Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre IX

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 93-106).

LETTRE IX

Salzbourg, le 4 mai 1809.

Mon ami,


En 1741, Jomelli, un des génies de la musique, fut appelé à Bologne pour y composer un opéra. Le lendemain de son arrivée, il alla voir le célèbre père Martini, sans se faire connaître, et le pria de l’admettre au nombre de ses élèves. Le père Martini lui donne un sujet de fugue ; et voyant qu’il le remplissait d’une manière supérieure : « Qui êtes-vous ? lui dit-il ; vous moquez-vous de moi ? c’est moi qui veux apprendre de vous. — Je suis Jomelli, je suis le maître qui doit écrire l’opéra qu’on jouera ici l’automne prochain, et je viens vous prier de m’apprendre le grand art de n’être jamais embarrassé par mes idées. »

Nous autres, qui ne faisons que jouir de la musique, nous ne nous doutons pas de la difficulté qu’on trouve à arranger de beaux chants de manière qu’ils plaisent à l’auditeur, sans choquer certaines règles, dont à la vérité un bon quart au moins sont de pure convention. Tous les jours il nous arrive, en écrivant, d’avoir des idées qui paraissent bonnes, et de trouver une difficulté extrême à les tourner d’une manière agréable et à les écrire. Cet art difficile, que Jomelli priait le père Martini de lui enseigner, Haydn l’avait trouvé tout seul. Dans sa jeunesse, il jetait souvent sur le papier un certain nombre de notes au hasard, en marquait les mesures et s’obligeait à faire quelque chose de ces notes, en les prenant pour fondamentales. On rapporte le même exercice de Sarti. À Naples, l’abbé Speranza obligeait ses élèves à prendre une aria de Métastase, et à faire de suite, sur les mêmes paroles, trente airs différents : c’est par ces moyens qu’il forma le célèbre Zingarelli, qui jouit encore de sa gloire à Rome, et qui a pu écrire ses meilleurs ouvrages en huit jours et quelquefois en moins de temps. Moi, indigne, je suis témoin qu’en quarante heures, distribuées en dix jours de travail, il a produit son inimitable Roméo et Juliette. À Milan, il avait écrit son opéra d’Alcinda, le premier de ses ouvrages célèbres, en sept jours. Il est supérieur à toutes les difficultés matérielles de son art.

Une qualité remarquable chez Haydn, la première parmi celles qui ne sont pas données par la nature, c’est l’art d’avoir un style. Une composition musicale est un discours qui se fait avec des sons au lieu d’employer la parole. Dans ses discours, Haydn a, au suprême degré, non-seulement l’art d’augmenter l’effet de l’idée principale par les idées accessoires, mais encore de rendre les unes et les autres de la manière qui convient le mieux à la physionomie du sujet : c’est un peu ce qu’en littérature on nomme convenances de style. Ainsi le style soutenu de Buffon n’admet pas ces tournures vives, originales et un peu familières qui font tant de plaisir dans Montesquieu.

Le motif d’une symphonie est la proposition que l’auteur entreprend de prouver, ou, pour mieux dire, de faire sentir. De même que l’orateur, après avoir proposé son sujet, le développe, présente ses preuves, répète ce qu’il veut démontrer, apporte de nouvelles preuves, et enfin conclut, de même Haydn cherche à faire sentir le motif de sa symphonie.

Il faut rappeler ce motif pour qu’on ne l’oublie pas : les compositeurs vulgaires se contentent, en le répétant servilement, de le faire passer d’un ton à un autre ; Haydn, au contraire, toutes les fois qu’il le reprend, lui donne un air de nouveauté, tantôt lui fait revêtir une certaine âpreté, tantôt l’embellit d’une manière délicate, et toujours donne à l’auditeur surpris le plaisir de le reconnaître sous un déguisement agréable. Vous que les symphonies de Haydn ont frappé, je suis sûr que si vous avez suivi ce pathos, vous avez actuellement présents à la pensée ses admirables andante.

Au milieu de ce torrent d’idées, Haydn sait ne jamais sortir de ce qui semble naturel ; il n’est jamais baroque : tout est chez lui à la place la plus convenable.

Les symphonies de Haydn, comme les harangues de Cicéron, forment un vaste arsenal où se trouvent rassemblées toutes les ressources de l’art. Je pourrais, avec un piano, vous faire distinguer bien ou mal douze ou quinze figures musicales, aussi différentes entre elles que l’antithèse et la métonymie[1] de la rhétorique ; mais je ne vous ferai remarquer que les suspensions.

