Sur l’instruction publique/Texte entier

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Didot (Œuvres de Condorcet, Tome 7p. 169-448).


SUR


L’INSTRUCTION PUBLIQUE[1]




PREMIER MÉMOIRE

NATURE ET OBJET DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.


LA SOCIÉTÉ DOIT AU PEUPLE UNE INSTRUCTION PUBLIQUE.

1o. Comme moyen de rendre réelle l’égalité des droits.

L’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens.

Vainement aurait-on déclaré que les hommes ont tous les mêmes droits ; vainement les lois auraient-elles respecté ce premier principe de l’éternelle justice, si l’inégalité dans les facultés morales empêchait le plus grand nombre de jouir de ces droits dans toute leur étendue.


L’état social diminue nécessairement l’inégalité naturelle, en faisant concourir les forces communes au bien-être des individus. Mais ce bien-être devient en même temps plus dépendant des rapports de chaque homme avec ses semblables, et les effets de l’inégalité s’accroîtraient à proportion, si l’on ne rendait plus faible et presque nulle, relativement au bonheur et à l’exercice des droits communs, celle qui naît de la différence des esprits.

Cette obligation consiste à ne laisser subsister aucune inégalité qui entraîne de dépendance.

Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse.

Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. Alors, bien loin que la supériorité de quelques hommes soit un mal pour ceux qui n’ont pas reçu les mêmes avantages, elle contribuera au bien de tous, et les talents comme les lumières deviendront le patrimoine commun de la société.

Ainsi, par exemple, celui qui ne sait pas écrire, et qui ignore l’arithmétique, dépend réellement de l’homme plus instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. Il n’est pas l’égal de ceux à qui l’éducation a donné ces connaissances ; il ne peut pas exercer les mêmes droits avec la même étendue et la même indépendance. Celui qui n’est pas instruit des premières lois qui règlent le droit de propriété ne jouit pas de ce droit de la même manière que celui qui les connaît ; dans les discussions qui s’élèvent entre eux, ils ne combattent point à armes égales.

Mais l’homme qui sait les règles de l’arithmétique nécessaires dans l’usage de la vie, n’est pas dans la dépendance du savant qui possède au plus haut degré le génie des sciences mathématiques, et dont le ta-lent lui sera d’une utilité très réelle, sans jamais pouvoir le gêner dans la jouissance de ses droits. L’homme qui a été instruit des éléments de la loi civile n’est pas dans la dépendance du jurisconsulte le plus éclairé, dont les connaissances ne peuvent que l’aider et non l’asservir.

L’inégalité d’instruction est une des principales sources de tyrannie.

Dans les siècles d’ignorance, à la tyrannie de la force se joignait celle des lumières faibles et incertaines, mais concentrées exclusivement dans quelques classes peu nombreuses. Les prêtres, les jurisconsultes, les hommes qui avaient le secret des opérations de commerce, les médecins même formés dans un petit nombre d’écoles, n’étaient pas moins les maîtres du monde que les guerriers armés de toutes pièces ; et le despotisme héréditaire de ces guerriers était lui-même fondé sur la supériorité que leur donnait, avant l’invention de la poudre, leur apprentissage exclusif dans l’art de manier les armes.

C’est ainsi que chez les Égyptiens et chez les Indiens, des castes qui s’étaient réservé la connaissance des mystères de la religion et des secrets de la nature étaient parvenues à exercer sur ces malheureux peuples le despotisme le plus absolu dont l’imagination humaine puisse concevoir l’idée. C’est ainsi qu’à Constantinople même le despotisme militaire des sultans a été forcé de plier devant le crédit des interprètes privilégiés des lois de l’alcoran. Sans doute on n’a point à craindre aujourd’hui les mêmes dangers dans le reste de l’Europe ; les lumières ne peuvent y être concentrées ni dans une caste héréditaire, ni dans une corporation exclusive. Il ne peut plus y avoir de ces doctrines occultes ou sacrées qui mettent un intervalle immense entre deux portions d’un même peuple. Mais ce degré d’ignorance où l’homme, jouet du charlatan qui voudra le séduire, et ne pouvant dé-fendre lui-même ses intérêts, est obligé de se livrer en aveugle à des guides qu’il ne peut ni juger ni choisir ; cet état d’une dépendance servile, qui en est la suite, subsiste chez presque tous les peuples à l’égard du plus grand nombre, pour qui dès lors la liberté et l’égalité ne peu-vent être que des mots qu’ils entendent lire dans leurs codes, et non des droits dont ils sachent jouir.

2o Pour diminuer l’inégalité qui naît de la différence des sentiments moraux.

Il est encore une autre inégalité dont une instruction générale également répandue peut être le seul remède. Quand la loi a rendu tousles hommes égaux, la seule distinction qui les partage en plusieurs classes est celle qui naît de leur éducation ; elle ne tient pas seulement à la différence des lumières, mais à celle des opinions, des goûts, des sentiments, qui en est la conséquence inévitable. Le fils du riche ne sera point de la même classe que le fils du pauvre, si aucune institution publique ne les rapproche par l’instruction, et la classe qui en recevra une plus soignée aura nécessairement des moeurs plus douces, une probité plus délicate, une honnêteté plus scrupuleuse ; ses vertus seront plus pures, ses vices, au contraire, seront moins révoltants, sa corruption moins dégoûtante, moins barbare et moins incurable. Il existera donc une distinction réelle, qu’il ne sera point au pouvoir des lois de détruire, et qui, établissant une séparation véritable entre ceux qui ont des lumières et ceux qui en sont privés, en fera nécessairement un instrument de pouvoir pour les uns, et non un moyen de bonheur pour tous.

Le devoir de la société, relativement à l’obligation d’étendre dans le fait, autant qu’il est possible, l’égalité des droits, consiste donc à procurer à chaque homme l’instruction nécessaire pour exercer les fonctions communes d’homme, de père de famille et de citoyen, pour en sentir, pour en connaître tous les devoirs.

3o Pour augmenter dans la société la masse des lumières utiles.

Plus les hommes sont disposés par éducation à raisonner juste, à saisir les vérités qu’on leur présente, à rejeter les erreurs dont on veut les rendre victimes, plus aussi une nation qui verrait ainsi les lumières s’accroître de plus en plus, et se répandre sur un plus grand nombre d’individus, doit espérer d’obtenir et de conserver de bonnes lois, une administration sage et une constitution vraiment libre.

C’est donc encore un devoir de la société que d’offrir à tous les moyens d’acquérir les connaissances auxquelles la force de leur intelligence et le temps qu’ils peuvent employer à s’instruire leur permettent d’atteindre. Il en résultera sans doute une différence plus grande en faveur de ceux qui ont plus de talent naturel, et à qui une fortune indépendante laisse la liberté de consacrer plus d’années à l’étude ; mais si cette inégalité ne soumet pas un homme à un autre, si elle offre un appui au plus faible, sans lui donner un maître, elle n’est ni un mal, ni une injustice ; et, certes, ce serait un amour de l’égalité bien funeste que celui qui craindrait d’étendre la classe des hommes éclairés et d’y augmenter les lumières.

II. LA SOCIÉTÉ DOIT ÉGALEMENT UNE INSTRUCTION PUBLIQUE RELATIVE AUX DIVERSES PROFESSIONS.

1o Pour maintenir plus d’égalité entre ceux qui s’y livrent.

Dans l’état actuel des sociétés, les hommes se trouvent partagés en professions diverses, dont chacune exige des connaissances particulières.

Les progrès de ces professions contribuent au bien-être commun, et il est utile pour l’égalité réelle d’en ouvrir le chemin à ceux que leurs goûts ou leurs facultés y appelleraient, mais que, par le défaut d’une instruction publique, leur pauvreté ou en écarterait absolument, ou y condamnerait à la médiocrité, et dès lors à la dépendance. La puissance publique doit donc compter au nombre de ses devoirs celui d’assurer, de faciliter, de multiplier les moyens d’acquérir ces connaissances ; et ce devoir ne se borne pas à l’instruction relative aux professions qu’on peut regarder comme des espèces de fonctions publiques, il s’étend aussi sur celles que les hommes exercent pour leur utilité propre, sans songer à l’influence qu’elles peuvent avoir sur la prospérité générale.

2o Pour les rendre plus également utiles.

Cette égalité d’instruction contribuerait à la perfection des arts, et non seulement elle détruirait l’inégalité que celle des fortunes met en-tre les hommes qui veulent s’y livrer, mais elle établirait un autre genre d’égalité plus générale, celle du bien-être. Il importe peu au bonheur commun que quelques hommes doivent à leur fortune des jouissances recherchées, si tous peuvent satisfaire leurs besoins avec facilité, et réunir dans leur habitation, dans leur habillement, dans leur nourriture, dans toutes les habitudes de leur vie, la salubrité, la propre-té, et même la commodité ou l’agrément. Or, le seul moyen d’atteindre à ce but est de porter une sorte de perfection dans les productions des arts, même les plus communs. Alors un plus grand degré de beauté, d’élégance ou de délicatesse dans celles qui ne sont destinées qu’au petit nombre des riches, loin d’être un mal pour ceux qui n’en jouissent pas, contribue même à leur avantage en favorisant les progrès de l’industrie animée par l’émulation. Mais ce bien n’existerait pas, si la primauté dans les arts était uniquement le partage de quelques hommes qui ont pu recevoir une instruction plus suivie, et non une supériorité que, dans une instruction à peu près égale, le talent naturel a pu don-ner. L’ouvrier ignorant ne produit que des ouvrages défectueux en eux-mêmes : mais celui qui n’est inférieur que par le talent peut soute-nir la concurrence dans tout ce qui n’exige point les dernières ressour-ces de l’art. Le premier est mauvais ; le second est seulement moins bon qu’un autre.

3o Pour diminuer le danger où quelques-unes exposent.

On peut regarder encore comme une conséquence de cette instruction générale, l’avantage de rendre les diverses professions moins insalubres. Les moyens de préserver des maladies auxquelles exposent un grand nombre d’entre elles sont plus simples et plus connus qu’on ne l’imagine ordinairement. La grande difficulté est surtout de les faire adopter par des hommes qui, n’ayant que la routine de leur profession, sont embarrassés par les plus légers changements, et manquent de cette flexibilité qu’une pratique réfléchie peut seule donner. Forcés de choisir entre une perte de temps qui diminue leur gain, et une précaution qui garantirait leur vie, ils préfèrent un danger éloigné ou incertain a une privation présente.

4o Pour accélérer leurs progrès.

Ce serait aussi un moyen de délivrer, et ceux qui cultivent les diverses professions et ceux qui les emploient, de cette foule de petits secrets dont la pratique de presque tous les arts est infectée, qui en arrêtent les progrès, et offrent un aliment éternel à la mauvaise foi et à la charlatanerie.

Enfin, si les découvertes pratiques les plus importantes sont dues en général à la théorie des sciences dont les préceptes dirigent ces arts, il est une foule d’inventions de détail que les artistes seuls peuvent avoir même l’idée de chercher, parce qu’eux seuls en connaissent le besoin et en sentent les avantages. Or, l’instruction qu’ils recevront leur rendra cette recherche plus facile ; elle les empêchera surtout de s’égarer dans leur route. Faute de cette instruction, ceux d’entre eux à qui la nature a donné le talent de l’invention, loin de pouvoir le regarder comme un bienfait, n’y trouvent souvent qu’une cause de ruine. Au lieu de voir leur fortune s’augmenter par le fruit de leurs découvertes, ils la consument dans de stériles recherches ; et en prenant de fausses routes, dont leur ignorance ne leur permet pas d’apercevoir les dangers, ils finissent par tomber dans la folie et dans la misère.

III. LA SOCIÉTÉ DOIT ENCORE L’INSTRUCTION PUBLIQUE COMME MOYEN DE PERFECTIONNER L’ESPÈCE HUMAINE.

1o En mettant tous les hommes nés avec du génie à portée de le développer.

C’est par la découverte successive des vérités de tous les ordres, que les nations civilisées ont échappé à la barbarie et à tous les maux qui suivent l’ignorance et les préjugés. C’est par la découverte des vérités nouvelles que l’espèce humaine continuera de se perfectionner. Comme il n’est aucune d’elles qui ne donne un moyen de s’élever à une autre ; comme chaque pas, en nous plaçant devant des obstacles plus difficiles à vaincre, nous communique en même temps une force nouvelle, il est impossible d’assigner aucun terme à ce perfectionnement.

C’est donc encore un véritable devoir de favoriser la découverte des vérités spéculatives, comme l’unique moyen de porter successivement l’espèce humaine aux divers degrés de perfection, et par conséquent de bonheur, où la nature lui permet d’aspirer ; devoir d’autant plus important, que le bien ne peut être durable, si l’on ne fait des progrès vers le mieux, et qu’il faut, ou marcher vers la perfection, ou s’exposer à être entraîné en arrière par le choc continuel et inévitable des passions, des erreurs et des événements.

jusqu’ici, un très petit nombre d’individus reçoivent dans leur enfance une instruction qui leur permette de développer toutes leurs facultés naturelles. À peine un centième des enfants peut-il se flatter d’obtenir cet avantage, et l’expérience a prouvé que ceux à qui la fortune l’a refusé, et qu’ensuite la force de leur génie, aidée d’un heureux hasard, a mis à portée de s’instruire, sont restés au-dessous d’eux-mêmes. Rien ne répare le défaut de cette éducation première, qui seule peut donner et l’habitude de la méthode, et cette variété de connaissances si nécessaire pour s’élever dans une seule à toute la hauteur que naturellement on pouvait se flatter d’atteindre.

Il serait donc important d’avoir une forme d’instruction publique qui ne laissât échapper aucun talent sans être aperçu, et qui lui offrît alors tous les secours réservés jusqu’ici aux enfants des riches. On l’avait senti même dans les siècles d’ignorance. De là ces nombreuses fondations pour l’éducation des pauvres ; mais ces institutions, souillées par les préjugés des temps qui les ont vues naître, ne renferment aucune précaution pour ne les appliquer qu’aux individus dont l’instruction peut devenir un bienfait public ; elles n’étaient qu’une espèce de loterie, offrant à quelques êtres privilégiés l’avantage incertain de s’élever à une classe supérieure ; elles faisaient très peu pour le bonheur de ceux qu’elles favorisaient, et rien pour l’utilité commune.

En voyant ce que le génie a su exécuter malgré tous les obstacles, on peut juger des progrès qu’aurait faits l’esprit humain, si une instruction mieux dirigée avait au moins centuplé le nombre des inventeurs.

Il est vrai que dix hommes partant du même point ne feront pas dans une science dix fois plus de découvertes, et surtout n’iront pas dix fois plus loin que l’un d’entre eux qui aurait été seul. Mais les véritables progrès des sciences ne se bornent pas à se porter en avant ; ils consistent aussi à s’étendre davantage autour du même point, à rassembler un plus grand nombre de vérités trouvées par les mêmes méthodes et conséquences des mêmes principes. Souvent ce n’est qu’après les avoir épuisées qu’il est possible d’aller au-delà ; et, sous ce point de vue, le nombre de ces découvertes secondaires amène un progrès réel.

Il faut observer encore qu’en multipliant les hommes occupés d’une même classe de vérités, on augmente l’espérance d’en trouver de nouvelles, parce que la différence de leurs esprits peut correspondre plus aisément à celle des difficultés, et que le hasard qui influe si souvent sur le choix des objets de nos recherches, et même sur celui des méthodes, doit produire alors plus de combinaisons favorables. De plus, le nombre des génies destinés à créer des méthodes, à s’ouvrir une nouvelle carrière, est beaucoup plus petit que celui des talents, dont on peut attendre des découvertes de détail ; et la succession des premiers, au lieu d’être souvent interrompue, deviendra d’autant plus rapide qu’on aura donné à plus de jeunes esprits les moyens de remplir leur destinée. Enfin, ces découvertes de détail sont utiles, surtout par leurs applications ; et entre le génie qui invente et le praticien qui en fait servir les productions à l’utilité commune, il reste toujours un inter-valle à parcourir, que souvent on ne peut franchir sans ces découvertes d’un ordre inférieur.

Ainsi, tandis qu’une partie de l’instruction mettrait les hommes or-dinaires en état de profiter des travaux du génie, et de les employer, soit à leurs besoins, soit à leur bonheur, une autre partie de cette même instruction aurait pour but de mettre en œuvre les talents prépa-rés par la nature, de leur aplanir les obstacles, de les aider dans leur marche.

