre ans pèse ici, comme un peu partout, sur les vers à soie, et qui, à Amassia du moins, paraît augmenter d’année en année. C’est, disent-ils, un châtiment envoyé de Dieu pour apprendre aux hommes à se substituer à lui, à employer des agens artificiels à la place de ceux qu’il avait mis lui-même à notre disposition, et dont avait su se contenter la pieuse sagesse de nos pères. Ils n’admettent pas qu’il se produise naturellement, par l’action de causes non encore pénétrées et dont on n’a pas trouvé la loi, des troubles comme les grandes épidémies, comme les maladies de la pomme de terre, du raisin et des vers à soie. Je sais des gens chez nous qui pensent au fond tout à fait comme ces braves Turcs d’Amassia, et qui parlent à peu près de même : voyant partout du surnaturel, à chaque événement qui se rattache à des phénomènes encore mal étudiés, ils mettent en avant la Providence ; parfois même, dans leur enthousiasme, ne vont-ils pas jusqu’à risquer des prophéties que les événemens s’empressent en général de démentir, sans que cela déconcerte jamais leur zèle et leur confiance ?

Ce vieil esprit, hostile à tout progrès, est plus puissant à Amassia qu’à Angora, et la condition des chrétiens est moins bonne ici que dans cette dernière ville : c’est d’abord qu’ils y sont moins nombreux, ne formant guère que le quart de la population ; mais c’est surtout qu’Amassia, malgré son essor industriel, n’a pas cessé, depuis l’époque des Seljoukides, d’être une ville d’université, une ville savante, si l’on peut employer le mot de science pour désigner toute cette vaine et morte scolastique dont la tradition se conserve encore dans l’enceinte et à l’ombre des mosquées. On peut dire qu’Amassia est l’Oxford de l’Anatolie : sur une population d’à peu près vingt-cinq mille âmes, il y a deux mille softas ou étudians, partagés entre dix-huit médressés ou collèges. Chacun de ces collèges, comme ceux des universités anglaises, a des propriétés à lui, domaines et fermes dans la province, maisons en ville et boutiques au bazar ; il offre donc aux étudians qu’il admet, outre le logement dans les petites chambres qui s’ouvrent sur ses cours, des subventions en nature, telles qu’une certaine quantité de pain, de riz et d’huile, distribuée chaque semaine ; certains médressés donnent même une petite somme en argent. Depuis le règne de Mahmoud, ces établissemens, comme les mosquées dont ils dépendent ont cessé de percevoir eux-mêmes leurs revenus ; ils les touchent par l’intermédiaire d’une administration qui a son chef à Constantinople, où il a le rang de ministre et porte le titre d’evkaf-naziri, directeur des vakoufs ou biens de mainmorte. Cette administration a partout des représentans nommés par le pouvoir central, qui gèrent les biens des établissemens religieux, biens qui formeraient, assure-t-on, plus du tiers des propriétés que comprend l’empire ; ces fonctionnaires ont à surveiller l’état de tous ces biens des mosquées, à faire exécuter les réparations nécessaires, à renouveler les baux et à en assurer l’exécution ; les frais d’entretien une fois couverts, ils doivent remettre aux établissemens qu’ils ont dans leur circonscription ce qui revient à chacun d’eux des sommes perçues pour leur compte. Le jour où le sultan, de plus en plus pressé par un impérieux besoin d’argent, se déciderait à une réforme qui a déjà été souvent conseillée à la Porte, à la mise en vente de tout ou partie, de ces biens de mainmorte, il ne rencontrerait nulle part de résistance sérieuse ; il faudrait seulement qu’il s’engageât à entretenir les édifices et à rétribuer les personnes auxquelles étaient consacrés les revenus de ces biens ; les bénéfices que lui donnerait cette opération, si elle était conduite judicieusement, lui assureraient à cet effet des ressources plus que suffisantes, et pourvu que les intéressés ne se vissent pas réduits à la misère, ils ne réclameraient que pour la forme. Quant à la promesse qu’avait faite le pouvoir d’améliorer, en s’en emparant, la gestion de ces biens, elle n’a été que très imparfaitement tenue ; les directeurs envoyés de Stamboul n’administrent guère avec plus d’intégrité que les anciens conseils de fabrique. Quand nous arrivâmes à Amassia, on venait de destituer l’evkaf-naziri ; ses malversations avaient été poussées si loin, il avait si bien affamé étudians et mollahs, si bien fait sa propre fortune, que la Porte avait fini par accueillir les réclamations qui lui arrivaient d’Amassia : elle annonçait, pour le remplacer, un administrateur qu’elle présentait comme un modèle d’intégrité ; on l’attendait à l’œuvre, non sans quelque incrédulité.

Ce n’est pas dans une ville où domine l’influence des mosquées que l’on peut attendre de la justice turque quelques égards pour les chrétiens, quelque impartialité à leur endroit. Il va sans dire que jamais ici le témoignage d’un raïa n’est admis contradictoirement à celui d’un Turc. Les Européens établis dans le pays me racontent certaines iniquités judiciaires qui pourront paraître presque incroyables à ceux qui ne connaissent la Turquie que par des relations complaisantes ou naïves et par les déclarations officielles de la Porte. Voici un fait qui s’est passé à Amassia en 1860 : une femme arménienne entre un matin chez une Turque, sa voisine, pour lui réclamer un tapis qu’elle lui avait prêté ; à l’entrée du harem, au lieu de la maîtresse, elle trouve le maître de la maison, qui se jette sur elle, se porte sur sa personne, malgré sa résistance et ses cris, aux derniers excès, puis finit par la dépouiller des pièces d’or qu’elle portait au front et au cou. L’Arménienne, dès que le misérable la laisse aller, sort éperdue, et raconte l’affaire à son mari. Les Arméniens se réunissent aussitôt, et vont en corps porter plainte au pacha ; on cherche le Turc ; il s’était déjà sauvé de la ville. On le trouve dans un village voisin, et sur lui le diadème, le collier de l’Arménienne. Il est amené devant le juge musulman, qui prononce une incroyable sentence : il fait rendre les pièces à l’Arménienne, reconnaissant ainsi qu’elles étaient sa propriété et qu’elles lui avaient été indûment enlevées. En même temps, sur la question de l’attentat à la personne, à l’honneur de cette femme, il renvoie le Turc acquitté, parce que l’Arménien ne pouvait produire de témoins musulmans qui attestassent les violences commises. De pareils actes ont-ils souvent des témoins ? Il ne manquait d’ailleurs pas de chrétiens qui avaient vu dans quel état la malheureuse s’était précipitée hors de la maison du Turc, tout en désordre encore et toute tremblante de la lutte où elle avait succombé ; mais leur témoignage n’avait aucune valeur aux yeux du juge, et ne fut pas invoqué. L’affaire fut donc traitée comme une espièglerie sans conséquence, et le misérable, qui partout ailleurs eût été puni des galères, rentra tranquillement au logis.

Il s’agissait là de l’honneur d’une femme et d’un insolent ouvrage à tout ce que l’homme tient pour cher et sacré. Voici un autre trait qui n’est guère moins inique et moins impudent, quoique l’argent seul y fût en jeu : à Amassia, il y a trois ans environ, un Arménien emprunta de l’argent à un Turc, à un iman, et lui donna en garantie des bijoux dont la valeur était bien supérieure à celle de la somme prêtée. Quelques mois après, le débiteur rapporte l’argent et redemande les bijoux. Le Turc fait semblant de chercher dans la caisse où il les avait serrés, et manifeste le plus grand étonnement de ne rien trouver ; il finit par dire à l’Arménien de garder l’argent, parce qu’il ne sait ce que sont devenus les bijoux et ne peut les rendre. Ce n’était pas le compte de celui-ci, qui perdait beaucoup à cette combinaison ; il traduisit devant le medjilis le Turc, qui se contenta de faire cette déclaration : « J’avais enfermé les bijoux dans une caisse solide et dont la clé ne me quittait pas ; s’ils ont disparu, il faut que les djins soient venus et les aient emportés : je n’y puis rien. » Le cadi et le tribunal acceptèrent ce moyen de défense, et déclarèrent à l’Arménien qu’il eût à se résigner à cette perte, puisqu’elle n’était pas le fait du dépositaire. Amassia était alors gouverné par Kiamil-Pacha, que beaucoup d’Européens ont connu à Jérusalem ; c’est un esprit éclairé ; le premier il avait ouvert aux voyageurs européens les portes de la fameuse mosquée d’Omar, jusque-là obstinément fermées à tout infidèle. M. K…, qui me racontait cette histoire, causant avec le pacha le lendemain de cette belle sentence, lui disait en riant : « Excellence, comment recevriez-vous votre caissier, s’il venait demain vous dire que les djins ont emporté l’argent de la caisse du gouvernement ? » Le pacha haussa les épaules et répondit : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » Il n’y pouvait pas en effet grand’chose.

