Sur l’instruction du peuple

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ARTICLES PÉDAGOGIQUES


(1875)




SUR L’INSTRUCTION DU PEUPLE


Je pense que chacun de nous a eu l’occasion d’observer des phénomènes monstrueux, insensés, auxquels il a donné pour base un principe si important, qui éclaire ces phénomènes, que, dans le jeune âge et même dans l’âge mûr, nous commençons à douter et à nous demander : ces phénomènes sont-ils vraiment monstrueux, ne nous trompons-nous pas ? Et, n’étant capables de décider ni si ces phénomènes monstrueux sont salutaires, ni si la protection du principe important est justifiée, ni si ce principe est autre chose qu’un mot, nous restons envers ces phénomènes dans l’état d’hésitation. Je me suis trouvé en tel état, et je pense que plusieurs parmi nous s’y trouvent aussi, à l’égard du principe du développement, qui domine la pédagogie en ce qui concerne l’art de la lecture et de l’écriture. Mais l’instruction du peuple est une œuvre trop chère à mon cœur, je m’en suis trop occupé pour rester longtemps indécis. Je ne pouvais trouver bons les phénomènes monstrueux du soi-disant développement, mais je ne pouvais aussi me convaincre que le développement de l’élève fut mauvais. C’est pourquoi je me suis efforcé de rechercher ce qu’est ce développement. Je ne crois pas inutile de communiquer les conclusions auxquelles je fus amené.

Pour définir ce qu’on entend sous ce mot développement, je prends les manuels de MM. Bounakov et Evtouchevsky, œuvres récentes qui renferment toutes les conclusions de la pédagogie allemande destinées à guider les maîtres des écoles populaires et que les partisans de la méthode phonétique ont choisies pour être en usage dans leurs écoles. En discutant sur quoi doit être basé le choix de tel ou tel moyen d’enseigner à lire et à écrire, M. Bounakov dit : « Non, discuter les méthodes d’enseignement établies sur des bases si chancelantes (c’est-à-dire l’expérience) serait trop douteux. Seule une base théorique fondée sur l’étude de la nature humaine peut permettre, dans ce champ, un raisonnement solide, indépendant des hasards divers, et garanti au plus haut degré contre des fautes grossières. En conséquence, pour choisir la meilleure méthode d’enseignement de la lecture et de l’écriture, il faut s’arrêter, avant tout, aux bases théoriques, établies sur les raisonnements précédents et dont les conditions communes donnent à l’une ou à l’autre méthode le droit réel de se dire satisfaisante au point de vue pédagogique.

« Voici ces conditions : La méthode choisie doit, 1o développer les forces intellectuelles de l’enfant, afin qu’il apprenne à lire et à écrire en même temps que se développe et se fortifie sa pensée ; 2o introduire dans l’enseignement l’intérêt personnel de l’enfant, qui doit être stimulé par l’attrait et non par la contrainte ; 3o offrir un procédé d’enseignement par soi-même, qui excite, soutienne et dirige le travail de l’enfant ; 4o se baser sur les impressions de l’ouïe, comme sens principal pour l’étude de la langue ; 5o unir l’analyse à la synthèse, en commençant par la décomposition d’un tout complexe en parties simples et passant ensuite à la réunion des parties simples en tout complexe[1]. »

Ainsi, voilà sur quoi doit se baser la méthode d’enseignement. Je ferai observer, non par contradiction mais pour la simplicité et la clarté, que les deux dernières propositions sont tout à fait inutiles, car sans l’union de l’analyse et de la synthèse ne peut exister non seulement aucune étude mais aucune activité de la pensée. Tout l’enseignement, sauf celui des sourds-muets, est basé sur l’ouïe. Ces deux conditions ne sont mises là que pour embellir le style mais aussi le rendre plus confus ainsi qu’il arrive fréquemment dans les discussions pédagogiques, et, par conséquent, elles n’ont aucun sens. Mais les trois premières, de prime abord, paraissent tout à fait justes comme programme, et chacun, sans doute, sera heureux de savoir par quels moyens cette méthode aidera au développement, pourquoi elle mettra en jeu l’intérêt personnel de l’élève et offrira un procédé d’enseignement par soi-même. Si vous demandez comment ce procédé réunit toutes les qualités, vous ne trouverez point de réponse, et cela, non seulement dans les livres de MM. Bounakov et Evtouchevsky, mais dans aucune œuvre pédagogique se rapportant à cette école, vous ne trouverez qu’un raisonnement vague dans le genre de celui-ci : Chaque étude doit être basée sur l’union de l’analyse à la synthèse et sur l’ouïe, etc., ou vous trouverez chez M. Evtouchevsky l’explication de la formation chez l’homme des impressions, des sensations, des représentations et des conceptions.

Vous trouverez cette règle : qu’il faut partir de l’objet et amener l’élève à l’idée et non commencer par l’idée qui n’a avec sa conscience aucun point d’attache, etc. De pareils raisonnements en arrivent toujours à conclure que le procédé proposé par messieurs les pédagogues produit le seul développement, véritable, nécessaire.

Après la définition citée, quelle doit être la bonne méthode ? M. Bounakov expose comment il faut enseigner aux enfants, et après l’exposé de ses procédés qui, j’en suis convaincu d’après mon expérience personnelle, mènent à des buts absolument opposés, il dit tout carrément :

« Au point de vue des principales propositions établies plus haut pour l’appréciation des moyens d’apprendre à lire et à écrire, la méthode que nous venons d’exposer à grands traits présente diverses qualités ; à savoir : 1o En tant que procédé phonétique elle conserve entièrement les particularités de tous les procédés phonétiques ; elle part des impressions de l’ouïe, en établissant du premier coup le véritable rapport entre elles et le langage, puis après s’unit aux impressions de la vue en distinguant très nettement le son, la matière, la lettre et son image ; 2o En tant que méthode unissant la lecture à l’écriture, elle commence par la décomposition et passe à la réunion, unissant ainsi l’analyse à la synthèse : 3o En tant que méthode qui de l’étude des objets passe à l’étude des mots et des sons, elle marche par la voie naturelle, aide à la formation régulière des représentations et des conceptions et développe à la fois toutes les facultés des enfants ; elle les amène à l’observation, à la généralisation, à sa transmission verbale, et développe les sentiments, l’esprit, l’imagination, la mémoire, l’élocution, l’attention, la personnalité, l’habitude du travail en commun, le respect de l’ordre ; 4o comme moyen d’action sur toutes les forces intelligentes de l’enfant, elle apporte dans l’enseignement l’intérêt personnel, provoque chez les enfants le désir et l’amour de l’étude, en faisant de cette étude un procédé d’enseignement par soi-même, »

M. Evtouchevsky fait la même chose. Mais pourquoi ? C’est incompréhensible pour qui cherche des raisons réelles et n’est pas intimidé par les mots : psychologie, didactique, méthodique, heuristique, etc. Je conseille à tous ceux qui n’ont pas de penchant pour la philosophie, et qui, par cela même, n’ont pas le désir de contrôler personnellement toutes ces conclusions pédagogiques, de ne pas s’effrayer de ces paroles et de croire que tout ce qui n’est pas clair ne peut servir de base à rien, et principalement, à une chose si importante et si simple que l’instruction du peuple. Tous les pédagogues de cette école, les Allemands surtout, s’appuient sur cette pensée fausse que ces questions philosophiques qui sont restées des questions sans solutions pour les philosophes, de Platon à Kant, sont résolues définitivement par ces pédagogues, et si définitivement que les procédés de l’acquisition des impressions, des sensations, des représentations, des conceptions, sont élaborés par eux jusqu’aux moindres détails, que les parties de ce que nous appelons l’âme ou l’essence de l’homme sont analysées par eux, divisées, et, tout cela si solidement qu’on peut, sans erreur, édifier la science pédagogique sur cette connaissance. Cette fantaisie est si étrange que je ne crois plus nécessaire de la discuter, d’autant plus que je l’ai fait dans mes précédents articles pédagogiques. Je dirai seulement que les raisonnements philosophiques que les pédagogues de cette école mettent à la base de leur théorie, non seulement ne sont pas absolument justes et n’ont rien de commun avec la philosophie réelle, mais n’ont aucune explication claire, nette, sur laquelle la majorité des pédagogues soit d’accord.

Mais la théorie elle-même des pédagogues de la nouvelle école, bien qu’appuyée maladroitement sur la philosophie, recèle peut-être quelques qualités ? Examinons donc en quoi elle consiste.

M. Bounakov dit[2] :

« Il faut communiquer à ces petits sauvages (c’est-à-dire aux élèves) les principes essentiels de l’enseignement scolaire et faire pénétrer dans leur conscience les idées premières qu’ils rencontreront dès les premières leçons de dessin, de lecture, d’écriture et de tout enseignement élémentaire, comme par exemple : la droite et la gauche, à droite et à gauche, en haut, en bas, à côté, puis, en avant, en arrière, vite, lentement, à voix basse, à haute voix, etc.

« Si simples que soient ces conceptions, je sais par expérience que même les enfants des villes, de familles aisées, viennent souvent à l’école élémentaire sans pouvoir distinguer le côté droit du côté gauche. Je crois qu’il n’est pas utile d’aller loin pour prouver la nécessité qu’il y a d’expliquer ces conceptions aux enfants de la campagne, et quiconque a eu affaire à une école de village le sait aussi bien que moi. »

Et M. Evtouchevsky dit à son tour : «Sans entrer dans le vaste domaine de la question des capacités innées de l’homme, nous voyons seulement que l’enfant n’a pas la représentation et la conception innées des objets réels ; il est nécessaire de les lui former, et de l’art avec lequel l’éducateur les formera, dépendent leur exactitude et leur solidité. Dans les soins du développement de l’âme de l’enfant, il faut apporter beaucoup plus de prudence que dans ceux de son corps. Si l’on choisit avec soin, au point de vue de la qualité et de la quantité, la nourriture et les exercices physiques nécessaires au développement du corps humain, il est d’autant plus nécessaire d’être attentif dans le choix de la nourriture et des exercices de l’esprit. Le choix a-t-il été mauvais, alors la base sera chancelante et peu solide. »

M. Bounakov[3] conseille de communiquer les conceptions de la façon suivante : « Le maître peut commencer la conversation de la manière qu’il lui plaira. L’un demande à chaque élève son nom ; un autre demande ce qui se passe dans la cour, un autre d’où chacun vient, où il habite, qu’est-ce qui se fait à la maison, et ensuite le maître passe à l’objet principal : « — Où es-tu assis maintenant ? — Pourquoi es-tu venu ici ? — Que ferons-nous dans cette chambre ? — Oui, nous travaillerons dans cette chambre et nous l’appellerons la salle de classe. Regardez tous ce qu’il y a en bas, sous vos pieds. Regardez, mais ne le dites pas. Celui que j’indiquerai le dira. Dis ce que tu vois en bas, sous tes pieds ? Répétez tous ce que vous avez appris et dit sur cette chambre. Dans quelle chambre sommes-nous assis ? Quelle sont les parties essentielles de cette chambre ? Qu’est-ce qu’il y a sur le mur ? Qu’est-ce qu’il y a sur le parquet ? »

« Le maître, dès le commencement, établit l’ordre nécessaire pour le succès de l’enseignement : chacun doit répondre seulement quand on l’interroge, les autres doivent écouter et pouvoir répéter les paroles du maître ainsi que celles de leurs camarades ; les élèves doivent, en levant la main gauche, exprimer le désir de répondre quand le maître s’adresse à tous ; ils doivent articuler lentement, sans bâiller, à voix haute et intelligible, et le maître doit leur donner l’exemple vivant par sa prononciation haute, correcte et nette, en montrant ainsi la différence entre bas, haut, nettement, correctement, lentement, vite. Le maître doit observer que tous les enfants prennent part au travail en les forçant de répéter les réponses des autres, tantôt séparément, tantôt tous en chœur, et, principalement, pour stimuler les paresseux, les distraits, les dissipés, il doit animer les premiers par des questions fréquentes, tenir l’attention des deuxièmes fixée sur l’objet de l’étude, et refréner les troisièmes. Les premiers temps on doit exiger des enfants des réponses complètes, c’est-à-dire qui contiennent en même temps la question : Nous sommes assis dans la classe, (et non tout court : dans la classe). Au-dessus de notre tête, il y a le plafond. Le mur de gauche a trois fenêtres, etc. »

M. Evtouchevsky[4], pour enseigner les nombres de 1 à 10, commence ici les cent vingt leçons qui doivent se continuer toute l’année. « La conception un. » Le maître montre aux élèves un cube et demande : « — Combien ai-je de cubes ? Il prend dans l’autre main quelques cubes et demande : — Et là ! combien ? Plusieurs, quelques-uns. »

— « Nommez un objet, un seul, dont il y a plusieurs dans la classe ? — Un banc, une fenêtre, un mur, un cahier, un crayon d’ardoise, un élève, etc. — Nommez un objet qui soit unique dans la classe ? Le tableau noir, le poêle, la porte, le plafond, le parquet, l’icône, le maître, etc. — Si je cache ce cube dans ma poche, combien en aurai-je dans ma main ? Pas un. — Et combien dois-je en mettre dans ma main pour en avoir autant qu’auparavant ? Un seul. — Comment faut-il comprendre quand on dit : Un jour, Petia est tombé. Combien de fois Petia est-il tombé ? Est-il tombé encore d’autres fois ? Pourquoi donc dit-on un jour ? Parce qu’on ne parle que de ce seul cas, on ne parle pas des autres. — Prenez vos ardoises (ou le cahier) ; faites un trait de cette grandeur (le maître fait au tableau noir un trait de quelques centimètres ou montre cette longueur sur la règle). Effacez-le. Combien reste-t-il de traits ? Pas un. — Faites plusieurs traits pareils. Il n’est pas besoin d’inventer d’autres exercices pour apprendre aux enfants le nombre un. Il suffit de provoquer en eux cette représentation du nombre un qu’ils ont eue sans doute même avant d’aller à l’école. »

Plus loin, M. Bounakov, expose des exercices au tableau, etc., et M. Evtouchevsky disserte sur le nombre quatre, avec décompositions. Avant d’examiner la théorie même de la transmission des idées, une question s’impose : toutes ces théories ne se trompent-elles point sur leur but même ? Est-ce bien là le programme que doive se proposer la pédagogie ? La première chose qui saute aux yeux c’est ce rapport étrange envers des enfants imaginaires, des enfants que moi, du moins, je n’ai jamais vus dans l’empire Russe. Les causeries et les indications qu’elle donne se rapportent à des enfants de deux ans, car les enfants de deux ans savent déjà tout ce qu’elle raconte. Quant aux réponses on n’en peut demander de telles qu’aux perroquets. Chaque élève de six, sept, huit, neuf ans, ne comprend rien à ces questions, précisément parce qu’il sait tout cela et ne peut comprendre de quoi on lui parle. De pareilles causeries décèlent l’ignorance complète ou l’absence du désir de connaître le degré de développement des élèves. Peut-être des enfants hottentots, nègres, ou quelques enfants allemands ignorent-ils ce qu’on enseigne dans de pareilles causeries, mais tous les enfants russes, sauf les idiots, en arrivant à l’école, non seulement savent ce que c’est que : en bas, en haut, le banc, la table, deux, un, etc., mais je sais par expérience que les enfants de la campagne que les parents envoient à l’école savent exprimer très bien et très correctement leurs pensées. Ils savent comprendre l’idée d’un autre si elle est exprimée en russe ; ils savent compter jusqu’à vingt et plus. En jouant aux billes, ils comptent par deux, par six, et savent combien il y a de boules et de paires dans six. Très souvent les élèves qui venaient à l’école chez moi, apportaient le problème des oies[5] et l’expliquaient.

Mais, en admettant même que les enfants n’aient pas les conceptions que les pédagogues veulent leur communiquer par les causeries, je ne trouve pas que le moyen qu’ils aient choisi soit bon. M. Bounakov, par exemple, écrit un livre de lecture. Ce livre joint aux causeries doit collaborer à l’enseignement de la langue. En examinant ce livre, j’ai trouvé que, sauf les citations empruntées à d’autres ouvrages, le reste n’est qu’une série de fautes de russe. Il y a même beaucoup de mots qui ne sont pas russes : il y a des fautes d’orthographe grossières, etc.

On retrouve la même ignorance complète de la langue chez M. Evtouchevsky, dans ses problèmes d’arithmétique. Et cependant, M. Evtouchevsky veut, par les problèmes, former les idées des élèves. Avant tout, il devrait veiller à ce que le moyen de transmission des idées, c’est-à-dire la langue, fût correct.

Ce que j’ai dit précédemment se rapporte à la forme dans laquelle on transmet cet enseignement. Examinons maintenant le fond même. M. Bounakov propose de poser les questions suivantes : « Où peut-on voir des chats ? Où peut-on voir une pie ? Où peut-on voir le sable ? Où peut-on voir une guêpe ? un zizel ? De quoi sont couverts le zizel, la guêpe, le chat ? Quelles sont les parties de leurs corps ? »[6] (Le zizel est l’animal favori de la nouvelle pédagogie, probablement parce qu’aucun enfant du centre de la Russie ne connaît cet animal).