2o En préparant les générations nouvelles par la culture de celles qui les précèdent.

L’espèce de perfectionnement qu’on doit attendre d’une instruction plus également répandue, ne se borne pas peut-être à donner toute la valeur dont ils sont susceptibles à des individus nés avec des facultés naturelles toujours égales. Il n’est pas aussi chimérique qu’il le paraît au premier coup d’œil, de croire que la culture peut améliorer les générations elles-mêmes, et que le perfectionnement dans les facultés des individus est transmissible à leurs descendants. L’expérience semble même l’avoir prouvé. Les peuples qui ont échappé à la civilisation, quoique entourés de nations éclairées, ne paraissent point s’élever à leur niveau au moment même où des moyens égaux d’instruction leur sont offerts. L’observation des races d’animaux asservies aux besoins de l’homme semble encore offrir une analogie favorable à cette opinion. L’éducation qu’on leur donne ne change pas seulement leur taille, leur forme extérieure, leurs qualités purement physiques ; elle paraît influer sur les dispositions naturelles, sur le caractère de ces races diverses.

Il est donc assez simple de penser que si plusieurs générations ont reçu une éducation dirigée vers un but constant, si chacun de ceux qui les forment a cultivé son esprit par l’étude, les générations suivantes naîtront avec une facilité plus grande à recevoir l’instruction et plus d’aptitude à en profiter. Quelque opinion que l’on ait sur la nature de l’âme, ou dans quelque scepticisme que l’on soit resté, il serait difficile de nier l’existence d’organes intellectuels intermédiaires nécessaires même pour les pensées qui semblent s’éloigner le plus des choses sensibles. Parmi ceux qui se sont livrés à des méditations profondes, il n’en est aucun à qui l’existence de ces organes ne se soit manifestée souvent par la fatigue qu’ils éprouvent. Leur degré de force ou de flexibilité, quoiqu’il ne soit pas indépendant du reste de la constitution, n’est cependant proportionné ni à la santé, ni à la vigueur, soit du corps, soit des sens. Ainsi, l’intensité de nos facultés est attachée, au moins en partie, à la perfection des organes intellectuels, et il est naturel de croire que cette perfection n’est pas indépendante de l’état où ils se trouvent dans les personnes qui nous transmettent l’existence.

On ne doit point regarder comme un obstacle à ce perfectionnement indéfini, la masse immense des vérités accumulées par une longue suite de siècles. Les méthodes de les réduire à des vérités générales, de les ordonner suivant un système simple, d’en abréger l’expres-sion par les formules plus précises, sont aussi susceptibles des mêmes progrès ; et plus l’esprit humain aura découvert de vérités, plus il de-viendra capable de les retenir et de les combiner en plus grand nombre.

Si ce perfectionnement indéfini de notre espèce est, comme je le crois, une loi générale de la nature, l’homme ne doit plus se regarder comme un être borné à une existence passagère et isolée, destiné à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même, de bien et de mal pour ceux que le hasard a placés près de lui ; il devient une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel. Dans une existence d’un moment sur un point de l’es-pace, il peut, par ses travaux, embrasser tous les lieux, se lier à tous les siècles, et agir encore longtemps après que sa mémoire a disparu de la terre.

Nous nous vantons de nos lumières ; mais peut-on observer l’état actuel des sociétés sans découvrir, dans nos opinions, dans nos habitudes, les restes des préjugés de vingt peuples oubliés, dont les erreurs seules ont échappé aux temps et survécu aux révolutions ? Je pourrais citer, par exemple, des nations où il existe des philosophes et des horloges, et où cependant l’on regarde comme le chef-d’oeuvre de la sa-gesse humaine des institutions introduites par la nécessité, lorsque l’art de l’écriture n’existait pas encore ; où l’on emploie, pour mesurer le temps dans un acte public, les premiers moyens qui se sont offerts aux peuples sauvages. Peut-on ne pas sentir quelle distance immense nous sépare du terme de perfection que déjà nous apercevons dans le loin-tain, dont le génie nous a ouvert et aplani la route, et vers lequel nous entraîne son infatigable activité, tandis qu’un espace plus vaste encore doit se dévoiler aux regards de nos neveux ? Peut-on ne pas être également frappé et de tout ce qui reste à détruire, et de tout ce qu’un avenir, même prochain, offre à nos espérances ?

L’instruction publique est encore nécessaire pour préparer les nations aux changements que le temps doit amener.

Des changements dans la température d’un pays, dans les qualités du sol, causés soit par des lois générales de la nature, soit par l’effet de travaux longtemps continués ; de nouvelles cultures ; la découverte de nouveaux moyens dans les arts ; l’introduction des machines qui, employant moins de bras, forcent les ouvriers à chercher d’autres occupations ; l’accroissement, enfin, ou la diminution de la population, doi-vent produire des révolutions plus ou moins importantes, soit dans les rapports des citoyens entre eux, soit dans ceux qu’ils ont avec les nations étrangères. Il en peut résulter ou de nouveaux biens dont il faut se trouver prêt à profiter, ou des maux qu’il faut savoir réparer, dé-tourner ou prévenir. Il faudrait donc pouvoir les pressentir et se préparer d’avance à changer d’habitudes. Une nation qui se gouvernerait toujours par les mêmes maximes, et que ses institutions ne dispose-raient point à se plier aux changements, suite nécessaire des révolutions amenées par le temps, verrait naître sa ruine des mêmes opi-nions, des mêmes moyens qui avaient assuré sa prospérité. L’excès du mal peut seul corriger une nation livrée à la routine, tandis que celle qui, par une instruction générale, s’est rendue digne d’obéir à la voix de la raison ; qui n’est pas soumise à ce joug de fer que l’habitude impose à la stupidité, profitera des premières leçons de l’expérience, et les préviendra même quelquefois. Comme l’individu obligé de s’écarter du lieu qui l’a vu naître a besoin d’acquérir plus d’idées que celui qui y reste attaché, et doit, à mesure qu’il s’en éloigne, se ménager de nouvelles ressources, de même les nations qui s’avancent à travers les siècles ont besoin d’une instruction qui, se renouvelant et se corrigeant sans cesse, suive la marche du temps, la prévienne quelquefois, et ne la contrarie jamais.

Les révolutions amenées par le perfectionnement général de l’espèce humaine doivent sans doute la conduire à la raison et au bonheur. Mais par combien de malheurs passagers ne faudrait-il pas l’acheter ? Combien l’époque n’en serait-elle pas reculée, si une instruction générale ne rapprochait pas les hommes entre eux, si le progrès des lumières toujours inégalement répandues devenait l’aliment d’une guerre éternelle d’avarice et de ruse entre les nations, comme entre les diverses classes d’un même peuple, au lieu de les lier par cette réciprocité fraternelle de besoins et de services, fondement d’une félicité commune ?

Division de l’instruction publique en trois parties.

De toutes ces réflexions, on voit naître la nécessité de trois espèces d’instruction très distinctes.

D’abord, une instruction commune où l’on doit se proposer :

1° D’apprendre à chacun, suivant le degré de sa capacité et la durée du temps dont il peut disposer, ce qu’il est bon à tous les hommes de connaître, quels que soient leur profession et leur goût ;

2° De s’assurer un moyen de connaître les dispositions particulières de chaque sujet, afin de pouvoir en profiter pour l’avantage général ;

3° De préparer les élèves aux connaissances qu’exige la profession à laquelle ils se destinent.

La seconde espèce d’instruction doit avoir pour objet les études relatives aux diverses professions qu’il est utile de perfectionner, soit pour l’avantage commun, soit pour le bien-être particulier de ceux qui s’y livrent.

La troisième enfin, purement scientifique, doit former ceux que la nature destine à perfectionner l’espèce humaine par de nouvelles découvertes ; et par là faciliter ces découvertes, les accélérer et les multiplier.

Nécessité de distinguer, dans chacune, l’instruction des enfants et celle des hommes.

Ces trois espèces d’instruction se divisent encore en deux parties. En effet, il faut d’abord apprendre aux enfants ce qu’il leur sera utile de savoir, lorsqu’ils entreront dans la jouissance entière de leurs droits, lorsqu’ils exerceront d’une manière indépendante les professions aux-quelles ils sont destinés ; mais il est une autre espèce d’instruction qui doit embrasser toute la vie. L’expérience a prouvé qu’il n’y avait pas de milieu entre faire des progrès ou des pertes. L’homme qui, en sortant de son éducation, ne continuerait pas de fortifier sa raison, de nourrir par des connaissances nouvelles celles qu’il aurait acquises, de corriger les erreurs ou de rectifier les notions incomplètes qu’il aurait pu recevoir, verrait bientôt s’évanouir tout le fruit du travail de ses premières années ; tandis que le temps effacerait les traces de ces premières impressions qui ne seraient pas renouvelées par d’autres études, l’esprit lui-même, en perdant l’habitude de l’application, perdrait de sa flexibilité et de sa force. Pour ceux mêmes à qui une profession nécessaire à leur subsistance laisse le moins de liberté, le temps de l’éducation n’est pas, à beaucoup près, tout celui qu’ils peuvent donner à s’ins-truire. Enfin, la découverte des vérités nouvelles, le développement, le progrès ou l’application des vérités déjà connues, la suite des événements, les changements dans les lois et les institutions, doivent amener des circonstances où il devienne utile, et même indispensable, d’ajouter de nouvelles lumières à celles de l’éducation. Il ne suffit donc pas que l’instruction forme des hommes ; il faut qu’elle conserve et perfectionne ceux qu’elle a formés, qu’elle les éclaire, les préserve de l’erreur, les empêche de retomber dans l’ignorance ; il faut que la porte du temple de la vérité soit ouverte à tous les âges, et que si la sagesse des parents a préparé l’âme des enfants à en écouter les oracles, ils sachent toujours en reconnaître la voix, et ne soient point, dans le reste de leur vie, exposés à la confondre avec les sophismes de l’imposture. La société doit donc préparer des moyens faciles et simples de s’instruire, pour tous ceux à qui leur fortune ne permet pas de se les procurer, et qu’une première éducation n’a pas mis à portée de distinguer par eux-mêmes et de chercher les vérités qu’il leur serait utile de connaître.

Nécessité de diviser l’instruction en plusieurs degrés, d’après celui de la capacité naturelle et le temps qu’on peut employer à s’instruire.

Les enfants, suivant la richesse de leurs parents, les circonstances où se trouvent leurs familles, l’état auquel on les destine, peuvent don-ner plus ou moins de temps à l’instruction. Tous les individus ne nais-sent pas avec des facultés égales, et tous enseignés par les mêmes mé-thodes, pendant le même nombre d’années, n’apprendront pas les mê-mes choses. En cherchant à faire apprendre davantage à ceux qui ont moins de facilité et de talent, loin de diminuer les effets de cette inégalité, on ne ferait que les augmenter. Ce n’est point ce que l’on a appris qui est utile, mais ce que l’on a retenu, et surtout ce que l’on s’est rendu propre, soit par la réflexion, soit par l’habitude.

La somme des connaissances qu’il convient de donner à chaque homme, doit donc être proportionnée non seulement au temps qu’il peut donner à l’étude, mais à la force de son attention, à l’étendue et à la durée de sa mémoire, à la facilité et à la précision de son intelligence. La même observation peut également s’appliquer à l’instruction qui a pour objet les professions particulières, et même aux études vraiment scientifiques.

Or, une instruction publique est nécessairement la même pour tous les individus qui la reçoivent en même temps. On ne peut donc avoir égard à ces différences qu’en établissant divers cours d’instruction gradués d’après ces vues, de manière que chaque élève en parcourrait plus ou moins de degrés suivant qu’il pourrait y employer plus de temps, et qu’il aurait plus de facilité pour apprendre. Trois ordres d’établissements paraissent suffire pour l’instruction générale, et deux pour celle qui est relative soit aux diverses professions, soit aux sciences.

Chacun de ces ordres d’établissements peut même encore se prêter à divers degrés d’instruction, en donnant la facilité de resserrer le nombre des objets qu’elle peut embrasser, et de placer plus ou moins loin la limite de chacun. Alors un père sage, ou celui qui en remplirait les fonctions, pourrait adapter l’instruction commune et aux diverses dispositions des élèves et au but de leur éducation, suivant la facilité naturelle et le désir ou l’intérêt de s’éclairer. Dans les institutions établies pour les hommes, chacun trouverait de même une instruction proportionnée à ses besoins. Alors une éducation que l’équité doit destiner à tous ne serait plus combinée pour le petit nombre des hommes que la nature ou la fortune ont favorisés.

IV. MOTIFS D’ÉTABLIR PLUS DE DEGRÉS DANS L’INSTRUCTION COMMUNE.

1o Pour rendre les citoyens capables de remplir les fonctions publiques, afin qu’elles ne deviennent pas une profession.

Je trouve trois motifs principaux pour multiplier le nombre des degrés de l’instruction commune.

Dans les professions particulières, où ceux qui s’y livrent ont pour but principal leur intérêt de profit ou de gloire, et dans celles où les rapports avec les autres hommes sont toujours d’individu à individu, l’utilité commune exige qu’elles se subdivisent de plus en plus, parce qu’une profession plus bornée peut être mieux exercée, même avec une égale capacité et le même travail. Il n’en est pas de même des pro-fessions qui, donnant des relations directes avec la société entière, et agissant sur elle, sont de véritables fonctions publiques.

Lorsque la confection des lois, les travaux d’administration, la fonction de juger, deviennent des professions particulières réservées à ceux qui s’y sont préparés par des études propres à chacune, alors on ne peut plus dire qu’il règne une véritable liberté. Il se forme nécessairement dans une nation une espèce d’aristocratie, non de talents et de lumières, mais de professions. C’est ainsi qu’en Angleterre celle d’homme de loi est parvenue à concentrer, parmi ses membres, pres-que tout le pouvoir réel. Le pays le plus libre est celui où un plus grand nombre de fonctions publiques peuvent être exercées par ceux qui n’ont reçu qu’une instruction commune. Il faut donc que les lois cherchent à rendre plus simple l’exercice de ces fonctions, et qu’en même temps un système d’éducation sagement combiné donne à cette instruction commune toute l’étendue nécessaire pour rendre dignes de remplir ces fonctions ceux qui ont su en profiter.

2o Pour que la division des métiers et des professions ne conduise pas le peuple à la stupidité.

M. Smith a remarqué que, plus les professions mécaniques se divisaient, plus le peuple était exposé à contracter cette stupidité naturelle aux hommes bornés à un petit nombre d’idées d’un même genre. L’instruction est le seul remède de ce mal, d’autant plus dangereux dans un État, que les lois y ont établi plus d’égalité. En effet, si elle s’étend au-delà des droits purement personnels, le sort de la nation dépend alors, en partie, d’hommes hors d’état d’être dirigés par leur raison, et d’avoir une volonté qui leur appartienne. Les lois prononcent l’égalité dans les droits, les institutions pour l’instruction publique peuvent seules rendre cette égalité réelle. Celle qui est établie par les lois est ordonnée par la justice ; mais l’instruction seule peut faire que ce principe de justice ne soit pas en contradiction avec celui qui prescrit de n’accorder aux hommes que les droits dont l’exercice, conforme à la raison et à l’intérêt commun, ne blesse point ceux des autres membres de la même société. Il faut donc à la fois qu’un des degrés de l’instruction commune rende capables de bien remplir toutes les fonctions publiques les hommes même d’une capacité ordinaire, et qu’un autre n’exige qu’aussi peu de temps que peut en sacrifier à l’étude l’individu destiné à la branche la plus resserrée d’une profession mécanique, afin qu’il puisse échapper à la stupidité, non par l’étendue, mais par le choix et la justesse des notions qu’il recevra.

Autrement on introduirait une inégalité très réelle, en faisant du pouvoir le patrimoine exclusif des individus qui l’achèteraient, en se dévouant à certaines professions, ou on livrerait les hommes à l’autorité de l’ignorance, toujours injuste et cruelle, toujours soumise à la volonté corrompue de quelque tyran hypocrite ; on ne pourrait maintenir ce fantôme imposteur d’égalité qu’en sacrifiant la propriété, la liberté, la sûreté, aux caprices des féroces agitateurs d’une multitude égarée et stupide.

3o Pour diminuer, par une instruction générale, la vanité et l’ambition.