Quand il y a des Européens engagés dans le procès, il n’en va pas tout à fait ainsi ; mais alors même ce n’est qu’à grand’peine qu’on se décide à punir un Turc. Un mois environ avant notre arrivée, un peu après la chute du jour, on avait attaqué, dans les terrains déserts qui s’étendent entre la ville et la maison de M. Imbert, négociant français établi à Amassia, son commis, un jeune Arménien de quinze à seize ans. On voulait lui voler l’argent qu’il rapportait du comptoir, situé dans un des principaux khans de la ville ; c’était le samedi soir, jour où l’on a l’habitude de vider la caisse et de faire rentrer à la maison tout ce qu’elle contient. En même temps on espérait sans doute assouvir aussi d’autres désirs. À cet effet, on essaya d’entraîner l’enfant dans un bain abandonné situé sur la route. Le jeune homme se débattit résolument, cria, échappa aux malfaiteurs, et arriva chez M. Imbert avec la main droite fendue d’un coup de couteau. Celui-ci se rendit immédiatement au sérail, et désigna l’un des deux agresseurs, qu’avait reconnu la victime : on l’arrêta ; il nia d’abord, puis fut forcé d’avouer le fait quand on vit sur ses vêtemens les traces de doigts ensanglantés. Il reçut tout d’abord quelques bourrades et quelques coups de bâton, puis il fut mis en prison, où il était encore au moment où l’affaire nous fut contée. M. Imbert a fait demander, par l’entremise de l’agent consulaire de France à Samsoun, que le coupable fût jugé régulièrement, d’après le nouveau code ottoman, qui punit d’un emprisonnement de trois à cinq ans un pareil attentat sur les personnes. On le lui a promis, mais on ne peut se décider à le faire. Il n’y a pas de jour que quelque Turc influent ne vienne chez M. Imbert le prier de consentir à l’élargissement du prisonnier ; on voulait aussi nous demander d’intervenir. M. Imbert a résisté jusqu’ici ; mais de guerre lasse il finira par céder. Ce que les intercesseurs allèguent pour excuse, et ceci peint le pays, c’est que l’auteur de la tentative aurait songé plutôt à satisfaire un brutal caprice qu’à s’emparer de l’argent. « Quel imbécile, disait l’autre jour à notre compatriote un des beys du pays, quel sot d’être allé s’attaquer à votre domestique ! S’il s’était adressé à tout autre, il y a longtemps déjà que nous l’aurions fait sortir de prison ! »

Notre séjour à Amassia est coupé par une promenade de cinq jours à Zileh, l’ancienne Zéla, célèbre par la victoire que César y remporta sur Pharnace, cette victoire qu’il a racontée en trois petits mots qu’aiment à citer ceux qui voudraient faire croire qu’ils savent le latin. Nous y allions surtout pour tâcher de reconnaître le théâtre de l’action et de suivre sur le terrain le récit si net et si vif d’Hirtius ; par la même occasion, nous avons vu la foire de Zileh, une des plus célèbres et des plus courues de l’Anatolie. On y vient de Diarbékir, de Bagdad, de Damas, d’Alep, d’Angora, de Castambol, des côtes de la Méditerranée et de la Mer-Noire, des bords de l’Euphrate et du Tigre. Beaucoup de boutiques n’étaient pas encore ouvertes ; on déballait partout. C’était pourtant déjà une scène animée et curieuse. Nous allâmes d’abord au bazar arabe, comme on dit ici ; on le reconnaît bien vite aux sons rauques, aux rudes aspirations de la langue qu’y parlent entre eux les marchands, ainsi qu’à leur coiffure, au mouchoir de soie dont les Aleppins entourent leur fez. On trouve là, rangées sur les tablettes des boutiques, les soies de Damas, les étoffes coton et soie de Diarbékir et d’Alep, les mouchoirs et les turbans brodés de larges palmes, dont le goût rappelle celui des cachemires de l’Inde, les keffiehs aux franges pendantes, aux éclatantes couleurs. Au lieu d’être étalée aux regards, comme chez nous, chaque pièce est pliée et enveloppée dans un carré de papier. Pour trouver ce que l’on cherche, il faut prier le marchand de développer sa marchandise, ce qu’il ne fait pas toujours de bonne grâce. À celui qui viendrait en droite ligne de Paris, qui serait accoutumé à voir le vendeur faire toutes les avances, déployer, pour tenter l’acheteur, une adresse infinie, il paraîtrait singulier d’avoir à solliciter le marchand. À peine de temps en temps quelque Arménien d’Angora ou de Kaisarieh, un peu plus roué que les autres, vous appellera-t-il au passage : « Voyez, tchorbndji, les beaux tapis, les beaux mouchoirs que j’ai dans ma boutique ! » Avec quelques mois de stage dans un grand magasin de Paris, un Arménien aurait chance de devenir un assez bon commis de vente ; quant à un Turc, j’en désespérerais.

Il y a des boutiques tout le long de chacune des rues du bazar et de celles qui y aboutissent ; en outre chacune des industries principales qui sont représentées à la foire a son bezestein ou son enceinte couverte. C’est là que se vendent les marchandises les plus précieuses et celles qui ont le plus grand débit ; il y a là ces draps gris, d’une extrême solidité, qui se fabriquent en Roumélie : ornés de broderies noires d’un goût original, ils font des vêtemens très bon marché, très agréables à l’œil, et qui durent fort longtemps. On ne saurait nier que ce ne soit plus joli que la blouse bleue de nos paysans. Les Persans n’ont que quelques boutiques disséminées çà et là. Le bazar d’Angora révolte l’œil par les tons durs et criards des indiennes, des tissus imprimés, dont la Suisse et l’Angleterre inondent maintenant la Turquie, et qui y ont un très grand succès parce qu’ils coûtent fort peu de chose ; au moins les étoffes de soie que nous faisons à Lyon pour l’Orient, et qui imitent les dessins des soies de Damas et de Brousse, sont-elles de bonne qualité et d’un ton harmonieux. M. Guillaume maniait et observait avec la curiosité d’un artiste, dans la boutique d’un Aleppin à Zileh, une pièce d’étoffe rayée de rouge dont l’apparence et la couleur l’avaient séduit ; il songeait à l’acheter et à la rapporter quand je lui fis remarquer qu’elle portait l’étiquette d’un fabricant de Lyon, avec le prix, la longueur et la largeur du morceau marqués en français. C’est surtout à la nature du tissu que l’on peut reconnaître, sans courir grand risque de s’y tromper, les étoffes fabriquées dans le pays ; tissées à la main, elles présentent toujours des irrégularités que n’offrent pas nos tissus à la mécanique.

La fabrication indigène diminue d’ailleurs tous les jours ; le traité de commerce qu’a préparé et conclu avec la Turquie en 1838 lord Stratford de Redcliffe a porté un coup mortel aux manufactures du pays. Les industriels anglais, qui avaient déjà l’avantage de procédés de fabrication bien plus économiques, grâce à leurs immenses capitaux et à l’emploi des machines, purent dès lors faire entrer en Turquie tous leurs produits, de quelque nature qu’ils fussent, moyennant un simple droit de 5 pour 100. Aussi les économistes de la Grande-Bretagne ne tarissaient-ils pas en louanges sur le compte de ces hommes d’état turcs qui, devinant les vrais principes et devançant presque toute l’Europe civilisée, avaient supprimé chez eux toute prohibition, abaissé les barrières de douane et inauguré en Orient la liberté du commerce. Ils oubliaient seulement de montrer à ces hommes d’état combien les mesures prises à l’égard de l’industrie nationale étaient contraires aux principes les plus élémentaires de la science, ou, pour mieux parler, au plus naïf bon sens. Tandis qu’on ouvrait les portes à deux battans aux produits de l’industrie étrangère en ne les frappant que d’un droit très léger, l’industrie nationale était gênée par de lourds impôts, perçus d’une manière irrégulière et vexatoire, ainsi que par des douanes intérieures ; la soie d’Amassia n’arrive entre les mains qui la tissent à Diarbékir et à Alep qu’après avoir payé d’abord la dîme, puis un droit de douane de 12 pour 100, ce qui fait en tout 22 pour 100. Comment voulez-vous que les pauvres tisserands arabes de Syrie, dans de pareilles conditions et avec une telle surcharge, puissent longtemps soutenir la concurrence ? Aussi tous les ans le nombre des métiers en activité diminue.

Il est juste de dire que cet état de choses a été heureusement modifié par le traité de commerce entre la France et la Turquie, dont les ratifications ont été échangées le 29 avril 1862 ; ce traité a servi de modèle, avec quelques légères variantes, aux conventions du même genre que la Porte a conclues, vers la même époque, avec les autres puissances qui ont des intérêts commerciaux engagés en Orient. Ces actes suppriment implicitement les douanes intérieures, élèvent les droits d’importation qu’auront à subir les marchandises étrangères, sans leur donner pourtant un caractère prohibitif, et abaissent d’année en année, jusqu’à une réduction de 1 pour 100, le droit que paieront à la sortie les produits de l’empire. Des dispositions accessoires, qui tendent à ménager également les intérêts des parties contractantes, se groupent autour de ces principes généraux et paraissent sagement combinées ; mais le mal est plus facile à faire qu’à réparer, et tant de causes concourent encore en Turquie à mettre l’industrie nationale dans une situation défavorable, à paralyser ses efforts, que les stipulations nouvelles ne réussiront probablement pas à ralentir sa décadence en lui assurant des prix plus rémunérateurs[1].

