Souvenirs d’un hugolâtre/20

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 126-131)
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XX

La fréquentation de quelques hommes de professions libérales entraînait d’ailleurs, autour de moi, un petit groupe de jeunes gens qui, entrés malgré eux dans le commerce, aspiraient à suivre une autre voie.

Ce n’est donc pas pour occuper les lecteurs de ma petite personne que j’insiste sur ce point ; c’est pour leur donner une idée de ce qui se passait dans bon nombre de familles, en conséquence de la révolution littéraire, politique et artistique, accomplie depuis peu.

Dans le quartier Saint-Victor, parmi les amis et les voisins de mon père, on ne voyait que garçons condamnés à des métiers qui leur déplaisaient et résolus à secouer le joug aussitôt que l’occasion s’en présenterait, les uns pour renforcer le clan des néo-christianistes de Montalembert, les autres pour s’enrôler dans le bataillon des journalistes ; d’autres pour se vouer au « culte d’une des Muses » ; d’autres, enfin, pour aborder le théâtre, ce tentateur inéluctable.

Il nous arriva, par exemple, de jouer la comédie bourgeoise en petit comité.

Quelques acteurs et actrices, de dix à vingt ans, interprétaient de leur mieux des pièces enfantines, empruntées au répertoire de Comte, le ventriloque et le prestidigitateur ; de Comte, dont les spectacles organisés dans une salle située au passage Choiseul (aujourd’hui les Bouffes-Parisiens) étaient annoncés, rappelons-le, par des affiches où on lisait :


Par les mœurs, le bon goût modestement il brille,
Et sans danger la mère y conduira sa fille.

La troupe de Comte a produit Hyacinthe, Charles Pérey, Colbrun, Aline Duval, Clarisse Miroy et Atala Beauchêne.

Notre théâtre était dressé dans le jardin d’un papetier de la Montagne-Sainte-Geneviève. Chez ce papetier, tous les commis visaient à d’autres destinées que celles de vendre des pains à cacheter, et la plupart composaient notre compagnie ; chez ce papetier, le fils d’un cabaretier voisin faisait son apprentissage.

L’apprenti nous pria, nous supplia de l’admettre parmi les acteurs. Nous refusâmes impitoyablement ; nous le déclarâmes indigne, sans avoir daigné, même, examiner ses mérites, sans le prendre comme figurant, ainsi que nous avions procédé à l’égard d’un autre garçon qui est devenu, par la suite, un lithographe très connu.

Les prières, les supplications de l’apprenti papetier ne nous touchaient point. Nous étions, je l’avoue, des vaniteux, des aristocrates, et, par surcroît, des imbéciles ; car celui que nous avions repoussé persévéra dans sa vocation, s’adressa à d’autres comédiens de société qui s’empressèrent de l’accueillir. Il obtint du succès et ne tarda pas à débuter au théâtre du Mont-Parnasse, dans les Brodequins de Louise.

Aussitôt, les gens du métier lui prédirent un avenir brillant, et leur prédiction s’accomplit.

Nous avions refusé les services du jeune François-Louis Lesueur, qui hésita longtemps avant de se faire acteur de profession, pour ne pas déplaire à son père, mais dont la réputation d’excellent comique a sans cesse grandi, sur les scènes du Panthéon, de la Gaîté, du Cirque et du Gymnase-Dramatique.

Pendant vingt années tout Paris a applaudi Lesueur, mort à Bougival le 5 mai 1876. Le rôle de Grinchu, dans Nos bons villageois de Sardou, l’avait placé parmi les meilleurs sujets du Gymnase.

Quant à notre troupe de comédiens amateurs, voici ce qu’elle produisit :

Aucun de ses membres ne suivit la carrière qu’on lui avait imposée. Le père noble devint professeur d’harmonie au Conservatoire ; le paysan et le jeune premier sont conservateurs dans une bibliothèque de l’État ; le comique a acquis un vrai talent de graveur sur bois, il a collaboré à l’Histoire des Peintres ; la ganache, enfin, a longtemps trôné dans une préfecture.

Beaucoup de temps perdu, des dépenses continuelles, de la prétention au talent, voilà ce qui résultait ordinairement de la passion pour la comédie bourgeoise.

Elle entretenait mes inclinations anti-commerciales, quoique je fusse assez médiocre acteur, en dépit des bravos que la claque me prodiguait.

Je venais d’achever une poésie intitulée : femme ! Beauté du corps, beauté de l’âme, lorsqu’on me présenta à Émile Deschamps, qui écrivait alors ses remarquables Études françaises et étrangères, et une symphonie dramatique, Roméo et Juliette, pour son ami Hector Berlioz, compositeur très contesté de son vivant, qui eut besoin de mourir pour devenir célèbre, pour prendre rang parmi les maîtres.

Émile Deschamps me reçut avec cette grâce et cette affabilité qu’il a conservées jusqu’aux derniers jours de sa vie ; il accepta la dédicace de mes vers, et acheva de m’être agréable en me faisant connaître son frère Antony, traducteur de la Divine Comédie du Dante, et qui, plein de bienveillance, était alors en proie à une hypocondrie persistante.

Avec quelle joie je me trouvais en présence de deux membres du cénacle ! Peut-être, par leur protection, j’aurais accès chez Victor Hugo ! C’était beaucoup, déjà, que de pouvoir contempler deux séides du poète des Orientales.

Peu de jours après, mes vers étaient imprimés dans une toute petite revue de modes, dont le numéro justificatif me parvenait.

Je fus ébloui, en les relisant là, imprimés sur papier glacé, coquettement encadrés de vignettes. Éblouissement pardonnable, car je me trouvais au milieu de piles de calicot lorsque je reçus la revue.

Et le commis de nouveautés se transforma en homme de lettres !

À dater de ce moment, une idée fixe s’empara de mon cerveau : quitter le comptoir, jeter l’aune par-dessus les moulins, passer l’examen du baccalauréat, étudier le droit, et voguer à pleines voiles dans cet océan aux mirages trompeurs qu’on nomme la littérature, océan dont les tempêtes ont encore du charme.

Dans le même temps, plusieurs amis faisaient comme moi, quittaient le commerce, se livraient à la littérature, aux arts ou au professorat.


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