Dans une société nombreuse, c’est un grand mal que cette avidité turbulente avec laquelle ceux qui n’emploient pas tout leur temps, soit à travailler pour leur subsistance, soit à s’enrichir, poursuivent les places qui donnent du pouvoir ou qui flattent la vanité. À peine un homme a-t-il pu acquérir quelques demi-connaissances, que déjà il veut gouverner sa ville, ou qu’il prétend l’éclairer. On regarde comme une vie inutile et presque honteuse, celle d’un citoyen qui, occupé du soin de ses affaires, reste tranquillement dans le sein de sa famille à préparer le bonheur de ses enfants, à cultiver l’amitié, à exercer la bienfaisance, à fortifier sa raison par de nouvelles connaissances et son âme par de nouvelles vertus. Cependant, il est difficile d’espérer qu’une nation puisse jouir d’une liberté paisible, et perfectionner ses institutions et ses lois, si l’on ne voit s’y multiplier cette classe d’hommes, dont l’impartialité, le désintéressement et les lumières doivent finir par diriger l’opinion : eux seuls peuvent opposer une barrière au charlatanisme, à l’hypocrisie, qui, sans cette utile résistance, s’empareraient de toutes les places. Ceux que des talents ou des vertus y appellent ne pourraient, sans ce secours, combattre l’intrigue qu’avec désavantage. En effet, un instinct naturel inspirera toujours aux hommes peu éclairés une sorte de défiance pour ceux qui aspireront à obtenir leurs suffrages : ne pouvant juger d’après leurs propres lumières, croiront-ils les concurrents sur eux-mêmes ou sur leurs rivaux ? Ne se défieront-ils pas de leurs opinions, dans lesquelles ils leur supposeront un intérêt caché, avec d’autant plus de facilité, que si cet intérêt existait réellement, ils ne le distingueraient pas ? Il faut donc que la confiance du commun des citoyens puisse se reposer sur les hommes qui n’aspirent à rien, et qui soient en état de guider leur choix.

Mais cette classe ne peut exister que dans un pays où l’instruction publique offrirait à un très grand nombre d’individus la facilité d’acquérir ces connaissances qui consolent et embellissent la vie, qui empêchent de sentir le poids du temps et la fatigue du repos. C’est là que ces nobles amis de la vérité peuvent se multiplier assez pour être utiles, et trouver dans la société de leurs égaux un encouragement à leur modeste et paisible carrière. C’est là seulement que des connaissances ordinaires n’offrant pas à l’ambition des espérances séductrices, on n’a besoin que d’une vertu commune pour consentir à n’être qu’un honnête homme et un citoyen éclairé.

Ce que nous venons de dire de l’instruction des enfants s’applique également à celle des hommes ; il faut qu’elle puisse se proportionner et à leur capacité naturelle, à l’étendue de leur instruction première, et au temps qu’ils peuvent ou qu’ils veulent encore y consacrer, afin d’établir toute l’égalité qui peut exister entre des choses nécessairement inégales, celle qui exclut, non la supériorité, mais la dépendance.

Sous une constitution fondée sur des principes injustes, et dans laquelle cependant un mélange adroit de monarchie ou d’aristocratie assurerait la tranquillité et le bien-être du peuple, dont il détruirait la liberté, une instruction publique générale serait sans doute utile : cependant l’État pourrait conserver sans elle la paix, et même une sorte de prospérité. Mais une constitution vraiment libre, où toutes les classes de la société jouissent des mêmes droits, ne peut subsister si l’ignorance d’une partie des citoyens ne leur permet pas d’en connaître la nature et les limites, les oblige de prononcer sur ce qu’ils ne connaissent pas, de choisir quand ils ne peuvent juger ; une telle constitution se détruirait d’elle-même après quelques orages, et dégénérerait en une de ces formes de gouvernement qui ne peuvent conserver la paix au milieu d’un peuple ignorant et corrompu.

Nécessité d’examiner à part chaque division et chaque degré de l’instruction.

Pour chacune des nombreuses divisions qui viennent d’être établies, il est nécessaire d’examiner, 1° quels doivent être les objets de l’instruction, et à quel terme il convient de s’arrêter ; 2° quels livres doivent servir à chaque enseignement, et quels autres moyens il peut être utile d’y ajouter ; 3° quelles doivent être les méthodes d’enseigner ; 4° quels maîtres on doit choisir, par qui et comment il faut qu’ils soient choisis.

En effet, ces diverses questions ne doivent pas être résolues de la même manière pour chacune des divisions qui viennent d’être établies. Le véritable esprit systématique ne consiste pas à étendre au hasard les applications d’une même maxime, mais à faire dériver des mêmes principes les règles propres à chaque objet. Il est le talent de comparer, sous toutes leurs faces, toutes les idées justes et vraies qui s’offrent à la méditation, d’en faire sortir les combinaisons neuves ou profondes qui y sont cachées, et non l’art de généraliser des combinaisons formées au hasard du petit nombre d’idées qui se présentent les premières. Ainsi, dans le système du monde, les astres soumis par une loi commune à une dépendance réciproque se meuvent chacun dans une orbite différente, suivent des directions diverses, et, entraînés avec des vitesses qui changent à chaque instant, présentent, dans le résultat d’un même principe, une inépuisable variété d’apparences et de mouvements.

Questions préliminaires à résoudre.

Mais avant d’entrer dans ces détails, il faut déterminer, 1o si l’éducation publique, instituée par un pouvoir national, doit se borner à l’instruction ; 2o jusqu’où s’étendent sur cette instruction les droits de la puissance publique ; si l’instruction doit être la même pour les deux sexes, ou s’il faut, pour chacun, des établissements particuliers.

V. L’ÉDUCATION PUBLIQUE DOIT SE BORNER À L’INSTRUCTION.

1o Parce que la différence nécessaire des travaux et des fortunes empêche de lui donner plus d’étendue.

L’éducation publique doit-elle se borner à l’instruction ? On trouve chez les anciens quelques exemples d’une éducation commune où tous les jeunes citoyens, regardés comme les enfants de la république, étaient élevés pour elle, et non pour leur famille ou pour eux-mêmes. Plusieurs philosophes ont tracé le tableau d’institutions semblables. Ils croyaient y trouver un moyen de conserver la liberté et les vertus républicaines, qu’ils voyaient constamment fuir, après un petit nombre de générations, les pays où elles avaient brillé avec le plus de splendeur ; mais ces principes ne peuvent s’appliquer aux nations modernes. Cette égalité absolue dans l’éducation ne peut exister que chez des peuples où les travaux de la société sont exercés par des esclaves. C’est toujours en supposant une nation avilie que les anciens ont cherché les moyens d’en élever une autre à toutes les vertus dont la nature humaine est capable. L’égalité qu’ils voulaient établir entre les citoyens, ayant constamment pour base l’inégalité monstrueuse de l’esclave et du maître, tous leurs principes de liberté et de justice étaient fondés sur l’iniquité et la servitude. Aussi n’ont-ils pu jamais échapper à la juste vengeance de la nature outragée. Partout ils ont cessé d’être libres, parce qu’ils ne voulaient pas souffrir que les autres hommes le fussent comme eux.

Leur indomptable amour de la liberté n’était pas la passion généreuse de l’indépendance et de l’égalité, mais la fièvre de l’ambition et de l’orgueil ; un mélange de dureté et d’injustice corrompait leurs plus nobles vertus : et comment une liberté paisible, la seule qui puisse être durable, aurait-elle appartenu à des hommes qui ne pouvaient être in-dépendants qu’en exerçant la domination, et vivre avec leurs concitoyens comme avec des frères, sans traiter en ennemis le reste des hommes ? Que cependant ceux qui aujourd’hui se vantent d’aimer la liberté en condamnant à l’esclavage des êtres que la nature a faits leurs égaux ne prétendent pas même à ces vertus souillées des peuples antiques ; ils n’ont plus pour excuse ni le préjugé de la nécessité, ni l’invincible erreur d’une coutume universelle ; et l’homme vil, dont l’avarice tire un honteux profit du sang et des souffrances de ses semblables, n’appartient pas moins que son esclave au maître qui voudra l’acheter.

Parmi nous, les emplois pénibles de la société sont confiés à des hommes libres qui, obligés de travailler pour satisfaire à leurs besoins, ont cependant les mêmes droits, et sont les égaux de ceux que leur fortune en a dispensés. Une grande portion des enfants des citoyens sont destinés à des occupations, dures dont l’apprentissage doit commencer de bonne heure, dont l’exercice occupera tout leur temps : leur travail devient une partie de la ressource de leur famille, même avant qu’ils soient absolument sortis de l’enfance ; tandis qu’un grand nombre à qui l’aisance de leurs parents permet d’employer plus de temps, et de consacrer même quelque dépense à une éducation plus étendue, se préparent, par cette éducation, à des professions plus lucratives ; et que pour d’autres enfin, nés avec une fortune indépendante, l’éducation a pour objet unique de leur assurer les moyens de vivre heureux et d’acquérir la richesse ou la considération que donnent les places, les services ou les talents.

Il est donc impossible de soumettre à une éducation rigoureusement la même des hommes dont la destination est si différente. Si elle est établie pour ceux qui ont moins de temps à consacrer à l’instruction, la société est forcée de sacrifier tous les avantages qu’elle peut espérer du progrès des lumières. Si, au contraire, on voulait la combiner pour ceux qui peuvent sacrifier leur jeunesse entière à s’instruire, ou l’on y trouverait d’insurmontables obstacles, ou il faudrait renoncer aux avantages d’une institution qui embrassât la généralité des citoyens. Enfin, dans l’une et dans l’autre supposition, les enfants ne se-raient élevés ni pour eux-mêmes, ni pour la patrie, ni pour les besoins qu’ils auront à satisfaire, ni pour les devoirs qu’ils seront obligés de remplir.

Une éducation commune ne peut pas se graduer comme l’instruction. Il faut qu’elle soit complète, sinon elle est nulle et même nuisible.

2o Parce qu’alors elle porterait atteinte aux droits des parents.

Un autre motif oblige encore de borner l’éducation publique à la seule instruction ; c’est qu’on ne peut l’étendre plus loin sans blesser des droits que la puissance publique doit respecter.

Les hommes ne se sont rassemblés en société que pour obtenir la jouissance plus entière, plus paisible et plus assurée de leurs droits naturels, et, sans doute, on doit y comprendre celui de veiller sur les premières années de ses enfants, de suppléer à leur inintelligence, de soutenir leur faiblesse, de guider leur raison naissante et de les préparer au bonheur. C’est un devoir imposé par la nature, et il en résulte un droit que la tendresse paternelle ne peut abandonner. On commettrait donc une véritable injustice en donnant à la majorité réelle des chefs de famille, et plus encore en confiant à celle de leurs représentants le pouvoir d’obliger les pères à renoncer au droit d’élever eux-mêmes leurs familles. Par une telle institution qui, brisant les liens de la nature, détruirait le bonheur domestique, affaiblirait ou même anéantirait ces sentiments de reconnaissance filiale, premier germe de toutes les vertus, on condamnerait la société qui l’aurait adoptée à n’avoir qu’un bonheur de convention et des vertus factices. Ce moyen peut former, sans doute, un ordre de guerriers ou une société de tyrans ; mais il ne fera jamais une nation d’hommes, un peuple de frères.

3o Parce qu’une éducation publique deviendrait contraire à l’indépendance des opinions.

D’ailleurs, l’éducation, si on la prend dans toute son étendue, ne se borne pas seulement à l’instruction positive, à l’enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or, la liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données n’est plus un homme libre ; il est l’esclave de ses maîtres, et ses fers sont d’autant plus difficiles à rompre, que lui-même ne les sent pas, et qu’il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d’un autre. On dira peut-être qu’il ne sera pas plus réellement libre s’il reçoit ses opinions de sa famille. Mais alors ces opinions ne sont pas les mêmes pour tous les citoyens ; chacun s’aperçoit bientôt que sa croyance n’est pas la croyance universelle ; il est averti de s’en défier ; elle n’a plus à ses yeux le caractère d’une vérité convenue ; et son erreur, s’il y persiste, n’est plus qu’une erreur volontaire. L’expérience a montré combien le pouvoir de ces premières idées s’affaiblit, dès qu’il s’élève contre elles des réclamations : on sait qu’alors la vanité de les rejeter l’emporte souvent sur celle de ne pas changer. Quand bien même ces opinions commenceraient par être à peu près les mêmes dans toutes les familles, bientôt, si une erreur de la puissance publique ne leur of-frait un point de réunion, en les verrait se partager, et dès lors tout le danger disparaîtrait avec l’uniformité. D’ailleurs, les préjugés qu’on prend dans l’éducation domestique sont une suite de l’ordre naturel des sociétés, et une sage instruction, en répandant les lumières, en est le remède ; au lieu que les préjugés donnés par la puissance publique sont une véritable tyrannie, un attentat contre une des parties les plus précieuses de la liberté naturelle.

Les anciens n’avaient aucune notion de ce genre de liberté ; ils semblaient même n’avoir pour but, dans leurs institutions, que de l’anéantir. Ils auraient voulu ne laisser aux hommes que les idées, que les sentiments qui entraient dans le système du législateur. Pour eux la nature n’avait créé que des machines, dont la loi seule devait régler les ressorts et diriger l’action. Ce système était pardonnable sans doute à des sociétés naissantes, où l’on ne voyait autour de soi que des préjugés et des erreurs ; tandis qu’un petit nombre de vérités, plutôt soupçonnées que connues, et devinées que découvertes, était le partage de quelques hommes privilégiés, forcés même de les dissimuler. On pouvait croire alors qu’il était nécessaire de fonder sur des erreurs le bonheur de la société, et par conséquent de conserver, de mettre à l’abri de tout examen dangereux les opinions qu’on avait jugées propres à l’assurer.

Mais aujourd’hui qu’il est reconnu que la vérité seule peut être la base d’une prospérité durable, et que les lumières croissant sans cesse ne permettent plus à l’erreur de se flatter d’un empire éternel, le but de l’éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais, au contraire, de les soumettre à l’examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées.

Enfin, une éducation complète s’étendrait aux opinions religieuses ; la puissance publique serait donc obligée d’établir autant d’éducations différentes qu’il y aurait de religions anciennes ou nouvelles professées sur son territoire ; ou bien elle obligerait les citoyens de diverses croyances, soit d’adopter la même pour leurs enfants, soit de se borner à choisir entre le petit nombre qu’il serait convenu d’encourager. On sait que la plupart des hommes suivent en ce genre les opinions qu’ils ont reçues dès leur enfance, et qu’il leur vient rarement l’idée de les examiner. Si donc elles font partie de l’éducation publique, elles cessent d’être le choix libre des citoyens, et deviennent un joug imposé par un pouvoir illégitime. En un mot, il est également impossible ou d’admettre ou de rejeter l’instruction religieuse dans une éducation publique qui exclurait l’éducation domestique, sans porter atteinte à la conscience des parents, lorsque ceux-ci regarderaient une religion exclusive comme nécessaire, ou même comme utile à la morale et au bonheur d’une autre vie. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation.

La puissance publique n’a pas droit de lier l’enseignement de la morale à celui de la religion.

À cet égard même, son action ne doit être ni arbitraire ni universelle. On a déjà vu que les opinions religieuses ne peuvent faire partie de l’instruction commune, puisque, devant être le choix d’une conscience indépendante, aucune autorité n’a le droit de préférer l’une à l’autre ; et il en résulte la nécessité de rendre l’enseignement de la morale rigoureusement indépendant de ces opinions.

Elle n’a pas droit de faire enseigner des opinions comme des vérités.

La puissance publique ne peut même, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. Si quelques opinions lui paraissent des erreurs dangereuses, ce n’est pas en faisant enseigner les opinions contraires qu’elle doit les combattre ou les prévenir ; c’est en les écartant de l’instruction publique, non par des lois, mais par le choix des maîtres et des méthodes ; c’est surtout en assurant aux bons esprits les moyens de se soustraire à ces erreurs, et d’en connaître tous les dangers.

Son devoir est d’armer contre l’erreur, qui est toujours un mal public, toute la force de la vérité ; mais elle n’a pas droit de décider où réside la vérité, où se trouve l’erreur. Ainsi, la fonction des ministres de la religion est d’encourager les hommes à remplir leurs devoirs ; et cependant, la prétention à décider exclusivement quels sont ces devoirs serait la plus dangereuse des usurpations sacerdotales.

