Stello/XVIII

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Charles Gosselin (p. 141-151).


CHAPITRE XVIII


Un escalier


Saint Socrate, priez pour nous ! disait Erasme le savant. J’ai fait souventes fois cette prière en ma vie, continua le Docteur, mais jamais si ardemment, vous m’en pouvez croire, qu’au moment où je me trouvai seul avec cette jeune femme dont j’entendais à peine le langage, qui ne comprenait pas le mien, et dont la situation n’était pas claire à mes yeux plus que sa parole à mes oreilles.

Elle ferma vite la petite porte par laquelle nous étions arrivés au bas d’un long escalier, et là elle s’arrêta tout court, comme si les jambes lui eussent manqué au moment de monter. Elle se retint un instant à la rampe ; ensuite elle se laissa aller assise sur les marches, et, quittant ma main qui la voulait retenir, me fit signe de passer seul.

« Vite ! vite ! allez ! » me dit-elle en français, à ma grande surprise ; je vis que la crainte de parler mal avait, jusqu’alors, arrêté cette timide personne.

Elle était glacée d’effroi ; les veines de son front étaient gonflées, ses yeux étaient ouverts démesurément ; elle frissonnait et essayait en vain de se lever ; ses genoux se choquaient. C’était une autre femme que sa frayeur me découvrait. Elle tendait sa belle tête en haut pour écouter ce qui arrivait, et paraissait sentir une horreur secrète qui l’attachait à la place où elle était tombée. J’en frémis moi-même, et la quittai brusquement pour monter. Je ne savais vraiment où j’allais, mais j’allais comme une balle qu’on a lancée violemment.

« Hélas ! me disais-je en gravissant au hasard l’étroit escalier, hélas ! quel sera l’Esprit révélateur qui daignera jamais descendre du ciel pour apprendre aux sages à quels signes ils peuvent deviner les vrais sentiments d’une femme quelconque pour l’homme qui la domine secrètement ? Au premier abord, on sent bien quelle est la puissance qui pèse sur son âme, mais qui devinera jamais jusqu’à quel degré cette femme est possédée ? Qui osera interpréter hardiment ses actions et qui pourra, dès le premier coup d’œil, savoir le secours qu’il convient d’apporter à ses douleurs ? Chère Kitty ! me disais-je (car en ce moment je me sentais pour elle l’amour qu’avait pour Phèdre sa nourrice, son excellente nourrice, dont le sein frémissait des passions dévorantes de la fille qu’elle avait allaitée), chère Kitty ! pensais-je que ne m’avez-vous dit : Il est mon amant ? J’aurais pu nouer avec lui une utile et conciliante amitié ; j’aurais pu parvenir à sonder les plaies inconnues de son cœur ; j’aurais… Mais ne sais-je pas que les sophismes et les arguments sont inutiles où le regard d’une femme aimée n’a pas réussi ? Mais comment l’aime-t-elle ? Est-elle plus à lui qu’il n’est à elle ? N’est-ce pas le contraire ? Où en suis-je ? Et même je pourrais dire : Où suis-je ? »

En effet, j’étais au dernier étage de l’escalier assez négligemment éclairé, et je ne savais de quel côté tourner, lorsqu’une porte d’appartement s’ouvrit brusquement. Mon regard plongea dans une petite chambre dont le parquet était entièrement couvert de papiers déchirés en mille pièces. J’avoue que la quantité en était telle, les morceaux en étaient si petits, cela supposait la destruction d’un si énorme travail, que j’y attachai longtemps les yeux avant de les reposer sur Chatterton, qui m’ouvrait la porte.

Lorsque je le regardai, je le pris vite dans mes bras par le milieu du corps ; et il était temps, car il allait tomber et se balançait comme un mât coupé par le pied. — Il était devant sa porte ; je l’appuyai contre cette porte, et je le retins ainsi debout, comme on soutiendrait une momie dans sa boîte. — Vous eussiez été épouvanté de cette figure. — La douce expression du sommeil était paisiblement étendue sur ses traits ; mais c’était l’expression d’un sommeil de mille ans, d’un sommeil sans rêve, où le cœur ne bat plus, d’un sommeil imposé par l’excès du mal. Les yeux étaient encore entrouverts, mais flottants au point de ne pouvoir saisir aucun objet pour s’y arrêter : la bouche était béante et la respiration forte, égale et lente, soulevant la poitrine comme dans un cauchemar.

Il secoua la tête, et sourit un moment comme pour me faire entendre qu’il était inutile de m’occuper de lui. — Comme je le soutenais toujours très ferme par les épaules, il poussa du pied une petite fiole qui roula jusqu’au bas de l’escalier, sans doute jusqu’aux dernières marches où Kitty s’était assise, car j’entendis jeter un cri et monter en tremblant. — Il la devina. — Il me fit signe de l’éloigner, et s’endormit debout sur mon épaule, comme un homme pris de vin.

Je me penchai, sans le quitter, au bord de l’escalier. J’étais saisi d’un effroi qui me faisait dresser les cheveux sur la tête. J’avais l’air d’un assassin.

J’aperçus la jeune femme qui se traînait pour monter les degrés en s’accrochant à la rampe, comme n’ayant gardé de force que dans les mains pour se hisser jusqu’à nous. Heureusement elle avait encore deux étages à gravir avant de le rencontrer.