« Il va sans dire que le maître ne posera pas toujours directement les questions qui forment son programme d’études. Souvent il faut amener la réponse des élèves jeunes et peu développés par une série de questions inductives, en attirant leur attention sur le côté de la question qui, au moment donné, est plus sûr d’être compris, ou en les incitant à se rappeler quelque chose de leurs observations antérieures. Ainsi, le maître peut ne pas poser directement la question : Où peut-on voir la guêpe ? mais s’adressant à un élève quelconque, lui demander s’il a vu une guêpe, à quel endroit ? Et après avoir reçu la réponse de quelques-uns, demander la réponse à la première question de son programme. En répondant aux questions du maître, très souvent les enfants ajouteront diverses observations sans rapports directs avec la question. On parle, par exemple, des parties du corps de la pie. L’un ajoutera, tout à fait inutilement, que la pie saute, un autre qu’elle crie très drôlement, un troisième qu’elle est voleuse. Qu’ils ajoutent et disent tout ce qui s’est éveillé en leur mémoire et leur imagination ; c’est l’affaire du maître de ramener leur attention au programme, et il doit prendre acte de ces observations pour établir d’autres parties du programme. En abordant un nouveau sujet, les enfants, à chaque occasion, reviendront au sujet déjà étudié. Ainsi, quand ils auront remarqué que la pie est couverte de plumes, le maître demandera : Est-ce que le zizel est aussi couvert de plumes ? De quoi est-il couvert ? Et la poule, de quoi est-elle couverte ? Et le cheval ? Et le renard ? Quand ils auront remarqué que la pie a deux pattes, le maître demandera : Et le chien, combien a-t-il de pattes ? Et le renard ? Et la poule ? Et la guêpe ? Quels animaux connaissez-vous qui ont deux pattes ? quatre pattes, six pattes ? »[7]

Une question se pose d’elle-même : les enfants savent-ils ou non ce qu’on leur raconte si bien dans cette causerie ? S’ils le savent, alors il faut reconnaître que dans la rue, à la maison, partout où il ne faut pas lever la main gauche pour demander la permission de parler, on sait dire tout cela, et en meilleur russe qu’on ne le fait ici. On ne leur dira jamais que le cheval est couvert de poils ; alors pourquoi leur ordonner de répéter ces réponses comme le fait le maître ? Et s’ils ne le savent pas (ce qu’on ne peut admettre, sauf pour le zizel), une question se pose : par quoi se guidera le maître dans ce qu’on appelle, avec tant d’importance, le programme des questions ? Par la science de la zoologie ou par la logique ? ou par la science de l’éloquence ? Et s’il ne se guide par aucune des sciences mais seulement par le désir de causer de ce qui frappe en divers objets, il existe un si grand nombre et une telle variété de choses, qu’un fil conducteur est indispensable, et pour l’enseignement expérimental il n’y a pas, il ne peut y avoir de fil conducteur.

Les connaissances humaines sont divisées exclusivement pour qu’on puisse les unir plus commodément, établir un lien entre elles et les transmettre, et ce sont ces divisions qu’on appelle les sciences. En dehors des divisions scientifiques, on peut parler de tout ce qu’on veut, de n’importe quel galimatias ; comme nous le voyons. En tout cas, le résultat de la causerie sera ou de forcer les enfants à apprendre les paroles du maître sur le zizel, ou à redire ses propres paroles, à les placer en un certain ordre (qui n’est pas toujours correct), à se les rappeler et à les répéter. C’est pourquoi, dans les manuels de cette sorte, en général, tous les exercices de développement ont le tort d’être, d’une part, d’un arbitraire absolu, d’autre part tout à fait inutiles. Par exemple, on trouve chez Bounakov le petit récit suivant, le seul qui n’ait pas l’air emprunté à d’autres ouvrages[8].

« Un paysan vint se plaindre à un chasseur de ses ennuis : un renard lui a dérobé deux poulets et un canard, et il ne craint nullement le chien de garde Stchegol qui est attaché à une chaîne et aboie toute la nuit. Le paysan a essayé de tendre un piège avec un morceau de viande rôtie. Le lendemain matin, aux traces fraîches laissées sur la neige, il a constaté que le rusé renard roux avait rôdé autour de la maison, mais n’était pas tombé dans le piège. Le chasseur, ayant écouté le récit du paysan, lui dit : — « Eh bien, maintenant, nous verrons qui l’emportera en ruse ! » Toute la journée, le chasseur, avec son fusil et ses chiens, suivit les traces du renard pour savoir par où il pénétrait dans la cour. Durant le jour, le rusé dormait dans son trou et ne se méfiait de rien. Le moment était propice pour le prendre. Sur son chemin le chasseur creusa un trou, le recouvrit de planches, de terre et de neige et, à quelques pas de là, il plaça un morceau de cheval crevé. Le soir, armé d’un fusil, il s’installa à son poste d’observation de manière à tout voir, et à tirer au moment favorable, et il attendit. La nuit vint. La lune monta lentement. Le renard, prudemment, sortit de son trou, leva le nez, flaira et, aussitôt, sentit l’odeur de la chair de cheval. Il courut au petit trot vers cet endroit et, tout à coup, s’arrêta en dressant l’oreille ; il devina le piège : le petit monticule n’était pas là la veille. Évidemment ce monticule le gênait et le faisait réfléchir. Il fit un grand détour, flaira, écouta et regarda longtemps, de loin, la chair de cheval, si bien que le chasseur ne pouvait tirer sur lui, il était trop éloigné. Le renard pensait, pensait ; tout à coup il passa en courant entre la viande et le monticule. Notre chasseur se garda de tirer : il comprit que le rusé voulait voir s’il n’y avait pas quelqu’un derrière ce monticule. S’il tirait sur lui, il le manquerait sans doute et ne le reverrait plus. Maintenant, le renard s’est rassuré, le monticule ne l’effraye plus. Bravement, au pas, il s’approche de la viande, la mange avec beaucoup de plaisir et le chasseur vise prudemment, sans se hâter, pour ne pas le manquer. Boum ! le renard bondit de douleur et tombe mort. »

Tout, dans ce récit, est arbitraire. Il est arbitraire que l’hiver un renard ait pu voler un canard à un paysan, que le paysan tende un piège au renard, que celui ci dorme le jour dans son trou, tandis qu’en réalité il ne dort que la nuit. Il est arbitraire que le trou, creusé l’hiver, recouvert de planches, ne serve à rien. Il est arbitraire que le renard mange la chair du cheval, ce qu’il ne fait jamais ; arbitraire la soi-disant ruse du renard qui court devant le chasseur, arbitraires le monticule et le chasseur qui ne tire pas pour ne pas manquer son coup. C’est-à-dire que tout, du commencement à la fin, est absurde et n’importe quel enfant de paysan pourrait en remontrer à l’auteur de cette petite histoire si on l’autorisait à parler sans avoir à lever la main.

Ensuite, dans les Leçons de M. Bounakov[9], on rencontre une série de soi-disant exercices composés de demandes telles que celles-ci : Qui prépare le pain ? Qui coupe le bois ? Qui se sert du fusil ? Et l’élève doit répondre : Le boulanger ; le bûcheron ; le tireur, tandis qu’il peut répondre avec la même exactitude que c’est la femme qui prépare le pain, la hache qui coupe, le maître qui tire s’il a un fusil. C’est tout aussi arbitraire que cette phrase : le pharynx est une partie de la bouche, etc.

Tous les autres exercices sont de ce genre : « Les canards volent et que font les chiens ? » Ou : « Le tilleul et le bouleau sont des arbres, et qu’est le cheval ? » Ils sont tous absolument inutiles.

En outre il faut remarquer que si les entretiens de cette sorte avec les élèves sont considérés en effet comme des causeries (ce qui n’arrive jamais), c’est-à-dire si l’on permet aux élèves de parler et de poser des questions, alors le maître, même sur les sujets les plus simples (et ils sont ordinairement très difficiles), reste cloué à chaque pas, soit par ignorance, soit en vertu de cet adage : Ein Narr kann mehr fragen als zehn Weise antworten (un sot peut demander plus que dix sages ne peuvent répondre).

Dans l’enseignement de l’arithmétique basé sur les mêmes principes pédagogiques, il se passe absolument la même chose. On raconte également aux élèves ce qu’ils savent ou on leur enseigne tout à fait arbitrairement des combinaisons qui ne reposent sur rien. La leçon citée et toutes les autres jusqu’à la dixième ne sont que la transmission de ce que savent tous les élèves. Si, souvent, ils ne répondent pas aux questions de cette sorte c’est que parfois la question elle-même (comme celle des chariots) est mal formulée ou mal comprise des enfants. Ils éprouvent à répondre à pareille question la même difficulté qu’un enfant bien doué à répondre sans hésiter à cette interrogation : Noé avait trois fils, Sem, Cham et Japhet ; qui était leur père ? Ici la difficulté n’est pas mathématique, elle est syntaxique, elle provient de ce que dans l’énoncé du problème le sujet n’est pas le même que dans la réponse, et, quand à la différence syntaxique, s’ajoute l’incorrection grammaticale de l’énoncé, alors l’élève éprouve une grande difficulté, mais cette difficulté n’est aucunement mathématique.

Je défie quiconque de comprendre du premier coup le problème suivant posé par M. Evtouchevsky : « Un enfant avait quatre noix, un autre cinq ; le second a donné au premier toutes ses noix, et celui-ci a donné à un troisième trois noix et a distribué le reste en parties égales à trois autres camarades, Combien chacun de ces derniers a-t-il reçu de noix ? » Posez le problème de la façon suivante : Un enfant avait quatre noix, on lui en a donné encore cinq ; il a donné trois noix et a partagé le reste entre trois camarades. Combien chacun d’eux a-t-il de noix ? Si le problème est ainsi posé, un enfant de cinq ans le résoudra, car il n’y a là aucun problème et la difficulté ne peut provenir que du mauvais énoncé de la question ou du manque de mémoire. Et, c’est cette difficulté syntaxique, vaincue par les enfants après de longs et difficiles exercices, qui permet au maître de penser qu’en enseignant aux enfants ce qu’ils savent déjà il leur apprend quelque chose. Il est aussi tout à fait arbitraire, en arithmétique, d’enseigner aux enfants la composition et la décomposition des nombres d’après un certain procédé qui n’a de base que la fantaisie du maître. M. Evtouchevsky écrit[10] :

« Quatre : 1o) Formation du nombre. En haut du tableau, le maître place côte à côte trois petits cubes 1. 1. 1. Combien y a-t-il de cubes ? Ensuite il ajoute le quatrième. Combien y en a-t-il maintenant ? 1. 1. 1. 1. Comment donc obtient-on quatre cubes avec 3 et 1 ? Il faut à trois cubes en ajouter un.

2o) Décomposition du nombre. Comment peut-on obtenir quatre cubes ? Ou comment peut-on séparer quatre cubes ? Avec quatre cubes on peut en séparer 2 et 2, c’est-à-dire 1. 1. et 1. 1. Avec quatre cubes on peut grouper d’abord 1. 1. 1. cubes, puis encore 1, ou prendre quatre cubes un par un. On peut aussi les séparer en 3 et 1 ; 1. 1. 1. et 1, on peut prendre un, un et deux ensemble, 1-1 et 1. 1. Peut-on décomposer d’une autre façon quatre cubes ? Les élèves se rendent compte qu’on ne peut les décomposer d’autre façon que celles indiquées. Si les élèves commencent à décomposer quatre cubes de la façon suivante, un, deux et encore un, ou deux, un et un, alors il sera facile au maître de montrer que ces décompositions sont la répétition des décompositions déjà faites, mais dans un autre ordre.

« À chaque démonstration de nouveaux procédés de décomposition proposés par les élèves, le maître met les cubes dans l’ordre que nous avons indiqué plus haut ; de cette façon, dans le cas que nous avons choisi, au haut du casier il y aura quatre cubes ensemble ; sur la deuxième planche, les cubes seront deux par deux, sur la troisième, ils seront un par un ; sur la quatrième trois seront ensemble et un à part, sur la cinquième, deux seront séparés et deux ensemble.

3°) Décomposition du nombre, en ordre. Il est possible que les enfants aient déjà compris la décomposition logique du nombre, mais même dans ce cas le troisième exercice ne peut être regardé comme superflu. Pour établir l’ordre de la composition on propose à la classe des questions telles que celles-ci : — Vous avez composé quatre cubes avec deux cubes ensemble et deux séparés ; avec trois ensemble et un à part, dans quel ordre vaudra-t-il mieux placer les cubes sur le casier ? Par quoi commencerons-nous la séparation des quatre cubes ? — Par la décomposition en cubes séparés. — Comment former quatre cubes avec des cubes séparés ? — Il faut prendre quatre cubes un par un. — Comment former quatre cubes deux par deux ? — Il faut en prendre deux et ensuite deux, deux fois deux cubes, deux paires de cubes. — Comment faut-il ensuite décomposer quatre cubes ? — On peut d’abord en prendre trois et ensuite un, ou un et trois. On explique aux élèves que la dernière composition, c’est-à-dire 1. 1. 2, ne s’accorde pas avec l’ordre admis et n’est que le changement d’une des trois premières décompositions. »

Pourquoi M. Evtouchevsky n’admet-il pas cette dernière décomposition ! Pourquoi cet ordre qu’il a indiqué ? Tout cela n’est que de l’arbitraire et de la fantaisie. En réalité, chaque homme intelligent comprend facilement qu’il n’y a dans toutes les mathématiques qu’un seul fondement de composition et de décomposition. Ce fondement le voici : 1 + 1 = 2 ; 2 + 1 = 3 ; 3 + 1 =4, etc., ce que les enfants apprennent toujours chez eux et que le peuple appelle savoir compter jusqu’à 10, jusqu’à 20, etc. Chaque élève connaît ce procédé et quelque décomposition que fasse M. Evtouchevsky, elle s’explique par cela seul. L’enfant qui sait compter jusqu’à 4 regarde déjà ce nombre comme une unité, de même 3, de même 2, de même 1. Alors il sait bien que quatre est formé par les additions successives de l’unité. Il sait également que quatre est formé de l’addition de 2 et 2 puisqu’il sait que 2 fois 1 font 2. Qu’apprennent donc ici les enfants ? soit ce qu’ils savent déjà, soit ce procédé de calcul que la fantaisie du maître les oblige d’apprendre par cœur ? Récemment il m’est arrivé d’être témoin d’une leçon d’arithmétique d’après la méthode de Groubé. On demande à un élève : Combien font 8 et 7 ? L’enfant se hâte et dit 16. Son voisin se hâtant aussi, sans lever la main gauche, dit : 8 et 8 font 16, moins 1, 15. Le maître l’arrêta sévèrement, et obligea le premier d’ajouter à 8 une unité après l’autre jusqu’au nombre 15, or le garçon savait depuis longtemps qu’il s’était trompé. Dans cette classe on était à l’étude du nombre 15 et 16 devait être inconnu.

Je crains que bien des gens, en lisant mes longues objections à ce procédé d’enseignement d’après Groubé, ne disent : « Mais à quoi bon parler, n’est-il pas évident que tout cela est un galimatias qui ne vaut pas la peine d’être réfuté ? Pourquoi examiner les fautes des Bounakov, des Evtouchevsky et critiquer ce qui est au-dessous de toute critique ? » Moi-même j’étais de cet avis jusqu’au jour où je me suis rendu compte de ce qui se passe dans le monde pédagogique et me suis convaincu que MM. Bounakov, Evtouchevsky ne sont pas quelconques mais des autorités pédagogiques qui font loi dans nos écoles. Dans des villages reculés on peut déjà trouver des instituteurs et des institutrices qui, ouvrant devant eux les manuels d’Evtouchevsky et de Bounakov, demandent d’après eux combien font une plume et une plume et de quoi est couverte la poule ? Oui, tout cela serait ridicule si ce n’était qu’une invention théorique délaissée en pratique et s’il ne s’agissait pas de l’œuvre la plus importante, — l’éducation des enfants. Quand je lisais cela au point de vue théorique, je le trouvais amusant ; mais quand j’appris et vis qu’on le mettait en pratique avec les enfants, je ressentis de la pitié et de la honte. Sous le rapport théorique, sans parler de la fausse définition qu’ils font du but des études, les pédagogues de cette école commettent cette faute essentielle qu’ils s’écartent des conditions de tout l’enseignement, que cet enseignement soit au plus haut ou au plus bas degré, à l’université ou à l’école populaire.

La condition essentielle de chaque enseignement consiste à choisir, parmi la diversité innombrable des phénomènes, ceux qui présentent une certaine analogie et à enseigner aux élèves les lois qui les gouvernent. Ainsi, dans l’enseignement de la langue (lecture et écriture) on communique aux élèves les lois de la parole ; dans les mathématiques, les lois des nombres. L’enseignement de la langue consiste à apprendre les lois de la décomposition et de la composition des syllabes, des mots, des sons et ce sont ces lois qui font l’objet de l’étude. L’enseignement des mathématiques consiste à énoncer les lois de la composition et de la décomposition des nombres (je prie de remarquer que ce n’est pas le procédé de la composition et de la décomposition des nombres, mais la communication des lois de cette composition et décomposition). Ainsi la première loi : c’est qu’on peut considérer un groupement d’unités comme une unité d’un autre groupement. Ce que fait chaque enfant, en disant 2 et 1, 3. Il considère 2 comme une certaine unité. Sur cette loi sont basées les lois suivantes de la numération, de l’addition, de toutes les mathématiques. Mais les causeries arbitraires sur la guêpe, sur le renard, etc., ou le problème jusqu’à dix de toutes les décompositions possibles, ne peuvent former l’objet de l’étude puisque : 1o ils sortent des limites de l’enseignement et, 2o ne traitent point de ses lois.