En conséquence, elle ne doit pas confier l’enseignement à des corps perpétuels.

La puissance publique doit donc éviter surtout de confier l’instruction à des corps enseignants qui se recrutent par eux-mêmes. Leur histoire est celle des efforts qu’ils ont faits pour perpétuer de vaines opinions que les hommes éclairés avaient dès longtemps reléguées dans la classe des erreurs ; elle est celle de leurs tentatives pour imposer aux esprits un joug à l’aide duquel ils espéraient prolonger leur crédit ou étendre leurs richesses. Que ces corps soient des ordres de moines, des congrégations de demi-moines, des universités, de simples corporations, le danger est égal. L’instruction qu’ils donneront aura toujours pour but, non le progrès des lumières, mais l’augmentation de leur pouvoir ; non d’enseigner la vérité, mais de perpétuer les préjugés utiles à leur ambition, les opinions qui servent leur vanité. D’ailleurs, quand même ces corporations ne seraient pas les apôtres déguisés des opinions qui leur sont utiles, il s’y établirait des idées héréditaires ; toutes les passions de l’orgueil s’y uniraient pour éterniser le système d’un chef qui les a gouvernées, d’un confrère célèbre dont elles auraient la sottise de s’approprier la gloire ; et dans l’art même de chercher la vérité, on verrait s’introduire l’ennemi le plus dangereux de ses progrès, les habitudes consacrées.

On ne doit plus craindre sans doute le retour de ces grandes erreurs qui frappaient l’esprit humain d’une longue stérilité, qui asservissaient les nations entières aux caprices de quelques docteurs à qui elles semblaient avoir délégué le droit de penser pour elles. Mais, par combien de petits préjugés de détail ces corps ne pourraient-ils pas encore embarrasser ou suspendre les progrès de la vérité ? Qui sait même si, habiles à suivre avec une infatigable opiniâtreté leur système dominateur, ils ne pourraient pas retarder assez ces progrès pour se donner le temps de river les nouveaux fers qu’ils nous destinent avant que leur poids nous eût avertis de les briser ? Qui sait si le reste de la nation, trahie à la fois et par ces instituteurs, et par la puissance publique qui les aurait protégés, pourrait découvrir leurs projets assez tôt pour les déconcerter et les prévenir ? Créez des corps enseignants, et vous serez sûrs d’avoir créé ou des tyrans, ou des instruments de la tyrannie.

La puissance publique ne peut pas établir un corps de doctrine qui doive être enseigné exclusivement.

Sans doute, il est impossible qu’il ne se mêle des opinions aux vérités qui doivent être l’objet de l’instruction. Si celles des sciences mathématiques ne sont jamais exposées à être confondues avec l’erreur, le choix des démonstrations et des méthodes doit varier suivant leurs progrès, suivant le nombre et la nature de leurs applications usuelles. Si donc dans ce genre, et dans ce genre seul, une perpétuité dans l’enseignement ne conduisait pas à l’erreur, elle s’opposerait encore à toute espèce de perfectionnement. Dans les sciences naturelles les faits sont constants. Mais les uns, après avoir présenté une uniformité entière, offrent bientôt des différences, des modifications qu’un examen plus suivi ou des observations multipliées font découvrir ; d’autres, regardés d’abord comme généraux, cessent de l’être, parce que le temps ou une recherche plus attentive ont montré des exceptions. Dans les sciences morales et politiques, les faits ne sont pas si constants, ou du moins ne le paraissent pas à ceux qui les observent. Plus d’intérêts, de préjugés, de passions mettent obstacle a la vérité, moins on doit se flatter de l’avoir rencontrée ; et il y aurait plus de présomption à vouloir imposer aux autres les opinions qu’on prendrait pour elle. C’est surtout dans ces sciences qu’entre les vérités reconnues et celles qui ont échappé à nos recherches, il existe un espace immense que l’opi-nion seule peut remplir. Si, dans cet espace, les esprits supérieurs ont placé des vérités à l’aide desquelles ils y marchent d’un pas ferme, et peuvent même s’élancer au-delà de ses limites, pour le reste des hommes, ces mêmes vérités se confondent encore avec les opinions, et personne n’a droit de les distinguer pour autrui, et de dire : Voilà ce que je vous ordonne de croire, et ce que je ne puis vous prouver.

Des vérités appuyées d’une preuve certaine, et généralement reconnues, sont les seules qu’on doive regarder comme immuables, et on ne peut s’empêcher d’être effrayé de leur petit nombre. Celles qu’on croit le plus universellement reçues, contre lesquelles on ne supposerait pas qu’il pût s’élever des réclamations, ne doivent souvent cet avantage qu’au hasard, qui n’a point tourné vers elles les esprits du grand nombre. Qu’on les livre à la discussion, et bientôt on verra naître l’incertitude, et l’opinion partagée flotter longtemps incertaine.

Cependant, comme ces sciences influent davantage sur le bonheur des hommes, il est bien plus important que la puissance publique ne dicte pas la doctrine commune du moment comme des vérités éternelles, de peur qu’elle ne fasse de l’instruction un moyen de consacrer les préjugés qui lui sont utiles, et un instrument de pouvoir de ce qui doit être la barrière la plus sûre contre tout pouvoir injuste.

La puissance publique doit d’autant moins donner ses opinions pour base de l’instruction, qu’on ne peut la regarder comme au niveau des lumières du siècle où elle s’exerce.

Les dépositaires de la puissance publique resteront toujours à une distance plus ou moins grande du point où sont parvenus les esprits destinés à augmenter la masse des lumières. Quand bien même quelques hommes de génie seraient assis parmi ceux qui exercent le pouvoir, ils ne pourraient jamais avoir dans tous les instants une prépondérance qui leur permît de réduire en pratique les résultats de leurs méditations. Cette confiance dans une raison profonde dont on ne peut suivre la marche, cette soumission volontaire pour le talent, cet hommage à la renommée coûtent trop à l’amour-propre pour devenir, au moins de longtemps, des sentiments habituels, et non une sorte d’obéissance forcée par des circonstances impérieuses et réservée aux temps de danger et de trouble. D’ailleurs, ce qui, à chaque époque, marque le véritable terme des lumières, n’est pas la raison particulière de tel homme de génie qui peut avoir aussi ses préjugés personnels, mais la raison commune des hommes éclairés ; et il faut que l’instruction se rapproche de ce terme des lumières plus que la puissance publique ne peut elle-même s’en rapprocher. Car l’objet de l’instruction n’est pas de perpétuer les connaissances devenues générales dans une nation, mais de les perfectionner et de les étendre.

Que serait-ce si la puissance publique, au lieu de suivre, même de loin, les progrès des lumières, était elle-même esclave des préjugés ; si, par exemple, au lieu de reconnaître la séparation absolue du pouvoir politique qui règle les actions, et de l’autorité religieuse qui ne peut s’exercer que sur les consciences, elle prostituait la majesté des lois jusqu’à les faire servir à établir les principes bigots d’une secte obscure, dangereuse par un sombre fanatisme, et dévouée au ridicule par soixante ans de convulsions ? Que serait-ce si, soumise à l’influence de l’esprit mercantile, elle employait les lois à favoriser, par des prohibitions, les projets de l’avidité et la routine de l’ignorance ; ou si, docile à la voix de quelques zélateurs des doctrines occultes, elle ordonnait de préférer les illusions de l’illumination intérieure aux lumières de la raison ? Que serait-ce si, égarée par des trafiquants avares qui se croient permis de vendre ou d’acheter des hommes, pourvu que ce commerce leur rapporte un pour cent de plus ; trompée par des planteurs barbares qui ne comptent pour rien le sang ou les larmes de leurs frères, pourvu qu’ils puissent les convertir en or, et dominée par de vils hypocrites, elle consacrait, par une contradiction honteuse, la violation la plus ouverte des droits établis par elle-même ? Comment alors pourrait-elle ordonner d’enseigner ou ces coupables maximes, ou des principes directement contraires à ses lois ? Que deviendrait l’instruction chez un peuple où il faudrait que le droit public, que l’économie politique changeassent avec les opinions des législateurs ; où l’on ne permettrait pas d’établir les vérités qui condamneraient leur conduite ; où, non contents de tromper ou d’opprimer leurs contemporains, ils étendraient leurs fers sur les générations suivantes, et les dévoueraient à la honte éternelle de partager ou leur corruption, ou leurs préjugés ?

Le devoir, comme le droit de la puissance publique, se borne donc à fixer l’objet de l’instruction et à s’assurer qu’il sera bien rempli.

La puissance publique doit donc, après avoir fixé l’objet et l’étendue de chaque instruction, s’assurer qu’à chaque époque le choix des maîtres et celui des livres ou des méthodes sera d’accord avec la raison des hommes éclairés, et abandonner le reste à leur influence.

La constitution de chaque nation ne doit faire partie de l’instruction que comme un fait.

On a dit que l’enseignement de la constitution de chaque pays devait y faire partie de l’instruction nationale. Cela est vrai, sans doute, si on en parle comme d’un fait ; si on se contente de l’expliquer et de la développer ; si, en l’enseignant, on se borne à dire : Telle est la constitution établie dans l’État et à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre. Mais si on entend qu’il faut l’enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle, ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger ; si on leur dit : Voilà ce que vous devez adorer et croire, alors c’est une espèce de religion politique que l’on veut créer ; c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d’apprendre à la chérir. Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison.

Il est possible que la constitution d’un pays renferme des lois absolument contraires au bon sens ou à la justice, lois qui aient échappé aux législateurs dans des moments de trouble, qui leur aient été arrachées par l’influence d’un orateur ou d’un parti, par l’impulsion d’une effervescence populaire ; qui enfin leur aient été inspirées, les unes par la corruption, les autres par de fausses vues d’une utilité locale et passagère : il peut arriver, il arrivera même souvent qu’en donnant ces lois, leurs auteurs n’aient pas senti en quoi elles contrariaient les principes de la raison, ou qu’ils n’aient pas voulu abandonner ces principes, mais seulement en suspendre, pour un moment, l’application. Il serait donc absurde d’enseigner les lois établies autrement que comme la volonté actuelle de la puissance publique à laquelle on est obligé de se soumettre, sans quoi on s’exposerait même au ridicule de faire enseigner, comme vrais, des principes contradictoires.

Ces réflexions doivent s’étendre à l’instruction destinée aux hommes.

Ce que nous avons dit de cette partie de l’instruction destinée aux premières années, s’étend également à celle qui doit embrasser le reste de la vie. Elle ne doit pas avoir pour objet de propager telles ou telles opinions, d’enraciner dans les esprits des principes utiles à certaines vues, mais d’instruire les hommes des faits qu’il leur importe de connaître, de mettre sous leurs yeux les discussions qui intéressent leurs droits ou leur bonheur, et de leur offrir les secours nécessaires pour qu’ils puissent se décider par eux-mêmes.

Sans doute, ceux qui exercent la puissance publique doivent éclairer les citoyens sur les motifs des lois auxquelles ils les soumettent. Il faut donc bien se garder de proscrire ces explications de lois, ces expositions de motifs ou d’intentions qui sont un hommage à ceux en qui réside le véritable pouvoir, et dont les législateurs ne sont que les interprètes. Mais au-delà des explications nécessaires pour entendre la loi et l’exécuter, il faut regarder ces préambules ou ces commentaires présentés au nom des législateurs moins comme une instruction, que comme un compte rendu par les dépositaires du pouvoir au peuple dont ils l’ont reçu ; et surtout il faut bien se garder de croire que de telles explications suffisent pour remplir leur devoir relativement à l’instruction publique. Ils ne doivent pas se borner à ne pas mettre obstacle aux lumières qui pourraient conduire les citoyens à des vérités contraires à leur opinion personnelle ; il faut qu’ils aient la générosité, ou plutôt l’équité de préparer eux-mêmes ces lumières.

Dans les gouvernements arbitraires, on a soin de diriger l’enseignement de manière qu’il dispose à une obéissance aveugle pour le pouvoir établi, et de surveiller ensuite l’impression et même les discours, afin que les citoyens n’apprennent jamais rien qui ne soit propre à les confirmer dans les opinions que leurs maîtres veulent leur inspirer. Dans une constitution libre, quoique le pouvoir soit entre les mains d’hommes choisis par les citoyens, et souvent renouvelés ; que ce pouvoir semble dès lors se confondre avec la volonté générale ou l’opinion commune, il n’en doit pas davantage donner pour règle aux esprits les lois qui ne doivent exercer leur empire que sur les actions ; autrement il s’enchaînerait lui-même, et obéirait pendant des siècles aux erreurs qu’il aurait une fois établies. Que l’exemple de l’Angleterre devienne donc une leçon pour les autres peuples : un respect superstitieux pour la constitution ou pour certaines lois auxquelles on s’est avisé d’attribuer la prospérité nationale, un culte servile pour quelques maximes consacrées par l’intérêt des classes riches et puissantes y font partie de l’éducation, y sont maintenus pour tous ceux qui aspirent à la fortune ou au pouvoir, y sont devenus une sorte de religion politique qui rend presque impossible tout progrès vers le perfectionnement de la constitution et des lois.

Cette opinion est bien contraire à celle de ces prétendus philosophes qui veulent que les vérités même ne soient pour le peuple que des préjugés ; qui proposent de s’emparer des premiers moments de l’homme pour le frapper d’images que le temps ne puisse détruire, de l’attacher aux lois, à la constitution de son pays par un sentiment aveugle, et de ne le conduire à la raison qu’au milieu des prestiges de l’imagination et du trouble des passions. Mais je leur demanderai comment ils peuvent être si sûrs que ce qu’ils croient est ou sera toujours la vérité ? De qui ils ont reçu le droit de juger où elle se trouve ? Par quelle prérogative ils jouissent de cette infaillibilité qui seule peut permettre de donner son opinion pour règle à l’esprit d’un autre ? Sont-ils plus certains des vérités politiques que les fanatiques de toutes les sectes croient l’être de leurs chimères religieuses ? Cependant le droit est le même, le motif est semblable ; et permettre d’éblouir les hommes au lieu de les éclairer, de les séduire pour la vérité, de la leur donner comme un préjugé, c’est autoriser, c’est consacrer toutes les folies de l’enthousiasme, toutes les ruses du prosélytisme.

L’instruction doit être la même pour les femmes et pour les hommes.

Nous avons prouvé que l’éducation publique devait se borner à l’instruction ; nous avons montré qu’il fallait en établir divers degrés. Ainsi, rien ne peut empêcher qu’elle ne soit la même pour les femmes et pour les hommes. En effet, toute instruction se bornant à exposer des vérités, à en développer les preuves, on ne voit pas comment la différence des sexes en exigerait une dans le choix de ces vérités, ou dans la manière de les prouver. Si le système complet de l’instruction commune, de celle qui a pour but d’enseigner aux individus de l’espèce humaine ce qu’il leur est nécessaire de savoir pour jouir de leurs droits et pour remplir leurs devoirs, paraît trop étendu pour les femmes, qui ne sont appelées à aucune fonction publique, on peut se restreindre à leur faire parcourir les premiers degrés, mais sans interdire les autres à celles qui auraient des dispositions plus heureuses, et en qui leur famille voudrait les cultiver. S’il est quelque profession qui soit exclusivement réservée aux hommes, les femmes ne seraient point admises à l’instruction particulière qu’elle peut exiger ; mais il serait absurde de les exclure de celle qui a pour objet les professions qu’elles doivent exercer en concurrence.

Elles ne doivent pas être exclues de celle qui est relative aux sciences, parce qu’elles peuvent se rendre utiles à leurs progrès, soit en faisant des observations, soit en composant des livres élémentaires.

Quant aux sciences, pourquoi leur seraient-elles interdites ? Quand bien même elles ne pourraient contribuer à leurs progrès par des découvertes (ce qui d’ailleurs ne peut être vrai que de ces découvertes du premier ordre qui exigent une longue méditation et une force de tête extraordinaire), pourquoi celles des femmes, dont la vie ne doit pas être remplie par l’exercice d’une profession lucrative, et ne peut l’être en entier par des occupations domestiques, ne travailleraient-elles pas utilement pour l’accroissement des lumières, en s’occupant de ces observations, qui demandent une exactitude presque minutieuse, une grande patience, une vie sédentaire et réglée ? Peut-être même seraient-elles plus propres que les hommes à donner aux livres élémentaires de la méthode et de la clarté, plus disposées par leur aimable flexibilité à se proportionner à l’esprit des enfants qu’elles ont observés dans un âge moins avancé, et dont elles ont suivi le développement avec un intérêt plus tendre. Or, un livre élémentaire ne peut être bien fait que par ceux qui ont appris beaucoup au-delà de ce qu’il renferme ; on expose mal ce que l’on sait, lorsqu’on est arrêté à chaque pas par les bornes de ses connaissances.