Je parle de ces silences imprévus de tout l’orchestre, quand Haydn, parvenu, dans la cadence du période musical, à la dernière note qui résout et ferme la phrase, s’arrête tout à coup au moment où les instruments semblaient le plus animés, et les fait taire tous.

Aussitôt qu’ils recommenceront, le premier son que vous entendrez, pensez-vous, sera cette dernière note, celle qui conclut la phrase, et que vous avez pour ainsi dire déjà entendue en esprit. Pas du tout. Haydn s’échappe alors, pour l’ordinaire, à la quinte, par un petit passage plein de grâce qu’il avait déjà indiqué auparavant. Après vous avoir détourné un instant par ce trait léger, il revient au ton principal, et vous donne alors, tout entière, et à votre pleine satisfaction, cette cadence qu’il n’avait d’abord semblé vous refuser que pour vous la rendre ensuite plus agréable.

Il profite très-bien d’un des grands avantages que la musique instrumentale ait sur la musique chantée. Les instruments peuvent peindre les mouvements les plus rapides et les plus énergiques, tandis que le chant ne peut atteindre à l’expression des passions dès que celles-ci exigent un mouvement un peu rapide dans les paroles. Il faut du temps au compositeur, comme de la place sur sa toile au peintre. Ce sont là les infirmités de ces beaux arts. Voyez le duo

Sortite, sortite,

entre Suzanne et Chérubin, au moment où il va sauter par la fenêtre ; on jouit de l’accompagnement ; mais, pour les paroles, elles marchent trop vite pour faire plaisir ; dans le duo

Svenami

du troisième acte des Horaces, n’est-il pas d’une invraisemblance choquante que Camille, furieuse, se disputant avec le farouche Horace, parle aussi lentement ? Je trouve le duo très bien ; mais ces paroles si lentes, dans une situation si vive, tuent le plaisir. Je me chargerais même de faire des paroles italiennes dans lesquelles Camille et Horace seraient deux amants déplorant ensemble le chagrin de ne pas se voir de quelques jours ; je les adapterais à l’air du duo Svenami, et je prétends que la musique peindrait aussi bien la douleur modérée de mes amants, que le patriotisme furieux et le désespoir de madame Grassini et de Crivelli. Si Cimarosa n’a pas réussi à exprimer ces paroles, qui se vantera de le faire ? Pour moi, il me semble que nous sommes arrivés là à une des bornes de l’art musical.

Un habitué de l’Opéra disait à un de mes amis : « Le grand homme que ce Gluck ! ses chants ne sont pas très agréables, il est vrai mais quelle expression ! Voyez Orphée chantant :

J’ai perdu mon Euridice,
Rien n’égale mon malheur.

Mon ami, qui a une belle voix, lui répondit, en chantant sur le même air :

J’ai trouvé mon Euridice,
Rien n’égale mon bonheur.

Je vous engage à faire cette petite expérience, la partition sous les yeux[2].

Si vous voulez de la douleur, rappelez-vous

Ah ! rimembranza amara !

du commencement de Don Juan. Remarquez que le mouvement est nécessairement lent, et que, peut-être, Mozart lui-même n’eût pu réussir à peindre un désespoir impétueux ; le désespoir de l’amant bourru, par exemple, quand il reçoit la lettre terrible qui consiste en ces mots : Eh bien, non ! Cette situation est très-bien exprimée dans l’air de Cimarosa :

Senti, indegna ! io ti volea sposar,
E ti trovo innamorata.

Ici encore, le pauvre amant malheureux est sur le point de pleurer, sa raison s’égare, mais il n’est pas furieux. La musique ne peut pas plus représenter la fureur, qu’un peintre nous montrer deux instants différents de la même action. Le vrai mouvement de la musique vocale est celui des nocturnes. Rappelez-vous le nocturne de Ser Marc Antonio. C’est ce que savaient bien les Hasse, les Vinci, les Faustina et les Mingoti, et c’est ce qu’on ignore aujourd’hui.

Encore moins la musique peut-elle peindre tous les objets de la nature : les instruments ont la rapidité du mouvement ; mais aussi, n’ayant point de paroles, ils ne peuvent rien préciser. Sur cinquante personnes sensibles qui écoutent avec plaisir la même symphonie, il y a à parier que pas deux d’entre elles ne sont émues par la même image.