L’œuvre me paraît telle au point de vue théorique, mais souvent le critique théorique peut se tromper, et c’est pourquoi j’ai tâché de contrôler mes conclusions par des résultats pratiques. M. P… m’a communiqué les spécimens des résultats pratiques de l’enseignement par la simple vue et de l’enseignement de l’arithmétique par la méthode Groubé. À l’un des élèves, un grand, on a dit : Mets ta main sous le livre. On a dit cela pour montrer aux assistants qu’il connaît déjà les conceptions sur et sous, et l’enfant intelligent qui savait distinguer sur de sous (j’en suis convaincu) quand il avait trois ans, a mis la main sur le livre quand on lui a dit de la mettre sous le livre. J’ai vu maints exemples pareils et ils montrent mieux que tout combien cet enseignement est étranger à l’esprit des enfants russes, et combien il est absurde. L’enfant russe ne peut et ne veut croire (il a trop de respect pour le maître et pour soi) qu’on l’interroge sérieusement quand on lui demande si le plafond est en bas ou en haut, ou combien il a de pieds ! Nous avons vu la même chose en arithmétique : les élèves ne savaient pas même écrire les chiffres et tout le temps de la classe s’exercaient à des calculs par cœur, jusqu’à 10, et pendant une demi-heure ne cessaient de répondre des bêtises aux questions les plus diverses que le maître leur posait sans dépasser le nombre 10. Alors l’enseignement du calcul mental n’a rien donné, et la difficulté syntaxique qui consiste dans l’analyse de la question mal posée restait pour eux telle qu’auparavant. Ainsi les résultats pratiques de l’examen n’ont pas confirmé l’utilité du développement. Mais je veux être tout-à-fait exact et de bonne foi. Les procédés de développement, qui au commencement se bornent moins à l’étude qu’à l’analyse de ce que les élèves savent déjà, donnent peut-être des résultats dans la suite. Peut-être que le maître, s’emparant d’abord par l’analyse de l’entendement des enfants les fait avancer ensuite facilement, fermement, du domaine étroit des descriptions de la table et du calcul limité à deux et un dans le domaine réel de la science où les élèves ne s’en tiennent plus à l’étude de ce qu’ils savent mais apprennent déjà du nouveau par des moyens neufs, faciles et plus rationnels. Cette supposition se confirme par ce fait que tous les pédagogues allemands et leurs partisans, de ce nombre Bounakov, disent tout nettement que l’enseignement visuel doit servir de préface à la connaissance du pays natal et à celle des sciences naturelles. Mais nous chercherions en vain, dans le manuel de M. Bounakov, comment il faut enseigner cette connaissance du pays, si l’on entend par là des connaissances réelles quelconques et non la description de l’isba et du vestibule ce que les enfants connaissent déjà. M. Bounakov, à la page 200, après avoir expliqué comment il faut enseigner où est le plafond, où est le poêle, dit très brièvement : « Maintenant il faut passer au troisième degré de l’enseignement visuel dont je définis le contenu de la façon suivante : Étude du pays, du district, de la province, de toute la patrie avec ses produits naturels, sa population, dans les traits généraux, sous forme d’aperçus de la connaissance de la patrie, et l’initiation aux sciences naturelles avec la prédominance de la lecture qui, s’appuyant sur les observations directes des deux premiers degrés, élargit le cercle intellectuel des élèves, la sphère de leur représentation et de leurs conceptions » Il résulte de cette définition que l’enseignement visuel apparaît comme le complément de la lecture expliquée et des récits du maître. Et alors ce que nous avons dit sur les matières enseignées en troisième année se rapporte plutôt à l’examen de celles de la deuxième année qui rentrent dans le sujet appelé langue maternelle — lecture expliquée.

Passons à la troisième année, à la lecture expliquée, mais là-bas nous ne trouvons absolument rien qui indique comment il faut transmettre la nouvelle science, sauf cette observation qu’il est inutile de lire tel ou tel livre et, pendant la lecture, de poser telle ou telle question. Et les questions sont très étranges (au moins pour moi). Par exemple la comparaison de l’article d’Ouchinsky sur l’eau et de celui d’Aksakov, et le fait d’exiger des élèves qu’ils expliquent qu’Aksakov considère l’eau comme un phénomène de la nature et Ouchinsky comme la matière, etc. Ainsi là encore on impose aux élèves les opinions, les subdivisions (la plupart inexactes) du maître, et on ne trouve pas un mot, pas une allusion aux moyens par lesquels on peut transmettre de nouvelles connaissances.

On ne connaît pas ce qui fera l’objet de l’enseignement : l’histoire naturelle ou la géographie ? Il n’y a rien, sauf la lecture avec des questions dans le genre de celles que j’ai citées. Dans d’autres parties de l’enseignement de la langue — grammaire et orthographe, — nous chercherions également en vain un nouveau procédé d’enseignement basé sur le précédent : Toujours la même vieille grammaire de Pérevlevsky qui commence par des définitions philosophiques et passe ensuite à l’analyse logique et qui sert de base à toutes les nouvelles grammaires et manuels de M. Bounakov. En arithmétique en vain chercherions-nous, à ce degré où commence l’enseignement réel des mathématiques, quelque chose de nouveau, de plus facile, basé sur les deux années d’études précédentes, où l’on a étudié jusqu’à 20. Là où se rencontrent les réelles difficultés de l’arithmétique, où il faut expliquer à l’élève la question sous toutes ses faces, par exemple, dans la numération, l’addition, la soustraction, la multiplication, la division et la division des fractions, on ne trouve rien qui soit facilité, pas une explication neuve ; il n’y a que les citations des vieux manuels d’arithmétique. Le caractère de cet enseignement reste partout le même. Tous les efforts tendent à enseigner ce que l’élève sait déjà. Et comme l’élève récite au goût du maître tout ce qu’on lui demande, le maître pense qu’il apprend quelque chose à ses élèves et que ceux-ci font de grands progrès, et, sans faire attention à ce qui est le plus difficile dans l’enseignement, c’est-à-dire d’enseigner des choses nouvelles, le maître reste tranquillement à la même place. Il en résulte que notre littérature pédagogique est envahie de manuels pour l’enseignement visuel, de manuels sur la direction des jardins d’enfants (une des créations les plus monstrueuses de la nouvelle pédagogie), avec les tableaux, les livres de lecture où se repètent toujours les mêmes récits, sur le renard, le tétras, les mêmes vers qui, on ne sait pourquoi, sont écrits en prose, en diverses combinaisons et explications. Mais nous n’avons pas un seul nouveau livre de lecture pour les enfants, pas une seule grammaire russe, ou slave, ni un dictionnaire slave, ni une bonne arithmétique, ni une géographie, ni une histoire à l’usage des écoles populaires. Tous les efforts portent sur les manuels pour enseigner aux enfants ce qu’il est impossible, même inutile, de leur apprendre à l’école, ce que tous les enfants apprennent dans la vie. Et, naturellement, des livres de cette sorte il peut en paraître indéfiniment car il ne peut y avoir qu’une arithmétique, mais les digressions et les exercices du genre de ceux que j’ai cités, de Bounakov, et les exemples de décomposition des nombres, d’Evtouchevsky, peuvent exister en quantités innombrables. La pédagogie se trouve dans une situation semblable à celle où se trouverait la science qui rechercherait comment l’homme doit marcher, qui se mettrait à formuler des règles pour la marche et à les enseigner aux enfants, leur prescrivant de contracter certains muscles, d’en relâcher certains autres, etc., etc. Cette nouvelle situation de la pédagogie provient directement de ces deux propositions fondamentales : 1o que le but de l’école est le développement et non la science ; 2o que le développepement et les moyens de l’atteindre peuvent être définis théoriquement. De là résulte cette situation misérable et souvent triste où se trouve l’école. Les forces sont dépensées en vain. En ce moment, le peuple qui cherche l’instruction, qui l’attend, comme une herbe sèche attend l’eau, qui est prêt à l’accepter, qui l’implore, au lieu de ce pain, reçoit une pierre et il est tout étonné : Ne s’est-il pas trompé en attendant l’instruction comme un bien, ou y a-t-il quelque chose d’erroné dans ce qu’on lui propose. Que les choses soient ainsi, quiconque se donne la peine d’étudier la théorie actuelle de l’enseignement scolaire et connaît l’opinion réelle qu’en a le peuple, n’en peut douter. Mais involontairement se pose une question : Comment des hommes honnêtes, instruits, qui aiment franchement leur œuvre et désirent le bien, — je regarde comme tels la majorité de mes contradicteurs — comment peuvent-ils se mettre dans une situation si étrange et se tromper si profondément ?

Cette question m’a tourmenté et je tâcherai de donner la réponse que j’en ai trouvée. Les causes de ce fait sont nombreuses. La plus naturelle, qui a amené la pédagogie sur cette voie fausse où elle se trouve, c’est la critique de l’ancienne méthode, la critique pour la critique sans remplacer par de nouveaux principes ceux qu’on a rejetés. Tout le monde sait que la critique est facile et qu’elle est absolument inutile, sinon funeste, lorsqu’on ne montre pas les principes sur quoi l’on s’appuie pour critiquer. Si l’on dit : « c’est mal » parce que cela ne plaît pas, ou parce que c’est l’opinion générale, ou même parce que c’est en effet mal, mais qu’on ne sait comment faire mieux, alors cette critique sera toujours inutile et nuisible. Les opinions des pédagogues de la nouvelle école sont basées avant tout sur la critique des procédés anciens. Même maintenant, alors que de toute vraisemblance on ne peut plus frapper ce qui est à terre, dans chaque manuel, dans chaque causerie, nous lisons et entendons qu’il est pernicieux de lire sans comprendre, qu’on ne peut pas apprendre par cœur la définition du nombre et les opérations arithmétiques, qu’apprendre par cœur sans comprendre est nuisible, ainsi que de savoir opérer sur des millions sans savoir compter 2 et 3, etc. Le point de départ principal, c’est la critique des vieux procédés et l’invention de nouveaux le plus possible contraires aux anciens, et nullement la création de nouvelles bases pédagogiques d’où pourraient sortir de nouveaux procédés.

Il est très facile de critiquer les vieilles méthodes d’enseignement de la lecture et de l’écriture qui consistent à apprendre par cœur des pages entières des psaumes, et l’enseignement de l’arithmétique en apprenant par cœur la définition du nombre, etc. Je remarquerai : 1o qu’il n’est plus nécessaire d’attaquer ces procédés, attendu qu’il est douteux que des maîtres les défendent, et 2o que si l’on fait pareille critique pour me faire sentir que je suis le défenseur des vieilles méthodes d’enseignement, c’est seulement parce que mes contradicteurs, probablement en raison de leur jeune âge, ne savent pas qu’il y a vingt ans, j’ai employé toutes mes forces à lutter contre les vieux procédés de la pédagogie et que j’ai contribué à leur défaveur. Ainsi, on trouve que les vieilles méthodes d’enseignement ne sont bonnes à rien, et, sans poser aucune base nouvelle, on s’est mis à chercher de nouveaux procédés. Et moi, je dis, sans poser de nouvelles bases, il n’en existe que deux solides en pédagogie :

1o Le critérium de ce qu’il faut enseigner et,

2o le critérium de la façon d’enseigner, c’est-à-dire la définition des objets d’enseignement nécessaires et des moyens d’enseignement les meilleurs.

Personne ne fait même attention à ces points fondamentaux, mais chaque école, pour se justifier, s’est fabriqué certains raisonnements quasi-philosophiques qui, soi-disant, la légitiment. Mais précisément ces fondements théoriques, comme s’exprime M. Bounakov, et, par hasard, tout à fait justement, ne peuvent être regardés comme une base, car le vieux système d’enseignement avait absolument le même fondement théorique.

Et la question réelle, essentielle, de la pédagogie que depuis quinze ans je tâche de montrer dans toute son importance, cette question : Qu’enseigner et comment enseigner ? n’a même pas été effleurée. La conséquence c’est qu’aussitôt qu’il devint évident que l’ancien système n’était pas bon, on n’a pas cherché quel système serait meilleur ni pourquoi, mais aussitôt on s’est mis à la recherche d’un autre moyen qui soit le plus possible en contradiction avec l’ancien. On a agi comme un homme qui, l’hiver, ayant froid dans sa maison, sans chercher les causes du froid et le moyen d’y remédier, irait chercher une autre maison différant le plus possible de la sienne.

Alors que je me trouvais à l’étranger, je me rappelle avoir rencontré, par toute l’Europe, des ambassadeurs cherchant une nouvelle croyance, c’est-à-dire des fonctionnaires du Ministère de l’Instruction publique qui étudiaient la pédagogie allemande[11].

Nous avons adopté les procédés d’enseignement de nos plus proches voisins, les Allemands, 1o parce que nous sommes toujours particulièrement enclins à imiter les Allemands ; 2o parce que c’était le moyen le plus compliqué et le plus habile et que, s’il faut emprunter à l’étranger, il faut naturellement prendre ce qu’il y a de plus rusé au monde ; et 3o parce que ce moyen était plus contraire à nos vieilles méthodes. Ainsi les nouveaux procédés sont empruntés aux Allemands et non seulement les procédés mais leur base théorique, c’est-à-dire leur justification quasi-philosophique. Et cette base théorique a rendu et rend de grands services. Aussitôt que les parents ou, simplement, des gens de bon sens qui s’intéressent à l’enseignement, expriment le doute en la perfection de ces procédés, on leur répond : Et le célèbre Pestalozzi, et Disterweg, et Delitch, et Wurtz et la méthodique, l’heuristique, la didactique, le concentrisme ? Et les audacieux, avec un geste des mains, disent : « Dieu soit avec eux, ils savent mieux que nous ! » Ces procédés allemands ont aussi un grand avantage pour le maître (c’est la seule cause pour laquelle on y tient), parce que le maître n’a pas besoin de se donner beaucoup de peine ; il faut seulement avancer et avancer. Inutile de se perfectionner et de travailler les méthodes d’enseignement. D’après cette méthode, le maître enseigne ce que les enfants savent déjà et même il l’enseigne d’après les manuels ; ce n’est donc pas difficile pour lui. Et, inconsciemment, le maître tient à cette méthode qui flatte la paresse humaine. C’est très agréable, en ayant la ferme conviction qu’on enseigne et accomplit une œuvre importante, la plus perfectionnée, de raconter aux enfants, d’après un livre, des histoires sur le zizel ou de dire que les chevaux ont quatre pieds ou de placer des cubes par deux ou par trois et de demander combien il y en a de paires ; mais si au lieu de zizel il fallait raconter ou lire quelque chose de vraiment intéressant, exposer les éléments de la grammaire, de la géographie, de l’histoire sainte, les quatre opérations, le maître serait aussitôt obligé de travailler lui-même, de relire beaucoup de choses, de rafraîchir ses connaissances.

Ainsi la vieille méthode tombe sous la critique : une nouvelle est empruntée aux Allemands ; cette méthode est si étrangère, si opposée à notre esprit russe, dénué de pédanterie, ses défauts sautent tellement aux yeux, qu’elle semblerait ne pouvoir se greffer en Russie, et cependant elle y est usitée, en petites proportions, il est vrai, mais usitée cependant, et, sous certains rapports, elle donne parfois de meilleurs résultats que la vieille méthode des écoles ecclésiastiques. La raison de ce fait c’est que cette méthode, étant apparue chez nous à la suite de la critique de l’ancienne, a rejeté tous les défauts de l’ancienne méthode, bien que dans cette complète opposition des procédés nouveaux aux procédés anciens, opposition poussée jusqu’à l’extrême, grâce au pédantisme coutumier des Allemands, soient apparus de nouveaux défauts, plus grands parfois que les anciens. Autrefois nous enseignions à lire et à écrire en ajoutant aux consonnes de longs suppléments inutiles : (bouki, bb-ouki, viédi, vv-iedi) ; chez les Allemands on ajoutait une voyelle aux consonnes tantôt avant, tantôt, après es, en, de, ce, etc. ; c’était la différence. Maintenant on est tombé dans l’excès contraire et l’on veut prononcer les consonnes sans y joindre de voyelles, ce qui évidemment est impossible. Dans la grammaire d’Ouchinsky (l’inventeur d’une grammaire phonétique) et dans tous les manuels phonétiques, les consonnes sont définies de la façon suivante : Les sons qu’on ne peut prononcer isolément[12]. Et c’est ce qu’on apprend avant tout aux élèves. Quand j’observais qu’on ne peut, à mon avis, prononcer isolément bb et qu’on obtient toujours be on me donnait cette raison que tous ne savent pas prononcer, qu’il faut un certain art pour prononcer les consonnes, et j’ai vu moi-même comment le maître corrigeait une dizaine de fois un élève qui, selon moi, avait prononcé très bien et très brièvement b. Et c’est par ces bb, ssss, sons qu’on ne peut prononcer, d’après la définition même d’Ouchinsky, ou qu’on ne peut prononcer sans être un virtuose, c’est par ces sons que commence l’enseignement de la lecture et de l’écriture d’après les manuels pédagogiques allemands.