IL EST NÉCESSAIRE QUE LES FEMMES PARTAGENT L’INSTRUCTION DONNÉE AUX HOMMES.

1o Pour qu’elles puissent surveiller celle de leurs enfants.

L’instruction publique, pour être digne de ce nom, doit s’étendre à la généralité des citoyens, et il est impossible que les enfants en profitent, si, bornés aux leçons qu’ils reçoivent d’un maître commun, ils n’ont pas un instituteur domestique qui puisse veiller sur leurs études dans l’intervalle des leçons, les préparer à les recevoir, leur en faciliter l’intelligence, suppléer enfin à ce qu’un moment d’absence ou de distraction a pu leur faire perdre. Or, de qui les enfants des citoyens pauvres pourraient-ils recevoir ces secours, si ce n’est de leurs mères, qui, vouées aux soins de leur famille, ou livrées à des travaux sédentaires, semblent appelées à remplir ce devoir ; tandis que les travaux des hommes, qui, presque toujours, les occupent au dehors, ne leur permettraient pas de s’y consacrer ? Il serait donc impossible d’établir dans l’instruction cette égalité nécessaire au maintien des droits des hommes, et sans laquelle on ne pourrait même y employer légitimement ni les revenus des propriétés nationales, ni une partie du produit des contributions politiques, si, en faisant parcourir aux femmes au moins les premiers degrés de l’instruction commune, on ne les mettait en état de surveiller celle de leurs enfants.

2o Parce que le défaut d’instruction des femmes introduirait dans les familles une inégalité contraire à leur bonheur.

D’ailleurs, on ne pourrait l’établir pour les hommes seuls, sans introduire une inégalité marquée, non seulement entre le mari et la femme, mais entre le frère et la sœur, et même entre le fils et la mère. Or, rien ne serait plus contraire à la pureté et au bonheur des mœurs domestiques. L’égalité est partout, mais surtout dans les familles, le premier élément de la félicité, de la paix et des vertus. Quelle autorité pourrait avoir la tendresse maternelle, si l’ignorance dévouait les mères à devenir pour leurs enfants un objet de ridicule ou de mépris ? On dira peut-être que j’exagère ce danger ; que l’on donne actuellement aux jeunes gens des connaissances que non seulement leurs mères, mais leurs pères même ne partagent point, sans que cependant on puisse être frappé des inconvénients qui en résultent. Mais il faut observer d’abord que la plupart de ces connaissances, regardées comme inutiles par les parents, et souvent par les enfants eux-mêmes, ne donnent à ceux-ci aucune supériorité à leurs propres yeux ; et ce sont des connaissances réellement utiles qu’il est aujourd’hui question de leur enseigner. D’ailleurs, il s’agit d’une éducation générale, et les inconvénients de cette supériorité y seraient bien plus frappants, que dans une éducation réservée à des classes où la politesse des mœurs et l’avantage que donne aux parents la jouissance de leur fortune, empêchent les enfants de tirer trop de vanité de leur science naissante. Ceux, d’ailleurs, qui ont pu observer des jeunes gens de familles pauvres, auxquels le hasard a procuré une éducation cultivée, sentiront aisément combien cette crainte est fondée.

3o Parce que c’est un moyen de faire conserver aux hommes les connaissances qu’ils ont acquises dans leur jeunesse.

J’ajouterai encore que les hommes qui auront profité de l’instruction publique en conserveront bien plus aisément les avantages, s’ils trouvent dans leurs femmes une instruction à peu près égale ; s’ils peuvent faire avec elles les lectures qui doivent entretenir leurs connaissances ; si, dans l’intervalle qui sépare leur enfance de leur établissement, l’instruction qui leur est préparée pour cette époque n’est point étrangère aux personnes vers lesquelles un penchant naturel les entraîne.

4o Parce que les femmes ont le même droit que les hommes à l’instruction publique.

Enfin, les femmes ont les mêmes droits que les hommes ; elles ont donc celui d’obtenir les mêmes facilités pour acquérir les lumières qui seules peuvent leur donner les moyens d’exercer réellement ces droits avec une même indépendance et dans une égale étendue.

L’instruction doit être donnée en commun, et les femmes ne doivent pas être exclues de l’enseignement.

Puisque l’instruction doit être généralement la même, l’enseignement doit être commun, et confié à un même maître qui puisse être choisi indifféremment dans l’un ou l’autre sexe.

Elles en ont été chargées quelquefois en Italie, et avec succès.

Plusieurs femmes ont occupé des chaires dans les plus célèbres universités d’Italie, et ont rempli avec gloire les fonctions de profes-seurs dans les sciences les plus élevées, sans qu’il en soit résulté ni le moindre inconvénient, ni la moindre réclamation, ni même aucune plaisanterie dans un pays que cependant on ne peut guère regarder comme exempt de préjugés, et où il ne règne ni simplicité, ni pureté dans les mœurs[2]

Nécessité de cette réunion pour la facilité et l’économie de l’instruction.

La réunion des enfants des deux sexes, dans une même école, est presque nécessaire pour la première éducation ; il serait difficile d’en établir deux dans chaque village, et de trouver, surtout dans les premiers temps, assez de maîtres, si on se bornait à les choisir dans un seul sexe.

Elle est utile aux mœurs, loin de leur être dangereuse.

D’ailleurs, cette réunion, toujours en public, et sous les yeux des maîtres, loin d’avoir du danger pour les mœurs, serait bien plutôt un préservatif contre ces diverses espèces de corruption dont la séparation des sexes, vers la fin de l’enfance, ou dans les premières années de la jeunesse, est la principale cause. À cet âge, les sens égarent l’imagination, et trop souvent l’égarent sans retour, si une douce espérance ne la fixe pas sur des objets plus légitimes. Ces habitudes, avilissantes ou dangereuses, sont presque toujours les erreurs d’une jeunesse trompée dans ses désirs, condamnée à la corruption par l’ennui, et éteignant dans de faux plaisirs une sensibilité qui tourmente sa triste et solitaire servitude.

On ne doit pas établir une séparation qui ne serait réelle que pour les classes riches.

Ce n’est pas, sous une constitution égale et libre, qu’il serait permis d’établir une séparation purement illusoire pour la grande pluralité des familles. Or, jamais elle ne peut être réelle hors des écoles, ni pour l’habitant des campagnes, ni pour la partie peu riche des citoyens des villes : ainsi, la réunion dans les écoles ne ferait que diminuer les inconvénients de celle que, pour ces classes, on ne peut éviter dans les actions ordinaires de la vie, où elle n’est cependant, ni exposée aux regards de témoins du même âge, ni soumise à la vigilance d’un maître. Rousseau, qui attachait à la pureté des mœurs une importance peut-être exagérée, voulait, pour l’intérêt même de cette pureté, que les deux sexes se mêlassent dans leurs divertissements. Y aurait-il plus de danger à les réunir pour des occupations plus sérieuses ?

La séparation des sexes a pour principale cause l’avarice et l’orgueil.

Qu’on ne s’y trompe pas ; ce n’est point à la sévérité de la morale religieuse, à cette ruse inventée par la politique sacerdotale pour dominer les esprits ; ce n’est point à cette sévérité seule, qu’il faut attribuer ces idées d’une séparation rigoureuse l’orgueil et l’avarice y ont au moins autant de part et c’est à ces vices que l’hypocrisie des moralistes a voulu rendre un hommage intéressé. C’est, d’un côté, à la crainte des alliances inégales, et de l’autre, à celle du refus de consacrer les liaisons fondées sur des rapports personnels, que l’on doit la généralité de ces opinions austères. Il faut donc, loin de les favoriser, chercher à les combattre dans les pays où l’on veut que la législation ne fasse que suivre la nature, obéir à la raison et se conformer à la justice. Dans les institutions d’une nation libre, tout doit tendre à l’égalité, non seulement parce qu’elle est aussi un droit des hommes, mais parce que le maintien de l’ordre et de la paix l’ordonne impérieusement. Une constitution qui établit l’égalité politique ne sera jamais ni durable, ni paisible, si on la mêle avec des institutions qui maintiennent des préjugés favorables à l’inégalité.

Il serait dangereux de conserver l’esprit d’inégalité dans les femmes, ce qui empêcherait de le détruire dans les hommes.

Le danger serait beaucoup plus grand si, tandis qu’une éducation commune accoutumerait les enfants d’un sexe à se regarder comme égaux, l’impossibilité d’en établir une semblable pour ceux de l’autre les abandonnait à une éducation solitaire et domestique ; l’esprit d’inégalité qui se conserverait alors dans un sexe s’étendrait bientôt sur tous deux, et il en résulterait ce que nous avons vu arriver jusqu’ici de l’égalité qu’on trouve dans nos collèges, et qui disparaît pour jamais au moment même où l’écolier croit devenir un homme.

La réunion des deux sexes dans les mêmes écoles est favorable à l’émulation, et en fait naître une qui a pour principe des sentiments de bienveillance, et non des sentiments personnels, comme l’émulation des collèges.

Quelques personnes pourraient craindre que l’instruction nécessairement prolongée au-delà de l’enfance ne soit écoutée avec trop de distraction par des êtres occupés d’intérêts plus vifs et plus touchants : mais cette crainte est peu fondée. Si ces distractions sont un mal, il sera plus que compensé par l’émulation qu’inspirera le désir de mériter l’estime de la personne aimée, ou d’obtenir celle de sa famille. Une telle émulation serait plus généralement utile que celle qui a pour principe l’amour de la gloire ou plutôt l’orgueil ; car le véritable amour de la gloire n’est ni une passion d’enfant ni un sentiment fait pour devenir général dans l’espèce humaine. Vouloir l’inspirer aux hommes médiocres (et des hommes médiocres peuvent cependant obtenir les premiers prix dans leur classe), c’est les condamner à l’envie. Ce dernier genre d’émulation, en excitant les passions haineuses, en inspirant à des enfants le sentiment ridicule d’une importance personnelle, produit plus de mal qu’il ne peut faire de bien en augmentant l’activité des esprits.

La vie humaine n’est point une lutte où des rivaux se disputent des prix ; c’est un voyage que des frères font en commun, et où chacun employant ses forces pour le bien de tous, en est récompensé par les douceurs d’une bienveillance réciproque, par la jouissance attachée au sentiment d’avoir mérité la reconnaissance ou l’estime. Une émulation qui aurait pour principe le désir d’être aimé, ou celui d’être considéré pour des qualités absolues, et non pour sa supériorité sur autrui, pourrait devenir aussi très puissante ; elle aurait l’avantage de développer et de fortifier les sentiments dont il est utile de faire prendre l’habitude ; tandis que ces couronnes de nos collèges, sous lesquelles un écolier se croit déjà un grand homme, ne font naître qu’une vanité puérile dont une sage instruction devrait chercher à nous préserver, si malheureusement le germe en était dans la nature, et non dans nos maladroites institutions. L’habitude de vouloir être le premier est un ridicule ou un malheur pour celui à qui on la fait contracter, et une véritable calamité pour ceux que le sort condamne a vivre auprès de lui. Celle du besoin de mériter l’estime conduit, au contraire, à cette paix intérieure qui seule rend le bonheur possible et la vertu facile.

Conclusion.

Généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. N’imaginez pas que les lois les mieux combinées puissent faire un ignorant l’égal de l’homme habile, et rendre libre celui qui est esclave des préjugés. Plus elles auront respecté les droits de l’indépendance personnelle et de l’égalité naturelle, plus elles rendront facile et terrible la tyrannie que la ruse exerce sur l’ignorance, en la rendant à la fois son instrument et sa victime. Si les lois ont détruit tous les pouvoirs injustes, bientôt elle en saura créer de plus dangereux. Supposez, par exemple, que dans la capitale d’un pays soumis à une constitution libre, une troupe d’audacieux hypocrites soit parvenue à former une association de complices et de dupes ; que dans cinq cents autres villes, de petites sociétés reçoivent de la première leurs opinions, leur volonté et leur mouvement, et qu’elles exercent l’action qui leur est transmise sur un peuple que le défaut d’instruction livre sans défense aux fantômes de la crainte, aux pièges de la calomnie, n’est-il pas évident qu’une telle association réunira rapidement sous ses drapeaux et la médiocrité ambitieuse et les talents déshonorés ; qu’elle aura pour satellites dociles cette foule d’hommes, sans autre industrie que leurs vices, et condamnés par le mépris public à l’opprobre comme à la misère ; que bientôt, enfin, s’emparant de tous les pouvoirs, gouvernant le peuple par la séduction et les hommes publics par la terreur, elle exercera, sous le masque de la liberté, la plus honteuse comme la plus féroce de toutes les tyrannies ? Par quel moyen cependant vos lois, qui respecteront les droits des hommes, pourront-elles prévenir les progrès d’une semblable conspiration ? Ne savez-vous pas combien, pour conduire un peuple sans lumières, les moyens des gens honnêtes sont faibles et bornés auprès des coupables artifices de l’audace et de l’imposture ? Sans doute il suffirait d’arracher aux chefs leur masque perfide ; mais le pouvez-vous ? Vous comptez sur la force de la vérité ; mais elle n’est toute puissante que sur les esprits accoutumés à en reconnaître, à en chérir les nobles accents.

Ailleurs ne voyez-vous pas la corruption se glisser au milieu des lois les plus sages et en gangrener tous les ressorts ? Vous avez réservé au peuple le droit d’élire ; mais la corruption, précédée de la calomnie, lui présentera sa liste et lui dictera ses choix. Vous avez écarté des jugements la partialité et l’intérêt ; la corruption saura les livrer à la crédulité que déjà elle est sûre de séduire. Les institutions les plus justes, les vertus les plus pures ne sont, pour la corruption, que des instruments plus difficiles à manier, mais plus sûrs et plus puissants. Or, tout son pouvoir n’est-il pas fondé sur l’ignorance ? Que ferait-elle en effet, si la raison du peuple, une fois formée, pouvait le défendre contre les charlatans que l’on paye pour le tromper ; si l’erreur n’attachait plus à la voix du fourbe habile un troupeau docile de stupides prosélytes ; si les préjugés, répandant un voile perfide sur toutes les vérités, n’abandonnaient pas à l’adresse des sophistes l’empire de l’opinion ? Achèterait-on des trompeurs, s’ils ne devaient plus trouver des dupes ? Que le peuple sache distinguer la voix de la raison de celle de la corruption, et bientôt il verra tomber à ses pieds les chaînes d’or qu’elle lui avait préparées ; autrement lui-même y présentera ses mains égarées, et offrira, d’une voix soumise, de quoi payer les séducteurs qui les livrent à ses tyrans. C’est en répandant les lumières que, réduisant la corruption à une honteuse impuissance, vous ferez naître ces vertus publiques qui seules peuvent affermir et honorer le règne éternel d’une paisible liberté.

———


SECOND MÉMOIRE[3].

SUR L’INSTRUCTION COMMUNE POUR LES ENFANTS.


Je vais maintenant tracer le plan d’une instruction commune, telle que je la conçois, et je développerai les principes qui y servent de base, à mesure qu’ils me deviendront nécessaires pour en motiver les diverses dispositions.

PREMIER DEGRÉ D’INSTRUCTION COMMUNE.

Distribution des écoles.

Le premier degré d’instruction commune a pour objet de mettre la généralité des habitants d’un pays en état de connaître leurs droits et leurs devoirs, afin de pouvoir exercer les uns et remplir les autres, sans être obligés de recourir à une raison étrangère. Il faut de plus que ce premier degré suffise pour les rendre capables des fonctions publiques auxquelles il est utile que tous les citoyens puissent être appelés, et qui doivent être exercées dans les dernières divisions territoriales. En effet, le petit nombre de leurs habitants ne permettrait pas d’y choisir ou même d’y trouver des sujets à qui on pût confier ces fonctions sans péril, si l’instruction qu’elles exigent ne s’étendait pas sur tous les citoyens.

Dans la constitution française, les fonctions de juré, d’électeur, de membre de conseils généraux, doivent être rangées dans la première classe, et celles d’officier municipal, de juge de paix, dans la seconde.