Les bezesteins, à Zileh, sont neufs et en bois. On n’en voit pas un seul en pierre et voûté, à la manière de ceux de Constantinople. Aussi, il y a dix ans, quelques jours avant l’ouverture de la foire, quand beaucoup de marchandises, sans être encore déballées, étaient déjà déposées dans les khans, presque tout le bazar a brûlé. Les pertes ont été immenses. Une part a été incendiée, une portion plus grande encore a été pillée par les mauvais sujets de la ville et des environs, accourus pour profiter du désastre. La police, qui devrait en un pareil moment exercer une surveillance des plus actives, est ici, comme presque partout en Turquie, d’une incroyable incurie. Pendant trois jours que j’ai passés à Zileh, je n’ai pas vu une patrouille parcourir les rues encombrées, où l’on coupe fort adroitement les bourses et où s’engagent des rixes fréquentes. Depuis une semaine que la foire avait commencé, plusieurs tentatives avaient déjà été faites pour incendier le bazar. On est d’ailleurs si habitué en Orient à l’absence de toute sécurité, qu’on n’en dormira pas moins tranquille les nuits suivantes, qu’on n’en viendra pas moins à la foire l’année prochaine. S’il se faisait en 1861, à la foire de Zileh, très peu de transactions, et si tout le monde se plaignait, la cause n’en était point là ; ce fâcheux état du marché s’expliquait par le malaisé universel, la rareté du numéraire, l’inquiétude que causait l’introduction du papier-monnaie dans toute l’étendue de l’empire avec cours forcé, annoncée pour le mois de mars 1862. Sous cette impression, tous ceux qui avaient un peu d’argent comptant, au lieu de le dépenser en achats, le gardaient précieusement. On n’achetait que l’indispensable. Chacun d’ailleurs resserrait son crédit. Les Aleppins vendaient ordinairement d’une foire à l’autre, ils livraient leurs marchandises contre billets à une année d’échéance ; en 1862, ils ont refusé de faire de pareilles conditions : ils ne vendent qu’au comptant, aussi ne vendent-ils presque rien.

C’est seulement à ces circonstances exceptionnelles qu’il faut attribuer le manque d’activité commerciale qu’on déplorait à Zileh en 1861. L’Asie-Mineure est d’ailleurs dans un état qui, pour bien des années encore, rend utiles ces marchés extraordinaires, assure le succès de ces foires qui chez nous diminuent chaque année d’importance. Les foires rendent des services et attirent une grande affluence là où les routes sont mauvaises et peu sûres, les relations entre les différens centres de production rares et difficiles. Dans ces pays, à certains momens, la prévision d’un gain assuré décide les marchands à transporter leurs denrées à des distances considérables, sur un point où ils sont certains de les placer avec avantage et de pouvoir acheter en retour ce qui manque chez eux. Alors les routes se couvrent de monde ; le gouvernement, qui en temps ordinaire ne gêne point l’industrie des voleurs de grand chemin, fait au moins semblant de prendre des précautions ; il multiplie les postes de zaptiés. On arrive de toutes parts dans une ville où se rendent, outre les négocians, tous les gens des environs, qui, sachant trouver sur le marché ce dont ils ont besoin, ont attendu jusque-là pour se pourvoir. Là au contraire où l’on peut se procurer aisément chaque jour, au fur et à mesure des besoins, tous les objets-nécessaires, comme cela maintenant arrive chez nous, on ne réserve point ses achats pour une époque éloignée, et les foires, excepté celles où se vendent les grains et les bestiaux, n’ont plus de raison d’être ; mais les foires d’objets fabriqués comme celle-ci, comme autrefois notre foire de Beaucaire, correspondent à un état de société imparfait et troublé comme l’était le moyen âge, comme l’est encore pour l’empire turc le XIXe siècle.

Les trois premiers jours de la foire, on court à cheval et on lance le djérid dans un vaste champ, à la sortie de la ville ; mais ce n’est plus là qu’un pâle et faible reflet de ce qu’était autrefois ce noble jeu. Les vieillards haussent les épaules quand nous leur parlons de ce que nous venons de voir. Ce n’est plus, disent-ils, qu’une pauvre parodie des prouesses de leur jeune temps. Il n’y a plus guère dans l’arène qu’une quinzaine de cavaliers qui se poursuivent confusément, sans ordre et sans suite ; quelques-uns atteignent celui qu’ils visent, mais la plupart tirent à peu près au hasard, et leur trait, un léger bâton que fait dévier le vent, ne fournit pas la moitié de sa course. Il y a encore vingt-cinq ou trente ans, c’était tout autre chose : une cinquantaine de cavaliers, renommés dans les environs pour leur agilité et leur adresse, prenaient part à la lutte. On était divisé en deux camps : chacun sortait à son tour, comme dans une partie de barres ; le djérid était lourd et effilé, et on s’atteignait si bien qu’il n’y avait point de jour que le sang ne coulât plusieurs fois. En Turquie, tout s’en va, les exercices virils et les vieilles mœurs les anciens édifices, qui croulent, et les brillans costumes, que remplacent la triste livrée de la réforme et les cotonnades anglaises.

Pendant que nous étions à Zileh, M. Guillaume et moi, le docteur Delbet était resté à Amassia, occupé à soigner des malades chrétiens et musulmans, à recueillir, grâce aux relations que lui créaient ces soins donnés sans aucune rétribution à tous ceux qui les demandaient, d’intéressans détails sur la situation économique du pays et le régime intérieur des familles. Dans cette ville de vingt-cinq mille âmes, il n’y a qu’un médecin à proprement parler, un jeune Italien, qui s’y est récemment établi, et qui n’a pu encore y acquérir grande autorité. En revanche les empiriques y abondent. Un maréchal-ferrant, qui n’est jamais sorti de la ville où il tenait encore boutique il y a quelques années, est le médecin du pacha, et le medjilis lui donne des appointemens pour qu’il visite gratis tous ceux qui l’appellent. Les médicamens se paient à part. Il y a aussi des imans qui vous guérissent de la fièvre en écrivant sur un petit papier certaines formules de prière ou certains versets du Coran dont ils connaissent la vertu magique : on jette ce petit papier dans un verre d’eau et on l’y laisse tremper une nuit ; le lendemain matin, vous retirez le papier et vous buvez l’eau. Si vous n’êtes pas guéri, c’est que la foi vous manquait, et que votre incrédulité a empêché Dieu de faire un miracle en votre faveur. On ne peut imaginer jusqu’où va en Turquie, dans toutes les classes de la population, la croyance aux amulettes. Il y a quelques années, un Juif karaïte de Crimée était venu passer quelques jours à Amassia pour y faire des achats de soies. Je ne sais quel mauvais plaisant répandit dans la ville le bruit qu’un poil de la barbe de ce Juif coupait les fièvres. Le malheureux ne pouvait plus sortir, que trois ou quatre personnes ne le suivissent dans la rue en lui criant : « Au nom de Dieu, effendi, au nom de tes enfans, un poil de ta barbe, un seul ! C’est une bonne action. Dieu te le rendra ! » Leur dire qu’ils se trompaient eût été peine perdue ; il fallait s’exécuter. La nuit, le pauvre Juif soupçonné de posséder ainsi des vertus magiques ne dormait que la porte bien fermée, de peur que pendant son sommeil on ne vînt lui voler sa barbe. Si son séjour à Amassia se fût prolongé, il serait reparti sans un poil au menton.

Pendant notre visite à Zileh, l’hiver a brusquement commencé avec le mois de décembre ; en une nuit la neige a blanchi les montagnes, puis, continuant à tomber pendant quatre journées consécutives, elle a fini par tenir aussi dans la vallée. C’est les pieds dans la neige à demi fondue et recevant des averses glacées sur le dos que M. Guillaume et moi, nous avons mesuré et relevé le champ de bataille de Zéla ; c’est encore avec cette même température que mon compagnon, après notre retour à Amassia, achève l’étude des tombes royales ; il lui faut de temps en temps aller réchauffer à un petit feu de branchages allumé contre le rocher ses doigts engourdis par le froid. Heureusement nous avons pour nous dédommager et nous remettre le bon poêle allemand de notre hôte, autour duquel nous passons ces longues soirées de décembre ; mais le voyage dans l’intérieur ne serait plus possible sans des souffrances extrêmes, et ne donnerait que de médiocres résultats. Dans toutes les parties un peu élevées du pays, la neige reste sur le sol pendant six semaines ou deux mois, et là où elle fond, des boues indescriptibles arrêtent à chaque pas les chevaux de bagages. En outre les plus petits cours d’eau deviennent alors des torrens infranchissables. Le dégel interrompt quelquefois d’une manière absolue les communications entre des villes très voisines. Il faut donc renoncer à Tokat et à Siwas, qu’un moment nous avions espéré atteindre ; il nous faut borner ici nos explorations. Il s’agit, pendant que la neige tient, de gagner au plus vite Samsoun sur la Mer-Noire. Nous nous y embarquerons sur un des bateaux qui de Trébizonde vont à Constantinople, sur le premier auquel le temps permettra de toucher. D’Amassia à Samsoun, on compte, à la manière du pays, dix-neuf heures de marche, une centaine de kilomètres environ. L’été, la route, qui traverse un pays montueux et boisé, est fort agréable, dit-on ; mais dans cette saison, avec notre équipement qui n’avait pas été calculé pour braver l’hiver, ce devait être, sans comparaison, la partie la plus pénible de tout notre voyage.

Nous avions expédié depuis quelques jours déjà nos, bagages à Samsoun ; nous nous étions, sans trop de perte, défaits de nos montures à Amassia. C’est avec des chevaux de poste que nous nous proposions de courir jusqu’à Samsoun. Nous partons le 14 décembre. La neige couvre la route : dans la plaine, elle a déjà commencé par endroits à se changer en une fange profonde et glissante, tandis que dans la montagne elle atteint souvent jusqu’au ventre de nos chevaux. Nous n’en allons pas moins au grand trot ou au galop partout où la pente n’est pas trop raide, et nous ne nous reposons dans toute la journée qu’une heure, pour changer de chevaux, à Ladik, petite ville qui possède une mosquée à deux minarets de l’époque seljoukide. La nuit nous prend en route, mais une nuit si claire, grâce à la lune qu’on entrevoit derrière les nuages et à la neige qui partout blanchit le sol, que l’on voit son chemin comme en plein jour. À huit heures, nous arrivons au village de Kavak, où se trouve le second relais Nous étions en selle depuis huit heures du matin, et nous avions fait à peu près 70 kilomètres. Méhémet n’avait pu nous précéder ; il nous fallut descendre au-khan, gelés et rompus. Si au moins nous trouvions de bons lits ! Mais nous avons le malheur de regarder les couvertures qu’on nous apporte d’une maison voisine, et, quoique nous ne soyons pas difficiles, elles nous paraissent si sales que nous nous décidons à coucher tout habillés ; aussi ne dormîmes-nous guère.