Avant, on enseignait les syllabes par cœur, sans aucun sens (c’était mal), pour que la nouvelle méthode soit totalement opposée à l’ancienne on prescrit de ne pas séparer du tout les syllabes, ce qui est absolument impossible dans un mot très long et ce qui, en réalité, ne se fait jamais. Chaque maître, d’après la méthode phonétique, sent la nécessité de laisser l’élève se reposer sur une partie du mot et de le prononcer séparément. Avant on lisait le recueil de psaumes dont le sens très élevé et très profond est incompréhensible pour les enfants (c’était mal). Au contraire, maintenant, on les force à lire des phrases qui n’ont absolument aucun sens, à expliquer les mots les plus connus ou à apprendre par cœur ce qu’il ne comprennent pas. Dans l’ancienne école le maître ne parlait pas du tout aux élèves, maintenant il est prescrit au maître de causer avec les élèves, de leur dire n’importe quoi, mais uniquement ce qu’ils savent déjà ou ce qu’il n’est pas besoin de savoir. En arithmétique, autrefois, on apprenait la définition des opérations, maintenant on ne fait déjà plus les opérations, puisque d’après Evtouchevsky, ce n’est qu’en troisième année qu’on commence la numération et on suppose qu’il faut une année entière pour apprendre aux enfants à compter jusqu’à dix. Autrefois, on obligeait les élèves à effectuer les opérations avec de grands nombres abstraits sans faire attention à l’autre côté de l’arithmétique, l’explication du problème (la formation des équations). Maintenant on enseigne la résolution des problèmes, la composition des équations avec de petits nombres, avant même que les élèves connaissent la numération, tandis que l’expérience montre à chaque maître qu’on ne peut vaincre la difficulté de la forme des équations ou de la solution des problèmes que par le développement général non de l’école, mais de la vie. On a remarqué, et tout à fait justement, que le meilleur moyen d’aider l’élève qui a de la difficulté à résoudre un problème avec de grands nombres, c’est de lui donner le même problème avec de petits nombres. Un élève qui, par la vie, a appris à résoudre un problème avec de petits nombres, par intuition comprend le procédé de résolution de ce problène et le transporte au problème avec des nombres élevés. Partant de ce principe, le nouveau pédagogue tâche de n’enseigner les résolutions des problèmes qu’avec des petits nombres, c’est-à-dire d’apprendre ce qui ne peut être l’objet de l’enseignement, mais qui est l’œuvre de la vie. Dans l’enseignement de la grammaire la nouvelle école est restée aussi fidèle à son point de départ : la critique de la vieille méthode et l’adoption de la méthode la plus opposée. Auparavant on apprenait par cœur la définition des parties du discours et l’on passait de l’étymologie à la syntaxe ; maintenant on ne commence pas seulement par la syntaxe, mais par la logique qu’on tâche d’expliquer aux enfants. Dans le manuel de M. Bounakov qui est l’abrégé de la grammaire de Perelevsky, avec les mêmes exemples, l’étude de la grammaire commence par l’analyse syntaxique qui est si difficile pour la langue russe, je dirai même si incertaine et qui ne concorde pas du tout avec la fameuse classification de la syntaxe. De sorte que, en général, la nouvelle école a écarté quelques défauts dont les principaux sont : les suppléments inutiles aux consonnes, l’habitude d’apprendre par cœur des définitions et, en cela, elle est supérieure à l’ancienne méthode, et, pour la lecture et l’écriture, elle donne parfois de meilleurs résultats. Mais, en revanche, elle a introduit de nouveaux défauts, à savoir : les sujets de lecture sont les plus ineptes, et l’arithmétique, comme science, n’est déjà plus du tout enseignée.

Dans la pratique, (je prends à témoin tous les inspecteurs d’écoles, tous les délégués qui les visitent, tous les instituteurs), dans la plupart des écoles où la méthode allemande est en vigueur, voici, à de rares exceptions près ce qui se passe : Les enfants apprennent non d’après les méthodes phonétiques mais, d’après la méthode de composition des lettres, au lieu de bb ils prononcent la consonne be et divisent les mots en syllabes ; l’enseignement d’après les objets visuels est tout à fait écarté ; l’arithmétique ne va pas du tout et les enfants n’ont rien à lire. Les maîtres, sans même s’en rendre compte, s’écartent des bases théoriques et se rendent aux exigences du peuple. Ce résultat pratique qui se produit partout est, semblerait-il, la preuve de l’erreur de la méthode elle-même. Mais dans le milieu des pédagogues, de ceux qui composent les manuels et établissent les règles, l’ignorance est si absolue, le désir de connaître le peuple et ce qu’il veut est si faible que l’influence de la réalité sur ces méthodes n’entrave nullement la marche de leur œuvre. Il est difficile de se faire une idée de l’opinion générale que l’on a du peuple, dans ce monde de pédagogues, opinion d’où découlent leur méthode et tous les autres procédés d’enseignement. Afin de prouver combien l’enseignement visuel et le développement sont nécessaires pour les enfants des écoles russes, M. Bounakov, avec une naïveté extraordinaire, cite ces paroles de Peztalozzi : « Que celui qui vit parmi le peuple simple contredise mes paroles qu’il n’y a rien de plus difficile que de transmettre une conception quelconque aux êtres. Mais personne ne fait à cela d’objections, les curés suisses affirment que les gens du peuple qui viennent chez eux pour s’instruire ne comprennent pas ce qu’ils leur disent. Les citadins qui s’établissent à la campagne s’étonnent devant la difficulté qu’éprouve le peuple pour parler. Il faut des années avant que les domestiques de la campagne apprennent à s’expliquer avec leurs maîtres. »

C’est ce rapport du simple peuple suisse envers les classes instruites qu’on met à la base du même rapport chez nous. Je crois inutile de m’étendre sur ce fait universellement connu que dans toute l’Allemagne le peuple parle sa langue particulière qu’on appelle platedeutch, et qu’en Suisse allemande, ce plate deutch est particulièrement différent de l’allemand, tandis qu’en Russie, au contraire, c’est nous qui parlons souvent très mal alors que le peuple parle toujours une très belle langue ; le mot de Pestalozzi, en Russie, serait toujours plus juste s’il s’appliquait aux paysans parlant de leurs maîtres.

Un paysan ou un enfant de la campagne aura tout à fait raison en disant qu’il est très difficile de comprendre ce que disent ces êtres, les maîtres. Les pédagogues ignorent le peuple à tel point qu’ils se représentent comme des sauvages ceux qui fréquentent les écoles de villages, et c’est pourquoi on leur enseigne ce que signifie en bas, en haut, que le tableau noir est sur un chevalet. Ils ne pensent pas que si les élèves interrogeaient les maîtres, ceux-ci, fort souvent, seraient pris au dépourvu ; si, par exemple, on enlevait le vernis du tableau, presque chaque enfant pourrait dire de quel bois il est fait : sapin, tilleul, bouleau, ce que le maître ne pourrait pas dire ; un élève parlera beaucoup mieux du chat ou de la poule que le maître, parce qu’il les a observés mieux que lui ; au lieu d’un problème quelconque sur le chariot, l’enfant connaît ceux des corbeaux, ceux du bétail, ceux des oies. (Voici le problème des corbeaux : Des corbeaux volent en bande, des chênes se trouvent sur leur chemin. Si deux corbeaux s’arrêtent sur chaque arbre, il n’y aura pas assez de corbeaux ; si un seul s’arrête sur chaque arbre, il n’y aura pas assez de chênes. Combien y a-t-il de corbeaux ? combien y a-t-il de chênes ? Le problème du bétail est le suivant : On veut pour cent roubles acheter cent têtes de bétail ; un petit veau coûte cinquante kopeks, une vache trois roubles, un bœuf dix roubles. Combien peut-on acheter de bœufs, de vaches et de veaux ?)

Les pédagogues de l’école allemande ne comprennent même pas cette finesse, ce véritable développement par la vie, ce dégoût de toute fausseté, cette raillerie toujours à l’affût de tout ce qui est faux, toutes choses qui caractérisent l’esprit des enfants des paysans russes, et c’est pour cela seul qu’ils exercent leur métier si hardiment (comme je l’ai vu moi-même) sous le feu de quarante paires d’yeux d’enfants très intelligents qui se moquent d’eux. C’est pourquoi un vrai maître qui connaît le peuple et ses élèves, malgré les prescriptions les plus sévères d’enseigner aux enfants des paysans les notions en bas et en haut, deux et trois font cinq, se gardera de le faire.

Ainsi, les causes principales qui nous ont conduits à cette erreur étrange sont : 1o notre ignorance du peuple ; 2o la facilité très séduisante d’apprendre aux élèves ce qu’ils savent déjà ; 3o notre penchant à tout emprunter aux Allemands et 4o la critique de la vieille méthode sans donner de nouvelles bases à l’enseignement. Cette dernière cause a mené les pédagogues de la nouvelle école à ceci : que malgré les différences extérieures considérables entre l’ancienne méthode et la nouvelle, elles sont identiques par leur base et, par suite, par leurs procédés d’enseignement et par leurs résultats.

La base fondamentale de l’une et de l’autre méthode est que celui qui enseigne sait imperturbablement ce qu’il faut enseigner et comment l’enseigner, et cette connaissance, il la puise non dans les besoins du peuple ou dans l’expérience, mais il a décidé une fois pour toutes, théoriquement, qu’il faut enseigner cela de telle façon. Le pédagogue de l’ancienne école que, pour abréger, j’appellerai ecclésiastique, sait absolument qu’il faut enseigner en faisant apprendre par cœur le livre de prières et le psautier et il n’admet aucune modification. De même le maître de la nouvelle école allemande sait fermement, indubitablement, qu’il faut enseigner d’après Bounakov et Evtouchevsky, demander ce que veut dire en haut et en bas, faire un récit sur l’ animal favori, le zizel et n’admettre aucun changement à ces procédés. Tous les deux se basent sur la ferme conviction que ce sont eux qui connaissent infailliblement les meilleurs procédés. La similitude des bases entraîne la ressemblance ultérieure. Si vous dites au maître de l’école ecclésiastique que d’après sa méthode les enfants apprennent lentement et difficilement à lire et à écrire, il vous répondra qu’il ne s’agit pas de lire et d’écrire mais de l’étude religieuse, sous laquelle il entend l’étude des livres de l’Église. Vous recevrez la même réponse du maître de langue russe qui enseigne d’après la méthode allemande. Il dira (tous le disent et l’écrivent) qu’il ne s’agit pas de la rapidité à acquérir l’art de lire, d’écrire, de compter, mais du développement. Tous les deux mettent le but de l’étude dans quelque chose d’indépendant de la lecture, de l’écriture et du calcul, c’est-à-dire de la science, mais en quelque autre chose qui est nécessaire, indiscutable.

Cette ressemblance se maintient jusque dans les moindres détails. Avec l’une et l’autre méthode, toute étude avant l’école, toute connaissance acquise en dehors d’elle est négligée. Tous les élèves, à leur arrivée, sont tenus pour ignorants et sont forcés d’apprendre au commencement. Si un enfant qui sait lire les lettres a, b, et les syllabes entre à l’école ecclésiastique, on le force à rapprendre l’alphabet d’après bouki, az-ba. Même procédé à l’école allemande. De même dans l’une et l’autre école il arrive qu’à certains élèves l’art de lire et d’écrire devient inaccessible.

De même, dans l’une et l’autre école, le côté mécanique de l’enseignement l’emporte sur le côté intellectuel ; dans l’une et l’autre les élèves se distinguent par une belle écriture et une bonne prononciation, par la lecture ponctuelle, c’est-à-dire non pas comme on prononce mais comme on écrit. Dans l’une et l’autre école domine toujours l’ordre extérieur, les enfants soumis à une crainte perpétuelle ne peuvent être dirigés qu’avec une extrême sévérité. M. Korolev mentionne en passant qu’avec la méthode phonétique on ne néglige pas les gifles. Je l’ai vu dans les écoles de la méthode allemande, et je crois que dans ces nouvelles écoles on ne peut même se passer de gifles, parce que, comme les écoles ecclésiastiques, elles enseignent sans demander ce que les élèves désirent savoir et leur font apprendre ce que d’après ses convictions le maître trouve nécessaire. C’est pourquoi cette école ne peut être basée que sur la contrainte. Et la contrainte, chez les enfants, est ordinairement accompagnée de coups.

L’école ecclésiastique et la nouvelle école allemande partant d’une même base et arrivant aux mêmes résultats sont absolument semblables, mais s’il me fallait choisir, je choisirais l’école ecclésiastique. Les défauts sont les mêmes, mais l’école ecclésiastique a pour elle une tradition millénaire et l’autorité de l’Église qui a tant de force sur le peuple. En terminant l’analyse et la critique de l’école allemande, je crois nécessaire de répéter que la critique n’est salutaire que si, en blâmant ce qui est mauvais, elle montre ce qui serait mieux. Je crois nécessaire de parler des bases de l’enseignement qui me semblent justes et sur lesquelles j’ai fondé ma méthode d’enseignement.

Pour exprimer ce que je tiens pour les bases fondamentales de toute l’activité pédagogique, je dois me répéter, c’est-à-dire reproduire ce que j’ai écrit il y a quinze ans dans la revue pédagogique Iasnaïa-Poliana, que j’éditais. Cette répétition ne sera pas sans utilité pour les pédagogues de la nouvelle école, puisque ce que j’écrivis alors, s’il n’a pas été oublié, n’a jamais été pris en considération par les pédagogues, et, cependant, je continue de penser que ce que nous fîmes alors pouvait seul servir de base solide à la pédagogie théorique.

Il y a quinze ans, quand je me mis à l’œuvre de l’instruction du peuple sans aucune théorie préconçue, n’ayant que le seul désir d’aider directement à cette œuvre, étant le maître dans mon école, je me heurtai aussitôt à deux questions : que faut-il enseigner et comment l’enseigner ?

Alors comme maintenant les plus grandes différences existaient dans les réponses à ces questions.

Je sais que certains pédagogues, enfermés dans leur cercle étroit et théorique, s’imaginent que la lumière ne vient que par les fenêtres, si bien que toute contradiction leur paraît impossible. Je demande à ceux qui pensent ainsi d’observer que cela n’est pour eux qu’une apparence et qu’il en est de même pour ceux d’un autre cercle qui pensent le contraire. Mais parmi la foule d’hommes qui s’intéressent à l’instruction, il existe, comme autrefois, les plus grandes divergences. À cette époque comme maintenant, les uns, en répondant à la question : Que faut-il enseigner ? disaient qu’en dehors de la lecture et de l’écriture les connaissances les plus utiles à l’école primaire sont les sciences naturelles. D’autres disaient et disent encore aujourd’hui que cette étude n’est pas nécessaire, qu’elle est même nuisible ; autrefois comme aujourd’hui, les uns proposaient l’histoire, la géographie, les autres niaient leur utilité ; ceux-ci proposaient la langue slave, la grammaire, l’instruction religieuse, ceux-là les tenaient pour inutiles et attribuaient l’importance principale au développement général. Sur la question : Comment faut-il enseigner ? il y avait comme maintenant des divergences encore plus grandes. On professait les méthodes les plus opposées pour enseigner la lecture, l’écriture, le calcul. Dans les librairies, côte à côte se vendaient les manuels pour apprendre soi-même à lire d’après bouki, az-ba, les leçons de M. Bounakov, les tableaux de Zolotov, les syllabaires de madame Daragan, et tous avaient leurs partisans. N’ayant pas trouvé dans la littérature russe les réponses à ces questions, je me suis adressé à la littérature européenne. Après avoir lu tout ce qui a été écrit à ce sujet, après avoir fait connaissance avec ceux qu’on appelle les meilleurs représentants de la science pédagogique en Europe, non seulement je n’avais pas les réponses aux questions qui m’occupaient, mais je m’étais convaincu que pour la pédagogie comme science, cette question n’existe pas, que chaque pédagogue d’une certaine école croit fermement que les procédés qu’il emploie sont les meilleurs, parce qu’ils sont basés sur la vérité absolue, et qu’il serait inutile de les critiquer. Soit parce que je m’étais adonné à l’œuvre de l’instruction publique sans aucune théorie ni aucun parti pris, soit parce que je ne me contentais pas de prescrire des lois sur la façon d’enseigner, mais devenais moi-même maître dans une école de village perdu dans les champs, je ne pouvais renoncer à cette idée qu’il doit être un critérium d’après lequel on peut résoudre la question : Que vaut-il mieux enseigner et comment ? Faut-il faire apprendre par cœur les psaumes ou la classification des organismes ? Faut-il enseigner d’après la méthode phonétique, d’après l’alphabet emprunté à l’allemand ou d’après le livre de prières ? Un certain flair pédagogique dont je suis doué, et surtout la participation directe et passionnée que je pris à cette œuvre, m’ont aidé à résoudre ces questions, en me mettant d’un coup en contact le plus intime, le plus immédiat, avec les quarante petits paysans qui formaient mon école. (Je les appelle des petits paysans parce que j’ai trouvé chez eux ces traits de sagacité, cette forte dose de savoir donnés par la vie pratique, cette humeur plaisante, cette simplicité, ce dégoût pour tout ce qui est faux, qui distinguent, en général, le paysan russe.) Aussitôt que je me rendis compte de leur aptitude à acquérir les connaissances dont ils avaient besoin, je sentis que l’ancienne méthode ecclésiastique de l’enseignement était surannée et ne valait plus rien pour eux, et je me mis à essayer les autres méthodes d’enseignement. Mais comme la contrainte dans l’enseignement me répugne, par conviction et par caractère, je ne les contraignais en rien et dès que je remarquais qu’ils n’acceptaient pas volontiers certaines choses, je n’insistais pas et je cherchais un autre biais.

