Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Les compagnons d’armes/V

La bibliothèque libre.

V

PAUL ARÈNE


Malgré que nous eussions débuté ensemble et la même année, lui au second Théâtre-Français et moi au premier, je ne connus Paul Arène qu’après la guerre, mais, en dépit d’un caractère assez atrabilaire qu’il eut toujours, je lui suis resté fidèle jusqu’à sa mort, parce qu’il était un admirable artiste de lettres.

Je vais plus loin, je le tiens pour un classique de notre langue, et l’un des rares maîtres de la prose française à qui la durée est promise, si elle est promise à quelques écrivains de ce demi-siècle. Mais n’alourdissons pas ces souvenirs par de la critique littéraire. — Tu méritais d’être né dans l’Île-de-France, lui disais-je, et ce propos déchaînait ses colères. — Je suis de Sistéron, rien que de Sistéron, clamait-il, et n’en est pas qui veut ! Sistéron est une colonie grecque, pour ta gouverne. Sistéron, c’est Cithéron, le Montmartre de Thèbes, patrie de Pindare ! — Et il me tournait le dos avec mépris.

Alphonse Daudet, depuis son mariage, habitait rue Pavée, au Marais, aux entours de la place Royale. Il occupait un étage de l’hôtel Lamoignon, vieille demeure, silencieuse et hautaine, de cette race de magistrats du vieux jeu, drapés de science juridique, intrépides au sacerdoce héréditaire, et hissant du poing, aussi bien devant les peuples que devant les rois, les balances du Droit, qui sont celles de la Liberté. Il est vrai que la Robe alors anoblissait comme l’Épée.

Rien qu’à traverser la vaste cour circulaire de l’hôtel on refoulait d’un siècle sur le passé. On se sentait humilié de n’y point entrer en carrosse. La pensée se faisait grave dès le seuil, et, devant l’huissier de porte, cariatide de l’habitacle, le plus allègre était pris d’une attaque d’austérité. — Votre conciergerie daignerait-elle me dire si le sieur Alphonse Daudet donne audience ?

L’appartement du poète était certainement plus haut que large, je veux dire que, s’il comprenait peu de pièces, les parois, propres aux tapisseries de haute lice, y exaltaient leurs lambris hors de la portée des yeux et des lampes. Les Lamoignon devaient dépenser en torches les trois quarts de leurs revenus, mais on sait que Daudet était le bélisaire d’une myopie hyperbolique ; aussi se dirigeait-il à vue de nez dans ces limbes familiers. Le salon où il recevait ses amis était en même temps son cabinet de travail et sa bibliothèque. C’était là qu’une fois par semaine nous nous réunissions autour de sa jeune gloire. On y disait des vers, on y faisait de la musique, on y disputait passionnément des choses d’art et de lettres. L’auteur de l’immortel « Tartarin » était un conteur éblouissant, inépuisable de bonnes histoires, beaucoup moins imaginées qu’observées, et où l’on devinait le preneur de notes impitoyable. Mais la musique le débridait. Aux premiers accords du piano, il se mettait à piaffer, secouait le caveçon et semblait perdre la tête. Si l’Orphée de Gluck ou le Lohengrin de Wagner, ses pièces de prédilection, étaient sur le pupitre, il ne se tenait plus et il entonnait à l’unisson avec le chanteur ou la cantatrice, non sans marteler l’accompagnateur de coups de poing dans le dos enthousiastes.

Les soirées, rue Pavée, au Marais, avaient un rite. Elles s’ouvraient par une récitation du fameux sonnet d’André Gill : « Les enfants des autres » que le caricaturiste disait lui-même et répétait sans se faire prier. Le sonnet était suivi de quelques autres pièces, en argot montmartrois, extraites de son recueil : La Muse à Bibi. Qui nous eût dit alors que ce magnifique garçon, taillé en athlète, et qui aimait tant à étaler sur les boulevards l’anatomie puissante de son torse, dût finir dans un cabanon de dément mégalomane ! — Après André Gill c’était le tour de cet extraordinaire Zacharie Astruc, peintre, statuaire, poète et musicien, omniartiste enfin, qu’un railleur du groupe avait surnommé si drôlement : Léotard de Vinci. On se contait qu’il avait fait le voyage d’Espagne en jongleur, avec sa femme et sa fille, qu’il portait à bras tendu, sur un tapis, dans les fêtes foraines, et je ne l’ai jamais entendu démentir la légende. En musique, Zacharie Astruc s’en tenait résolument à l’art du dix-huitième, et il avait fait sien le répertoire sentimental de Garat. Il y excellait du reste. D’une voix veloutée de flûte dans les bois, impatiente de la mesure, il nous transportait dans les salons du Directoire. C’est de lui que Barbey d’Aurevilly disait : « Quand il chante, les femmes se décollètent à l’entendre. »

