Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Les compagnons d’armes/IV

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IV

ARMAND SILVESTRE


Dire de Carvalho qu’il était superstitieux, c’est ne rien dire. Il était l’auberge de toutes les crédulités connues ou à connaître, elles logeaient à pied, à cheval et en voiture dans cette cervelle ouverte aux quatre vents de la rosace. Il n’a jamais « voulu » quelque chose, même cet autre Faust qui le hantait et qu’il attendait de la veine, uniquement. On lui aurait juré que cet autre Faust était dans sa tabatière, qu’il n’en aurait même pas poussé le couvercle pour le renifler avec sa prise.

De pareil fataliste, je n’en ai pas connu, même à la fin du Second Empire, où n’était boulevardier pourtant qui ne le fût des pieds à la tête, à l’exemple d’ailleurs du maître des Tuileries. Pour les intellectuels de cette époque, vouloir n’était pas seulement le verbe bête, il était le porte-guigne et catastrophard, qui attirait la foudre, et, comme en Grèce, déchaînait la fureur des dieux. La théorie de ce Schopenhauer qui donne à la volonté la clef du système organique du monde n’avait pas quatre prosélytes même chez ceux qui se piquaient un peu de métaphysique. Mais revenons à Carvalho.

De toutes les superstitions qu’il pratiquait couramment, la croyance au mauvais œil était en lui la plus invétérée. La jettature était sa loi. Au nom seul de celui ou de celle qui passait pour doué du pouvoir diabolique de jeter des sorts, il était pris d’une angoisse insurmontable, ses mains tremblaient, ses lèvres se serraient, ses yeux hagards cherchaient la porte et la fuite. On sait que le malheureux Jacques Offenbach subissait, sans qu’on ait jamais su pourquoi du reste, cette imputation de jettatore. S’il n’y en a pas de plus lâche, aucun autre ne s’impose avec plus de force, ne s’accrédite plus vite et Naples là-dessus en laisse aux boulevards. Vous n’auriez pas trouvé — vous ne trouveriez pas encore peut-être — un membre du Tout-Paris des premières qui n’ait à sa chaîne de montre, en breloque, la petite corne de corail qui sert à détourner le fascino et remplace à cet effet le priape amulette des dames romaines.

Carvalho n’avait pas de corne de corail. En fait de talisman, il remontait carrément aux origines et ne recourait qu’à l’attribut même du dieu des jardins.

C’était une joie d’Armand Silvestre, bon poète païen, de se payer le « geste antique » du fataliste. Nous montions fumer un cigare dans son cabinet directorial du Vaudeville, vers la fin du spectacle, à l’heure des gens de théâtre, et nous mettions la conversation sur la musique.

— Eh bien ! Carvalho, avez-vous enfin votre nouveau Faust ?

— Ça viendra, il est en route. Je sens qu’il est en route.

— Il y faudrait d’abord un autre Gœthe peut-être ?

— Absolument inutile.

— Alors un autre Gounod, insinuait Silvestre.

— Ça, oui, mais où y en a-t-il ?

— Le petit Massenet ? Il va très bien.

— Ou Saint-Saëns, disais-je.

Et après un silence, savamment combiné pour l’effet, Silvestre se frappait le front et, comme inspiré, s’écriait :

— Carvalho, j’ai votre homme.

— Qui ?

— Offenbach.

C’était foudroyant. Pâle, la lèvre tremblante, il empoignait à pleine main le simulacre, qu’il dégainait, et, ouvrant rapidement la fenêtre, il jetait le sort sur les boulevards.

Tel était le « geste antique ».

Ce fut au cours de l’une de ces visites vespérales, conclues généralement par une promenade noctambulesque, que nous l’intéressâmes à une pièce où nous avions, Armand et moi, renoué notre collaboration.

Le thème, il faut le reconnaître, en était presque impossible, du moins à cette époque, car, depuis notre Ange Bosani, on a porté à la scène des études dramatiques plus corsées que celle d’un mari qui trafique de sa femme.

