Sulamite/6

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VI


D’OR ET DE MYRRHE…





Au crépuscule, Sulamite se rendit dans cette partie de la vieille ville, où s’étendent en longues files les boutiques des changeurs, des usuriers et des marchands de substances aromatiques. Là, pour trois drachmes et un dinar, elle vendit à un bijoutier le seul joyau qu’elle possédât et qui formait son unique parure des jours de fête, une paire de boucles d’oreilles d’argent, en forme d’anneaux, ornées chacune d’une petite étoile d’or.

Cela fait, elle entra dans la boutique d’un marchand de parfums. Un vieux castrat égyptien, gras, ride, clignotant de ses yeux indolents, et tout parfumé lui—même, se tenait immobile, les jambes croisées, dans l’ombre d’une profonde niche de pierre, au milieu de pots d’ambre gris d’Arabie, de paquets de benjoin du Liban, de touffes d’herbes odorantes et de fioles pleines d’huiles. S’emparant d’une fiole de forme phénicienne, il compta les dinars qui composaient toute la fortune de Sulamite et, soigneusement, versa dans un flacon d’argile le nombre équivalent de gouttes de myrrhe. Puis, recueillant à l’aide d’un bouchon l’huile qui humectait encore le goulot, il dit avec un rire plein de malice :

— Jeune Fille au teint bronzé, ô belle jeune fille ! quand ce soir ton ami, te baisant entre les seins, dira : « Comme ton corps embaume, ô bien—aimée ! » pense alors à moi, car je t’ai donné trois gouttes de plus. À la tombée de la nuit, Sulamite se dresse sur sa pauvre couche en laine de chèvre, et prêta l’oreille. Dans la maison, tout était calme. Sa sœur, étendue à terre, près du mur, faisait entendre une respiration régulière. Dans la pâle clarté de la lune, qui se levait au—dessus de Siloam, la blancheur bleuâtre des maisons se fondait avec le bleu—noir des ombres et le vert mat des arbres. Seul, dehors, dans les buissons qui bordaient la route, résonnait le cri sec et suLAMma 75 passionné des grillons et, dans les oreilles de la jeune fille, le sang bourdonnait, affluant par bouffées. Dans le clair de lune, les contours de la grille qui défendait la fenêtre se dessinaient nettement, et l’on voyait son ombre s’allonger sur le sol. Toute tremblante de crainte, de bonheur et d’attente, Sulamite dégrafa ses vêtements et les laissa glisser à ses pieds, se trouvant ainsi entièrement nue au milieu de la pièce, la face tournée vers la fenêtre, éclai- rée par la lune qui brillait à travers les bar- reaux de la grille. Puis, enduisant de myrrhe épaisse et odo- rante son ventre, sa poitrine et ses épaules, inquiète de laisser perdre la moindre goutte de cette précieuse substance, rapidement elle se frictionna les jambes, le cou et les aisselles. Et au contact de ses coudes lisses et de ses paumes caressantes, son corps nu était envahi d’une sensation d’espoir qui le faisait frison- ner délicieusement. A tout moment, son regard se portait vers la fenêtre, mais seuls, derrière la grille, deux peupliers laissaient voir leur `76 SULAMITE forme, sombre d’un côté, et argentée de l’autre. Et tout doucement, frémissante et souriant sans cesse, la jeune fille murmura : — Tout cela pour toi, mon ami, pour toi, mon bien-aimé. Mon bien—aimé se distingue parmi dix mille hommes 1 sa tête est de l’0r pur, ses boucles flottantes sont noires comme le corbeau. De ses lèvres émane la douceur. et de toute sa personne, le désir. Tel est mon bien—aimé, tel est mon frère, filles de Jérusa- lem l... Toute parfumée de myrrhe, elle se recouche, le visage tourné vers la fenêtre. Comme une enfant, elle a les mains serrées entre les ge- · noux, et son cœur, dans le silence profond de la chambre, bat avec force. Le temps passe. Les yeux presque clos, elle est plongée dans un demi—sommeil, mais son cœur veille. Elle croit voir, en songe, son ami couché à ses côtés. Son brs droit soutient la tête de la bien- aimée, de son bras gauche il la tient embras- sée. Craintive et joyeuse à la fois, elle secoue le sommeil et cherche en vain le bien-aimé à ses côtés. Plus courte et plus oblique encore, SULAMITE 77 l’ombre dessinée par la lune sur le sol s’est maintenant rapprochée du mur. On entend le cri des grillons, le murmure monotone de la source du Cédron, et au loin, dans la ville, la complainte du veilleur. ——- Et s’il n’allait pas venir cette nuit ? se demande Sulamite : ——— je l’en avais prié, —- `m’aurait·-il obéie ?... Je vous en conjure, filles de Jérusalem, par les gazelles et les lys des champs : ne réveillez pas