Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre X

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 107-110).

LETTRE X

Salzbourg, le 6 mai 1809.


Jai souvent vu demander à Haydn quel était celui de ses ouvrages qu’il préférait, il répondait : « Les Sept Paroles. » Voici d’abord l’explication du titre. Il y a cinquante ans, je crois, que l’on célébrait, le jeudi saint, à Madrid et à Cadix, une prière appelée de l’entierro : ce sont les funérailles du Rédempteur. La religion et la gravité du peuple espagnol environnaient cette cérémonie d’une pompe extraordinaire : un prédicateur expliquait successivement chacune des sept paroles prononcées par Jésus du haut de sa croix ; une musique digne de ce grand sujet devait remplir les intervalles laissés à la componction des fidèles entre l’explication de chacune des sept paroles. Les directeurs de ce spectacle sacré firent courir une annonce dans toute l’Europe, par laquelle ils promettaient un prix considérable à l’auteur qui enverrait sept grandes symphonies exprimant les sentiments que devaient donner chacune des sept paroles du Sauveur. Haydn seul concourut ; Il envoya ces symphonies où

Spiega con tal pietate il suo concetto,
E il suon con tal dolcezza v’accompagna,
Che al crudo inferno intenerisce il petto
[1].

Dante.

À quoi bon les louer ? Il faut les entendre, être chrétien, pleurer, croire et frémir. Dans la suite, Michel Haydn, frère de notre compositeur, ajouta des paroles et un chant à cette sublime musique instrumentale : sans y rien changer, il la fit devenir accompagnement : travail énorme, qui aurait effrayé un Monteverde ou un Palestrina. Ce chant ajouté est à quatre voix.

Quelques-unes des symphonies de Haydn ont été écrites pour les jours saints[2]. Au milieu de la douleur qu’elles expriment, il me semble entrevoir la vivacité caractéristique de Haydn, et çà et là des mouvements de colère par lesquels l’auteur désigne peut-être les Hébreux crucifiant leur Sauveur.

Voilà, mon cher Louis, le résumé de ce que j’ai senti bien souvent en écoutant les plus belles symphonies d’Haydn, et cherchant à lire dans mon âme la manière dont elles parvenaient à me plaire. Je distinguais d’abord ce qui est commun entre elles, ou le style général qui y règne.

Je cherchais ensuite les ressemblances que ce style pouvait avoir avec celui de maîtres connus. On y trouve quelquefois mis en pratique les préceptes donnés par Bach ; on voit que, pour la conduite et le développement du chant des divers instruments, l’auteur a pris quelque chose dans Fux et dans Porpora ; que, pour la partie idéale, il a développé de très-beaux germes d’idées contenus dans les ouvrages du Milanais Sammartini et de Jomelli.

Mais ces légères traces d’imitation sont loin de lui ôter le mérite incontestable d’avoir un style original, et digne de produire, ainsi qu’il est arrivé, une révolution totale dans la musique instrumentale. C’est ainsi qu’il n’est pas impossible que l’aimable Corrége ait pris quelques idées du clair-obscur[3] sublime qui fait le charme de la Léda, du Saint Jérôme, de la Madonna alla scodella, dans les tableaux de Fra Bartolomeo et de Léonard de Vinci. Il n’en est pas moins réputé, et à juste titre, l’inventeur de ce clair-obscur qui a fait connaître aux modernes une seconde source de beauté idéale. Comme l’Apollon offre la beauté des formes et des contours, de même la Nuit de Dresde, par ses ombres et ses demi-teintes, donne à l’âme plongée dans une douce rêverie cette sensation de bonheur qui l’élève et la transporte hors d’elle-même, et que l’on a appelée le sublime.

  1. Il exprime sa prière avec un accent si tendre, les sons qui l’accompagnent sont si doux, que le dur enfer en est touché.
  2. Elles sont en G sol re ut, D la sol re, C sol la ut mineur.
  3. Les Français sont absolument insensibles au clair-obscur. Ils comprennent fort bien le dessin et la composition. Toujours âme glacée et esprit vif. (Note manuscrite de l’ex. Mirbeau.)