Le lendemain matin, le froid est très vif et le temps clair. Un soleil splendide fait étinceler les cristaux de la neige à travers laquelle nous poussons nos chevaux ; malheureusement la route est très difficile : ce ne sont que montées et descentes, profonds ravins boisés où coulent de nombreux ruisseaux. Il nous faut parfois mettre pied à terre et marcher dans la neige, qui par endroits nous monte jusqu’à la ceinture. En approchant de Samsoun, nous trouvons une température plus douce ; mais la plaine est changée en une sorte de lac, et chaque pas de nos chevaux fait rejaillir sur nous une eau sale et glacée. Aussi saluons-nous avec enthousiasme la ville de Samsoun, ses rues étroites et boueuses, lès baraques de bois élevées à la suite des derniers incendies et où loge une partie de la population. Nous trouvons un abri à peu près convenable dans une petite maison que possède à Samsoun M. Imbert, un de nos amis d’Amassia, et dont un Arménien, son commis, nous fait les honneurs. Il y a un petit poêle que nous faisons chauffer à blanc, et que nous serions tentés d’embrasser.

Le lendemain, la mer était mauvaise, et un vent violent soufflait du large. Le bateau, qui aurait dû paraître le soir même de notre arrivée à Samsoun, ne se montre pas ; il y a plus de quinze jours qu’aucun steamer n’a pu toucher à Samsoun. La perspective d’un long séjour autour de ce poêle qui nous avait enchantés le premier soir n’a rien de séduisant. Nous étions d’ailleurs à bout de courage et de force, impatiens de renouer nos communications avec l’Europe et de rentrer dans la vie civilisée. Ce fut donc avec transport que nous vîmes le troisième jour le vent s’abattre, et poindre une fumée à l’entrée de la rade. C’était le paquebot des Messageries impériales venant de Trébizonde, la Mitidja. Nous nous hâtons de nous embarquer, et le vendredi 20 décembre, en nous réveillant, nous nous trouvions mouillés dans le Bosphore en face de Top-Hané. Le ciel était bas ; il commençait à pleuvoir. On ne peut imaginer combien perd au manque de soleil le panorama de Constantinople. Par ce jour d’hiver gris et terne, ces palais de planches avec leur couleur blafarde ont quelque chose de triste et de mesquin ; il faut, pour transfigurer ces masures, une éclatante lumière, ou, mieux encore, une de ces brumes d’argent dont s’enveloppe le Bosphore les matins d’été.

Le voyage avait été pénible. Pendant la nuit qui suivit notre départ de Sinope, nous avions eu un coup de vent furieux, qui, nous l’apprîmes plus tard, a fait périr dans la Mer-Noire un grand nombre de navires. Le capitaine a eu un moment de sérieuses inquiétudes. L’année précédente, en une semaine, les Messageries avaient perdu sur cette même côte deux de leurs meilleurs bâtimens. J’avais passé la nuit à me cramponner dans mon lit pour ne point être précipité, à chaque coup de roulis, hors de l’étroite couchette. Au point du jour, la force de la tempête ayant diminué, je montai sur le pont. Une centaine de Turcs l’occupaient, couchés sur les planches dans leurs couvertures qu’avait tout imbibées d’eau salée la tourmente de la nuit. Maintenant encore il pleuvait. Ces pauvres Turcs recevaient tranquillement la pluie, comme s’ils ne se fussent point aperçus qu’elle tombât. L’autre jour, me dit le médecin du bord, pendant que nous allions à Trébizonde les lames balayaient tout le pont, de l’avant à l’arrière ; parmi tous ces passagers qu’elles inondaient presque à chaque tangage, c’était ce même silence, cette même immobile résignation. Il y a quelquefois de ces malheureux qui, sans rien dire, sans appeler personne à leur1 secours, meurent de froid à bord ; on ne s’en aperçoit qu’en arrivant à destination. Dernièrement, le bateau marchant penché sur un de ses flancs, il y avait à bâbord plusieurs pieds d’eau ; le capitaine, qui enjambait pour se rendre à son banc de quart tous ces corps étendus sans mouvement, trouva un Turc couché la tête dans l’eau et près de se noyer sans faire le moindre effort pour changer de position. Rien ne caractérise mieux ce peuple, tel que l’ont fait les prédispositions originelles de la race et ses croyances religieuses. Est-ce avec ce genre de patience et de courage qu’une nation a quelque chance de relever sa fortune, et de donner au monde le spectacle d’une de ces grandes résurrections qui ont étonné notre siècle ?


II

Nous passâmes environ trois semaines à Constantinople, occupés à mettre en ordre nos notes et nos collections, et à expédier directement en France tout notre butin. Je tâchai de tirer le meilleur parti possible de ce nouveau séjour dans la capitale des Turcs ottomans ; j’en profitai pour compléter mes observations sur le caractère de ce peuple, pour achever de fixer mes idées sur l’état actuel de l’empire et sur l’avenir qui l’attend. Ce qui me préoccupait, et ce que je demandais à tous ceux qui se trouvaient sur mon chemin, ce n’étaient point les détails de ces mille intrigues politiques qui se nouent au palais, dans les bureaux de la Porte et dans les chancelleries des grandes ambassades, et qui défraient la conversation des cercles de Péra ; n’osant croire, malgré l’incontestable habileté de quelques-uns des ministres dont l’Europe connaît les noms, que la Turquie possède un seul homme d’état doué tout à la fois de patriotisme et de génie, je n’attache pour son avenir qu’une importance tout à fait secondaire aux changemens de personnes. Quand on n’est d’ailleurs pas mêlé soi-même au jeu, que l’on ne connaît point les acteurs en renom ou que tout au plus on a entrevu un instant quelques-uns d’entre eux, on risque fort, en essayant d’ébaucher leur portrait et de peindre leur caractère, de tracer une image de fantaisie d’après des bruits inexacts ou de vagues informations. Ce qui doit, à mon avis, décider des futures destinées de l’Orient, ce n’est pas la dextérité de tel pacha, plus habile que les autres à se moquer des ambassadeurs et à duper l’Europe : c’est l’influence exercée par l’Occident sur les mœurs, les idées et les affaires du Levant ; ce sont aussi et surtout les prédispositions innées et le génie propre des races diverses qui y vivent côte à côte, chacune marchant dans sa voie et ayant son ambition particulière. Chacune de ces races est une puissance en action, une force vivante qui se développe à travers le temps et l’espace, et dont nous ayons à évaluer l’intensité et à noter la direction. Or c’est dans les aptitudes natives de chacune de ces populations, dans les croyances qu’elle professe, dans l’état où elle est parvenue et les tendances qu’elle trahit, qu’il convient de chercher le secret de son avenir.

De tous les peuples qui doivent être l’objet de cette sorte d’enquête, le plus difficile à bien connaître pour un Européen, c’est évidemment le peuple turc : il est plus éloigné de nous par le sang et par toutes ses traditions, il tient son éducation religieuse d’une croyance différente de la nôtre ; enfin la clôture du harem dérobe presque complètement à nos yeux tout le côté intime de son existence, toute sa vie de famille. Et pourtant c’est lui qu’il importe le plus d’apprécier à sa juste valeur, puisqu’il est le seul, d’un bout à l’autre du vaste empire auquel il a donné son nom, qui gouverne et qui porte l’épée, puisqu’il prétend garder encore intacte la suprématie que lui avaient acquise, il y a plusieurs siècles, ses prouesses guerrières. Ce furent donc encore surtout les Turcs qui m’occupèrent pendant ces dernières heures du voyage ; recueillant sur leurs habitudes et leurs mœurs de nouveaux renseignement, je les rapprochai des observations que j’avais pu faire moi-même en vivant auprès d’eux et sous leur toit, et je m’efforçai d’arriver ainsi à réunir les élémens d’une saine appréciation et d’un jugement équitable.