l’amour avant qu’il ne soit venu... Mais à cette heure, l’am©ur m’a visitée. Viens près de moi, hâte-toi, mon bien—ai1né I Ta fiancée t’attend. Sois rapide comme unjeune cerf dans les montagnes par- fumées. . Des pas légers font grincer le sable dans la cour, et le cœur de la jeune fille cesse de battre. Une main prudente frappe à la fenêtre; derrière la grille, une sombre forme surgit, et la douce voix du bien—aîmé se fait entendre: »-—©uvrc—moi, ma soeur, mon amie, ma pure colombe I Ma tête est couverte de rosée. Mais une torpeur surnaturelle envahit sou- dain tous les membres de Sulamite. Elle veut 78 smiamxrs se lever et ne peut Ie faire, elle essaie de tendre les bras sans y parvenir Et sans com- prendre ce qui lui arrive, elle regarde par la fenêtre en murmurant : ——Ah, ses boucles sont toutes trempées par la rosée nocturne?Maisj’ai enlevé ma tunique, comment la remettrai—_je ? ——Lève—toi et viens, ma bîen—aimée, incom-· parable vierge. Le jour approche, les fleurs s’épanouissent et la vigne cxhale son parfum. Le temps des chansons est arrivé, car la voix dela tourterelle s’est fait entendre dans la montagne. —·— J’ai parfumé mes pieds, murmure Sula- mite : comment les poserai—_je sur le sol? La forme obscure disparaît du cadre de la fenêtre. Des pas sonores se font entendre tout autour de la maison, puis s'arrêtent devant la porte. Le bien-aimé doucement passe sa main dans Fouverture, et de ses doigts cherche le verrou intérieur. Prise de frayeur, Sulamite se lève et, les paumes de ses mains fortement pressées contre ses seins, elle balbutie : SULAMITE 79 — Ma sœur dort, je crains de la réveiller. Encore hésitante, elle met ses sandales; sur son corps nu, elle jette une tunique légère, la recouvre d’un voile, et ouvre entin la porte, laissant des traces de myrrhe sur le verrou. Mais il n’y a plus personne dehors, et seule, dans la grise brume matinale, la route blan- chit au milieu des buissons obscurs. Le bien- aimé n’a plus voulu attendre, le voilà loin déjà et le bruit de ses pas s’est évanoui. La lune, diminuée et pâlie, est déjà haute ; à l’orient, au-dessus de la ligne ondoyante des montagnes, le ciel est coloré de ce rose gla- cial qui précède l'aurore. A l’horizon, on voit blanchir les murs et les maisons de Jérusalem. Et dans Fhumidité de la nuit, s’élève la voix de Sulamite 1 -- Mon bien-aimé I Roi de ma vie 3 Me voici. Je t’aLtends... Reviens l Mais personne ne lui répond. Alors Sula- mite se dit : — Je 1n”en vais clone courir sur la route, _j’y rattraperai mon bien-aimé, je le saisirai. Dans les rues de la ville et sur les places, j’irai 80 SULAMITE chercher celui que mon coeur aime. Oh, que n’es-tu mon frère, allaité aux mamelles de ma mère ! Il m’eût été permis alors de t’embras— ser, lorsque dehors je t’aurais rencontré, et nul, pour cela, ne m’aurait méprisée. Alors, par la main je t’aurais conduit à la maison de ma mère. Là, tu m’aurais instruite en toute chose, et je t’aurais fait boire du jus de mes grenades. Je vous en conjure, filles de Jéru- salem : si vous voyez mon bien—aimé, dites- lui que l’amour m’a blessée ! Ainsi se parle—t—elle et, de ses pas légers et dociles, parcourt l’espace qui la sépare de la ville. A la porte, auprès du mur, deux gar- diens qui viennent de faire la ronde de nuit, se sont assoupis dans la fraîcheur matinale. Ils se réveillent et, tout surpris, regardent la jeune fille qui continue sa course. Etendant les bras, le plus jeune d’entre eux lui barre la route : -—~Attends, attends, la belle I lui crie—|;—il en riant, pourquoi donc es-tu si pressée ? Nous sommes transis par l’humidité nocturne, et toi, tu es toute chaude encore de l’é|;reinte SULAMITE 81 de ton amant, chez lequel, en secret, tu viens de passer la nuit. Il serait juste que tu res— tasses un peu avec nous I A son tour, le plus âgé s’est leve et veut embrasser Sulamite. Il ne rit pas, sa respira- tion est courte et sifllante, sa langue passe et repasse sur ses lèvres bleuies. Dans la pâleur de la brume, sa face, défigurée par de grandes cicatrices de lèpre, est terrible à voir. Sa voix est nasillarde et enrouée 1 —~ En vérité, dit—il, en quoi donc ton bien- aimé est—il supérieur aux autres hommes, belle enfant ? Ferme les yeux et tu ne le dis- tingueras pas de moi. Même, je vaux mieux que lui, car j’ai sûrement plus d’expérience! Ils la saisissent par les épaules,par les vête— ments, par la poitrine, mais Sulamite est souple et vigoureuse. Son corps, que l’huile a rendu glissant, leur