De ces expériences, il résulta pour moi et pour les maîtres qui travaillaient avec moi à Iasnaïa-Poliana et en d’autres écoles et plaçaient à la base de l’enseignement la liberté, que presque tout ce qu’on écrit pour les écoles dans le monde pédagogique est séparé de la réalité par un gouffre infini et que, parmi les méthodes professées, plusieurs procédés comme l’enseignement visuel, les sciences naturelles, la méthode phonétique et autres, provoquent le dégoût et la risée et ne sont pas acceptés des élèves. Nous nous sommes mis à chercher les sujets et les procédés acceptés volontiers par les élèves et nous avons trouvé ce qui constitue une méthode d’enseignement. Mais cette méthode prenait rang avec toutes les autres, et la question, pourquoi est-elle meilleure que les autres ? restait également irrésolue. C’est alors que la question : En quoi consiste le critérium de ce qu’il faut enseigner et de la façon de le faire ? acquit pour moi une importance encore plus grande. Seulement après l’avoir résolue je pouvais être sûr que mon enseignement n’était ni nuisible, ni inutile. Cette question, alors comme maintenant, était pour moi la pierre de touche de toute la pédagogie et c’est à sa solution que j’ai consacré la revue pédagogique Iasnaïa-Poliana. Dans quelques articles (je ne renie pas ce que j’ai dit alors), j’ai tâché de poser cette question dans toute son importance et de la résoudre autant que je le pouvais. À cette époque, je ne trouvai dans la littérature pédagogique, ni sympathie, ni antagonisme, ce fut l’indifférence la plus absolue pour la question que j’avais posée. Il y eut quelques objections sur des questions de détails, sur des petites choses, mais la question elle-même, évidemment, n’intéressait personne. J’étais jeune alors et cette indifférence m’attristait. Je ne comprenais pas qu’avec ma question : Que faut-il enseigner et comment enseigner ? j’étais semblable à un homme qui, par exemple, dans une réunion de pachas turcs qui discutent les moyens de faire rendre au peuple le plus d’impôts, proposerait la question suivante : Messieurs, pour savoir de qui et combien prendre d’impôts, il faut d’abord résoudre cette question : sur quoi est basé notre droit de percevoir des impôts ? Il est évident que tous les pachas continueraient leur discussion sur les moyens de prélever les impôts et n’opposeraient que le silence à cette question inopportune. Mais on ne peut éluder la question. Il y a quinze ans on n’y faisait aucune attention et les pédagogues de chaque école déclaraient que tous les autres se trompaient et qu’eux seuls avaient raison et ils prescrivaient tranquillement leurs lois en basant leurs principes sur la philosophie de qualité très douteuse qu’ils tâchaient d’adapter à leur théorie. Et cependant cette question n’est pas si difficultueuse si seulement nous renonçons entièrement aux théories de parti pris. J’ai tâché d’expliquer cette question et de la résoudre et, sans répéter les arguments que peuvent lire dans mon article ceux qui le désirent, j’exposerai les résultats auxquels j’ai été amené. « Le seul critérium de la pédagogie, c’est la liberté ; la seule méthode, l’expérience. » Et maintenant, après quinze ans, je ne changerais pas d’un iota mon opinion Mais je crois nécessaire d’exposer plus clairement ce que j’entends par ces mots et non seulement en tant qu’ appliqués à l’enseignement, en général, mais appliqués aussi à la question particulière de l’enseignement populaire à l’école primaire. Il y a cent ans, ni en Europe, ni chez nous, ne pouvait se poser la question : qu’enseigner et comment ? L’enseignement était lié indissolublement à la religion. Apprendre à lire et à écrire, cela signifiait apprendre les Saintes Écritures. Dans les populations mahométanes, jusqu’à ce jour, ce lien entre l’art de lire et d’écrire et la religion existe dans toute sa force. Apprendre, cela signifie apprendre le Coran, et, par conséquent, la langue arabe. Mais aussitôt que la religion a cessé d’être le critérium de ce qu’il faut apprendre, quand l’école s’en est affranchie, cette question devait se poser. Mais elle ne s’est pas posée parce que l’école ne s’est pas délivrée d’un coup de sa dépendance, elle ne s’est affranchie qu’à pas imperceptibles. Maintenant tout le monde reconnaît que la religion ne peut être ni le fondement, ni le guide de la méthode d’enseignement mais que l’enseignement a besoin d’une autre base. En quoi donc consiste ce besoin, sur quoi s’appuie-t-il ? Pour que ces bases soient indiscutables, il faut prouver ou que, philosophiquement, elles sont inattaquables ou qu’au moins tous les gens instruits les reconnaissent. En est-il ainsi ? Il est hors de doute que la philosophie n’a pas fourni de bases sur lesquelles pût s’édifier la définition de ce qu’il faut enseigner, d’autant plus que l’œuvre de l’enseignement elle-même n’est pas une affaire abstraite mais une œuvre pratique qui dépend de plusieurs conditions de la vie. On peut trouver encore ces bases dans l’accord général de tous les hommes qui s’occupent de cette œuvre, dans l’accord que nous pourrions accepter pour base pratique comme l’expression du bon sens général. Non seulement dans l’œuvre de l’enseignement du peuple mais aussi dans l’œuvre de l’enseignement supérieur, nous voyons le désaccord complet entre les meilleurs représentants de l’enseignement, par exemple à propos de l’enseignement classique et de l’enseignement scientifique. Et, cependant, malgré l’absence de principes fondamentaux, nous voyons que l’enseignement suit son chemin et dans la masse ne se guide que d’un seul principe, à savoir la liberté. Côte à côte existent l’école classique et l’école scientifique, chacune d’elles est prête à se considérer comme la seule vraie et toutes les deux ont leur raison d’être puisque les parents envoient leurs enfants dans l’une et dans l’autre.

Dans l’école du peuple aussi, ce droit de définir ce qu’il faut enseigner, de quelque côté que nous examinions cette question, appartient au peuple ; c’est-à-dire soit aux élèves, soit aux parents qui envoient leurs enfants à l’école, et c’est pourquoi le peuple, seul, peut fournir la réponse à la question : Que faut-il enseigner aux enfants dans les écoles populaires ? Peut-être dirons-nous que nous, les gens instruits, ne devons pas nous soumettre aux besoins du peuple grossier, que nous devons indiquer au peuple ce qu’il doit désirer. Plusieurs pensent ainsi. Mais, à cela, je ne puis dire qu’une chose : donnez le motif solide, indiscutable, qui vous a fait choisir ceci plutôt que cela. Montrez-moi la société où il n’existe pas, sur l’instruction, deux opinions diamétralement opposées, où le peuple n’est pas instruit dans un sens, si l’enseignement est entre les mains du clergé, et dans un autre s’il est entre les mains des progressistes. Montrez-moi la société où cet état de choses n’existe pas et je serai d’accord avec vous. Mais jusque-là il n’y a pas d’autre critérium que la liberté de l’élève, et à la place des enfants qui apprennent se placent leurs parents, c’est-à-dire les besoins du peuple. Ces besoins non seulement sont très clairement définis, mais ils sont les mêmes pour toute la Russie, et ils sont si raisonnables et si larges qu’ils embrassent les exigences les plus diverses des hommes qui discutent la question de ce qu’il faut apprendre au peuple. Ces exigences sont les suivantes : la lecture et l’écriture en russe et en vieux-slave et le calcul. Le peuple partout, également, et sans exception, demande ce programme, et partout s’en contente, tandis qu’il tient pour des balivernes tout à fait inutiles, l’histoire naturelle, la géographie, l’histoire (sauf l’histoire sainte), tout l’enseignement visuel. Ce programme est remarquable non seulement par son unité et sa définition précise, mais par la largeur de ses exigences et sa sûreté. Le peuple admet deux sortes de sciences, les plus exactes et celles qui sont immuables : les langues vivantes et les mathématiques. Tout le reste lui semble futile. Je pense que le peuple a parfaitement raison, 1o parce que ces sciences ne peuvent admettre le demi-savoir et l’à-peu-près ; et, 2o parce que leur domaine est immense. La grammaire russe et vieux-slave et le calcul, c’est-à-dire la connaissance d’une langue vivante et d’une langue morte avec leurs formes étymologique et syntaxique et la littérature, puis l’arithmétique, c’est-à-dire la base de toute la mathématique, font un programme scientifique que possèdent, malheureusement, peu de gens des classes instruites ; 3o le peuple a raison parce que, selon ce programme, à l’école primaire il n’apprendra que ce qui peut lui ouvrir toutes les voies du savoir, car il est évident que la connaissance parfaite de deux langues et de leurs formes et, en plus, la connaissance de l’arithmétique, ouvrent entièrement la voie pour l’acquisition de tout autre savoir. Le peuple, comme s’il sentait la fausseté de ce procédé dont il est victime quand on lui propose les déchets de diverses sciences, repousse ce mensonge et dit : « Je n’ai besoin que de savoir une chose : la langue de l’Église et la mienne et les lois des nombres, tant qu’aux autres sciences, si j’en ai besoin, je les apprendrai moi-même. » Ainsi, en admettant la liberté comme critérium de ce qu’il faut enseigner, le programme des écoles populaires sera, jusqu’à nouvelles réclamations, très nettement défini. Les langues vieux-slave et russe et l’arithmétique jusqu’au plus haut degré, et rien de plus. C’est la définition des limites du programme de l’école populaire ; cependant, on ne peut pas dire que la mesure de l’enseignement exigé soit la même pour les trois sciences. Un égal succès dans ce triple enseignement serait sans doute très désirable, mais on ne peut dire que la prédominance de l’un sur l’autre serait nuisible. Le but est surtout de ne pas sortir des limites du programme. Il peut arriver, à cause des exigences des parents, et surtout d’après les connaissances du maître, qu’un sujet soit enseigné tout particulièrement : chez le prêtre, le vieux slave, chez le maître sorti de l’école du district, la langue russe ou l’arithmétique. Dans tous les cas les besoins du peuple seront satisfaits et l’enseignement ne s’éloignera pas de son critérium.

La seconde partie de la question : Comment faut-il enseigner ? c’est-à-dire comment savoir quelle méthode est la meilleure, est également restée insoluble.

Comme pour la première partie de la question : Que faut-il enseigner ? la supposition qu’on peut baser le programme des études sur les discussions théoriques conduit à la création d’écoles contradictoires. La même chose se produit avec la question : Comment faut-il enseigner ?

Prenons le premier degré de l’enseignement de la lecture et de l’écriture. L’un affirme que l’enseignement est plus facile d’après la méthode des tableaux, l’autre d’après bb, ou, l’autre d’après la méthode de Korf, l’autre d’après be, ve, etc. On dit que les fillettes élevées au couvent apprennent à lire en six semaines d’après bouki, az-ba, et chaque maître est convaincu de la supériorité de sa méthode et prouve cette supériorité, soit parce que ses élèves apprennent plus vite que les autres, soit par un raisonnement du genre de ceux de M. Bounakov et des pédagogues Allemands. Actuellement, avec les centaines d’exemples que nous avons, il faut enfin savoir au juste par quoi guider son choix. Ni la théorie, ni le raisonnement, ni même le résultat de la méthode ne peuvent l’indiquer entièrement. L’enseignement, l’étude, sont examinés, d’ordinaire, d’une façon arbitraire, c’est-à-dire qu’on examine cette question : quel est le moyen, le meilleur et le plus facile, d’obtenir avec un certain sujet (un enfant ou un groupe d’enfants) un certain résultat des études ? Cette opinion est absolument erronée. Toute instruction ou étude ne peut être examinée autrement que comme un certain rapport de deux personnes ou de deux groupes de personnes ayant pour but l’instruction ou l’étude. Cette définition, plus générale que toutes les autres, s’applique surtout à l’instruction d’une grande quantité de personnes où ne peut exister la question d’une instruction idéale. En général, dans l’instruction du peuple on ne peut pas plus poser la question de cette façon : Comment peut-on donner la meilleure instruction ? qu’on ne peut demander au sujet de la nourriture du peuple : Comment peut-on préparer le pain le meilleur et le plus nourrissant ? Mais il faut poser ainsi la question : Comment peut-on établir le meilleur rapport entre les personnes qui désirent apprendre et celles qui désirent enseigner ? ou : Comment, avec cette farine-là, préparer le meilleur pain ? Ainsi la question : Comment faut-il enseigner, quelle est la meilleure méthode ? se réduit à celle-ci : Quels doivent être les meilleurs rapports entre le maître et les élèves ?

Personne, je crois, ne niera que le meilleur rapport entre le maître et l’élève est le rapport naturel, que les rapports contraires au naturel sont basés sur la contrainte. S’il en est ainsi, la mesure de toute méthode varie suivant que les rapports mutuels sont plus ou moins naturels, et, conséquemment, suivant que la contrainte à l’étude est plus ou moins grande. Moins les enfants apprennent avec contrainte, meilleure est la méthode ; plus ils sont contraints plus elle est mauvaise. Je suis très heureux de ne pas avoir à prouver cette vérité évidente. Tous sont d’accord que l’enseignement ne peut comporter la nécessité d’apprendre aux enfants ce qui les ennuie et leur déplaît, qu’une pareille nécessité, si elle existait, prouverait l’imperfection de la méthode, de même qu’en hygiène les aliments, les remèdes, les exercices qui excitent le dégoût du malade ne sauraient être utiles. Quiconque a enseigné a remarqué, sans doute, que moins le maître connaît le sujet qu’il enseigne, moins il l’aime, et plus il doit employer la sévérité et la contrainte. Au contraire, plus le maître connaît et aime ce qu’il enseigne, plus son enseignement est naturel et libre. Tous les pédagogues de l’école adverse de la mienne sont d’accord que pour obtenir le succès dans l’enseignement, la contrainte n’est point nécessaire, mais qu’il faut exciter l’intérêt de l’élève. La différence entre nous tient à ce que le principe que l’enseignement doit exciter l’intérêt de l’enfant est, chez les pédagogues de cette école, perdu parmi les propositions sur le progrès qui contredisent ce principe, lesquelles propositions sont pour eux la certitude même et constituent l’objet de leurs contraintes, tandis que moi, je considère l’excitation de l’intérêt de l’élève comme le meilleur ressort et par suite la liberté et le naturel de l’enseignement comme la condition la plus essentielle et la plus importante pour la qualité des études.

Si nous examinons, attentivement, l’histoire de la pédagogie chacun de ses mouvements en avant consiste en un rapprochement plus ou moins grand du naturel des rapports entre le maître et les élèves, en une moindre contrainte et une plus grande liberté des études.

On m’a objecté, autrefois, et l’on m’objectera sans doute encore maintenant : Comment trouver cette limite de la liberté qui doit être admise à l’école ? Je répondrai à cela que cette limite se définit par le maître, par son savoir, par sa capacité de diriger l’école, que cette liberté ne peut être fixée. La mesure de cette liberté n’est que le résultat du savoir plus ou moins grand et du talent du maître. Cette liberté n’est pas une règle, mais elle sert à contrôler les écoles entre elles et les nouveaux procédés qui sont introduits dans l’enseignement scolaire. Une école où règne moins de contrainte est meilleure que celle où il y en a davantage. Le procédé dont l’introduction n’exige pas l’augmentation de la discipline est bon, et celui qui exige une plus grande sévérité est assurément mauvais.

Prenez, par exemple, une école plus ou moins libre, telle que sont nos écoles, et essayez d’y introduire les causeries sur les tables, ou le plafond, ou de changer de place de petits cubes, et vous verrez quel désordre se fera dans la classe et quel besoin il y aura de ramener le calme par la sévérité. Essayez de raconter une histoire intéressante quelconque, ou posez un problème, ou faites écrire un élève au tableau et obligez les autres à corriger ses fautes et permettez à tous de descendre de leurs bancs, et vous verrez que tous seront occupés, qu’il n’y aura pas de vacarme, qu’il ne sera pas nécessaire de redoubler de sévérité. On peut donc dire avec certitude que le procédé est bon.

Dans mes articles pédagogiques j’ai exposé les causes théoriques qui me font croire que la seule base de tout enseignement c’est le libre choix des élèves de ce qu’il leur faut apprendre et de la façon de l’apprendre. Mais en pratique, d’abord en de grandes proportions, puis en proportions moindres, j’ai toujours appliqué ces règles aux écoles que je dirigeais et les résultats en étaient toujours bons, tant pour les maîtres que pour les élèves, de même que pour l’élaboration de nouveaux procédés, ce que j’affirme très hardiment puisque des centaines de visiteurs de l’école de Iasnaïa-Poliana l’ont vu et connu.

Pour les maîtres, les conséquences de pareils rapports envers les élèves sont les suivants : les maîtres ne regardent pas leur méthode comme la meilleure et tâchent de s’en assimiler d’autres ; pour cela, ils se mettent en contact avec d’autres maîtres pour apprendre leurs méthodes, puis ils en font l’expérience, et, principalement, ils essaient sans cesse de se perfectionner. Un maître ne se permettait jamais de penser que les élèves étaient coupables de l’insuccès, que c’était leur paresse, leur dissipation, leur bêtise, leur surdité, leur bégaiement qui en étaient cause, il était convaincu que lui seul en était coupable, et à chaque défaut de l’élève — ou des élèves — il tâchait de trouver un remède. Pour les élèves les conséquences étaient qu’ils apprenaient très volontiers, qu’ils demandaient toujours que le maître leur fît la classe du soir, en hiver, et ils étaient tout à fait libres en classe, ce qui, d’après ma conviction et mon expérience, est la condition principale de la bonne marche des études. Entre les maîtres et les élèves toujours les rapports étaient amicaux, naturels, les seuls qui permettent au maître de bien connaître ses élèves. S’il me fallait définir les différences des impressions extérieures produites par les écoles ecclésiastique, allemande et par la mienne, je dirais : Dans l’école ecclésiastique on entend des cris particuliers, monotones, non naturels, de tous les élèves et, de temps en temps, les cris sévères du maître. Dans l’école allemande, on n’entend qu’une seule voix, celle du maître et, de temps en temps, la voix timide des écoliers. Dans la mienne, on entend ensemble la voix très forte du maître et celles des élèves.