J’ai souvent pensé que l’effet des symphonies de Haydn et de Mozart s’augmenterait beaucoup si on les jouait dans l’orchestre d’un théâtre, et si, pendant leur durée, des décorations excellentes et analogues à la pensée principale des différents morceaux se succédaient sur le théâtre. Une belle décoration, représentant une mer calme et un ciel immense et pur, augmenterait, ce me semble, l’effet de tel andante de Haydn qui peint une heureuse tranquillité.

En Allemagne, on est dans l’usage de figurer des tableaux connus. Toute une société, par exemple, prend des costumes hollandais, se divise en groupes, et figure, dans la plus parfaite immobilité et avec une rare perfection, un tableau de Téniers ou de Van Ostade.

De tels tableaux sur le théâtre seraient un excellent commentaire aux symphonies de Haydn, et les fixeraient à jamais dans la mémoire. Je ne puis oublier la symphonie du Chaos qui commence la Création, depuis que j’ai vu, dans le ballet de Prométhée, les charmantes danseuses de Vigano peindre, en suivant les mouvements de la symphonie, l’étonnement des filles de la terre sensibles pour la première fois aux charmes des beaux-arts. On a beau faire ; la musique, qui est le plus vague des beaux-arts, n’est point descriptive à elle seule.

Quand elle atteint une des conditions qu’il faut remplir pour décrire, la rapidité du mouvement, par exemple, elle perd la parole et les intonations si touchantes de la voix humaine : a-t-elle la voix, elle perd la rapidité nécessaire.

Comment peindre une prairie émaillée de fleurs par des traits différents de ceux qui exprimeraient le bonheur d’un vent propice qui vient enfler les voiles de Pâris enlevant la belle Hélène ?

Paisiello et Sarti partagent avec Haydn le grand mérite de savoir bien distribuer les diverses parties d’un ouvrage : c’est au moyen de cette sage économie intérieure que Paisiello compose, non pas un air, mais un opéra tout entier, avec deux ou trois passages délicieux. Il les déguise, les rappelle à la mémoire, les réunit, leur donne un air plus imposant ; peu à peu il les fait pénétrer dans l’âme de ses auditeurs, leur fait sentir la douceur des moindres notes, et produit enfin cette musique si pleine de grâces, et qui donne si peu de peine à comprendre. Voyez la Molinara, que vous aimez tant. Voyez les accompagnements de Pirro comparés à ceux de la Ginevra de Mayer, par exemple ; ou, si vous voulez mettre du noir à côté d’une rose, songez aux accompagnements de l’Alceste de Gluck.

Notre âme a besoin d’un certain temps pour comprendre un passage musical, pour le sentir, pour s’en pénétrer. La plus belle idée du monde ne produit qu’une sensation passagère, si le compositeur n’insiste pas. S’il passe trop vite à une autre pensée, la grâce s’évanouit. Haydn est encore admirable en cette partie, si essentielle dans des symphonies qui n’ont point de paroles pour les expliquer, et qui ne sont interrompues par aucun récitatif, par aucun moment de silence. Voyez l’adagio du quatuor n° 45 ; mais tous ses ouvrages fourmillent de tels exemples. Dès que son sujet commence à s’épuiser, il présente une agréable digression, et, sous des formes diverses et piquantes, le plaisir se reproduit. Il sait que, dans une symphonie comme dans un poëme, les épisodes doivent orner le sujet et non le faire oublier. Dans ce genre, Haydn est unique.

Voyez, dans les Quatre Saisons, le ballet des paysans, qui, peu à peu, devient une fugue pleine de feu, et forme une digression charmante.

La bonne économie des parties diverses d’une symphonie produit dans l’âme de l’auditeur une certaine satisfaction mêlée d’une douce tranquillité, sensation semblable, ce me semble, à celle que donne à l’œil l’harmonie des couleurs dans un tableau bien peint. Voyez le Saint Jérôme du Corrége[3] : le spectateur ne se rend point raison de ce qu’il éprouve, mais ses pas se tournent, sans qu’il s’en aperçoive, vers ce Saint Jérôme, tandis qu’il ne revient qu’en vertu d’une résolution formée au Saint Sépulcre du Carravage[4]. En musique, combien de Carravages pour un Corrége ! Mais un tableau peut avoir un grand mérite, et ne pas donner à l’œil un plaisir sensible : tels sont plusieurs ouvrages des Carraches, qui ont poussé au noir, tandis que toute musique qui ne plaît pas d’abord à l’oreille n’est pas de la musique. La science des sons est si vague, qu’on n’est sûr de rien avec eux, sinon du plaisir qu’ils donnent actuellement.