À Constantinople comme dans les provinces, il n’y a qu’une voix sur la vénalité des gens en place. Ces traditions d’improbité, cette absence d’honnêteté chez presque tous les fonctionnaires, petits pu grands, c’est là certainement une des plaies les plus profondes de la Turquie. Ce mal d’ailleurs ne date pas d’hier ; il est facile d’en signaler plusieurs causes : la paresse et la médiocrité des sultans qui se sont succédé sur le trône depuis Amurat IV, la disette de ministres énergiques et capables depuis les Kuprugli, l’affaiblissement du principe religieux, la maladroite application de la centralisation occidentale tentée par Mahmoud, le contact corrupteur de notre civilisation, qui ne s’est guère présentée aux Orientaux que par ses mauvais côtés. Si grave qu’il soit, ce mal n’est peut-être pas tout à fait sans remède, et il peut jusqu’à un certain point être efficacement combattu. Les fonctionnaires ottomans ne forment dans la nation qu’une minorité ; ils vivent les yeux toujours fixés sur le pouvoir, et obéissent docilement à l’impulsion qui vient d’en haut. Quelques châtimens sévères, accompagnés de bons exemples offerts par quelques hommes de cœur, quelques réformes maintenant faciles à opérer, et qui permettraient au pouvoir central d’exercer sur tous ses agens un contrôle plus sérieux, tout cela ferait réfléchir : on s’abstiendrait d’abord par crainte de la peine, et peu à peu se créeraient de meilleures traditions, des habitudes plus honnêtes. Il ne suffirait pas cependant d’être justicier par caprice et par boutade : il faudrait vouloir la même chose avec suite et longtemps, sans intermittence ni faiblesse ; il faudrait de plus avoir assez de sens et de pénétration pour bien choisir ses auxiliaires, ses instrumens principaux. Si l’on réunit ces deux conditions, on pourra remédier à bien des abus et faire disparaître l’un après l’autre des usages qui semblaient avoir pris force de loi. Voyez l’administration française sous Mazarin et Fouquet : le premier ministre et le surintendant font, à la manière turque, de vraies fortunes de grands-vizirs, et, prenant modèle sur eux, tout le monde, nobles et roturiers, intendans et généraux, vole l’état et pille le peuple. En était-il de même après dix années du ministère de Colbert, et sous l’influence de cette main rigide, sous l’œil de ce perçant esprit, l’administration royale n’avait-elle pas déjà commencé à prendre de tout autres habitudes, qu’elle gardera pendant tout le règne, et qui ne se perdront plus jamais complètement ?

Il serait d’ailleurs plus que temps de se mettre à combattre une maladie, une lèpre qui a déjà fait de bien profonds ravages. Dans ce pays, les gens en place, depuis un siècle et plus, ont été abandonnés à eux-mêmes, à tous leurs mauvais instincts, à toutes les convoitises naturelles au cœur de l’homme ; jamais, pour ainsi dire, pendant ces longues années d’affaiblissante torpeur, un bon exemple n’est venu d’en haut les rappeler au bien et les relever, une leçon sévère les avertir. Aussi les Turcs ne comprennent-ils pas du tout ce qu’on soupçonne au moins chez nous, que le pouvoir oblige, que notre dette envers la société croît en proportion des avantages qu’elle nous assure, des titres et des honneurs qu’elle nous confère, de la rétribution qu’elle nous accorde. Chez nous, le général sent qu’il se doit plus au pays que le simple soldat, et qu’il est tenu, pour donner l’exemple, de paraître, encore plus qu’un officier inférieur, mépriser le danger et la mort. Ici c’est tout le contraire. Un officier polonais au service de la Porte, qui lui a conféré le titre de général de division, nous raconte à ce sujet une curieuse anecdote. Sur le Danube, il avait distingué en plusieurs rencontres, pour sa brillante valeur, un capitaine que nous nommerons, si vous voulez, Moustafa. Il le fit avancer rapidement, et au bout d’un an Moustafa-Aga, devenu Moustafa-Bey, était colonel. En Crimée, dans je ne sais plus quel combat, Moustafa, à la tête ou plutôt à la queue du régiment qu’il commandait, se conduisit comme un lâche. Son protecteur le fit venir pour lui exprimer sa surprise et son chagrin. « Que voulez-vous, mon général ? lui répondit naïvement Moustafa. Par votre protection je suis, à mon grand étonnement, devenu colonel, et, si Dieu me prête vie, j’ai toute chance de devenir pacha ; irai-je maintenant me faire casser les os comme un pauvre diable ? » À Giurgewo, il y avait, me dit encore le même personnage, deux régimens. Au moment du combat, tous les officiers supérieurs avaient disparu ; il ne se trouva plus, pour mener les soldats au feu, qu’un simple capitaine.

Mal commandés, mal vêtus, mal nourris, les soldats turcs sont pourtant admirables de courage en face de l’ennemi de patience et de résignation dans la misère. C’est l’impression qu’ils ont produite sur tous ceux qui les ont vus de près pendant la guerre de Crimée, et que j’ai entendu notamment exprimer par un bon juge en fait de valeur militaire, Ismaïl-Pacha (le général Kméty). Kméty, un des défenseurs de Kars, ne parlait pas sans émotion de l’héroïsme qu’avaient montré les soldats turcs pendant ce long et triste siège, volés et trahis par leurs chefs, mourant de froid, de faim et de maladie derrière des remparts croulans que les Russes ne purent cependant parvenir à emporter de vive force. Le peuple de ce pays a d’admirables qualités. On trouve chez lui un sentiment qui devient de plus en plus rare chez nous, et dont une société ne saurait pourtant rester impunément privée, le sentiment profond de la solidarité. M. Ritter, ingénieur français au service de la Porte, membre du conseil des travaux publics, a beaucoup étudié les Turcs, et, n’apportant heureusement pas à cette étude l’esprit absolu qui est la source de tant de faux jugemens, il a beaucoup et bien observé. Il assistait par hasard, devant l’entrée d’un imaret ou hospice, à une distribution d’aumônes ; chacun des mendians avait reçu sa portion ; la distribution était terminée, et on allait partir, quand arrive en retard un nouveau mendiant : les autres lui firent immédiatement sa part sur ce que chacun d’eux avait reçu. Verrait-on souvent pareille scène à la porte d’un de nos bureaux de bienfaisance ? Les harnais ou portefaix forment pour chaque quartier une sorte de société sans statuts écrits ni comptabilité ; le soir chacun met son gain à la masse, et il est presque sans exemple que l’un d’eux cherche jamais à soustraire et à garder pour soi une part même minime des salaires qu’il a reçus. Le malade, le faible, sont soutenus par les autres et ne souffrent pas de leur infériorité. De même pour les rapports des ouvriers avec leurs maîtres ; ainsi, dans l’industrie du bâtiment par exemple, les ouvriers sont associés aux bénéfices des patrons. Ces ignorans, ces barbares, avec qui nous aimons à le prendre de si haut, se trouvent presque avoir résolu naïvement quelques-uns de ces graves problèmes d’organisation industrielle qui préoccupent et qui parfois agitent si douloureusement nos sociétés occidentales. Ils vont plus loin : ils comprennent tous les êtres vivans dans ce sentiment délicat d’affectueuse solidarité ; ils sentent que l’homme a des devoirs envers ses compagnons de travail, envers tous ceux qui l’aident dans l’accomplissement de sa mission terrestre. M. Belin, secrétaire-interprète de l’ambassade française, un jour qu’il passait dans la grande rue de Péra, vit arrêter et mener à la police des chevaux de bât et les muletiers qui les conduisaient. Il demanda a un des zaptiés qui les emmenaient de quoi ils étaient coupables ; on lui expliqua que les chevaux n’avaient pas à leur bât le clou qui doit empêcher le conducteur de s’asseoir par-dessus le bagage et de surcharger ainsi la malheureuse bête. La loi Grammont, qui s’est fait bien attendre en France et qui d’ailleurs n’est guère appliquée, n’a point de ces délicatesses. Il y a plus, les ânes avaient droit jusqu’ici à deux jours de congé, le vendredi et le dimanche, pendant lesquels il n’était pas permis de les faire travailler. M. Ritter se trouvait une fois chez le ministre des travaux publics au moment où il reçut une pétition lui demandant que ces deux jours fussent réduits à un, pour que les âniers pussent gagner un peu plus d’argent. Après mûre délibération, l’on fit droit à la demande en fixant comme jour de congé le vendredi ; mais, la plupart des âniers étant chrétiens, les braves animaux se reposeront aussi presque toujours le dimanche. M. Ritter aurait dû faire envoyer à son ministre, Ethem-Pacha si je ne me trompe, un diplôme de membre de la société protectrice des animaux. Chez nous, ces égards, ces ménagemens, tout cela est artificiel, ou pour mieux dire exceptionnel, vue de l’esprit, raffinement moral chez quelques hommes d’élite, affaire de lois et de règlemens qu’ils s’efforcent sans grand succès d’imposer à la grossièreté de la foule. En Orient au contraire, tout cela est d’instinct et semble presque remonter aux patriarches, à la vie de tribu, de tente et de caravane. Le règlement que nous citions tout à l’heure sur le clou que doit porter le bât des chevaux de charge est peut-être contemporain de cette loi de Moïse qui recommande à l’Hébreu de laisser goûter sur l’aire au bœuf de labour ces épis qu’il a aidé à faire pousser, et que maintenant il foule aux pieds sous les chaudes ardeurs du soleil.

C’est ainsi qu’en Orient l’antique législateur du monde primitif et l’instinct populaire, dont il n’est ici que l’interprète, couvrent d’une affectueuse protection jusqu’aux animaux ; à plus forte raison, les hommes que n’y séparent point des haines séculaires de race et de religion s’y traitent-ils avec une mutuelle charité qui les aide à traverser de cruelles épreuves. Depuis deux ans, les employés turcs, soldats, officiers, fonctionnaires civils, ne sont pas payés ; chacun a dix, quinze, vingt mois d’appointemens en retard. Avec tout cela, on ne se révolte pas, car les fautes et les manques de foi du gouvernement n’ont pas encore réussi à tuer partout le respect de l’autorité, on ne songe même pas à refuser des services qui ne reçoivent plus leur salaire ; mais on attend des jours meilleurs en s’aidant les uns les autres, de sorte qu’on est gêné sans doute et qu’on souffre, mais que pourtant on ne meurt pas de faim. Le Turc ne conçoit évidemment pas la propriété tout à fait à notre manière, comme un droit égoïste et absolu ; celui qui a de l’argent croit que les autres y ont presque autant de droit que lui. « Quand je donnais, dans les premiers temps de mon séjour en Turquie, de l’argent à mon cavas, me disait M. Ritter, j’étais tout étonné d’abord de voir ses amis s’installer chez lui et vivre à ses dépens, je me demandais comment cela finirait, et je lui faisais des reproches de son imprévoyance ; mais je compris bientôt qu’il était moins fou que je ne croyais : je le vis, quand il n’eut plus d’argent, envoyer sa femme et sa fille passer quinze jours, un mois, chez ses amis de Stamboul, et lui-même aller leur demander à dîner quand il était libre. » Il n’est pas rare de voir un Turc, quand il a de l’argent, donner à un compatriote qu’il connaît à peine, mais qui se plaint d’être gêné, 40 ou 50 piastres.