Montigny, à qui nous l’avions d’abord présentée, en avait été interloqué. Je le vois encore dans son cottage, à Passy, nous regardant l’un après l’autre pour tâcher de deviner quel était le plus dément des deux. « Et, cependant, disait-il, il y a dans votre ouvrage un homme de théâtre et un poète. — Tenez, avait-il fait, en désignant Silvestre, l’homme de théâtre c’est vous. » Et rien n’était plus drôle que le diagnostic de ce juge infaillible quand on connaissait l’horreur sacro-sainte du poète de Rimes neuves et vieilles pour les arts du dialogue. Ai-je besoin de vous dire que Montigny nous avait rendu la pièce, si ce n’est du bout des pincettes, du moins avec un haussement d’épaules qui nous fermait à jamais la carrière.

Carvalho nous témoigna le désir d’en prendre, à son tour, connaissance. Il était très curieux de ces cas pathologiques, bizarres oui, mais beaucoup moins exceptionnels qu’on ne pense ; on n’avait pas besoin de remonter à Louis XIV pour voir de très honnêtes gens exploiter leur cocuage bénévole et en tirer de bonnes rentes. Il nous demanda simplement de réduire la pièce de cinq à trois actes et d’y ajouter le personnage d’un homme « d’infiniment d’esprit » qui, sans tenir à l’action, l’expliquerait au public par des paradoxes.

— Quelque chose comme un Méry ou un Roqueplan, définissait-il, vous voyez ça d’ici ?

— Un Desgenais alors ? interrogeai-je.

— J’aimerais mieux franchement un chœur antique, avait déclaré Silvestre, avec le geste de bander sa lyre.

— Des vers au Vaudeville ! Malheureux, et mes actionnaires ! Non, un homme d’infiniment d’esprit, et en prose. Allez.

Je ne devais lancer que beaucoup plus tard ce mot de tripatouillage, qui a été le long cri de mon martyre au théâtre, mais je me refusai net à celui dont le directeur nous imposait la donnée et l’ultima ratio de vie ou de mort.

— Qu’est-ce que ça te fait, suppliait Armand, puisque l’art dramatique est le dernier des arts. Il ne s’agit que de gagner de l’argent et tu en as besoin dans ton jeune ménage. Faisons-lui son homme d’infiniment d’esprit, et demain il nous met en répétitions, tout est là.

— Eh bien ! fais-le lui, seul et toi-même.

Le jour suivant, Silvestre m’arriva avec un petit carnet où il avait recueilli toutes les plaisanteries immémoriales que l’on tire dans les ateliers de la métaphore, d’ailleurs inexplicable, de maquereau appliquée aux proxénètes. Il se tordait à en égrener la litanie squammeuse. Il en avait inventé de nouvelles. Il en improvisait en toussant de rire. Il préludait ainsi à ces contes gaulois dont il devait un jour renouer la tradition à Béroalde de Verville. Et le soir, dans son cabinet, Carvalho, plein d’esthétique, déclara que l’homme d’infiniment d’esprit était trouvé et qu’il n’y avait plus qu’à l’écrire. « La sauce sauvera le poisson », fut son mot définitif, emprunté aux circonstances.

Je n’avais pas — je n’ai pas encore — le mépris que professait mon cher camarade pour la littérature dramatique et je sentais bien que les blagues sur le scombre ne fournissaient pas la base d’un type ni même d’un caractère. Le propre de l’homme d’infiniment d’esprit c’est d’en avoir, au moins un peu, du vrai s’entend. À défaut de Méry et de Roqueplan qui n’étaient plus là pour nous poser le nôtre, je pensai à Aurélien Scholl qui, dans le débit des mots, payait comptant et à bourse ouverte. J’entraînai Silvestre à Tortoni où le prince des boulevardiers tenait ses assises. Par une chance providentielle, il avait devant lui à sa table, un petit homme à tête de pierrot, qui prenait une bavaroise au chocolat. C’était Théodore de Banville. Tout de suite, comme bien on pense, nous fûmes à ses côtés, car il était notre maître à tous les deux.

Et Banville causa, et Scholl se tut.

En sortant de là nous avions notre personnage. Il n’y avait plus qu’à se souvenir. C’est pour cela que nous l’appelâmes : Bandrille.