Pour les études la conséquence était qu’aucune méthode n’était acceptée ou rejetée suivant qu’elle plaisait ou déplaisait, mais seulement parce que les élèves l’adoptaient sans aucune contrainte. Mais outre les bons résultats que, sans exception, donna toujours l’application de ma méthode, par moi et par tous les maîtres (plus de vingt) qui enseignaient d’après elle, (je dis sans exception, en ce sens qu’il n’y eût pas un seul cas d’un élève n’ayant pas appris à lire et à écrire), outre ces résultats, dis-je, l’application des principes dont j’ai parlé a été cause que durant ces quinze années toutes les modifications qu’a éprouvées ma méthode d’enseignement, non seulement ne l’ont pas éloignée du peuple mais l’en ont rapprochée de plus en plus. Le peuple, au moins chez nous, connaît la méthode elle-même, la juge et la préfère à celle des églises, ce que je ne puis pas dire de la méthode phonétique. Dans les écoles où ma méthode est en usage, le maître ne peut rester scientifiquement stationnaire, tandis que c’est possible dans les écoles où l’on emploie la méthode phonétique. D’après la nouvelle méthode allemande, si le maître désire avancer et se perfectionner il doit suivre la littérature pédagogique, c’est-à-dire lire toutes les nouvelles inventées à propos des causeries sur les zizels, les déplacements de cubes, etc. Je ne pense pas que cela avance son instruction personnelle. Au contraire, dans mon école, comme l’enseignement de la langue et de l’arithmétique exige des connaissances positives, chaque maître en faisant avancer ses élèves sent le besoin d’apprendre lui-même. Ce fait s’est répété avec tous les maîtres qui furent chez moi.

En outre, la méthode d’enseignement elle-même n’étant pas moulée une fois pour toutes, mais tendant à se rapprocher des méthodes les plus faciles et les plus simples, se modifie et s’améliore d’après les indications que cherche le maître dans les rapports des élèves envers son enseignement. Je vois en cela tout le contraire de ce qui, malheureusement, se fait dans les écoles où s’emploie la méthode allemande, qui, ces derniers temps, s’est introduite chez nous artificiellement. Le fait de ne pas reconnaître qu’avant de résoudre la question : que faut-il enseigner et comment l’enseigner ? il est nécessaire de décider comment nous pouvons le savoir, ce fait a amené les pédagogues à un désaccord absolu avec la réalité, et cet abîme qu’on sentait il y a quinze ans entre la théorie et la pratique a atteint maintenant ses dernières limites.

Maintenant que de tous côtés le peuple demande l’instruction et que l’œuvre pédagogique est allée à l’extrême de la fantaisie personnelle, cette contradiction est arrivée jusqu’à la plus frappante monstruosité. Ce désaccord entre les exigences de la pédagogie et de la réalité, dans les derniers temps, paraît particulièrement net, non seulement dans l’œuvre elle-même de l’enseignement, mais dans cet autre côté — très important — de l’enseignement, à savoir, l’administration des écoles. Pour montrer dans quelle situation s’est trouvée, se trouve et pourrait se trouver cette œuvre, je parlerai du district Krapivinsky, de la province de Toula, où je demeure, que je connais très bien et qui, par sa situation, est le type général des districts de la Russie centrale.

En 1862, dans l’arrondissement de dix mille âmes où j’étais arbitre territorial, on a ouvert quatorze écoles. En outre, dans le même arrondissement il y avait une dizaine d’écoles, chez le sacristain et des particuliers. Dans les trois autres arrondissements du district, à ma connaissance, il existait une quinzaine de grandes écoles et une trentaine de petites, chez les sacristains et les particuliers. Sans parler du nombre des élèves qui, je le pense, n’était pas inférieur à celui d’aujourd’hui, sans parler des études elles-mêmes qui étaient et mauvaises et bonnes, mais en général pas plus mauvaises que celles d’à présent, je dirai comment et sur quoi était alors basée l’œuvre scolaire. Toutes les écoles d’alors, à de très rares exceptions près, étaient basées sur des contrats libres entre les maîtres et les parents des élèves qui payaient tant par mois pour les études, ou sur les contrats des maîtres avec les communes des paysans qui payaient pour tout le monde. De tels rapports entre les parents ou les communes et les maîtres se rencontrent encore maintenant en quelques rares endroits de notre district et de notre province. Chacun conviendra, qu’en laissant de côté la question de la qualité de l’enseignement, ce rapport des maîtres envers les parents et les communes est le plus équitable, le plus naturel et le plus souhaitable. Mais avec la promulgation de l’arrêté de 1864, ce rapport a disparu de plus en plus. Or, quiconque connaît en pratique l’œuvre scolaire remarquera qu’avec la disparition de ce rapport, le peuple participe de moins en moins à l’œuvre de son instruction, et pourtant il est naturel qu’il y participe. Dans certains zemstvos même la redevance des paysans pour les écoles est transformée en impôts rendus obligatoires par les zemstvos, et la rémunération du maître, sa nomination, la distribution des écoles, tout cela est fait indépendamment de ceux qui y sont les plus intéressés. (En théorie, il est vrai, les paysans sont membres des zemstvos, mais en pratique, par cette voie indirecte ils n’ont déjà plus aucune influence sur leurs écoles.) Il est probable que personne ne trouvera juste cet état de choses, mais on dira : Les paysans illettrés ne peuvent pas juger ce qui est bien et ce qui est mauvais, et c’est nous qui devons le faire pour eux comme nous l’entendons. Mais pour quelle raison le savons-nous ? Le savons-nous même indubitablement ? Sommes-nous tous d’accord sur l’organisation des écoles ? Parfois n’est-ce pas pire quand nous substituons notre initiative à la leur ? Il en résulte qu’au point de vue administratif de l’œuvre scolaire, je dois me placer sur le même principe de liberté pour résoudre cette troisième question : Pourquoi sommes-nous plus capables d’organiser et de distribuer les écoles ? À cette question la pédagogie allemande donne une réponse tout à fait conséquente avec son système. Elle sait quelle école est la meilleure, elle s’est créé un idéal clair, net, jusqu’aux moindres détails, jusqu’aux bâtiments, jusqu’à la fabrication des bancs, la limitation des heures d’études, etc., et elle répond : L’école doit être conçue d’après ce modèle, c’est la seule bonne et toutes les autres sont mauvaises. Je sais que le désir d’Henri IV que le paysan pût mettre la poule au pot tous les dimanches n’était pas réalisable, cependant on ne peut trouver ce désir répréhensible. Mais l’affaire devient tout autre quand la soupe est encore de qualité très douteuse, et quand au lieu de la poule c’est quelque chose de fort indigeste. Et cependant, comme la prétendue science de la pédagogie, en l’occurrence, est liée indissolublement avec le pouvoir, et en Allemagne et chez nous, elle nous prescrit une certaine école idéale : école d’une classe, de deux classes. L’autorité pédagogique et administrative ne veut même pas savoir comment le peuple lui-même désirerait organiser ses écoles. Voyons maintenant comment s’est reflétée en pratique cette opinion sur l’enseignement du peuple. À partir de 1862, dans le peuple, chez nous, commençait à s’affermir de plus en plus la pensée que l’instruction est nécessaire. De divers côtés, des sacristains, des maîtres de différentes sortes, des sociétés, fondèrent des écoles. Ces écoles étaient-elles bonnes ou mauvaises ? Elles étaient en tous les cas bien russes et semblaient surgir des besoins du peuple. Après la promulgation de l’arrêté, de 1864, ce courant augmenta, et encore en 1870, dans le district Krapivinsky, d’après les comptes rendus, il y avait jusqu’à soixante écoles. Depuis que les fonctionnaires du ministère et les membres du zemstvo se sont insinués de plus en plus dans la question des écoles, dans le district Krapivinsky on a fermé quarante écoles et il est défendu d’ouvrir de nouvelles écoles élémentaires. Je sais que ceux qui ont fermé ces écoles affirment qu’elles n’existaient qu’anormalement et étaient très mauvaises : mais je ne puis le croire, car dans les trois villages Trosny, Lamintzow et Iasnaïa-Poliana, je connais des élèves qui ont très bien appris là à lire et à écrire ; et cependant ces écoles sont fermées. Je sais aussi que plusieurs ne comprendront pas ce que signifie l’interdiction d’ouvrir des écoles. Cela signifie que, se basant sur la circulaire du ministère de l’Instruction publique, pour ne pas admettre d’instituteurs peu sûrs (on pensait probablement aux anarchistes), le Conseil supérieur de l’enseignement a ordonné la fermeture des petites écoles des sacristains, des soldats en retraite, etc., que les paysans ouvraient eux-mêmes et qui, sûrement, n’étaient pas visées par la circulaire. Mais il existe une vingtaine d’écoles avec des maîtres tenus pour bons parce qu’ils reçoivent deux cents roubles d’appointements et que les zemstvos leur ont envoyé les livres d’Ouchinsky ; ces écoles s’appellent les écoles d’une classe, on y étudie d’après un programme et toute l’année, c’est-à-dire aussi l’été, excepté en juillet et août.

Laissant de côté la question de la qualité des anciennes écoles, examinons la partie administrative et comparons ce qu’elle était à ce qu’elle est maintenant. Vu de l’extérieur, le côté administratif de l’œuvre scolaire présente cinq points principaux si étroitement liés à l’œuvre scolaire elle-même que de leur bonne ou mauvaise organisation dépendent en grande partie le succès et la propagation de l’instruction du peuple. Ces cinq points sont les suivants : 1o construction de l’école ; 2o emploi du temps scolaire ; 3o distribution des écoles dans les provinces ; 4o choix des instituteurs ; 5o et c’est le point principal, ressources matérielles, honoraires des maîtres.

Pour ce qui est de la construction, le peuple, quand il fonde lui-même une école, s’embarrasse rarement : si la commune est riche, s’il y a un local communal quelconque, une grange, un débit abandonné, la commune l’arrange ; s’il n’y en a pas, elle en achète un à un propriétaire ou elle le construit elle-même. Si la commune n’est ni riche, ni grande, elle loue le local à un paysan ou même établit un tour de rôle, si bien que le maître passe d’une isba à l’autre. Si la commune, comme cela se fait le plus souvent, choisit pour instituteur quelqu’un des siens : un paysan qui a été domestique, un soldat en retraite, un sacristain, alors l’école se fait chez le maître et la commune ne se charge que du chauffage. En tout cas, je n’ai jamais entendu dire que la question du local ait embarrassé la commune et que la moitié des sommes destinées à l’instruction ait été dépensée pour cela, comme le fait le Conseil des écoles, ni même qu’on ait dépensé un sixième ou un dixième de ces sommes. Les communes de paysans s’arrangeaient d’une façon ou d’une autre, mais la question du local n’était jamais embarrassante. C’est seulement sous l’influence des autorités supérieures qu’on voit les communes construire pour les écoles des maisons en maçonnerie avec des toits de tôle. Les paysans pensent que ce n’est pas le bâtiment qui fait l’école, mais le maître, et que l’école ne doit pas être un établissement éternel, mais qu’aussitôt que les parents sauront lire et écrire, la génération suivante, sans école, saura également lire et écrire. Au contraire, l’administration du ministère et des zemstvos suppose toujours, — puisque pour elle le seul but est de reviser et classer, — que le principal pour l’école, c’est le bâtiment, que l’école est d’une utilité permanente, et c’est pourquoi elle dépense maintenant pour les bâtiments plus de la moitié de l’argent, et inscrit les écoles vides dans les registres des écoles de troisième catégorie.

Dans le zemstvo du district Krapivinsky, sur deux mille roubles on dépense sept cents roubles pour la construction. L’administration du ministère et des zemstvos ne peut pas admettre que le maître (ce maître, — un pédagogue instruit, — qu’on suppose pour le peuple) puisse s’abaisser à marcher comme un tailleur d’une isba à l’autre ou à faire la classe dans le vieux débit abandonné. Mais le peuple ne suppose rien, il ne sait qu’une chose, qu’avec son argent il peut choisir qui bon lui semble et que si les propriétaires qui engagent le maître vivent dans des isbas sans cheminées, le maître salarié par eux ne doit pas les dédaigner.

Quant à la deuxième question : l’emploi du temps scolaire, partout et toujours, le peuple réclame ceci : que les classes n’aient lieu que pendant l’hiver. Partout, les parents, à partir du printemps, cessent d’envoyer leurs enfants à l’école et ceux qui continuent d’y aller, — le quart ou la cinquième partie, — les tout petits enfants ou les enfants de parents riches, y viennent contre leur volonté. Quand la commune loue elle-même le maître, elle l’engage toujours pour l’hiver et le paie au mois. L’administration des zemstvos et du ministère suppose que dans l’école de village d’une classe il doit n’y avoir que deux mois de vacances comme dans les autres établissements scolaires. À leur point de vue le ministère et les zemstvos ont raison : les enfants n’oublieront pas ce qu’ils ont appris, le maître sera garanti pour toute l’année, et pour les inspecteurs c’est commode de visiter les écoles pendant l’été. Mais le peuple ne l’entend pas ainsi et son bon sens lui dit que l’hiver les enfants dorment dix heures par jour, c’est pourquoi leurs têtes sont fraîches, que l’hiver les enfants n’ont ni travail, ni amusements et que si l’hiver, il faut étudier un peu plus et veiller, alors avec une lampe du prix d’un rouble et demi et du pétrole pour la même somme, ils auront suffisamment de temps, sans compter que l’été les enfants mêmes sont nécessaires aux paysans et que l’été il y a l’école de la vie qui est plus importante que l’autre. Le peuple dit : puisque nous ne pouvons pas payer un maître toute l’année, il vaut mieux l’augmenter pour les mois d’hiver, ce sera plus avantageux pour lui, et nous trouverons plus facilement un maître pour vingt-cinq roubles par mois pendant sept mois que pour douze roubles par mois pour toute l’année, et pendant l’été le maître trouvera une autre occupation.

Quant à la troisième question, la répartition des écoles dans la province, l’opinion du peuple diffère absolument de celle du Conseil supérieur de l’enseignement. Premièrement, la répartition des écoles, c’est-à-dire leur nombre plus ou moins grand dans une certaine région, quand le peuple lui-même en est le maître, dépend des caractères de la population. Là où le peuple s’occupe le plus d’industrie, où il y a plus de gens vivant côte à côte pour gagner leur vie, où la proximité des grands centres est plus grande, où l’instruction élémentaire est plus nécessaire, il y a plus d’écoles ; là où la population est plus clairsemée, plus agricole, il y en a moins. Deuxièmement, quand le peuple est le maître, il distribue les écoles de telle façon que les parents aient la possibilité d’en profiter pour leur argent, c’est-à-dire d’y envoyer leurs enfants. Les paysans des petits villages isolés dont la population totale est de trente à quarante âmes, — plus de la moitié de la population est répartie en de tels villages, — préfèrent avoir chez eux un maître bon marché qu’un maître très cher au centre de l’arrondissement où leurs enfants ne peuvent aller ni à pied ni en charrette. Étant donné cette répartition de la population, il en résulte que les écoles organisées par le peuple s’éloignent des modèles qu’on exige, mais elles prennent les formes les plus diverses et partout s’adaptent aux conditions locales. Dans un village, c’est un sacristain qui fait la classe à huit garçons, dans son propre logis, à raison de cinquante kopeks par mois. Ailleurs le petit village a loué un soldat à raison de huit roubles pour tout l’hiver et il vient dans les isbas. Ici un riche propriétaire a pris pour ses enfants un maître qu’il paie cinq roubles par mois et qu’il nourrit, et les paysans voisins s’adjoignent au propriétaire en versant au maître un supplément de deux roubles par enfant. Dans un grand village très peuplé, on a réuni quinze kopeks par tête et pour les douze cents habitants on a loué un maître à raison de cent quatre-vingts roubles par hiver. Là, c’est un prêtre qui enseigne, recevant en récompense soit de l’argent, soit de la main-d’œuvre, soit l’un et l’autre. Sous ce rapport la différence essentielle entre l’opinion des paysans et celle des zemstvos, c’est que les paysans, selon les conditions locales plus ou moins avantageuses pour eux, organisent des écoles, meilleures ou pires, mais toujours en faisant en sorte que pas un village n’en soit privé, tandis qu’avec le système des zemstvos la plus grande partie de la population reste sans aucune possibilité de jouir de l’instruction, même dans un avenir très lointain. Quant aux petits villages, qui représentent partout la moitié de la population, l’administration des zemstvos et du ministère agit envers eux très résolument et dit : nous créons une école dans les villages qui ont un local à lui affecter et qui ont réuni l’argent nécessaire pour entretenir un maître qui sera payé deux cents roubles par an. Les zemstvos ajouteront les sommes supplémentaires et l’école sera fondée. Les parents éloignés de l’école pourront y envoyer leurs enfants s’ils le désirent.