Que les gens sages et avisés prennent en pitié, s’il leur plaît ainsi, ces cœurs trop grands ouverts et ces mains si facilement généreuses ; qu’ils parlent, en haussant les épaules, de prodigalité et d’insouciance, je le veux bien : je ne peins pas les mœurs des Turcs pour demander que nous les imitions à Paris, mais pour que nous comprenions que tout n’est pas mal chez eux, parce que tout ou presque tout y est autrement que chez nous. On devrait, en politique aussi bien qu’en littérature, se rappeler souvent ces deux vers si justes d’un de nos poètes les plus sensés :

Chacun, pris en son air, est agréable en soi ;
Ce n’est que l’air d’autrui qui peut déplaire en moi.


Nous avons voulu donner aux Orientaux l’air d’autrui, nos idées, nos goûts, nos manières, et nous n’avons réussi qu’à créer chez eux des besoins nouveaux. De là un trouble profond jeté dans les rapports sociaux, tels que les avaient institués et réglés le génie même de la race, les conditions de son développement historique et le lent travail des siècles. Pour mieux faire comprendre ma pensée, je citerai un exemple. En Turquie, partout où a pénétré l’influence européenne, et où se trouvent des musulmans ayant vécu quelque temps parmi nous et ayant pris quelque goût pour nos usages, les subventions abondantes qui aidaient les pauvres à vivre tendent à diminuer, ce qui est certainement une des causes de la misère actuelle. Autrefois, par la large hospitalité qu’ils accordaient à tout venant, hospitalité de leur toit et de leur table, les gens en place rendaient en quelque sorte d’une main au peuple ce qu’ils lui prenaient de l’autre. Ainsi, pendant le mois de ramazan, plusieurs centaines de personnes soupaient chaque nuit chez chacun des grands pachas ; cette hospitalité, qu’offrait alors, suivant ses moyens, tout riche musulman, n’avait d’autres limites que celles mêmes du palais qui servait à la donner ; quand le sélamlik était plein d’hôtes, les nouveaux arrivans s’en allaient ailleurs. Maintenant les pachas ferment leurs portes, qui ne s’ouvrent plus qu’à quelques amis, et ils s’épargnent de la sorte une grande dépense. C’est que le contact des Européens leur a donné le goût d’un certain luxe, a créé chez eux certains besoins autrefois ignorés qui leur coûtent cher à satisfaire, et qu’en même temps ils ont vu chez nous chacun tenir sa porte close et garder sa fortune pour soi et les siens. Ils nous ont donc pris notre économie, tout en conservant leurs vices, et tandis qu’autrefois, par la force même de l’usage, ils répandaient à chaque instant autour d’eux toute la richesse qu’ils attiraient entre leurs mains, rien ne compense plus maintenant la gêne que causent au pauvre peuple leur avide improbité, leur détestable administration. De cette manière, à Constantinople surtout, la moyenne et la basse classe, dépaysées par ces brusques modifications, et ne pouvant changer aussi vite que la petite minorité qui les gouverne leur caractère et leurs habitudes, souffrent de plus en plus d’une situation où les vices héréditaires de leur état social, s’accusant chaque jour davantage, cessent d’être accompagnés de ces dédommagemens involontaires, de ces corrections tacites qu’y apportaient les mœurs.

C’est une question bien complexe et bien délicate que celle des services que l’influence européenne est appelée à rendre à la Turquie, et de la mesure dans laquelle l’esprit occidental peut agir avec fruit sur la société turque et son gouvernement. Il y a d’apparens progrès qui ne sont qu’un trompe-l’œil, qui souvent même préparent la décadence ; il y a des progrès réels et féconds qui rajeunissent et transforment. De quelle nature seront ceux que devra la Turquie à ses communications de plus en plus intimes avec l’Occident et au concours des hommes spéciaux, administrateurs, financiers, ingénieurs, qu’elle emprunte à l’Europe ? Si ce sont des esprits sensés, modérés et doués de quelque souplesse, s’ils n’arrivent pas avec des idées préconçues, s’ils tiennent compte des différences profondes qui séparent la société ottomane de nos sociétés européennes, ils mesureront leurs efforts au tempérament du peuple sur lequel ils veulent agir. Ce peuple et ce siècle, qu’ils ne sauraient arracher à lui-même et changer en un jour, ils ne s’acharneront pas à les faire entrer de force dans des cadres qui n’ont pas été faits pour eux, dans les vêtemens de nations plus robustes et plus âgées ; mais ils modifieront leurs idées et leur pratique d’après l’ensemble des conditions nouvelles où va s’exercer leur action.

Il n’y a rien là de chimérique ni même de vraiment difficile. On pourrait citer, comme ayant bien compris ce rôle, plusieurs des hommes distingués que le gouvernement français a mis depuis quelques années à la disposition du gouvernement turc. Si M. de Plœuc, inspecteur-général des finances délégué à Constantinople, a réussi depuis quatre ans à améliorer sensiblement la situation pécuniaire de la Turquie, si sous son influence le calme a été enfin retiré et le déficit considérablement diminué, c’est que tout d’abord il avait senti qu’il ne pouvait être question pour le moment d’établir en Turquie une administration et une comptabilité financière calquées sur le patron français. Tandis que d’autres proposaient tout un système compliqué de réformes savantes qui supposaient une armée d’employés dressés à nos pratiques d’administration et importés d’Europe ou tombés tout exprès du ciel, M. de Plœuc avait très bien vu que le meilleur moyen de ne rien faire était de vouloir trop faire d’un seul coup. Selon lui, ce serait déjà beaucoup d’arriver a savoir tout de suite, avec une approximation plus ou moins exacte, ce que l’on recevait et ce que l’on dépensait. Sans multiplier bureaucrates ni paperasses, l’observation de certaines règles très simples suffirait pour assurer d’importans résultats. Enfin, avant de songer à organiser une cour des comptes, il convenait de créer de meilleures mœurs administratives en faisant quelques exemples, en punissant sévèrement les plus effrontés voleurs des deniers publics pour donner à réfléchir aux autres. Peut-être même n’eût-il pas été mauvais de pouvoir revenir pour une quinzaine de jours à l’époque où le sultan envoyait le cordon au pacha qui avait trop impudemment volé peuple et prince. Une ou deux exécutions de ce genre auraient eu plus d’effet sur les comptables qu’une de ces institutions pompeusement annoncées qui ne valent que par les hommes qui les appliquent. La Grèce a depuis bien des années une cour des comptes ; demandez à ceux qui ont vu de près la Grèce, qui ont examiné, comme M. de Plœuc, l’histoire et l’état de ses finances, si cette haute magistrature a jamais rendu au pays des services réels, si elle a signalé un abus ou relevé un détournement !

Ce même esprit modéré et pratique se retrouve chez les quelques Français qui jouent le premier rôle dans le conseil des travaux publics. Ce conseil est presque uniquement composé d’Européens ; il n’y entre que trois sujets du sultan. Le ministre du département. auquel il se rattache en est censé le président ; mais en fait ces fonctions sont remplies tantôt par un ingénieur, M. Deleffe, tantôt par un conservateur des eaux et forêts, M. Tassy[2]. Cette commission permanente se réunit à la Porte deux fois par semaine ; tous les projets de travaux d’utilité publique, toutes les demandes de concession lui sont soumis. Son rôle, d’abord purement consultatif, tend sans cesse à s’agrandir. Sans doute bien des mesures que le conseil a proposées et fait adopter attendent encore un commencement d’exécution, ou bien si l’on a commencé, comme pour l’école forestière, que M. Tassy s’était chargé d’organiser, on n’a pas été jusqu’au bout ; on a créé des talens que l’on néglige ensuite d’employer, sollicité des efforts que l’on oublie de récompenser, fait naître des espérances que l’on ne paraît pas aujourd’hui songer à réaliser. Pourtant tout n’a pas été vain dans l’œuvre de ce conseil. Ne parlons pas des études qu’il a faites et des matériaux qu’il a réunis des utiles travaux qu’il a fait commencer sur plusieurs points, des entreprises dont il a facilité la réussite, comme celle du chemin de fer de Smyrne à Aïdin ; c’est déjà un bien grand résultat que d’avoir accoutumé les Turcs à prendre assez de confiance en des Européens pour remettre entre leurs mains des affaires qui touchent de si près aux plus chers intérêts de l’empire, et pour s’en rapporter presque toujours implicitement à leur décision. Le public s’étonne à Péra qu’en deux ou trois ans, sous la conduite d’hommes aussi capables que MM. Deleflfe, Ritter et Tassy, des services publics n’aient pas été organisés sur le même pied qu’en France. Le public, là comme partout, est impatient et injuste. Les membres du conseil, qui auraient plus que personne le droit de se montrer irrités de lenteurs dont ils sont les premiers à souffrir, ont le bon sens de juger le pays et la. situation d’un œil plus calme ; ils ont de l’ardeur, mais se défendent de l’impatience. Sans se laisser gagner par l’indolence turque, sans se lasser d’insister et de presser, ils s’applaudissent à part eux d’avoir réussi à faire quelque chose plutôt qu’ils ne s’étonnent de ne pas avoir encore tout fait.