Le temps des répétitions d’Ange Bosani ma laissé le souvenir d’un travail extravagant que doublaient les péripéties d’une collaboration hyperbolique. Armand venait me prendre régulièrement chez moi, après le déjeuner, « pour que je ne me soustraie pas à mes devoirs », il s’asseyait auprès de moi dans la salle, et, le temps de me retourner, pritt, il avait disparu comme par une trappe. Où était-il ? Mystère. Seulement, à la fin de la journée, il reparaissait, les yeux brillants et me jetait à l’oreille : « Mon cher, elle est charmante, les épaules et le reste !… »

Il n’opposait, à mes reproches, que le sourire désarmant qu’il avait de bon moine au réfectoire. « Que veux-tu ! Je n’y entends goutte, à ton théâtre, et je m’y assomme. Mais je n’ai pas perdu mon temps. J’ai fait un sonnet que je te dédie.

— Sur les épaules ?

— Non, sur le reste. »

Une admiration commune pour Théophile Gautier nous avait unis, Silvestre et moi, et notre fraternité survécut longtemps à la perte de notre maître. Puis les entraînements de la vie nous tirèrent chacun en sens inverse et, peu à peu, nous nous trouvâmes dénoués, hélas ! et tout surpris de l’être. Pourquoi faut-il qu’on s’use en amitié comme en amour ? Lorsque nous nous rencontrions dans cette mêlée absurde d’intérêts où se résume aujourd’hui toute confraternité artistique, nous nous cherchions mutuellement, dans les yeux l’un de l’autre, le cher compagnon d’autrefois. Il n’en restait de traces que le banal tutoiement professionnel et le culte fidèle d’une grande mémoire.

Il est parti à son heure, après Alphonse Daudet, Léon Cladel, Paul Arène et les autres bons vendangeurs, ouvriers de plein air, de la vigne française, ceux d’avant le phylloxera ; il est entré avec eux dans Chanaan, il s’y repose, sa besogne est faite. Je n’ai pas à la juger, n’étant pas critique, et la place ici m’y manquerait. Tout au plus établirai-je que l’œuvre lyrique d’Armand Silvestre apparaît triple, ou plutôt se classe sous trois recherches. La première, par son panthéisme hellénique très décidé, l’affilie à André Chénier. Dans la deuxième, où il sacrifie à l’adoration toute plastique de la beauté féminine, il se rallie à Charles Baudelaire. Enfin, en un troisième exercice, plus familier sinon plus naturel, de ses facultés poétiques, c’est Théodore de Banville qui le guide à la trouvaille de ces vers à chanter et pour chanter, dont les rythmes légers et doux en eux-mêmes hantent l’oreille des musiciens de mots. Dans les trois genres, il laisse des pièces admirables et des modèles.

À ces trois brins de laurier de sa couronne, Armand Silvestre voulut, un jour, greffer le pampre de Silène. Il fit bien, puisqu’il y réussit, et les remords qu’il en affecta par la suite sont plus paradoxaux que l’aventure. Il savait mieux que personne que, en qualité de déesses, les Muses ne sont point bégueules, et que l’on rit aussi dans les bois du Pinde. Et puis la curiosité du théâtre le prit, comme elle prend toujours et tôt ou tard les plus rebelles à sa formule. Peu d’écrivains, en France, savent se soustraire aux prismes du lustre, mais tous les poètes y brûlent un peu leurs ailes, je ne me charge pas d’expliquer pourquoi. Toujours est-il que, dans les environs de 1873, Armand Silvestre voulut engager la partie et qu’il me choisit pour l’initier aux mystères d’un art qui n’en a que pour ceux auxquels ils semblent tels.

Après des tergiversations, où, mandataire d’une société d’actionnaires, il se débattait seul contre le Parisien hardi qui le doublait, Carvalho finit par donner la pièce, à une fin de saison, il est vrai, et pour l’honneur de l’audace. Et ce fut un 25 juillet, en pleine canicule dans un désert d’asphalte embrasé, que le nom du poète fut jeté, à côté du mien, à la critique dramatique pour la première fois.

Je ne crois pas lui avoir rendu ce jour-là un bien grand service, et quand je pense aux cruels déboires, qui sait ? mortels, peut-être, que le sort de son dernier effort dramatique lui infligea, je me demande si je n’en ai pas été un peu complice le soir où une collaboration improvisée l’illusionna sur des facultés dont le don même est déjà un martyre. Les enfants les plus pleurés des mères, disent les psychologues, ce sont les moins bien venus, et des contrefaits elles restent inconsolables.