Il faut donc établir, dans chaque village, une école publique, dirigée par un maître.

Dans les villes ou dans les villages d’une population nombreuse, on aurait plusieurs maîtres, dont le nombre se réglerait sur celui des élèves de l’un et de l’autre sexe. On ne pourrait passer deux cents enfants pour chaque maître ; ce qui répond à une population d’environ deux mille quatre cents personnes.

Durée du cours d’instruction.

Je propose que cette instruction dure quatre ans. En effet, on peut prendre neuf ans pour le terme moyen où elle commencerait ; elle conduirait les enfants à treize, âge avant lequel n’étant pas encore d’une grande utilité à leurs familles, les plus pauvres peuvent, sans se gêner, leur faire consacrer par jour quelques heures à l’étude. Il n’en résulterait même aucun embarras pour ceux qu’on voudrait mettre en apprentissage ; il ne commence guère sérieusement avant cette époque ; d’ailleurs, on disposerait l’instruction de manière qu’il fût compatible avec l’assiduité aux écoles, et elle ne peut que rendre les apprentis plus intelligents et plus appliqués.

Les deux autres degrés d’instruction durant aussi chacun le même nombre d’années conduiraient naturellement les enfants à l’âge de vingt et un ans, terme marqué en France pour l’inscription civique, et qui, vu l’état actuel des lumières, deviendra bientôt, suivant toute apparence, l’époque commune de la majorité dans tous les pays.

Distribution des élèves.

S’il n’y avait qu’une école dans le même lieu, les élèves seraient partagés en quatre classes, et il suffirait que chacune reçût une leçon par jour.

La moitié de la leçon serait donnée par le maître, et l’autre moitié par un élève des premières classes, chargé de cette fonction.

De très faibles appointements suffiraient pour ce répétiteur, qu’on propose de prendre parmi les élèves de la classe la plus avancée, et non parmi ceux qui ont déjà terminé cette partie de leurs études. En effet, ceux-ci, dont on ne pourrait exiger beaucoup de lumières, formeraient bientôt un second ordre de maîtres qui auraient la prétention de succéder à celui qu’ils suppléent, et ils y parviendraient à force de complaisances et d’intrigues.

Ainsi, deux salles voisines, sans se communiquer, suffiraient à chaque école ; et le maître passant facilement de l’une à l’autre, pourrait, à l’aide de l’élève chargé de le seconder, maintenir l’ordre dans toutes deux, et n’abandonner à son second que des soins qui ne seraient pas au-dessus de sa portée.

Dans les endroits où il y aurait deux maîtres, chacun d’eux pourrait enseigner deux classes, dont il suivrait les élèves depuis la première jusqu’à la quatrième année ; en sorte que l’un d’eux aurait d’abord, par exemple, ceux de la première année et de la seconde, et l’autre ceux de la troisième et de la quatrième. L’année suivante, le premier, conservant ses élèves, aurait ceux de la seconde et de la troisième année, et le second ceux de la quatrième et de la première ; et ainsi de suite. Alors, en faisant deux leçons par jour, une aux écoliers de chaque année, ils n’auraient pas besoin du secours d’un élève.

Il y a de l’avantage à suivre cette distribution : 1o les élèves ne changent point de maître, ce qui est un grand bien pour leur instruction comme pour leur caractère ; 2o il faut que chaque maître soit en état d’enseigner la totalité du cours, ce qui empêche de confier les premiers éléments à des hommes d’une ignorance trop absolue.

II. ÉTUDES DE LA PREMIÈRE ANNÉE.

1o Lecture et écriture.

Dans la première année, on enseignerait à lire et à écrire. En prenant un caractère d’impression qui représenterait une écriture facile, on pourrait enseigner à la fois l’une et l’autre de ces connaissances, ce qui épargnerait aux enfants du temps et de l’ennui. L’action d’imiter les lettres à mesure qu’on leur apprendrait à les connaître, les amuserait, et ils en retiendraient les formes plus aisément. D’ailleurs, dans la méthode actuelle, on est obligé d’apprendre séparément à lire l’impression et l’écriture.

2o Connaissances élémentaires contenues dans le livre de lecture. Explication des mots donnée par le maître.

Au lieu de remplir les livres dans lesquels on apprend à lire de choses absolument inintelligibles pour les enfants, ou même écrites dans une langue étrangère, comme la coutume en a été introduite dans les pays de la communion romaine, par la superstition, toujours féconde en moyens d’abrutir les esprits, on emploierait à cet usage des livres dans lesquels on renfermerait une instruction appropriée aux premiers moments de l’éducation.

Il est impossible de s’entendre en lisant les phrases même les plus simples, si l’on n’est pas en état d’en pouvoir lire couramment les mots isolés ; autrement l’attention est absorbée par celle dont on a besoin pour reconnaître les lettres ou les syllabes. La première partie de ce livre doit donc contenir une suite de mots qui ne forment pas un sens suivi. On choisirait ceux qu’un enfant peut entendre, et dont il est inutile de lui donner une intelligence plus précise. À la suite de ces mots, on placerait un très petit nombre de phrases extrêmement simples, dont il pourrait également comprendre le sens, et qui exprimeraient quelques-uns des jugements qu’il a pu porter, ou quelques-unes des observations qu’il a pu faire sur les objets qui se présentent habituellement à lui ; de manière qu’il y reconnût l’expression de ses propres idées. L’explication de ces mots, donnée à mesure que les enfants apprendraient à les lire et à les écrire, deviendrait pour eux un exercice amusant, une espèce de jeu dans lequel se développerait leur émulation naissante, au sein d’une gaieté qui défendrait au triste orgueil d’approcher de ces âmes encore pures et naïves.

Histoires destinées à réveiller les premiers sentiments moraux.

Une seconde partie renfermerait de courtes histoires morales, propres à fixer leur attention sur les premiers sentiments que, suivant l’ordre de la nature, ils doivent éprouver. On aurait soin d’en écarter toute maxime, toute réflexion, parce qu’il ne s’agit point encore de leur donner des principes de conduite ou de leur enseigner des vérités, mais de les disposer à réfléchir sur leurs sentiments, et de les préparer aux idées morales qui doivent naître un jour de ces réflexions.

Les premiers sentiments auxquels il faut exercer l’âme des enfants, et sur lesquels il est utile de l’arrêter, sont la pitié pour l’homme et pour les animaux, une affection habituelle pour ceux qui nous ont fait du bien, et dont les actions nous en montrent le désir ; affection qui produit la tendresse filiale et l’amitié. Ces sentiments sont de tous les âges ; ils sont fondés sur des motifs simples et voisins de nos sensations immédiates de plaisir ou de peine ; ils existent dans notre âme aussitôt que nous pouvons avoir l’idée distincte d’un individu, et nous n’avons besoin que d’en être avertis pour apprendre à les apercevoir, à les reconnaître, à les distinguer.

La pitié pour les animaux a le même principe que la pitié pour les hommes. L’une et l’autre naissent de cette douleur irréfléchie et presque organique, produite en nous par la vue ou par le souvenir des souffrances d’un autre être sensible. Si on habitue un enfant à voir souffrir des animaux avec indifférence ou même avec plaisir, on affaiblit, on détruit en lui, même à l’égard des hommes, le germe de la sensibilité naturelle, premier principe actif de toute moralité comme de toute vertu, et sans lequel elle n’est plus qu’un calcul d’intérêt, qu’une froide combinaison de la raison. Gardons-nous donc d’étouffer ce sentiment dans sa naissance ; conservons-le comme une plante faible encore, qu’un instant peut flétrir et dessécher pour jamais. N’oublions pas surtout que dans l’homme occupé de travaux grossiers qui émoussent sa sensibilité, et le ramènent aux sentiments personnels, l’habitude de la dureté produit cette disposition à la férocité qui est le plus grand ennemi des vertus et de la liberté du peuple, la seule excuse des tyrans, le seul prétexte spécieux de toutes les lois inégales. Rendons le peuple sensible et doux pour qu’on ne s’effraye plus de voir la puissance résider entre ses mains ; et pour qu’on ne se repente pas de l’avoir rétabli dans tous ses droits, donnons-lui cette humanité qui peut seule lui apprendre à les exercer avec une généreuse modération. L’homme compatissant n’a pas besoin d’être éclairé pour être bon, et la plus simple raison lui suffit pour être vertueux. Dans l’homme insensible, au contraire, une faible bonté suppose de grandes lumières, et il ne peut devenir vertueux sans l’appui d’une philosophie profonde, ou de cet enthousiasme qu’inspirent certains préjugés ; enthousiasme toujours dangereux, parce qu’il érige en vertu tout crime utile aux intérêts des fourbes dont ces préjugés ont fondé la puissance.

Description d’objets physiques.

On placerait à la suite de ces histoires morales, ou bien l’on entremêlerait avec elles de courtes descriptions d’animaux et de végétaux, choisis dans le nombre de ceux que les élèves peuvent observer, et sur lesquels on leur montrerait la justesse des descriptions qu’on leur ferait lire. Ils y trouveraient le plaisir de se rappeler des choses qu’ils ont vues sans les remarquer. Ils sentiraient déjà cette utilité qu’ont les livres, de nous faire retrouver des idées acquises qui nous échapperaient sans leur secours. Ils apprendraient à mieux voir les objets que le hasard leur présente ; enfin, ils commenceraient à prendre l’habitude des notions précises, à savoir les distinguer des idées qui se forment au hasard ; et cette première leçon de logique, reçue longtemps avant qu’ils puissent en comprendre le nom, ne serait pas la moins utile.

Exposition du système de numération.

Ce premier livre serait terminé par l’exposition du système de la numération décimale, c’est-à-dire qu’on y apprendrait à connaître les signes qui désignent les nombres, et la méthode de les représenter tous avec ces dix signes, d’écrire en chiffres un nombre exprimé par des mots, et d’exprimer par des mots un nombre écrit en chiffres.

Nécessité d’un livre pour les maîtres.

Il y aurait en même temps un livre correspondant, composé pour l’instruction du maître. Les livres de cette espèce doivent accompagner ceux qui sont destinés aux enfants, tant que l’enseignement se borne à des connaissances élémentaires. Ils doivent renfermer : 1o des remarques sur la méthode d’enseigner ; 2o les éclaircissements nécessaires pour que les maîtres soient en état de répondre aux difficultés que les enfants peuvent proposer, aux questions qu’ils peuvent faire ; 3o des définitions, ou plutôt des analyses de quelques mots employés dans les livres mis entre les mains des enfants, et dont il est important de leur donner des idées précises. En effet, ces définitions, ces développements allongeraient les livres des enfants, en rendraient la lecture difficile et ennuyeuse. Si d’ailleurs on les insérait dans ces livres, on serait obligé de supprimer toute réflexion sur les motifs qui ont fait préférer une définition à une autre, et chercher tantôt à exciter, tantôt à éteindre la curiosité. L’ouvrage qui, destiné aux maîtres, accompagnerait le premier livre de lecture, devrait surtout contenir une explication des mots isolés qui font partie de ce livre. Il ne peut y avoir de bonne méthode d’enseigner des éléments sans un livre mis à la portée des enfants, et auquel ils puissent toujours recourir ; mais il ne peut y en avoir non plus sans un autre livre qui apprenne aux maîtres les moyens de suppléer à ce que le premier ne peut contenir. Ces livres ne sont pas moins nécessaires aux parents pour suivre l’éducation de leurs enfants, dans le temps où il faut qu’ils travaillent hors des yeux du maître, et où il est nécessaire de combiner l’instruction d’après leurs dispositions particulières.

Ces mêmes livres, enfin, auraient une double utilité relativement aux maîtres : ils suppléeraient à l’esprit philosophique qui peut manquer à quelques-uns ; ils mettraient plus d’égalité entre l’enseignement d’une école et celui d’une autre. Enfin, un maître qui ne se bornerait pas à la simple explication d’un ouvrage, et qui paraîtrait aux enfants savoir quelque chose au-delà du livre qu’ils étudient, leur inspirerait plus de confiance ; or, cette confiance est nécessaire au succès de toute éducation, et les enfants ont besoin d’estimer la science d’un maître pour profiter de ses leçons.

Comment on doit entendre le précepte de n’employer avec les enfants que des mots qu’ils puissent comprendre.

On sent que les livres destinés à donner aux enfants la première habitude de lire, ne doivent renfermer que des phrases d’une construction simple et facile à saisir. L’habitude de ces formes de phrases leur en fera découvrir la syntaxe par une sorte de routine ; il faut aussi qu’ils puissent en entendre tous les mots au moins à l’aide d’une simple explication ; mais cette dernière condition exige ici quelques développements.

Il n’y a peut-être pas un seul mot de la langue qu’un enfant comprenne, si on veut entendre par là qu’il y attachera le même sens qu’un homme dont l’expérience a étendu les idées et leur a donné de la précision et de la justesse. Sans entrer ici dans une discussion métaphysique sur la différence qui peut exister entre les idées que différents hommes attachent à un mot, même quand, paraissant convenir entre eux du sens qu’il présente, ils adoptent également les propositions où ce mot est employé, je me bornerai à observer que les mots expriment évidemment des idées différentes suivant les divers degrés de science que les hommes ont acquis. Par exemple, le mot or ne réveille pas la même idée pour un homme ignorant et pour un homme instruit, pour celui-ci et pour un physicien, ou même pour un physicien et pour un chimiste : il renferme pour ce dernier un beaucoup plus grand nombre d’idées, et peut-être d’autres idées. Le mot bélier, le mot avoine, ne réveillent pas les mêmes idées dans la tête d’un homme de la campagne et dans celle d’un naturaliste : non seulement le nombre de ces idées est plus grand pour ce dernier, mais les caractères par lesquels chacun d’eux distingue le bélier d’un autre animal, l’avoine d’une autre plante, et qu’on peut appeler la définition du mot ou de l’objet, ne sont pas les mêmes. Il ne peut y avoir d’exception que pour les mots qui expriment des idées abstraites très simples, et dans un autre sens pour ceux qui sont susceptibles de véritables définitions, tels que les mots des sciences mathématiques. Par exemple, si on appelle cercle la courbe dont tous les points sont également éloignés d’un point déterminé qu’on nomme centre, cette définition est la même pour l’enfant qui ne connaît que cette propriété du cercle, et pour le géomètre à qui toutes celles qui ont été découvertes peuvent être présentes. Toutes, en effet, dépendent de cette propriété première. Cependant, on ne peut pas dire, dans un sens rigoureux, que l’idée réveillée par le mot de cercle soit essentiellement la même ; car l’esprit de celui qui le prononce peut s’arrêter sur sa simple définition, ou envisager en même temps d’autres propriétés ; il peut même s’attacher exclusivement à une de celles-ci. De plus, comme il serait possible de donner une autre définition du cercle, c’est-à-dire, de le désigner par une autre propriété de laquelle toutes les autres dériveraient également, on ne pourrait pas dire que deux hommes qui auraient reçu ces définitions différentes, eussent la même idée en prononçant le mot de cercle. Ils s’entendraient cependant comme ceux qui, prononçant les mots d’or, de bélier, d’avoine et d’autres substances physiques, s’entendraient aussi, quoique leurs idées différassent entre elles. Quelle en est donc la raison ? C’est que les propositions formées de ces idées différentes et exprimées par les mêmes mots sont également vraies. Par exemple, une même proposition sur le cercle est vraie pour celui qui le définit la courbe dont tous les points sont également éloignés du centre, et pour celui qui l’aurait défini une courbe telle que les produits de deux lignes terminées par elle, et qui se coupent dans son intérieur, soient toujours égaux entre eux : et la même chose aura lieu pour toutes les propositions vraies qu’on peut former sur le cercle. Celui qui désigne par le mot or une substance malléable, ductile, de couleur jaune et très pesante, s’entendra avec un chimiste dans tout ce qu’ils diront de l’or, quoique ce chimiste ait ajouté à cette idée d’autres propriétés, pourvu que les propositions dans lesquelles ils emploient le mot or soient également vraies pour ces deux idées différentes : mais ils cesseraient de s’entendre dans toutes les propositions qui seraient vraies pour une substance ayant toutes les propriétés que le premier connaît dans ce qu’il appelle or, et qui ne le seraient pas pour une substance ayant toutes celles que le chimiste reconnaît dans l’or. Telle est la différence entre les mots qui expriment des idées mathématiques et ceux qui désignent des objets réels. Si maintenant on applique les mêmes observations aux mots du langage ordinaire, à ceux qui expriment des idées morales, et dont le sens n’est déterminé, ni par une analyse rigoureuse, ni par les qualités naturelles d’un objet réel, on verra comment, avec des idées différentes, on peut s’entendre encore, mais pourquoi il est plus facile de cesser de le pouvoir. Ces principes exposés, on aperçoit d’abord combien il serait chimérique d’exiger que les enfants ne trouvassent dans leurs livres que des mots dont ils eussent des idées bien exactement identiques avec celles d’un philosophe habitué à les analyser. Par exemple, comme la plupart même des hommes faits, ils n’auront qu’une idée très vague et très peu précise des mots grammaticaux, et même des relations grammaticales que ces mots expriment. Mais il n’y a aucun inconvénient à ce qu’un enfant lise j’ai fait et je fis, sans savoir que le présent du verbe avoir mis avant le participe du verbe faire exprime un prétérit de ce verbe, pendant qu’un autre se forme par un changement particulier dans la terminaison du verbe même. Il en résultera seulement que pour lui la langue française n’aura aucun avantage sur celle où il n’existerait aucun moyen de distinguer, ni ces deux prétérits, ni la nuance d’idée qui en caractérise la différence. On trouvera de même que si on fait connaître à un enfant, par une description, l’animal, la plante, la substance désignée par un nom, si on la lui montre, si on lui en fait observer quelques-unes des propriétés, il est inutile que la description de cet objet s’étende à toutes les propriétés qui le distinguent des autres objets connus. Pour que l’enfant emploie ce mot avec justesse, il suffit qu’il ait retenu quelques-unes des propriétés qui distinguent cet objet de tous ceux qu’il connaît lui-même. Ce serait détruire absolument l’intelligence humaine que de vouloir l’assujettir à ne marcher que d’idées précises en idées précises, à n’apprendre des mots qu’après avoir rigoureusement analysé les idées qu’ils expriment ; elle doit commencer par des idées vagues et incomplètes, pour acquérir ensuite, par l’expérience et par l’analyse, des idées toujours de plus en plus précises et complètes, sans pouvoir jamais atteindre les limites de cette précision et de cette connaissance entière des objets.