Naturellement les paysans n’y envoient pas leurs enfants parce que c’est trop loin, mais ils paient. Ainsi dans le village du district de Iassenky tous paient pour trois écoles mais ce sont seulement trois villages de quatre cent cinquante âmes qui profitent de ces écoles et la population totale est de trente mille âmes, de sorte qu’un septième seulement de la population profite des écoles pour lesquelles tous paient. Dans la commune de Tchermochnia, il y a neuf cents âmes et une école ; mais trente élèves seulement fréquentent l’école parce que tous les hameaux de la commune sont dispersés. Sur neuf cents habitants il devrait y avoir quatre cents élèves, et cependant l’on considère que dans les communes de Iassenky et de Tchermochnia la distribution des écoles est très satisfaisante.

Pour ce qui est du choix du maître, le peuple se guide aussi par d’autres motifs que les zemstvos. Le peuple, en choisissant son maître, envisage et apprécie uniquement ses qualités pédagogiques. Si le maître a déjà enseigné dans l’arrondissement le peuple connaît les résultats de son enseignement, et selon ceux-ci, le juge bon ou mauvais. En dehors de ses qualités pédagogiques le peuple tient aussi à ce que le maître ne soit pas éloigné de lui, qu’il sache comprendre sa vie et parler la langue russe, c’est pourquoi il donnera toujours la préférence à un villageois contre un citadin. Toutefois le peuple n’a d’antipathie pour aucune classe ; un gentilhomme, un fonctionnaire, un artisan, un soldat, un sacristain, un prêtre, peu lui importe, pourvu que ce soit un homme simple et Russe. C’est pourquoi les paysans n’ont aucun motif d’exclure les gens d’église de la catégorie d’où l’on recrute les maîtres, ce que font les zemstvos. Les zemstvos choisissent les maîtres parmi les étrangers et les font venir des villes, tandis que le peuple les cherche dans son milieu, et la différence principale sous ce rapport entre l’opinion des communes et des zemstvos, c’est que ces derniers n’ont qu’un type : le maître qui a suivi les cours pédagogiques, qui a terminé les classes du séminaire ou de l’école et qui coûte deux cents roubles, tandis que le peuple, qui n’exclut pas ce maître et l’apprécie, s’il est bon, admet aussi d’autres maîtres avec toutes les gradations possibles. En outre, la plupart des conseils des écoles ont certains types favoris de maîtres, types la plupart étrangers au peuple, s’éloignant de lui et par conséquent mal vus. Par exemple le type favori de plusieurs districts de la province de Toula est celui des maîtresses d’école, et le moins en faveur est celui des ecclésiastiques, et dans tous les districts de Toula et de Krapivinsky, il n’y a pas une seule école dont le maître appartienne à l’Église, ce qui, au point de vue administratif, est très remarquable. Dans le district Krapivinsky, il y a cinquante paroisses ; les maîtres pris parmi les gens d’église sont moins chers parce qu’ils sont sédentaires et, le plus souvent, peuvent enseigner chez eux avec l’aide de leurs femmes et de leurs filles, et ce sont eux qui sont rebutés comme s’ils étaient les plus nuisibles. Quant au salaire des maîtres, la différence entre l’opinion du peuple et celle des zemstvos est déjà presque entièrement exprimée dans ce qui précède. Cette différence réside en ceci : 1o Que le peuple prend le maître qu’il peut payer, et il sait par expérience qu’il y a des maîtres à tout prix, depuis deux pouds de farine par mois jusqu’à trente roubles ; 2o qu’il faut rétribuer les maîtres seulement pendant les mois d’hiver, ceux pendant lesquels sont possibles les études ; 3o que le peuple, tant pour l’installation du local que pour le salaire du maître, ira toujours au meilleur marché, il donnera au maître de la farine, du foin, des œufs, lui prêtera une charrette et diverses petites choses qui ne grèvent pas la commune mais qui améliorent la situation du maître ; 4o qu’on paie au maître le principal et que les parents des élèves et tous ceux qui tirent profit de l’école ajoutent chaque mois quelque chose, et non l’administration qui n’a pas à l’école d’intérêt direct.

L’administration des zemstvos et des ministères, sous ce rapport, ne peut pas agir autrement qu’elle agit ; les appointements du maître modèle sont déterminés, donc il faut se les procurer coûte que coûte. Par exemple, une certaine commune propose d’établir une école ; la commune paie un certain nombre de kopeks par âme, le zemstvo discute combien il faut ajouter. S’il n’y a pas d’autres demandes pour les écoles, il donne davantage ; fois le double de ce qu’a donné la commune, si tout l’argent est distribué il donne moins ou refuse tout à fait. Ainsi dans le district Krapivensky il y a une commune qui donne quatre-vingt-dix roubles pour l’école et le zemstvo ajoute trois cents roubles ; une autre commune donne deux cent cinquante roubles, le zemstvo ajoute cinquante roubles ; mais une troisième commune propose cinquante-six roubles et le zemstvo refuse d’ajouter quelque chose et ne donne pas l’autorisation d’ouvrir l’école parce que la somme proposée est insuffisante pour une école modèle et que tout est déjà distribué. Ainsi les principales différences sous le rapport administratif entre l’opinion du peuple et celle du zemstvo sont les suivantes : 1o le zemstvo attache une grande importance au local et dépense pour cela beaucoup d’argent, le peuple tourne la difficulté par un moyen d’économie domestique et regarde les écoles élémentaires comme des établissements passagers, provisoires ; 2o l’administration des zemstvos et du ministère exige que la classe dure toute l’année, sauf en juillet et août, et n’introduit nulle part la classe du soir ; le peuple n’exige la classe que pour l’hiver et aime la classe du soir ; 3o l’administration des zemstvos et du ministère a un certain type défini du maître et n’accepte pas les écoles en ayant d’autres ; elle est opposée aux gens d’église et, en général, aux gens du pays ; le peuple ne reconnaît aucune norme et choisit les maîtres de préférence parmi les habitants du pays ; 4o l’administration des zemstvos et du ministère distribue les écoles au hasard, c’est-à-dire en se guidant par la seule possibilité d’établir une école normale, et elle ne se soucie point de la plus grande moitié de la population qui, avec cette distribution, se trouve en dehors de l’instruction scolaire ; le peuple, non seulement n’admet pas la forme extérieure définie de l’école, mais par les moyens les plus variés il se procure des maîtres, établit des écoles moins bonnes et moins chères avec de petits moyens, meilleures et plus chères avec de grands moyens et, en outre, veille principalement à ce que toutes les localités puissent, pour leur argent, profiter de l’école ; 5o l’administration des zemstvos et du ministère fixe un salaire moyen assez élevé et augmente arbitrairement les suppléments fournis par les zemstvos ; le peuple exige l’économie la plus grande et répartit les salaires de telle façon qu’ils soient payés par ceux dont les enfants sont à l’école.

Il semble inutile d’insister sur la mesure dans laquelle les exigences du peuple indiquent nettement ses besoins, et sur cette chose artificielle dans laquelle, dès sa naissance, on tâche d’enfermer l’œuvre de l’instruction du peuple. Mais laissant de côté le vent de révolte et de justice qui se soulève spontanément contre un pareil ordre de choses, regardons ce qui se passe ; le peuple a senti les besoins de l’instruction, et il a commencé de travailler pour atteindre son but : outre tous les impôts qu’il paye il s’en impose un nouveau pour l’instruction, c’est-à-dire qu’il rétribue des maîtres ; et qu’avons-nous fait ? « Ah ! tu payes, avons-nous dit, eh bien, attends ! tu es bête et grossier, donne-nous ton argent et nous ferons mieux. »

Le peuple a donné de l’argent (comme je l’ai dit, dans plusieurs zemstvos, on a directement transformé en impôts l’argent destiné à l’école), on le lui a pris et l’on a organisé son instruction.

Je ne répéterai pas qu’on lui a organisé une instruction artificielle, mais que vaut cette organisation elle-même ? D’après le dernier recensement le district Krapivensky a quarante mille âmes y compris les filles. Selon les tables de Bourniakovsky, tables des âges dressées pour une population orthodoxe de dix mille âmes, en 1862, sur dix mille habitants il devait y avoir dix-huit cent trente-quatre garçons de six à quatorze ans et dix-neuf cent quatre-vingt-neuf filles du même âge ; au total trois mille huit cent vingt-neuf. Selon mes observations ce nombre doit être plus grand en raison de l’augmentation de la population, de sorte que la population scolaire peut sans erreur être évaluée à quatre mille.

Dans les écoles des grands centres, il y a, en moyenne, soixante élèves ; dans les petites localités, de dix à vingt-cinq. Pour que tous puissent aller à l’école, pour la plus grande moitié de la population il faut des écoles de villages de dix, quinze et vingt élèves, de sorte que, selon moi, la moyenne de la population scolaire est de trente élèves par école. Combien faut-il donc d’écoles pour seize mille élèves ? À raison de trente élèves par école il faut cinq cent trente écoles. Supposons qu’à l’ouverture des écoles tous les enfants de sept à quinze ans n’entrent pas à l’école et ne poursuivent pas huit années d’études, supprimons un quart des écoles, c’est-à-dire cent trente, par conséquent quatre mille deux cents élèves, il restera quatre cents écoles tandis que vingt seulement ont été ouvertes. Le zemstvo a donné deux mille roubles puis en a ajouté mille, ce qui fait trois mille roubles ; on perçoit, des paysans de quelques hameaux, quinze kopeks par âme, ce qui donne, au total, près de quatre mille roubles. Soixante-dix roubles sont affectés à la construction des écoles : aux cours pédagogiques, pendant une année on a dépensé douze cents roubles. Mais supposons que le zemstvo agisse tout à fait simplement et raisonnablement sans dépenser pour les constructions et autres inutilités, supposons que l’on perçoive de tous les paysans le nouvel impôt scolaire de quinze kopeks, quel sera alors l’avenir de cette œuvre ? Les paysans auront fourni six mille roubles, le zemstvo trois mille, en tout neuf mille. Supposons que l’on crée encore dix écoles, ces neuf mille roubles suffiront juste à leur entretien. Et c’est dans le cas où le Conseil des écoles agirait le plus raisonnablement, le plus économiquement possible. Ainsi avec l’aide des zemstvos, trente écoles c’est le maximum pour quarante mille âmes, c’est la plus grande extension que puisse prendre dans le district l’œuvre scolaire. Et l’œuvre scolaire ne peut atteindre ce résultat que si tous les paysans s’imposent de quinze kopeks par âme, ce qui est très peu probable si l’emploi de cet argent n’est pas confié aux paysans mais au zemstvo. Je ne parle pas du supplément possible de la part des zemstvos aux trois mille roubles consentis, parce que ce supplément de trois mille roubles pèse en partie sur les paysans mêmes, d’autre part, rien ne le garantit et c’est une subvention tout accidentelle.

Ainsi pour donner à l’œuvre de l’instruction du peuple la situation qu’elle devrait occuper, pour avoir quatre cents écoles pour quarante mille âmes et que ces écoles ne soient pas une plaisanterie mais répondent aux besoins réels du peuple, il faudrait imposer aux paysans non quinze kopeks mais trois roubles par âme afin d’obtenir les trois cents roubles nécessaires par école. Et même alors je ne vois pas pour quelle cause on installerait autant d’écoles qu’il en faut. En effet, quand le plus simple calcul arithmétique montre que les seuls moyens de faire prospérer les écoles sont la simplification des procédés, la simplicité, le bon marché dans l’installation matérielle, les pédagogues, à l’envi, s’ingénient à rendre l’enseignement plus difficile, plus compliqué, plus onéreux (et je ne puis m’empêcher d’ajouter pire). Chez MM. Bounakov et Evtouchevsky, j’ai calculé que trois cents roubles de manuels scolaires sont, à leur avis, absolument nécessaires pour le fonds d’une école élémentaire. Et dans les cercles pédagogiques on ne parle que de préparer dans les séminaires de si bons maîtres qu’ils ne veulent pas venir à la campagné même pour quatre cents roubles. Dans cette voie de perfectionnement où se trouve la pédagogie il est bien évident pour moi que si l’on réunissait par district cent vingt mille roubles, les pédagogues trouveraient à les dépenser, pour les vingt écoles, en tables pliantes, écoles normales d’instituteurs, etc. N’avons-nous pas vu fermer quarante écoles dans le district de Krapivensky, et ceux qui y contribuèrent sont absolument convaincus d’avoir avancé, par là, l’œuvre scolaire puisqu’ils ont, maintenant, vingt écoles bonnes ?

Le fait le plus remarquable, c’est que les auteurs de ces exigences ne se demandent nullement si elles sont nécessaires au peuple pour qui ils préparent tout cela, et encore moins qui les paiera ! Mais les zemstvos sont tellement aveuglés par toutes ces exigences qu’ils ne voient pas le plus simple calcul, la plus élémentaire équité. Si un homme me demandait de lui acheter en ville deux pouds de farine pour un mois et si avec son rouble je lui achetais une boîte de bonbons nauséeux et lui reprochais son mécontentement l’accusant d’ignorance, ce serait la même chose.

Me conformant à cette règle : que le critique doit expliquer comment il faudrait améliorer ce qu’il ne trouve pas bon, je tâcherai d’indiquer comment on devrait modifier l’œuvre scolaire pour qu’elle ne fût pas un jeu et que l’avenir lui fût ouvert. La solution est la même que celle que j’ai proposée aux deux premières questions : la liberté. Il faudrait laisser au peuple la liberté d’organiser ses écoles comme il l’entendrait et s’immiscer le moins possible dans l’œuvre scolaire. C’est le seul moyen pour aplanir aussitôt les principaux obstacles qui entravent la multiplication des écoles, et qui paraissent insurmontables. Les obstacles principaux sont : l’insuffisance des ressources et l’impossibilité de les augmenter.

Au premier, le peuple répond en employant tous les moyens possibles pour que les écoles soient bon marché ; au deuxième, le peuple répond en disant que les ressources se trouveront toujours pourvu qu’il en soit le maître. Mais pour les installations inutiles il ne veut point augmenter les dépenses.

La différence essentielle entre l’opinion du peuple et celle de l’administration des zemstvos et du ministère est la suivante : 1o L’opinion du peuple est qu’il n’existe aucun type défini ni forme de l’école, alors que l’administration des zemstvos et du ministère ne veut pas tolérer d’école s’écartant du type modèle. L’école peut présenter des variétés, elle peut être meilleure et plus chère, pire et moins chère, l’on peut profiter même de la plus mauvaise et y apprendre à lire et à écrire. De même que dans une paroisse riche on nomme un prêtre plus capable et on construit une église plus belle, de même une commune riche peut avoir une école bien installée, et un village pauvre aura une école moins belle. Mais on peut prier aussi bien dans une église pauvre que dans une riche ; pour apprendre, c’est la même chose ; 2o Le peuple regarde la diffusion de l’instruction égale pour tous, bien qu’élémentaire, comme la condition essentielle de son instruction, il suppose ensuite l’élévation lointaine, mais encore égale, de son degré d’instruction. À l’administration des zemstvos et du ministère, il semble nécessaire de donner à quelques élus, un vingtième de la population, une instruction modèle, bonne ; 3o L’administration des zemstvos et du ministère, soit qu’elle ignore, soit qu’elle ne désire pas savoir, a porté toute l’œuvre scolaire à un degré élevé, mais tout à fait étranger au peuple et très onéreux. Avec ce que coûte maintenant l’instruction on ne prévoit pas d’issue à cette situation et le nombre des élèves ne peut augmenter ; tandis que le peuple qui sait compter et pour cause a probablement fait depuis longtemps le calcul dont j’ai parlé et voit clairement que ces écoles chères, dont chacune coûte quatre cents roubles, tout en étant bonnes, ne sont pas ce qu’il lui faut, par tous les moyens, s’efforce de diminuer les dépenses pour ces écoles.

Comment faut-il donc agir ? Que doivent faire maintenant les zemstvos pour que cette œuvre ne soit pas un jeu, une plaisanterie, pour qu’elle ait de l’avenir ? Il faut se conformer aux besoins du peuple : faire les écoles le moins cher possible, les délivrer de la forme et laisser aux communes les plus larges pouvoirs pour l’installation des écoles.