À entendre bien des personnes, celles qui veulent paraître prendre les questions de haut, la vraie cause de cette lenteur, de cette inertie des Turcs, c’est qu’ils sont musulmans. L’islamisme, ajoute-t-on, par son dogme de la fatalité et par l’insistance qu’il met à en pénétrer les âmes fidèles, endort l’esprit et abat le cœur ; il arrête l’élan de l’activité humaine. — Cela est vrai en principe, et le serait également dans la pratique, si les hommes poussaient toujours à bout les croyances qu’ils font état de professer, si leur conduite était uniquement dirigée par les dogmes auxquels s’est soumise leur intelligence, si la logique enfin était la seule reine de ce monde ; mais ce n’est heureusement point ainsi que les choses se passent, et ni l’islamisme, ni les autres doctrines religieuses ne vont point nécessairement toujours et partout jusqu’à leurs conséquences extrêmes. Voyez dans le sein du christianisme lui-même : certains principes qu’il renferme implicitement n’ont-ils point paru prendre par momens une telle prépondérance que tout mouvement semblait devoir cesser, l’homme perdre le sentiment de sa liberté, se réfugier au cloître et se dégoûter de la vie ? L’ascétisme de l’Imitation, le serf arbitre de Luther, la prédestination absolue de Calvin, tout cela n’était-il pas aussi hostile à la nature humaine, aussi menaçant pour le progrès que le fatalisme musulman ? Et pourtant catholiques et protestans ont passé outre, et, sans renier le christianisme, ne se sont pas arrêtés dans ces dogmes qui étaient bien sortis de lui, mais qui ne l’exprimaient pas tout entier. On peut même aller plus loin : à certains momens, au lieu de briser, comme on aurait, pu le craindre, le vivant ressort de l’énergie humaine, ces hautes et cruelles doctrines lui ont pour ainsi dire donné une nouvelle et plus forte trempe, une élasticité surprenante ; elles l’ont rendu capable de subir une tension plus violente, d’imprimer au siècle un plus puissant élan. Il en a été de même dans l’islamisme. N’est-ce point la confiance de ses premières, générations de croyans dans le Dieu, que leur avait révélé le Coran, n’est-ce point leur absolue soumission à ses volontés qui a précipité les Arabes à la conquête du monde, et qui leur a fait, en quelques années, étendre leur empire de l’Indus au détroit de Gibraltar ? Une fois tombé ce premier emportement de la guerre et du prosélytisme, les califats de Bagdad et de Cordoue ne témoignent-ils pas devant l’histoire de l’activité multiple que peut déployer et de l’éclat que peut jeter une société musulmane en dépit du principe fataliste que sa religion renferme ? Les Turcs eux-mêmes nous ont-ils toujours donné le triste spectacle qu’ils nous offrent aujourd’hui ? La race tartare, d’où ils tirent leur origine, est incontestablement la moins bien douée de toutes celles qui ont paru sur la grande scène de l’histoire, où elle n’a guère joué, comme l’a si bien remarqué M. Ernest Renan, d’autre rôle que celui d’un fléau destructeur ; les Turcs ottomans, malgré ces flots d’un sang plus noble qu’ont fait couler dans leurs veines, pendant les premiers siècles de la conquête, le tribut des enfans et de continuelles unions avec des captives chrétiennes ou avec les belles esclaves de Géorgie et de Circassie, malgré les avantages qu’ils ont tirés de ce croisement au point d’en être physiquement à peu près transformés, les Turcs ottomans sont encore, pour ce qui tient à la culture et à l’étendue de l’esprit, notoirement inférieurs aux peuples que le glaive leur a momentanément subordonnés, comme les Grecs et les Arméniens. Cette infériorité intellectuelle devait les disposer à prendre au pied de la lettre le dogme musulman, à l’accepter dans toute son étroite et rigide simplicité ; ce sont les Turcs en effet qui représentent maintenant l’orthodoxie dans le monde musulman, tandis que les Bédouins n’ont pour ainsi dire plus de religion ni de culte, et que les Persans se sont fait un islamisme à eux, très opposé, sous bien des rapports, à l’esprit du prophète. Pourtant les Turcs seljoukides et les Turcs osmanlis, sous les sultans d’ïconium et sous les descendans d’Othman, ont, eux aussi, dans leur histoire des périodes qui ne manquent ni de grandeur ni d’éclat. Je n’entends point parler ici seulement de la valeur guerrière et des succès qu’elle procure : tous les barbares que les événemens précipitent sur une société caduque, sur un vieux monde las et chancelant, en triomphent aisément par la rudesse même de leur jeune et farouche énergie ; mais il en est, comme les Huns et les Avares, qui ne laissent rien derrière eux que les ruinés qu’ils ont faites, et qu’un nom d’épouvante et d’horreur. Il y a autre chose que des villes prises et des batailles gagnées dans des règnes comme ceux d’Alaëddih et de Soliman le Magnifique ; nous trouvons dans la société que gouvernaient ces princes et leurs prédécesseurs et successeurs immédiats, toute turque et musulmane qu’elle fût, une organisation bien appropriée au caractère du peuple auquel elle s’appliquait, et produisant par suite un grand développement de puissance politique ; nous y. trouvons, à défaut d’originalité, — les Turcs ne firent guère en littérature que traduire et compiler, en architecture qu’employer ou imiter les Grecs et les Persans ; — une certaine activité d’esprit et un certain amour de l’art. C’est donc méconnaître la nature humaine et ses ressources cachées, c’est dédaigner le témoignage de l’histoire que de déclarer les Turcs incapables, en tant que musulmans, de tout progrès sérieux et de toute culture féconde.

Fût-il désirable de convertir les mahométans au christianisme, et y eût-il quelque chance d’y réussir, l’exemple que leur donnent les chrétiens avec qui ils se trouvent d’ordinaire en contact ne contribuerait guère à les entraîner Vers ce changement. Il n’est pas ici question des raïas, qui le plus souvent sont notoirement inférieurs en droiture et en bonté aux vrais Turcs, à ceux que l’on trouve encore, quand on sait où les prendre, dans la campagne et parmi la petite bourgeoisie des villes ; les vices des chrétiens d’Orient né s’expliquent que trop par leur long esclavage, et ces pauvres gens sont encore plus à plaindre qu’à blâmer. C’est des Européens mêmes que nous voulons parler. Laissons cependant de côté les ambassades. Ce n’est pas que le spectacle qu’elles offrent soit en général bien édifiant ; leurs membres pratiquent souvent, sous les yeux mêmes des Turcs, cette polygamie qu’ils ne manquent jamais, dans leurs conversations et leurs dépêches, de reprocher à la société turque comme une de ses plus tristes plaies. Les représentans des différentes nations chrétiennes se détestent mutuellement, et, pour satisfaire leur jalousie, trempent dans toute sorte d’intrigues, et perpétuent, en la soudoyant, cette corruption des fonctionnaires qu’ils blâment avec une si vertueuse indignation. Les ambassades ne sortent guère d’ailleurs d’un faubourg de la capitale, et n’ont de relations qu’avec une société officielle fort restreinte. Ce qui s’étend plus loin, ce qui exerce une action plus générale, c’est l’exemple de ces Européens de toute provenance qui, à mesure que les communications deviennent plus faciles, accourent en Turquie pour y faire leur fortune. À part quelques honorables exceptions, tous n’ont qu’un souci, qu’une pensée : gagner de l’argent n’importe comment, n’importe à quel prix. Des devoirs qui leur seraient imposés, comme avant-garde de l’Occident, en face d’un peuple moins avancé, ils n’en ont cure ; l’idée même du devoir leur est étrangère. Aucun scrupule moral ne les gêne. Ces vices que l’on jette sans cesse à la face de la Turquie, ils en font leurs complices, ils s’en servent pour pousser plus avant et plus vite leur fortune, et ils augmentent ainsi cette dépravation dont ils font de si noires peintures. L’Europe ne se montre pas à l’Asie par ses beaux côtés. Ceux qu’elle envoie là-bas, à part une bien faible minorité, ne peuvent inspirer aux Turcs qu’appréhension et répugnance. « Ces gens-là, se disent les Turcs, ne sont pas meilleurs que nous ; mais ils sont plus actifs et plus habiles. Nous les valons bien, mais ils ont plus de pouvoir que nous. Ce sont des êtres puissans et dangereux ; faisons tout ce qui sera en nous pour leur fermer la porte de notre pays, les empêcher de prendre pied sur notre sol, et les tenir à distance. » Ce n’est pas trop mal raisonner, et je comprends ce sentiment.