Ainsi, par des mots que les enfants puissent comprendre, on doit entendre ceux qui expriment pour eux une idée à leur portée ; de manière que cette idée, sans être la même que celle qu’aurait un homme fait, ne renferme rien de contradictoire à celle-ci. Les enfants seraient à peu près comme ceux qui n’entendent de deux mots synonymes que ce qu’ils ont de commun et à qui leur différence échappe. Avec cette précaution, les élèves acquerront une véritable instruction, et on ne leur donnera pas d’idées fausses, mais seulement des idées incomplètes et indéterminées, parce qu’ils ne peuvent en avoir d’autres. Autrement, il serait impossible de se servir avec eux de la langue des hommes ; et comme on forme un langage particulier au premier âge, et proportionné à la faiblesse de l’organe de la parole, il faudrait instituer une langue à part proportionnée à leur intelligence. On peut donc employer, dans les livres destinés aux enfants, des mots qui expriment des nuances, des degrés de sentiment qu’ils ne peuvent connaître, pourvu qu’ils aient une idée de ce sentiment en lui-même ; et dès que l’idée principale exprimée par un mot est à leur portée, il est inutile qu’il réveille en eux toutes les idées accessoires que le langage ordinaire y attache. Les langues ne sont pas l’ouvrage des philosophes ; on n’a pas eu soin d’y exprimer, par un mot distinct, l’idée commune et simple, dont un grand nombre d’autres mots expriment les modifications diverses ; jamais même on ne peut espérer qu’elles atteignent à cette perfection, puisque les mots ne se formant qu’après les idées et par la nécessité de les exprimer, les progrès de l’esprit précèdent nécessairement ceux du langage. Il y a plus : si l’on doit donner aux enfants une analyse exacte, quoique incomplète encore, du sens des mots qui désignent ou les objets physiques qu’on veut leur faire connaître, ou les idées morales sur lesquelles on veut fixer leur attention, et de ceux qui doivent servir pour ces développements, il est impossible d’analyser avec le même scrupule les mots d’un usage vulgaire qu’on est obligé d’employer pour s’entendre avec eux.

Il y aura donc pour eux, comme pour nous, deux manières de comprendre les mots : l’une plus vague pour les mots communs, l’autre plus précise pour ceux qui doivent être l’expression d’idées plus réfléchies. À mesure que l’esprit humain se perfectionne, on emploiera moins de mots de la première manière, mais jamais ils ne disparaîtront entièrement du langage ; et, semblablement, il faut, dans l’éducation, chercher à en diminuer le nombre, mais n’avoir pas la prétention de pouvoir s’en passer.

On ne doit pas craindre d’employer les mots techniques.

J’observerai de plus que l’on doit préférer d’employer, dans les livres des enfants, ceux des mots techniques qui, soit pour les objets physiques, soit pour les autres, sont adoptés généralement. Cette langue scientifique est toujours mieux faite que la langue vulgaire. Les changements s’y font plus sensiblement et par une convention moins tacite. Ces mots expriment en général des idées plus précises, désignent des objets plus réellement distincts, et répondent à des idées mieux faites et d’une analyse plus facile, puisque souvent ces noms sont même postérieurs à cette analyse. Si le goût les bannit des ouvrages purement littéraires, c’est parce que l’affectation de science blesserait ou la délicatesse ou l’orgueil des lecteurs ; c’est qu’ils y répandraient plus d’obscurité qu’ils n’y mettraient de précision.

Instruction de la seconde année.

Dans une seconde année, le livre de lecture renfermerait des histoires morales ; mais les sentiments naturels sur lesquels on chercherait à fixer l’attention seraient déjà plus réfléchis. Ainsi, aux premiers mouvements de la pitié, on substituerait ceux de la bienfaisance et les douceurs qui accompagnent les soins de l’humanité ; au sentiment de la reconnaissance le plaisir d’en donner des marques, le zèle attentif de l’amitié à ses douces émotions. À cette époque, les histoires auraient aussi pour objet de faire naître les idées morales, de manière que les enfants, avertis de faire attention à leurs sentiments, à leurs propres aperçus, pussent former eux-mêmes ces idées. Le livre destiné au maître lui indiquerait les moyens de les développer ; elles seraient ensuite fixées dans l’esprit des élèves par de courtes analyses faites par le maître, et c’est alors que le nom leur en serait révélé.

Réflexions sur la langue des sciences morales.

On doit attribuer en grande partie l’imperfection des sciences morales à l’espèce de nécessité où l’on se trouve d’y employer des mots qui ont, dans le langage vulgaire, un sens différent de leur sens philosophique. Il est possible de séparer ces deux sens l’un de l’autre d’une manière assez absolue pour que ce qui reste de vague dans le premier ne nuise pas à la précision des idées, même quand le mot doit être employé dans le second. D’ailleurs, la plupart de ces mots étaient connus de ceux qui les prononcent, et ils s’en servaient, dans le sens vulgaire, longtemps avant l’époque où ils ont pu apprendre à les employer dans un autre ; et dans les ouvrages scientifiques, au lieu de chercher à perfectionner en quelque sorte ce sens vulgaire à l’aide d’une analyse rigoureuse, et de lui donner, par ce moyen, la précision qu’exige le langage philosophique, on a presque toujours employé la méthode des définitions abstraites. Dans l’instruction, on doit suivre une marche contraire, et faire en sorte que ces mots, même lorsqu’ils sont employés dans l’usage commun, aient pour les élèves la rigueur et la précision du sens philosophique. Il faut que l’homme et le philosophe ne soient pas en quelque sorte deux êtres séparés, ayant une langue, des idées, et même des opinions différentes. Sans cela, comment la philosophie, qui n’est que la raison rendue méthodique et précise, deviendrait-elle jamais usuelle et vulgaire ? Ainsi, dans toute l’étude des sciences morales, on aura soin de substituer l’analyse aux définitions, et de ne nommer une idée qu’après l’avoir fixée dans l’esprit des élèves en les obligeant à l’acquérir, à l’analyser, à la circonscrire eux-mêmes. C’est alors que la justesse, qui dépend uniquement de la précision dans les idées, pourra devenir vraiment générale, et ne restera plus le partage exclusif des hommes qui ont cultivé leur esprit ; c’est alors que la raison, devenue populaire, sera vraiment le patrimoine commun des nations entières ; c’est alors que cette justesse s’étendant sur les idées morales, on verra disparaître cette contradiction, honteuse pour l’esprit humain, d’une sagacité qui pénètre les secrets de la nature ou va chercher les vérités cachées dans les cieux, et d’une ignorance grossière de nous-mêmes et de nos plus chers intérêts.

Suite des objets qui doivent faire partie de l’instruction.

On répéterait les descriptions des objets physiques qu’on aurait déjà fait connaître la première année, en y ajoutant des détails sur d’autres qualités moins frappantes de ces mêmes objets, sur leur histoire, sur leurs usages les plus généraux ou les plus utiles. On en décrirait de nouveaux, en choisissant toujours ceux qu’il est possible de mettre sous les yeux des élèves ; et toutes ces descriptions seraient combinées de manière à former une partie de l’histoire naturelle du pays qu’ils habitent.

Les règles de l’arithmétique y seraient enseignées en se bornant aux quatre règles simples, qui d’ailleurs suffiront pour tous les calculs, si l’on a la sagesse d’employer exclusivement l’échelle numérale dans toutes les espèces de divisions.

La méthode d’enseigner les sciences doit changer d’après le but que l’on se propose en les enseignant.

Nous observerons ici que la méthode d’enseigner une science doit varier suivant l’objet qu’on se propose. En effet, si l’on a pour but d’embrasser la science entière, ou du moins de mettre en état de l’approfondir soi-même, alors il devient inutile de s’arrêter dès les premiers pas pour exercer longtemps les élèves sur les opérations qu’on leur enseigne. En effet, l’habitude des idées qui s’y rapportent, la promptitude dans l’exécution de ces mêmes opérations, l’impossibilité d’en oublier les principes pour n’en conserver que la routine, la facilité de les appliquer à des questions nouvelles, sont la suite naturelle et nécessaire du long temps employé à cultiver cette science. Alors, pourvu qu’on ne prenne pas une course trop rapide, pourvu que l’on n’excède pas la force de tête ou les bornes de la mémoire, il faut, au contraire, hâter la marche de l’instruction, aller en avant, craindre de refroidir l’ardeur naissante des élèves, en les traînant trop lentement sur les mêmes vérités, en appesantissant leur réflexion sur des idées qui n’ont plus le charme de la nouveauté. Mais si l’on enseigne une science dans la vue de l’utilité que l’on peut en retirer dans quelques circonstances de la vie, on ne saurait trop chercher, au contraire, à familiariser l’esprit des élèves avec les idées qui y sont relatives, avec les opérations qu’ils peuvent avoir besoin d’exécuter. Sans cela, ils oublieraient bientôt et les principes et la pratique elle-même. Si enfin on enseigne une science comme étant la base d’une profession, il est inutile d’arrêter les élèves sur la partie pratique de cette science, parce que l’exercice de la profession à laquelle on les destine conservera, augmentera même l’habitude nécessaire à cette pratique ; mais si on ne veut pas qu’elle devienne une routine, il faudra dans l’éducation insister beaucoup sur les principes de théorie, que, sans cela, ils seraient exposé à oublier bientôt. Quiconque a observé les hommes dans la société, et les a comparés avec leur éducation, a dû être frappé d’en voir quelques-uns ne conserver presque aucune idée, ou n’avoir qu’un souvenir vague, et à peine quelques connaissances élémentaires des sciences qui avaient occupé une grande partie de leur jeunesse, et dont l’étude, portée même assez loin, leur avait mérité les succès brillants qu’on peut avoir à cet âge ; tandis que d’autres, livrés à des professions essentiellement fondées sur certaines sciences, en ont oublié les principes, sont devenus incapables d’en suivre les progrès, quoiqu’ils aient retenu les conséquences pratiques de ces principes, et que ces progrès fussent utiles, peut-être même nécessaires au succès de leur profession. Cependant, ces mêmes sciences avaient été la base de leur instruction, avaient consumé dans une étude pénible une grande portion de leur existence.

Or, ici l’objet de l’éducation est de donner aux élèves les connaissances dont ils pourront avoir besoin dans la vie commune.

Il est donc nécessaire, en apprenant l’arithmétique aux enfants, d’insister beaucoup sur les raisons de toutes les opérations qu’elle exige, et de leur faire multiplier ces opérations, afin de les rendre habituelles ; surtout comme il est important que cette facilité ne se sépare jamais de l’intelligence des principes, il faut leur en faire acquérir l’habitude en les exerçant sur des nombres assez petits, parce que, sans cela, leur attention ne pourrait suffire pour suivre l’opération, et pour observer en même temps les principes dont elle n’est que l’application. On terminerait enfin l’instruction de cette seconde année par l’exposition des premières notions de la géométrie.

Instruction de la troisième année.

Dans la troisième année, nous trouvons les enfants ayant déjà des idées morales qu’ils se sont eux-mêmes formées en quelque sorte. Les histoires qui leur seront alors destinées, et où l’on peut faire entrer les mots auxquels l’analyse a déjà attaché des idées justes, doivent avoir pour but de donner à ces idées plus d’étendue et de précision, et d’en augmenter le nombre ; enfin de conduire les élèves à comprendre les préceptes de la morale, ou plutôt à les inventer eux-mêmes. On ne peut, dans aucun genre, enseigner ou prouver une vérité, si celui à qui on veut l’apprendre ou la démontrer n’est pas d’avance amené au point où il ne lui faudrait qu’un peu d’attention et de force de tête pour la trouver lui-même. L’enseignement ne consiste qu’à présenter le fil qui a conduit les inventeurs, à montrer la route qu’ils ont parcourue, et l’élève fait nécessairement ou les raisonnements qu’ils ont faits, ou ceux qu’ils auraient pu faire avec un égal succès. Ainsi, les premiers préceptes de la morale, renfermés dans les histoires qu’on fera lire aux enfants, mais sans y être exprimés, leur seraient ensuite développés par le maître, qui les y conduirait insensiblement, comme à un résultat qu’eux-mêmes ont découvert, et qu’il n’a fait que rédiger ou perfectionner. Cette méthode, qui ne serait peut-être dans les sciences mathématiques qu’une exagération du principe de se conformer dans l’enseignement à la marche naturelle de l’esprit, et qui n’y servirait qu’à retarder les progrès des élèves est nécessaire dans l’enseignement de la morale, parce que les idées ne s’y forment ni par la vue d’objets sensibles, ni par des combinaisons précises d’idées abstraites, mais (du moins pour ces notions premières) par la réflexion de chaque individu sur son sentiment intérieur.

On continuera de donner des connaissances d’histoire naturelle, dirigées vers le même but, et on tâchera d’en épuiser la partie purement descriptive. On exercera les élèves dans l’arithmétique, non plus seulement en leur faisant appliquer les règles à des exemples donnés, mais en leur proposant de petites questions qu’ils puissent résoudre eux-mêmes, et qui soient susceptibles de se réduire, d’abord à l’application d’une seule des règles, puis à celle de plusieurs à la fois.

Des notions de géométrie, on s’élèvera aux éléments de l’arpentage, qu’on développera suffisamment pour mettre en état d’arpenter un terrain, non par la méthode la plus commode et avec les simplifications usitées dans la pratique, mais par une méthode générale dont on puisse difficilement oublier les principes ; en sorte que le défaut d’usage n’empêche pas de pouvoir l’employer lorsqu’on en aura besoin. Les enfants seraient exercés à pratiquer sur le terrain ; ils le seraient également à faire les figures, soit avec la règle et le compas, soit à la main. Cette habitude leur donnerait un usage de l’art du dessin suffisant pour la généralité des individus, qui n’ont besoin que de savoir faire des plans, et rendre les objets avec une exactitude grossière.

Instruction de la quatrième année.