Je fis un mouvement pour porter dans la chambre mon terrible fardeau. Chatterton s’éveilla encore à demi — il fallait que ce jeune homme eût une force prodigieuse, car il avait bu soixante grains d’opium. — Il s’éveilla encore à demi, et employa, le croiriez-vous ? — employa le dernier souffle de sa voix à me dire ceci :

« Monsieur… you… médecin… achetez-moi mon corps, et payez ma dette. »

Je lui serrai les deux mains pour consentir. — Alors il n’eut plus qu’un mouvement. Ce fut le dernier. Malgré moi, il s’élança vers l’escalier, s’y jeta sur les deux genoux, tendit les bras vers Kitty, poussa un long cri et tomba mort, le front en avant.

Je lui soulevai la tête. « Il n’y a rien à faire, me dis-je. — A l’autre. »

J’eus le temps d’arrêter la pauvre Kitty ; mais elle avait vu. Je lui pris le bras, et la forçai de s’ asseoir sur les marches de l’escalier. Elle obéit, et resta accroupie comme une folle, avec les yeux ouverts. Elle tremblait de tout le corps.

Je ne sais, monsieur, si vous avez le secret de faire des phrases dans ces cas-là ; pour moi, qui passe ma vie à contempler ces scènes de deuil, j’y suis muet.

Pendant qu’elle voyait devant elle fixement et sans pleurer, je retournais dans mes mains la fiole qu’elle avait apportée dans la sienne ; elle alors, la regardant de travers, semblait dire, comme Juliette : « L’ingrat ! avoir tout bu ! ne pas me laisser une goutte amie ! »

Nous restions ainsi l’un à côté de l’autre, assis et pétrifiés : l’un consterné, l’autre frappée à mort ; aucun n’osant souffler le mot, et ne le pouvant.

Tout d’un coup une voix sonore, rude et pleine, cria d’en bas :

« Come, mistress Bell ! »

A cet appel, Kitty se leva comme par un ressort ; c’était la voix de son mari. Le tonnerre eût été moins fort d’éclat et ne lui eût pas causé, même en tombant, une plus violente et plus électrique commotion. Tout le sang se porta aux joues ; elle baissa les yeux et resta un instant debout pour se remettre.

« Come, mistress Bell ! » répéta la terrible voix.

Ce second coup la mit en marche, comme l’autre l’avait mise sur ses pieds. Elle descendit avec lenteur, droite, docile, avec l’air insensible, sourd et aveugle d’une ombre qui revient. Je la soutins jusqu’en bas ; elle rentra dans sa boutique, se plaça les yeux baissés à son comptoir, tira une petite Bible de sa poche, l’ouvrit, commença une page, et resta sans connaissance, évanouie dans son fauteuil.

Son mari se mit à gronder, des femmes à l’entourer, les enfants à crier, les chiens à aboyer.

« Et vous ! s’écria Stello en se levant avec chagrin.

— Moi ? je donnai à M. Bell trois guinées, qu’il reçut avec plaisir et sang-froid en les comptant bien.

— C’est, lui dis-je, le loyer de la chambre de M. Chatterton, qui est mort.

— Oh ! dit-il avec l’air satisfait.

— Le corps est à moi, dis-je ; je le ferai prendre.

— Oh ! me dit-il avec un air de consentement. »

Il était bien à moi, car cet étonnant Chatterton avait eu le sang-froid de laisser sur sa table un billet qui portait à peu près ceci :

« Je vends mon corps au Docteur [le nom en blanc], à la condition de payer à M. Bell six mois de loyer de ma chambre, montant à la somme de trois guinées. Je désire qu’il ne reproche pas à ses enfants les gâteaux qu’ils m’apportaient chaque jour et qui, depuis un mois, ont seuls soutenu ma vie. »

Ici le Docteur se laissa couler dans la bergère sur laquelle il était placé, et s’y enfonça jusqu’à ce qu’il se trouvât assis sur le dos et même sur les épaules.

« Là ! — dit-il avec un air de satisfaction et de soulagement, comme ayant fini son histoire.

— Mais Kitty Bell ? Kitty, que devint-elle ? dit Stello, en cherchant à lire dans les yeux froids du Docteur Noir.

— Ma foi, dit celui-ci, si ce n’est la douleur, le calomel des médecins anglais dut lui faire bien du mal… car, n’ayant pas été appelé, je vins quelques jours après visiter les gâteaux de sa boutique. Il y avait là ses deux beaux enfants qui jouaient et chantaient en habit noir. Je m’en allai en frappant la porte de manière à la briser.

— Et le corps du Poète ?

— Rien n’y toucha que le linceul et la bière. Rassurez-vous.

— Et ses poèmes ?

— Il fallut dix-huit mois de patience pour réunir, coller et traduire les morceaux des manuscrits qu’il avait déchirés dans sa fureur. Quant à ceux que le charbon de terre avait brûlés, c’était la fin de la Bataille d’Hastings, dont on n’a que deux chants.

— Vous m’avez écrasé la poitrine avec cette histoire », dit Stello en retombant assis.

Tous deux restèrent en face l’un de l’autre pendant trois heures quarante-quatre minutes, tristes et silencieux comme Job et ses amis. Après quoi Stello s’écria comme en continuant :

« Mais que lui offrait donc M. Beckford dans son petit billet ?

— Ah ! à propos, dit le Docteur Noir, comme en s’éveillant en sursaut…

C’était une place de premier valet de chambre chez lui. »