Le succès donc de notre Ange Bosani n’avait été, comme Armand Silvestre le disait lui-même, tempéré que par la température. En compagnie de quelques amis militants et fidèles, nous le célébrâmes tout chaud et dès le baisser du rideau, dans un café-restaurant voisin du théâtre. Ce fut tant et si bien que nous en vîmes lever l’aurore, qui, du reste, à la fin de juillet, ne traîne pas au lit. Et tous nos camarades reconduits, un à un, et mis à leurs portes, nous nous trouvâmes tous deux, je ne sais où ni comment, à une descente de balayeurs, sur une place qui tournait. Car elle tournait, ou c’était nous.

Sur cette place, que j’ai souvent cherchée depuis sans la reconnaître, je me souviens que nous nous jurions une amitié éternelle et nous encensions d’un enthousiasme réciproque. On se renvoyait le triomphe dont les proportions, décuplées par la médianoche, atteignaient à l’hyperbolique. — On la jouera cent ans, lui disais-je. — On la jouera toujours, déclarait-il. — Même l’hiver ! faisions-nous ensemble. Il fallut tirer au sort pour savoir lequel des deux paierait sur ses droits d’auteur le bronze destiné à remercier Carvalho. Mais nous ne pûmes ni l’un ni l’autre retrouver à terre le décime lancé dans l’espace pour en décider à pile ou face. Les balayeurs riaient de nous voir si heureux et, pour les associer à notre fortune expansive, nous les menâmes tuer le perroquet au premier mannezingue dont les volets s’ouvrirent. Là, le verre au poing, il les somma de déclarer que Mlle Antonine, créatrice du rôle de Mme Bosani, était la plus grande comédienne du siècle peut-être et sûrement de tous les siècles. Ils y consentirent et s’en furent, nous laissant seuls sur ce vote populaire et matutinal.

Il fut alors résolu que nous irions illico choisir chez Barbedienne, et payer comptant le bronze, afin que Carvalho le trouvât, dès son déjeuner, devant son œuf à la coque, en dépliant sa serviette, car nous débordions de plus en plus de reconnaissance. — À quel prix estimes-tu, lui disais-je, chemin faisant, qu’on vende le bronze chez un bronzier ? — Il y en a à quinze mille francs, m’assurait-il, mais j’en ai vu de quinze cents, d’après l’antique. Je lui suggérai timidement de nous contenter d’un airain plus portatif, et dans les cent livres par exemple, si Barbedienne en fondait : ce sera pour nous l’affaire d’un bon de cinquante francs chacun sur nos droits d’auteur chez Peragallo, et l’effet sera plus intime devant l’œuf à la coque, sans rien y perdre de son expression. Le poète me regarda béant, sans me comprendre, car il était déjà, à cette époque, inspecteur des finances, et l’on croit à ce que l’on inspecte. Force me fut alors de lui révéler, d’initiateur à initié, l’un des mystères du théâtre.

Et ses yeux se remplirent de larmes. L’impossibilité de pouvoir payer comptant chez Barbedienne la moitié d’un bronze destiné à commémorer la date d’une première telle que la nôtre lui apparut comme le comble de l’iniquité sociale. — Entrons ici, me cria-t-il violemment ; et, poussant la porte d’un estaminet : — Garçon, fit-il, deux cafés au lait et de quoi écrire.

Quand nous fûmes assis, il me saisit la main : — Écoute, ça ne peut pas durer comme ça. As-tu un notaire ? Je te donne… mon oncle de Toulouse !

Ce don de son oncle de Toulouse n’était ni plus ni moins que celui de toute sa fortune, représentée par l’héritage futur du seul parent qui lui restât, et si j’avais eu un notaire, l’acte eût été entériné ce matin-là, car l’excellent ami, sans plus rien vouloir entendre, rédigeait déjà son testament, y consignait à chaudes larmes son legs universel et menaçait de se fâcher si je ne le fourrais dans ma poche avec mon mouchoir par-dessus.

Le lendemain, ai-je besoin de le dire, nous ne nous souvenions même plus non seulement du don de l’oncle de Toulouse, mais même du bronze, et au bout de quinze jours Ange Bosani s’abattait de l’affiche dans la fournaise. Deux ou trois ans après, je retrouvai le testament dans un vieux gilet et je le rendis à mon collaborateur avec tout ce qu’il contenait de notre jeunesse et de la bonne gaieté d’antan.