C’est en vertu de combinaisons très profondes que Haydn divise la pensée musicale ou le chant entre les divers instruments de l’orchestre ; chacun a sa part, et la part qui lui convient. Je voudrais, mon ami, que dans l’intervalle de cette lettre à la suivante vous pussiez aller à votre Conservatoire de Paris, où, dites-vous, l’on exécute si bien les symphonies de notre compositeur. Voyez, en les écoutant, si vous reconnaissez la vérité de mes rêveries ; sinon, faites-moi une guerre impitoyable ; car, ou je me serai mal exprimé, ou mes idées seront aussi réelles que celles de cette bonne dame qui croyait voir, dans les taches de la lune, des amants heureux se penchant l’un vers l’autre.

Quelques faiseurs d’opéras ont voulu, de même, partager l’exposition de leurs idées entre l’orchestre et la voix de l’acteur. Ils ont oublié que la voix humaine a cela de particulier, que, dès qu’elle se fait entendre, elle attire à soi toute l’attention. Nous éprouvons tous, malheureusement, en avançant en âge, qu’à mesure qu’on est moins sensible et plus savant, on devient plus attentif aux instruments de l’orchestre. Mais chez la plupart des hommes sensibles et faits pour la musique, plus le chant est clair et donné avec netteté, plus le plaisir est grand. Je ne vois d’exception à cela que dans certains morceaux de Mozart. Mais il est le la Fontaine de la musique ; et comme ceux qui ont voulu imiter le naturel du premier poëte de la langue française n’ont attrapé que le niais, de même les compositeurs qui veulent suivre Mozart tombent dans le baroque le plus abominable. La douceur des mélodies de ce grand homme assaisonne tous ses accords, fait tout passer. Les compositeurs allemands, que j’entends tous les jours, renoncent à la grâce et pour cause, dans un genre qui la demande impérieusement : ils veulent toujours donner du terrible. L’ouverture du moindre opéra-comique ressemble à un enterrement ou à une bataille. Ils vous disent, que l’ouverture de la Frascatana n’est pas forte d’harmonie.

C’est un peintre qui ne sait pas nuancer ses couleurs, qui ne connaît rien au doux et au tendre, et qui veut à toute force faire des portraits de femme. Il dit ensuite à ses élèves, d’un ton d’oracle : « Gardez-vous d’imiter ce malheureux Corrége, cet ennuyeux Paul Véronèse, soyez dur et heurté comme moi. »

Un jour les grenouilles se levèrent,
Et dirent aux coucous : Illustres compagnons.

Voltaire[5].
  1. Grands mots que Pradon prend pour termes de chimie.
    Boileau.
  2. Tel est l’effet de la mode sur le cœur d’une femme impressionnable. Mlle de Lespinasse était touchée profondément par cette maladie commune. Voir ses Lettres. (Note manuscrite de l’ex. Mirbeau.)
  3. N° 897.
  4. N° 838. Cette différence serait encore plus sensible, si je pouvais citer le Saint Georges de la galerie de Dresde. La beauté de Marie, l’expression divine de la Madeleine dans le Saint Jérôme de Paris, ne laissent pas le temps de sentir combien ce tableau est bien peint.
  5. L’auteur était trop loin de son imprimeur pour corriger les épreuves, la copie était peu lisible, et l’on a réduit à deux misérables lignes ces vers charmants de Voltaire :

    Jadis en sa volière un riche curieux
    Rassembla des oiseaux le peuple harmonieux ;
    Le chantre de la nuit, le serin, la fauvette
    De leurs sons enchanteurs égayaient sa retraite ;
    Il eut soin d’écarter les lézards et les rats.
    Ils n’osaient approcher : ce temps ne dura pas.
    Un nouveau maître vint ; ses gens se négligèrent,
    Ils dirent aux lézards : « Illustres compagnons,
    Les oiseaux ne sont plus et c’est nous qui régnons. »

    Ed. Desver, 3.397. (Note de l’erratum de 1817.)