échappe ; seul reste entre leurs mains le voile qui la recouvrait, et, plus rapide que jamais, Sulamitc fait en sens inverse le chemin qu’ollo vient de parcourir. Elle n’a éprouvé ni crainte, ni indignation, car Seule, la pensée de Salomon la possède. Arri- 6 82 summzrs vée à la hauteur de sa maison, elle s’aperçoit que la porte qui lui avait livré passage est restée ouverte. Sur la façade blanche du mur, elle semble un trou béant, quadrangulaire et noir. Sulmite retient s respiration, se pelo- tonne, telle une jeune chatte, et reprend, sur la pointe des pieds sa course silencieuse. Traversant le pont du Cédron, elle contourne la pointe du village de Siloam, et delà, esca- ladant par un chemin pierreux le versant sud de Bathn—el—I'Iav, elle s’achemine vers sa vigne. Enroulé dans une couverture de laine que la rosée a trempée, son frère dort encore au milieu des ceps. Sulamite veut le réveil- ler : en vain ; car il dort du lourd sommeil du matin. De même que la veille, l’aurore embrase Anasé, et la brise se lève. Des ondes parfu- mées s’échappent de la vigne en fleur. ——-— Je m’en vais voir, dit Sulamite, l’en- droit où, près du mur, mon bien—aimé m’est apparu. \ Les pierres qu’il a touchées, je les effleuresuniinxrs S3 rai de mes mains, et je baiserai le sol qu’il a foulé. Légère, elle glisse parmi les oeps. Des gouttes de rosée mouillent ses bras et glacent ses pieds. Et soudain, toute la vigne retentit de son cri joyeux I Derrière le mur, Sula- mite a aperçu le roi. Tout rayonnant, il tend les bras vers elle, et elle, plus légère qu’un oiseau, franchit Penceinte et sans une parole, dans un soupir de bonheur, court se jeter dans les bras de son bien~aimé... Enfin, Salomon éloigne ses lèvres de celles de son amie; et sa voix tremble de ravisse—- ment : — Oh, tu es belle, ma bien—aimée, dit—il, tu es belle l -——- Et toi, ô bien—aimé, que tu es beau ! Des larmes d’ivresse et de reconnaissance, des larmes radieuses brillent sur le pâle et beau visage de Sulamite. Succombant sous le poids de son amour, elle s’aH`aisse sur le sol, et d’une voix à peine intelligible elle murmure des paroles sans suite : —·— Notre lit, c’est la verdure. Les solives de 84 SULAMITE notre maison, ce sont les eèdres,. Baise-moi d’un baiser de tes lèvres. Tes caresses sont plus douces que le vin... Peu après, la tête de Sulamite repose sur la poitrine de Salomon. De son bras gauche, il la tient embrassée. Tout près de son oreille, le roi parle dou- cement, le roi tendrement s’exeuse, et ses paroles font rougir Sulamite. Elle ferme les yeux, puis, souriant, et charmante infiniment dans son trouble, elle dit : —Mes frères m’avaient chargée de garder la vigne... Ma vigne à moi, je ne l’ai point gardée". Mais Salomon avec ferveur porte à ses lèvres la petite main brune de son amie. —— Le regrettes~tu, ma Sulamite. —— Oh non, mon roi, mon bien—aimé; je n’ai aucun regret. Et si à l’instant même tu te levais et me quittais, si jamais plus je ne devais te revoir, -—· même alors, ô Salomon, jusqu’à la fin de mes jours, je prononcerais ton nom avec reconnaissance. —— Dis-moi encore, Sulamiten. Mais disSULAMITE S5 moi toute la vérité, je t’en conjure, ma pure colombe... savais—tu, qui était ton ami ‘? —— Non, et je ne le sais pas encore... j’avais pensé... Mais je 11,080 pas te l’avouer... je crains que tu ne me rai1les... On raconte que certains dieux païens viennent parfois errer ici, sur le mont Bathn-—el—llav. . . Ils sont, paraît- il,très beaux... Etjemc demandais: ne serais- tu pas Horus, lils d’Osiris, ou quelque autre divinité ? —— Non, je ne suis qu’un roi, ma bien—aimée. Mais vois : je baise ta chère main que le soleil a brûlée, et je te le jure : jamais encore, ni aux heures des premiers troubles d’amour, ni aux jours de gloire, —- jamais mon coeur n’a été consumé d’un désir aussi insatiable que celui que m’app0rtent ton seul sourire, l’a|;tou— chement de tes boucles de flammes, la ligne sinueuse de tes lèvres vermeilles I Tes caresses me grisent. Tes seins sont un parfum l Ils mlenivrent comme du vin I ——— Oh oui, blen—aimé, regarde, regarde-moi encore! Tes yeux me troublant I Oh, quelle joie! C’est vers moi, vers moi que se porte ton désir ! Ta chevelure est embaumée ! Tel un bouquet de myrrhe, tu reposes entre mes seins !

Le temps arrête son cours et referme autour d’eux le cercle du soleil.

Ils ont la verdure pour couche, les cèdres leur servent de toit, les cyprès de murs et… l’Amour est l'étendard planté sur leur tente.