Pour cela il faut absolument que les zemstvos refusent de rassembler les impôts pour les écoles et de les répartir aux écoles de la province, mais laissent ce soin aux paysans eux-mêmes. La fixation du salaire du maître, la construction, l’achat ou la location de la maison d’école, le choix de l’emplacement et du maître lui-même, tout cela doit être entièrement laissé au gré des paysans. Le zemstvo, c’est-à-dire le conseil de l’école, doit se borner à demander aux communes de lui communiquer où et comment sont installées les écoles, et cela non pour interdire les écoles, comme on le fait maintenant, mais pour connaître leurs conditions d’existence et leur donner (si les conditions correspondent aux exigences du conseil de renseignement) une certaine subvention, définie une fois pour toutes et représentant suivant le nombre des écoles, les ressources et les décisions du zemstvo, la moitié, le tiers, le quart, de ce que coûte l’école à la commune. Par exemple, un hameau de vingt âmes loue un maître pour l’hiver à raison de deux roubles par mois ; le conseil de l’école, c’est-à-dire le délégué dont je parlerai plus loin, dès qu’il reçoit ce renseignement fait venir ce maître, l’interroge sur ce qu’il sait, sur sa façon d’enseigner, et s’il est passable et ne présente point de danger, il lui donne le supplément de la moitié, du tiers, du quart défini par le zemstvo. Le délégué agira de même envers le prêtre loué par la commune à raison de cinq roubles par mois, envers le maître loué quinze roubles. Il va sans dire que le délégué agit ainsi envers le maître engagé par la commune elle-même mais si les communes s’adressent au conseil de l’école, il leur recommandera un maître dans les mêmes conditions. Mais en outre le zemstvo ne doit pas oublier que les maîtres ne doivent pas être exclusivement, comme cela se pratique maintenant, ceux qui touchent deux cents roubles. Le conseil de l’école doit être le bureau de placement des maîtres de toutes sortes et de tous prix, depuis un rouble jusqu’à trente roubles par mois. Pour les constructions le conseil de l’école ne doit rien dépenser ni ajouter, car c’est la dépense la moins fructueuse. Mais le zemstvo ne doit pas dédaigner, comme il le fait maintenant, les maîtres à bon marché, à deux, trois, quatre, cinq roubles par mois et les locaux dans les vieilles isbas des paysans, pas plus que les locaux provisoires qui changent chaque jour. Le zemstvo doit se rappeler que l’école modèle, l’idéal auquel il faut aspirer, n’est pas la maison de pierre au toit de fer avec des tables et des bancs, comme nous le voyons dans les écoles modernes, mais cette même isba qu’habite le paysan, avec les mêmes bancs et tables où il soupe ; que ce n’est pas un maître en redingote ou une maîtresse à chignon qu’il faut, mais un maître en blouse et cafetan, et une maîtresse avec un fichu sur la tête, qu’il ne faut pas une centaine d’élèves, mais cinq, six, dix au plus. Le zemstvo ne doit pas avoir de préférences ou de parti pris pour certains types de maîtres, comme maintenant. Par exemple le zemstvo de Toula donne la préférence aux maîtresses d’écoles sorties des lycées et des écoles ecclésiastiques, et la plupart des écoles du district de Toula sont entre ces mains. Dans le district Krapivensky on a une étrange antipathie pour le maître appartenant au clergé, de sorte que dans les cinquante paroisses de ce district il n’y a pas un seul maître recruté parmi les gens d’église. Le zemstvo doit se guider dans le choix du maître par deux considérations essentielles : 1o Le maître doit être le moins cher possible ; 2o Par son éducation, il doit être le plus près possible du peuple. Ce n’est que grâce à l’opinion contraire que s’explique, par exemple, ce phénomène incompréhensible que dans le district Krapivensky (presque la même chose se répète dans toute la province et dans la plupart des provinces) il y a cinquante paroisses et vingt écoles seulement, et pas un seul maître ecclésiastique, alors qu’il n’y a pas de paroisse où ne se trouve le prêtre, ou le diacre, ou le sacristain, ou leur fils ou leur femme qui ne prendraient volontiers la place du maître pour un salaire quatre fois moindre que celui que peuvent prendre les maîtres ou les maîtresses qui viennent exprès de la ville à la campagne. Mais, me dira-t-on, quelles seront ces écoles avec les pèlerins, les soldats ivrognes, les scribes, les sacristains chassés de leur service et quel contrôle sera possible sur des écoles si dissemblables ? À cela je répondrai : 1o Que ces maîtres, pèlerins, soldats, sacristains ne sont point aussi mauvais qu’on le pense généralement. Dans mon activité pédagogique j’ai souvent eu affaire aux élèves de ces écoles et quelques-uns d’entre eux lisaient très couramment et écrivaient très bien, et ils abandonnaient vite les mauvaises habitudes prises à ces écoles.

Nous connaissons des moujiks qui savent lire et écrire, tous ont appris à de pareilles écoles, et l’on ne peut dire que ce savoir soit nuisible ou inutile. 2o Que les maîtres de cette sorte sont particulièrement mauvais parce que, relégués dans un trou, ils font leur besogne sans aucune aide, sans aucune indication, et maintenant il n’y a pas un seul des vieux maîtres qui ne vous dise avec regret qu’il ne connaît pas les nouveaux procédés, que lui-même a étudié en payant en monnaie de billon, et plusieurs d’entre eux, surtout parmi les gens d’église, parmi les jeunes, sont résolus à étudier les nouvelles méthodes. Ces maîtres ne doivent pas être reniés comme tout à fait mauvais.

Parmi eux il y en a de mauvais et il y en a d’excellents (j’en ai connu de très capables). Il faut les comparer, choisir les meilleurs, les encourager, les mettre en rapports avec de meilleurs, leur donner des leçons, ce qui est très possible et doit précisément constituer l’œuvre du conseil scolaire.

Mais comment les contrôler, comment les suivre, comment les instruire s’il y en a des centaines par district ? Selon moi la tâche du zemstvo et du conseil scolaire doit se borner à suivre le côté pédagogique de l’œuvre, et c’est possible en prenant les mesures suivantes : Dans chaque zemstvo qui a pris à tâche de répandre et d’améliorer l’instruction du peuple, il devrait y avoir une personne, soit un membre du conseil scolaire, qui ne serait pas payé, soit quelqu’un recevant un salaire de mille roubles, délégué par le zemstvo et qui s’occuperait du côté pédagogique des écoles du district. Cette personne devrait posséder une instruction correspondant aux classes des lycées, c’est-à-dire savoir très bien le russe, un peu de slave, posséder très bien l’arithmétique et l’algèbre, et, en outre, être un instituteur, c’est-à-dire connaître la pédagogie pratique.

Cette personne ne doit pas avoir fini ses études depuis très longtemps car j’ai remarqué que très souvent les connaissances d’une personne qui a terminé ses études depuis longtemps et ne s’est pas tenue au courant sont insuffisantes tant pour guider les maîtres que pour les examens dans l’école communale.

Cette personne doit absolument enseigner dans le même pays pour que ses exigences et ses conseils se rapportent à ces mêmes éléments pédagogiques qu’ont les autres maîtres et présentent ce rapport vivant avec la réalité, ce qui est la principale garantie contre les erreurs et les fautes. Si un zemstvo n’a pas un tel homme à sa disposition et n’en veut pas engager, selon moi ce zemstvo n’a rien à faire dans l’œuvre de l’instruction du peuple, sauf à donner de l’argent, parce que toute immixtion dans la partie administrative de l’œuvre, comme cela se fait maintenant, ne peut être que nuisible.

Ce membre du zemstvo, ou cet homme instruit payé par le zemstvo, doit tenir avec un aide une école modèle, la meilleure du district. Sauf la direction de cette école où s’expérimenteront les nouvelles méthodes d’enseignement, le directeur doit surveiller les autres écoles. Cette école ne doit pas être modèle en ce sens qu’on y introduise des cubes, des tableaux et toutes les bêtises qu’inventent les Allemands, mais en ce sens que dans cette école, on expérimentera sur les enfants de paysans, les mêmes qui composent les autres écoles, les procédés les plus simples susceptibles d’être adoptés par la majorité des maîtres, diacres, soldats, puisque, avec l’organisation que je propose, dans les grands centres se formeront sans aucun doute de grandes écoles bien installées dont les maîtres seront pris parmi les jeunes gens ayant terminé les études du séminaire. Alors le maître principal parcourra toutes ces grandes écoles, le dimanche réunira chez lui les maîtres, leur signalera leurs défauts, leur proposera de nouvelles méthodes, leur donnera des conseils et des livres pour leur propre instruction et les invitera le dimanche dans son école. La bibliothèque du maître principal devrait contenir quelques exemplaires de la bible, de la grammaire slave et russe, de l’arithmétique, de l’algèbre. Quand le maître principal aurait le temps il ferait également le tour des petites écoles, inviterait chez lui les maîtres. Mais l’obligation de surveiller les maîtres inférieurs serait imposée à ceux des grandes écoles dont chacun parcourrait les écoles de son district et réunirait les maîtres chez lui, soit le dimanche soit un jour ouvrier.

Le zemstvo ou bien paierait au maître les frais de déplacement ou ajouterait une certaine somme égale à celle payée par les communes et ferait des conditions pour que les communes fournissent les moyens de transport pour le parcours. La réunion des maîtres, leur visite des écoles égales ou supérieures aux leurs sont les conditions principales pour le succès de l’entreprise. Aussi le zemstvo devrait-il faire une attention particulière à l’organisation de ces réunions et ne pas regretter les dépenses. En outre, dans les grandes écoles où il y aurait plus de cinquante élèves, au lieu des adjoints qui sont maintenant dans les écoles, il faudrait choisir parmi les élèves de l’un et l’autre sexe ceux qui présentent le plus d’aptitudes et les faire servir d’adjoints. Ces aides recevraient des appointements de cinquante kopeks à un rouble par mois. Le maître s’occuperait d’eux à part, le soir, afin qu’ils ne restent pas en arrière des autres. Ces aides, choisis parmi les meilleurs élèves, formeraient les futurs maîtres qui remplaceraient peu à peu ceux des petites écoles. Il va sans dire que l’organisation de ces réunions des maîtres des petites et grandes écoles, les inspections des maîtres supérieurs et la formation des maîtres, des élèves-maîtres, peuvent s’obtenir par les moyens les plus divers. L’important, c’est que l’observation d’un nombre quelconque d’écoles (tout en gardant la proportion d’une école pour cent âmes) est possible de cette façon. Ainsi organisés, les maîtres des écoles grandes et petites, sentiraient toujours que leurs travaux sont appréciés, qu’ils ne sont pas enterrés à la campagne dans un trou sans issue, qu’ils ont des camarades, des guides, dans l’œuvre de l’enseignement ainsi que dans leur instruction et l’amélioration de leur situation, qu’ils ont des ressources et des chemins ouverts.

Le principal avantage d’une telle organisation, c’est que seule elle donnerait de l’avenir à l’instruction du peuple, c’est-à-dire que l’instruction du peuple sortirait de cette impasse où se sont enfoncés les zemstvos à cause des écoles très chères et du manque de nouvelles ressources pour en augmenter le nombre. Quand le peuple choisira lui-même le centre pour les écoles, quand il choisira les maîtres, fixera leurs appointements et profitera des avantages de l’école, seulement alors il augmentera les sommes dépensées pour les écoles, si c’est nécessaire. Je connais des communes qui paient cinquante kopeks par âme pour l’école de leur village. Mais quand tous ne profitent pas de l’école il devient difficile de forcer les paysans à payer même quinze kopeks par âme, et pour les écoles de tous les districts organisées par le zemstvo, les paysans n’ajouteront pas un kopek, parce qu’ils sentent qu’ils n’en profiteront pas pour leur argent. C’est par ce procédé seul qu’on trouvera promptement les ressources nécessaires à la bonne installation de toutes les écoles, même s’il y en a une pour cent âmes, ressources qui, à l’heure actuelle, paraissent absolument impossibles à trouver. En outre, avec ce que je propose, les intérêts des communes, des paysans et des zemstvos, représentant l’intelligence du pays, seront liés indissolublement. Supposons que les zemstvos donnent un tiers de ce que donnent les paysans, par quelque voie qu’ils donnent cet argent, ils voudront que cet argent ne soit pas dépensé en vain et, par conséquent, ils seront amenés à contrôler en même temps les deux tiers fournis par les communes. Le zemstvo, en donnant de l’argent, saura aussi que la commune désire avoir réellement une école puisqu’elle a payé pour cela. À son tour, la commune des paysans, voyant que le zemstvo donne sa part d’argent, lui reconnaîtra le droit de contrôler les études, en même temps elle verra la différence entre l’école qui coûte cher et celle qui coûte moins et elle choisira celle qui lui est nécessaire selon la mesure de ses moyens.

Je prends de nouveau le district Krapivensky, que je connais, pour montrer quelle différence peut produire la méthode que je propose et celle qui existe. Pour moi, je ne doute nullement qu’avec l’autorisation donnée au peuple d’ouvrir des écoles où bon lui semblera, un grand nombre d’écoles nouvelles ne s’ouvrent. Je suis convaincu que, dans le district Krapivensky qui compte cinquante paroisses, chacune d’elles aura une école, puisque les paroisses sont toujours un centre d’agglomération de la population, et que parmi les gens d’église il s’en trouvera toujours au moins un capable d’enseigner, désireux de le faire et y trouvant son profit. Outre les écoles religieuses il est probable que se rouvriront ces quarante écoles qui ont été fermées et que se créeront beaucoup de nouvelles écoles, de sorte que le chiffre des écoles actuelles, qui est de vingt, atteindrait avant peu près de quatre cents. Que l’on me croie ou non, j’estime que dans le district Krapivensky, si l’affaire est laissée aux mains du peuple, trois cent quatre-vingts nouvelles écoles s’ouvriront. Ainsi il y aura en tout quatre cents écoles, et je tâcherai de définir si l’existence d’un nombre d’écoles vingt fois plus grand que celui d’aujourd’hui est possible, dans les conditions que j’ai supposées en examinant l’état actuel.

En supposant que tous les paysans paient quinze kopeks par âme et que les zemstvos donnent trois mille roubles, on aura en tout neuf mille roubles, somme suffisante seulement pour trente écoles dans les conditions actuelles. Que serait-ce avec la nouvelle organisation ? Je suppose qu’il reste dix des anciennes écoles et qu’on paie aux maîtres de ces grandes écoles vingt roubles par mois pour sept mois d’hiver, soit quatorze cents roubles.

Je suppose que dans chaque paroisse s’ouvre une école à cinq roubles par mois, ce qui fera pour cinquante écoles mille sept cent cinquante roubles. Je suppose que dans les autres trois cent quarante écoles bon marché le salaire soit de deux roubles par mois, quinze roubles par école, ce qui fera cinq mille cent roubles pour trois cent quarante écoles. Le total pour les quatre cents écoles sera de huit mille deux cent cinquante roubles. Pour les manuels et les frais de déplacement, mettons sept cent cinquante roubles.

Je n’ai pas pris arbitrairement les chiffres des salaires des maîtres, je les ai évalués à un chiffre supérieur à ce qu’ils reçoivent maintenant. De même pour les maîtres pris parmi les gens d’église, j’ai compté ce qu’ils prennent dans la plupart des cas pour faire l’école. Pour les écoles bon marché, deux roubles par mois, j’ai compté plus cher que les paysans ne paient en réalité, de sorte que ce calcul est très acceptable. Dans ces calculs trouvent place les maîtres supérieurs de dix écoles et ceux de dix écoles religieuses et plus. Il est évident que l’œuvre scolaire ne deviendra une œuvre sérieuse et passible d’un avenir sûr et défini, qu’avec ces calculs. Si ce que je viens d’exprimer ne convainc personne, c’est que je n’ai pas su exprimer ce que je voulais et je ne discuterai avec personne. Je sais qu’il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Je sais ce qui arrive avec les propriétaires sincères. On a acheté une nouvelle machine à battre, on l’a payée cher. Elle est installée et commence à fonctionner. Elle bat mal ; on a beau arranger les planches, serrer les vis, elle ne marche pas bien et les grains tombent dans la paille. C’est une perte, et il serait plus avantageux de mettre la machine au rebut et de battre autrement, mais l’argent est dépensé, la machine est installée ; « qu’elle batte ! » dit le propriétaire. Ce sera la même chose avec les écoles. Je sais que longtemps encore fleuriront les méthodes visuelles, les petits cubes au lieu d’arithmétique, les sifflements pour enseigner les lettres et vingt écoles allemandes onéreuses au lieu des quatre cents écoles bon marché nécessaires au peuple. Mais j’ai aussi la ferme conviction que le bon sens du peuple russe ne lui permettra pas d’accepter ce système d’enseignement faux et artificiel qu’on lui veut imposer.

Le peuple, le principal intéressé, est le juge. Présentement il ne veut rien entendre de nos propositions plus ou moins spirituelles pour lui préparer au mieux les mets de l’instruction. Tout l’indiffère parce qu’il sait bien que dans la grande œuvre de son développement intellectuel il ne fera pas un faux pas, n’acceptera pas ce qui est mauvais, et les tentatives de l’instruire et de l’éduquer à l’allemande seront repoussées comme la balle frappant le mur.

  1. L’École et la famille, 1871, tome II (article « La langue maternelle comme objet d’étude », page 35), par N. Bounakov.
  2. L’École et la famille, p. 18.
  3. L’École et la famille, pages 18-19.
  4. page 121.
  5. Voici le problème des oies : Une oie rencontre un grand nombre d’oies. « Bonjour, les cent oies », dit-elle. Les autres lui répondent : « Nous ne sommes pas cent. Si nous étions encore autant que nous sommes, plus la moitié, plus le quart de ce que nous sommes, et toi avec nous, alors nous serions cent. » Combien y avait-il d’oies ? N. d. T.
  6. Bounakov, page 22.
  7. Bounakov, p. 22.
  8. Leçons de lecture de M. Bounakov, liv. III.
  9. Leçons de lecture de M. Bounakov, liv. III, p. 10.
  10. Manuel d’arithmétique de V. Evtouchevsky, 1843, p. 128.
  11. Allusion à une légende historique racontée dans les Annales où il est dit que le prince Vladimir de Kiev, alors païen, envoya des ambassadeurs dans divers pays à la recherche d’une nouvelle religion. N. d. T.
  12. Langue maternelle, 3e année.