Daudet ne le quittait pas du monocle. Il l’étudiait curieusement, et on le sentait hanté du type ; mais à l’intérêt du romancier s’ajoutait un sentiment de sympathie tout particulier. Dans une lutte à Champrosay, sur la pelouse du jardin, Astruc lui avait, d’un enlacement brusque, démis la jambe, et le chagrin du pauvre jongleur des Espagnes avait été si vif que l’accident les avait noués d’amitié pour la vie.

Puis venait Léon Valade, délicieux rimeur, trop discret, que l’hôte allait chercher dans les coins sombres pour le produire. Léon Valade était un petit bout d’homme, sans gestes, volontairement effacé, qui marchait à pas ouatés, et n’en cachait pas moins l’esprit d’un Henri Heine sous ses apparences timides. — Il a dû être maître d’études chez les sourds-muets, riait Daudet.

C’était alors que, sa sieste prise — car il s’endormait après tous les repas — Armand Silvestre apparaissait, le teint reposé, le sourire aux lèvres. Il était le poète de la maison. On lui passait la lyre, et il pleuvait des roses. La dominante du talent lyrique de Silvestre était la facilité. Les poèmes qu’il communiquait à ses amis étaient de sa provende du jour, souvent d’une heure à peine. Il versifiait pour ainsi dire en marchant. Son pas lui rythmait l’hexamètre. Je n’ai jamais connu à personne une telle hantise du vers, permanente, unique, obsédante comme une possession démoniaque, et dont la crise ne l’a jamais lâché.

Un soir où ses hymnes à la Vénus antique nous avaient jetés dans une langueur tout à fait panthéiste, une voix troua le silence : — Si nous chantions Les Deux Augures ? — Et pour la première fois je vis Paul Arène.

Les Deux Augures étaient les personnages d’un petit opéra-bouffe, d’ailleurs inachevé, dont le mélodiste, nommé Alma Rouch, ne s’est pas imposé à la mémoire des hommes. Il avait mis en musique plusieurs chansons du Pindare de Sisteron, et notamment une « Ronde des pharmaciens » dont la vogue était grande au quartier des Écoles. Encouragé par cette réussite, il s’était attaché à son parolier et il avait arraché à sa paresse impénitente et rébarbative les premières scènes d’un livret qui promettaient un chef-d’œuvre du genre. Ces premières scènes, traitées avec une verve remarquable, étaient la joie des soirées de Daudet, qui les savait par cœur et n’aimait rien tant que de les jouer avec Paul Arène lui-même. Ils se plaçaient, l’un à droite, l’autre à gauche du pianiste, et la comédie commençait. — Bonjour, ami cher. — Bonjour, cher ami. — Dormîtes-vous bien ? — Avez-vous dormi ?… Inutile de dire que l’infortuné Alma Rouch s’évertuait vainement à accorder sa musique avec celle de ses interprètes. Si l’un des deux augures devançait les bémols, l’autre retardait sur les dièses, chacun selon son tempérament, Daudet, grisé par les sons, Arène attaché à son verbe, et s’interrompant mutuellement par des imprécations hors texte d’une drôlerie irrésistible et désordonnée.

Le contraste entre ces deux méridionaux qui avaient été frères d’armes littéraires et qui s’en sont allés divisés par une animosité douloureuse, était le même entre leurs personnes qu’entre leurs écrits. Alphonse Daudet, beau comme un jeune cheik arabe agité, passionné, expansif, avait la cigale bruissante. Paul Arène, dont la tête énorme était en disproportion avec un corps malingre et petit et rappelait les bustes des philosophes helléniques, donnait la sensation d’un sage. Peut-être disait-il vrai en somme quand il attribuait à sa Sisteron une origine grecque. Ce qui n’est pas douteux, c’est que, de tous ceux de Provence, il est à peu près le seul qui, sans infidélité à Mistral et demeuré félibre invétéré, ait eu cette vertu du style dont la floraison semble s’arrêter en deçà de la Loire.