On ne se méprendra point, je l’espère, sur la pensée qui m’a dicté ces réflexions. J’ai, dans le cours des récits qu’elles terminent et complètent, assez souvent signalé les vices de l’administration turque et assez hautement témoigné le mépris que m’inspiraient la plupart de ses agens pour qu’on ne puisse avoir l’idée de me ranger parmi les panégyristes ou même parmi les apologistes du gouvernement actuel de la Turquie. Pendant que je parcourais et que j’étudiais l’Orient, ce qui me préoccupait surtout, ne l’aura-t-on pas déjà deviné ? c’était l’état, les souffrances, les progrès, les destinées futures des chrétiens d’Orient. C’est à ces chrétiens, j’en suis profondément convaincu, qu’appartient l’avenir ; un peu plus tôt, un peu plus tard, par un naturel effet de leur supériorité intellectuelle et morale, ils remonteront au premier rang, ils reprendront la direction des affaires. Néanmoins, à ce point de vue même et dans l’intérêt des chrétiens, il importe encore d’être juste envers les Turcs et de favoriser tout ce qui se peut faire de progrès par eux ou tout au moins avec eux ; il convient de les surveiller sans distraction et de les contenir sans faiblesse, si le vieux fanatisme menace encore d’éclater quelque part, mais de ne point pousser leur empire à la ruine, de ne point le supprimer brusquement par un coup d’impatience et de colère. Dans cet Orient régénéré où j’aime à me représenter les chrétiens débarrassés de toute entrave, jouissant d’une liberté qu’ils sauraient défendre au besoin par l’épée, redevenus les maîtres de ces villes que leurs aïeux ont fondées, il y aura encore un rôle à jouer pour les Turcs, pour ceux-là surtout que n’aura point corrompus une maladroite imitation de nos usages et de nos idées, mais qui seront le mieux restés eux-mêmes, qui auront le plus fidèlement conservé, avec la foi de leurs pères, leur naïve droiture, leur simplicité de mœurs, leur affectueuse bonté, les traditions enfin de la tente et de la tribu. Dans plusieurs provinces de l’empire, et notamment en Anatolie, quel que soit le système politique qui prévale, ils seront longtemps encore en majorité, ils formeront jusqu’à nouvel ordre le gros de la population agricole. On peut se les figurer, suivant les lieux, soumis à différens régimes, en Roumélie par exemple sujets d’un prince chrétien, mais conservant, garantie par des stipulations formelles et par le progrès, de l’esprit libéral, leur indépendance civile et religieuse, en Anatolie au contraire constituant un ou plusieurs états où l’islamisme resterait encore provisoirement la religion dominante, celle du souverain. En tout cas, quelles que soient les nouvelles conditions d’existence qu’ils doivent accepter, suivant la région qu’ils habitent et la tournure que prendront les affaires, laboureurs, pasteurs, bûcherons, artisans, on ne peut songer à se priver brusquement des Turcs et de leurs services. Travailleurs sans initiative, sans esprit d’invention ni de renouvellement, mais sobres, robustes ; réguliers et patiens, ils continueront utilement à produire une bonne part des denrées que mettront en valeur, que distribueront dans tout l’Orient, qu’échangeront avec l’Europe les Arméniens et les Grecs, plus portés, par leurs inclinations naturelles et par les habitudes prises vers l’industrie et le commerce.

Ainsi il est utile à l’Orient que les Turcs y demeurent et y survie-vent à la chute même de leur suprématie, pour qu’aucune, force n’y périsse, et, si l’on peut ainsi parler, qu’aucune note ne manque au concert. Allons plus loin. Il n’est pas de l’intérêt des sujets chrétiens du sultan que son empire se dissolve dès ce jour, que la puissance ottomane s’évanouisse à bref délai et par un subit écroulement. Les raïas ne sont pas prêts, et ils se trouveraient pris fort au dépourvu, Leur éducation intellectuelle et morale n’est pas encore assez avancée ; dans cette carrière administrative où ils n’ont un accès régulier que depuis quelques années seulement, mais où leurs services deviendront de jour en jour plus nécessaires et leur concours plus demandé, ils n’ont guère eu le temps de s’accoutumer au maniement des grandes affaires et de se donner par une longue pratique ces habitudes de confiance en soi-même, de décision rapide, de naturelle et tranquille assurance, sans lesquelles le commandement reste dépourvu de force et d’autorité. Comme peuvent l’attester tous ceux qui ont un peu vécu dans ces contrées, du Soudan au Danube, de Tripoli de Barbarie à Bagdad, les Turcs, en possession exclusive du pouvoir depuis plusieurs siècles, Ont sans effort et comme de naissance et d’instinct le geste et l’accent impérieux. Sans doute ils sont loin de posséder la science du gouvernement, mais ils en ont l’attitude et le prestige. Dans le train ordinaire de la vie, tous les raïas, à part quelques esprits cultivés et nourris d’ambitieuses espérances, Grecs et Arméniens, Valaques du Pinde ou Bulgares, Chaldéens, lézidis, Alepins, catholiques et schismatiques, se résignent sans effort à obéir aux Turcs, parce que c’est une habitude héréditaire, et que d’ailleurs ils se savent tous égaux devant ce maître qui tient une place où aucune de ces races et de ces religions ne consentirait à voir s’établir une de ses rivales. Que les Turcs disparaissent comme par un coup de baguette, et ce sera entre tous ces peuples et tous ces groupes religieux une compétition effrénée, une guerre à outrance. Ils se détestent l’un l’autre, et n’ont guère entre eux d’autres rapports que de payer l’impôt au même souverain et de vivre l’un auprès de l’autre dans différens quartiers d’une même ville, dans différens districts d’une même province ; chacun enfin, plus faible et à peine représenté dans telle ou telle région, l’emportera dans telle autre en nombre et en richesse sur tous ses concurrens, et ne se résoudra jamais à tomber au second rang dès que le premier ne sera plus occupé par l’autorité turque.

Le développement du royaume de Grèce, si l’Europe avait eu jadis la main plus heureuse en lui choisissant un roi, aurait pu modifier profondément la situation au profit des Grecs, les plus intelligens, les plus avancés et les plus ambitieux de tous les chrétiens orientaux. Que le roi Othon se fût trouvé mieux approprié par la nature et l’éducation aux difficiles fonctions où l’avait appelé la diplomatie, que le petit royaume prît l’essor que pouvaient lui faire espérer l’esprit éveillé et l’activité un peu inquiète de sa population, ainsi que le patriotique et prodigue concours des Grecs, opulens de l’étranger, l’Orient avait son Piémont ; les circonstances aidant et les hommes ne leur faisant point défaut, la Grèce aurait pu, un jour ou l’autre, attirer à elle, outre la Thessalie et l’Epire, les provinces maritimes de la Turquie d’Europe et les îles, qui sait même ? reporter sa capitale sur les rives du Bosphore, dans Stamboul, redevenue Constantinople. Notre siècle a vu se réaliser des rêves qui paraissaient plus chimériques. Ces espérances semblent aujourd’hui quelque peu compromises ; admettons néanmoins que les choses prennent la tournure la plus favorable : ne faudra-t-il pas toujours plus d’une année à la Grèce, même sous un prince intelligent et avec l’appui de l’Europe, pour arriver au point où elle aurait pu être il y a dix ans ? Quoi qu’il en soit, dans la situation actuelle de l’Orient, que demain le sultan et son gouvernement viennent à manquer : cette riche succession tombe en déshérence ; c’est alors un chaos de prétentions exagérées et contradictoires, un tumulte d’ambitions à la fois acharnées et impuissantes qui auront pour inévitable effet de réveiller ces vieilles idées de partage, où je vois un grave danger tout à la fois pour la paix de l’Europe et pour l’avenir des populations orientales.

Aussi bien que son intérêt, la justice défend à la France d’encourager de pareilles idées. Ces odieux partages, dont on ose encore parler, il semble que l’Europe devrait en être dégoûtée ; n’est-elle pas assez instruite par l’exemple de la Pologne et par le spectacle des embarras que le crime de Catherine et de Frédéric II cause aux puissances qui l’ont commis et à celles qui l’ont laissé commettre ? Mais, dira-t-on, l’analogie n’est que lointaine ; hors les Turcs, auxquels vous ne tenez pas, il n’y a point dans le Levant de nationalité historique, de peuple organisé et indépendant qui se trouve atteint et supprimé par un traité de partage. Sans doute ; mais il y a dans le Levant des races antiques et vigoureuses dont tant de siècles n’ont pas épuisé l’indestructible vitalité, dont tant de malheurs et de souffrances n’ont pas découragé l’effort, et qui ne demandent qu’à renaître sous la forme de nations à la fois vieilles et nouvelles, rajeunies par l’épreuve, éclairées par une longue et douloureuse expérience ; il y a là des germes vivans que vous n’avez pas le droit d’étouffer, ou même de gêner dans leur essor, quand, après avoir traversé sans périr un si froid et si dur hiver, ils s’apprêtent à éclore aux tièdes brises qui leur viennent de l’Occident, à pousser dans l’air libre d’un joyeux printemps feuilles et fleurs renouvelées. Ainsi font ces vieilles souches d’oliviers que chacun a pu remarquer aux environs d’Athènes. Combien de fois, depuis le temps où Pallas luttait avec Poséidon sur le rocher de l’Acropole, un ennemi, un barbare, jadis le Perse ou le Thébain, plus tard le Slave ou le Turc, a coupé les rameaux de l’arbre et brûlé le tronc, nul ne le sait ; mais la puissante racine reste enfouie dans le sol fidèle, et l’envahisseur à peine parti, sous les branchages flétris dont la campagne est jonchée, sous les cendres grises commence à pointer une faible tige que gonflera bientôt la sève immortelle. Attendez quelques années, et de nouveau les rameaux élancés se pareront de leur élégant et pâle feuillage, et plieront à l’automne sous le poids des fruits !


GEORGE PERROT.

  1. Voyez l’Annuaire des Deux Mondes, 1861, p. 537.
  2. M. Tassy a, depuis quelques mois, été rappelé en France.