La quatrième année doit être consacrée d’abord à l’explication des principes moraux, qu’il est temps de leur présenter directement, et d’un petit code de morale suffisant pour toute la conduite de la vie, si on en excepte les développements qui se rapportent à certaines relations, dont les enfants ne peuvent avoir qu’une idée vague, comme celle du mari à la femme, du père aux enfants, du fonctionnaire public aux particuliers. On sent bien que je ne mets pas au nombre de ces développements, réservés à un autre âge, la connaissance des droits primitifs de l’homme, et des devoirs simples et généraux que l’ordre social impose à tous les citoyens. Les premier principes de ces droits et de ces devoirs sont plus qu’on ne croit à la portée de tous les âges. On doit soigneusement séparer cette morale de tout rapport avec les opinions religieuses d’une secte particulière ; car autrement il faudrait donner à ces opinions une préférence contraire à la liberté. Les parents seuls peuvent avoir le droit de faire enseigner ces opinions, ou plutôt la société n’a pas celui de les en empêcher. En exerçant ce pouvoir, peut-être manquent-ils aux règles d’une morale sévère, peut-être leur bonne foi dans leur croyance n’excuse-t-elle pas la témérité de la donner à un autre, avant qu’il soit en état de la juger ; mais ce n’est pas là une de ces violations directes du droit naturel, commun à tout être sensible, contre lesquelles les lois de la société doivent protéger l’enfance, en la défendant de l’autorité paternelle.

Il ne faut pas même lier l’instruction de la morale aux idées générales de religion. Quel homme éclairé oserait dire aujourd’hui, ou que les principes qui règlent nos devoirs n’ont pas une vérité indépendante de ces idées, ou que l’homme ne trouve pas dans son cœur des motifs de les remplir, et soutenir en même temps qu’il existe une seule opinion religieuse contre laquelle un esprit juste ne puisse trouver des objections insolubles pour lui ? Pourquoi appuyer sur des croyances incertaines des devoirs qui reposent sur des vérités éternelles et incontestées ? Et qu’on ne dise pas qu’une telle opinion est irréligieuse ! jamais, au contraire, la religion ne deviendrait plus respectable qu’au moment où elle se bornerait à dire : Vous connaissez ces devoirs que vous impose la raison, auxquels la nature vous appelle, que vous conseille l’intérêt de votre bonheur, que votre cœur même chérit dans le silence de ses passions : eh bien, je viens vous proposer de nouveaux motifs de les remplir ; je viens ajouter un bonheur plus pur au bonheur qu’ils vous promettent, un dédommagement aux sacrifices qu’ils exigent quelquefois ; je ne vous donne pas un joug nouveau ; je veux rendre plus léger celui que la nature vous imposait ; je ne commande point, j’encourage et je console.

Les élèves qui doivent être bornés au premier degré d’instruction, et qui, dès l’âge où elle finit, se dévouent à des occupations domestiques, ne peuvent ni donner assez de temps à l’étude, ni la prolonger assez pour qu’on puisse présumer de comprendre, dans leur institution, la connaissance détaillée de leurs droits naturels et politiques, celle des devoirs publics, celle de la constitution établie et des lois positives. On doit se borner, pour eux, à l’exposition d’une déclaration des droits la plus simple, la plus à la portée des élèves qu’il est possible de la faire : on en déduirait celle de leurs devoirs, qui consistent à respecter dans autrui les mêmes droits qu’ils sentent leur appartenir à eux-mêmes. On y joindrait les notions les plus simples de l’organisation des sociétés et de la nature des pouvoirs, qui sont nécessaires à leur conservation. Mais le reste de l’instruction politique doit se confondre, pour eux, avec celle qui est destinée aux hommes ; ce qu’il est d’autant plus simple d’établir, qu’il serait encore utile de leur rappeler ces connaissances, de les y fortifier par des lectures et des explications habituelles, quand même elles auraient fait partie de leur instruction première. Dans cette dernière année, on donnerait un précis de l’histoire naturelle du pays, précis dont une grande partie aurait déjà été développée dans les années précédentes ; on y joindrait l’application de ces connaissances à l’agriculture et aux arts les plus communs. On perfectionnerait les élèves dans l’arpentage, on y ajouterait le toisé ; et cette étude offrirait assez d’occasions de les fortifier dans l’habitude de l’arithmétique ; enfin, le cours serait terminé par des notions de mécanique, par l’explication des effets des machines les plus simples, par une exposition élémentaire de quelques principes de physique, par un tableau très abrégé du système général du monde.

L’instruction doit avoir aussi pour objet de prémunir contre l’erreur.

Cette dernière partie aurait moins pour objet de donner de véritables lumières que de préserver de l’erreur. Un des avantages les plus grands de l’instruction est, en effet, de garantir les hommes des fausses opinions où leur propre imagination et l’enthousiasme, pour les charlatans peuvent les plonger. Parmi ces grands préjugés, qui ont séduit des nations, et quelquefois l’humanité presque entière, à peine en pourrait-on citer un seul qui n’ait été appuyé sur quelques erreurs grossières en physique. C’est souvent même en profitant avec adresse de ces erreurs grossières que quelques hommes sont parvenus à faire adopter leurs absurdes systèmes. Les écarts d’une imagination ardente ne conduisent guère soit à des projets dangereux, soit à de vaines espérances, que les hommes en qui elle se trouve réunie avec l’ignorance. Cette imagination passive, qui réalise des illusions étrangères, si différente de l’imagination active qui combine et qui invente, a pour cause première le vide d’idées justes et l’abondance trop grande d’idées vagues et confuses.

Réflexions sur la méthode d’enseigner.

On n’exercera pas les enfants à apprendre beaucoup de mémoire, mais on leur fera rendre compte de l’histoire, de la description qu’ils viennent de lire, du sens d’un mot qu’ils viennent d’écrire, et par là ils apprendront à retenir les idées, ce qui vaut mieux que de répéter les mots. Ils apprendront en même temps à distinguer celles des expressions qui ne peuvent être changées sans dénaturer le sens, et qu’il faut conserver rigoureusement dans la mémoire. Enfin, on y trouvera, de plus, cet avantage, que les élèves dont la mémoire est ingrate ne se fatigueront pas inutilement, tandis que ceux qui possèdent cette faculté à un plus haut degré, mais qui ont une intelligence plus faible, apprendront à retenir avec exactitude, supplément utile à ce que la nature leur a refusé d’esprit.

En examinant ce tableau d’une première instruction, nous espérons qu’on y verra le triple avantage de renfermer les connaissances les plus nécessaires, de former l’intelligence en donnant des idées justes, en exerçant la mémoire et le raisonnement ; enfin, de mettre en état de suivre une instruction plus étendue et plus complète. En remplissant le premier but de l’éducation, qui doit être de développer, de fortifier, de perfectionner les facultés naturelles, on aura choisi, pour les exercer, des objets qui deviendront, dans le reste de la vie, d’une utilité journalière. En formant le plan de ces études, comme si elles devaient être les seules, et pour qu’elles suffisent à la généralité des citoyens, on les a cependant combinées de manière qu’elles puissent servir de base à des études plus prolongées, et que rien du temps employé à les suivre ne soit perdu pour le reste de l’instruction.

En unissant, comme on l’a proposé, la lecture à l’écriture, en présentant les premières idées morales dans des histoires qui peuvent n’être pas sans intérêt, en mêlant à l’étude de la géométrie l’amusement de faire tantôt des figures, tantôt des opérations sur le terrain, en ne parlant, dans les éléments d’histoire naturelle, que d’objets qu’on peut observer, et dont l’examen est un plaisir, on rendra l’instruction facile ; elle perdra ce qu’elle peut avoir de rebutant, et la curiosité naturelle à l’enfance sera un aiguillon suffisant pour déterminer à l’étude. On sent combien il serait absurde de s’imposer la loi de faire entendre aux enfants à quoi chaque connaissance qu’on leur donne peut être bonne ; car s’il est quelquefois rebutant d’apprendre ce dont on ne peut connaître l’utilité, il est le plus souvent impossible de connaître, autrement que sur parole, l’utilité de ce qu’on ne sait pas encore. Mais la curiosité n’est pas un de ces sentiments factices qu’il faille éloigner de l’âme neuve et faible encore des enfants. Elle est, bien plus que la gloire, le motif de grands efforts et des grandes découvertes. Ainsi, bien loin de s’étudier à l’éteindre, comme l’a quelquefois conseillé, non seulement cette morale superstitieuse, enseignée par des fourbes jaloux d’éterniser la sottise humaine, mais même cette fausse philosophie qui plaçait le bonheur dans l’apathie, et la vertu dans les privations, il faut, au contraire, chercher avec d’autant plus de soin à exciter ce sentiment dans les élèves, destinés, pour la plupart, à ne point aller au-delà de ces premières études, que les hommes qui ont peu de connaissances, dont les besoins sont bornés, dont l’horizon étroit n’offre qu’un cercle uniforme, tomberaient dans une stupide léthargie, s’ils étaient privés de ce ressort. La nature, d’ailleurs, a attaché du plaisir à l’instruction, pourvu qu’elle soit bien dirigée. En effet, elle n’est alors que le développement de nos facultés intellectuelles, et ce développement augmentant notre pouvoir, et par conséquent nos moyens de bonheur, il en résulte un plaisir réfléchi, auquel s’unit encore celui d’être débarrassé de cette inquiétude pénible, qui accompagne la conscience de notre ignorance, et que produit la crainte vague d’être moins en état de se défendre des maux qui nous menacent.

Mais c’est dans la maison paternelle que les enfants doivent recevoir le plus d’encouragement à l’étude ; ils seront ce que leurs parents voudront qu’ils soient. Le désir d’être approuvés par eux, d’en être aimés, est la première de leurs passions ; et ce serait outrager la nature, que d’aller chercher d’autres encouragements au travail, d’autre charme contre les dégoûts passagers qu’il inspire à ceux pour qui une heureuse facilité n’en a pas fait un plaisir.

Second degré d’instruction.

On ne peut former d’établissements pour le second degré d’instruction, que dans les chefs-lieux d’une certaine division du territoire, de chaque district par exemple.

Division de l’enseignement en deux parties.

L’enseignement doit y être nécessairement séparé en deux parties. Dans la première, un cours suivi d’instruction générale continuera celle qui a déjà été reçue : il durera l’espace de quatre ans ; ce qui oblige a établir deux ou quatre maîtres, afin que l’enseignement de l’un d’eux puisse répondre, chaque année, à l’une des quatre divisions de ce cours, et que chacun en fasse parcourir, successivement, la totalité à la même classe d’élèves. La seconde partie sera destinée à enseigner, avec plus de détail et d’étendue, les sciences particulières dont l’utilité est la plus étendue ; et alors, soit que les cours particuliers de ces sciences durent un an, soit qu’ils en durent deux, on les distribuera de manière que chaque élève puisse, ou les suivre tous dans l’espace des quatre années, ou n’en suivre qu’un seul et le répéter plusieurs fois.

Utilité de cette division pour faciliter les moyens de proportionner l’instruction aux facultés des élèves.

Ainsi, tous les élèves recevront d’abord une instruction commune suffisante pour chacun, et à la portée de ceux qui n’ont que l’intelligence la plus ordinaire ; tandis que les jeunes gens dont les dispositions sont plus heureuses trouveront dans les cours particuliers une instruction proportionnée à leurs facultés et appropriée à leurs goûts. En effet, ces dispositions presque exclusives pour une science, cette inaptitude pour quelques autres, n’empêchent pas d’en apprendre les premiers éléments jusqu’au point où on peut les regarder comme des connaissances nécessaires, et il arrivera souvent, d’un autre côté, que des enfants dont l’esprit annonçait une lenteur voisine de la stupidité, réveillés par l’étude dont les objets ont avec leur âme une sorte de sympathie, développeront des facultés qui, sans cette facilité de choisir, seraient toujours restées dans l’engourdissement. Si l’on doit diriger l’instruction vers les connaissances qu’il est utile d’acquérir, il n’est pas moins important de choisir, pour exercer les facultés de chaque individu, les objets vers lesquels il est porté par un instinct naturel ; et une institution qui ne réunirait pas ces deux avantages serait imparfaite.

Objets de l’instruction commune.

Les objets de l’instruction commune doivent être ici d’abord un cours très élémentaire de mathématiques, d’histoire naturelle et de physique, absolument dirigé vers les parties de ces sciences qui peuvent être utiles dans la vie commune. On y joindra les principes des sciences politiques : on y développera ceux de la constitution nationale ; on y expliquera les principales dispositions des lois d’après lesquelles le pays est gouverné ; on y donnera les notions fondamentales de la grammaire et de la métaphysique, les premiers principes de la logique, quelques instructions sur l’art de rendre ses idées, et des éléments d’histoire et de géographie. On reviendra sur le code de morale pour en approfondir davantage les principes et pour le compléter, en ayant soin d’insister sur ceux des devoirs dont la connaissance détaillée était au-dessus des facultés du premier âge, et aurait été inutile à leur développement. On suivra dans cette instruction une marche semblable à celle que nous avons développée ; mais on aura soin d’en combiner les diverses parties de manière qu’un homme qui joindrait à cette instruction de la probité, de l’application et les connaissances que donne l’expérience, fût en état d’exercer dignement toutes les fonctions auxquelles il voudrait se préparer. L’instruction, quelle qu’elle soit, ne mettra jamais un homme à portée de remplir au moment même l’emploi public qu’on voudra lui confier ; mais elle doit lui donner d’avance les connaissances générales sans lesquelles on est incapable de toutes les places, et la facilité d’acquérir celles qu’exige chaque genre d’emploi.

Enseignement des diverses parties des sciences.

Quant aux parties des sciences qui doivent être enseignées séparément, on pourrait se contenter ici de quatre maîtres, en adoptant la distribution suivante : les sciences morales et politiques, les sciences physiques fondées sur l’observation et l’expérience, les mathématiques et les parties des sciences physiques fondées sur le calcul ; enfin l’histoire et la géographie politique, qu’on pourrait confier à un maître qui en même temps enseignerait la grammaire et l’art d’exprimer ses idées. Je n’entrerai point ici dans le détail de ce que renfermeront ces diverses parties de l’instruction. Nous avons déjà observé qu’elles doivent avoir pour objet les connaissances qu’il est bon d’acquérir, soit pour son propre bonheur, soit pour remplir dignement toutes les fonctions de la société ; et d’après ces vues, il sera facile de tracer le plan de chacune.

Principes sur le choix des théories qui doivent être enseignées.

C’est aux théories dont l’application est la plus commune qu’il faut donner la préférence. Ainsi, par exemple, dans l’enseignement des mathématiques, il faut mettre les élèves en état d’entendre et de suivre les calculs d’arithmétique politique et commerciale, et les éléments des théories sur lesquelles ces calculs sont appuyés. Il faudrait également s’attacher aux connaissances nécessaires pour n’être pas trompé par ceux qui offrent des machines, des projets de manufactures, des plans de canaux, et pour administrer les travaux publics sans être condamné à une confiance aveugle dans les gens de l’art. Une sorte de charlatanerie accompagne presque toujours ceux qui se livrent uniquement à la pratique : ils ont besoin d’artifice, soit pour cacher aux yeux des hommes éclairés que leur mérite se borne presque à la patience, à la facilité qui naît de l’habitude, aux connaissances de détail qu’elle seule peut donner ; soit pour placer la gloire de leurs petites inventions à côté de celle qui récompense les véritables découvertes, et dissimuler leur infériorité sous le masque d’une utilité qu’ils exagèrent. Les administrateurs ignorants deviennent aisément la dupe de cet artifice. La science d’un habile constructeur de ponts et celle de d’Alembert sont placées trop au-dessus d’eux pour qu’ils puissent en apprécier la différence, et celui qui exécute ce que les bornes étroites de leurs connaissances ne leur permettent pas d’entendre est pour eux un grand homme. L’ignorance ne repose jamais avec plus de sécurité que dans le sein de la charlatanerie, et les bévues de ceux qui ont l’autorité de décider sans la faculté de juger offriraient à l’observateur philosophe un spectacle souvent comique, s’il était possible d’oublier les maux qui en sont la suite. Par la même raison l’on doit préférer les parties de la physique qui sont utiles dans l’économie domestique ou publique, et ensuite celles qui agrandissent l’esprit, qui détruisent les préjugés et dissipent les vaines terreurs ; qui, enfin dévoilant à nos yeux le majestueux ensemble du système des lois de la nature, éloignent de nous les pensées étroites et terrestres, élèvent l’âme à des idées immortelles, et sont une école de philosophie plus encore qu’une leçon de science.

Il est une partie de la mécanique qu’il serait nécessaire de joindre à cette instruction c’est celle qui apprendrait à résoudre ce problème : l’effet que l’on veut obtenir étant donné, trouver une machine qui le produise. La mécanique des machines n’apprend en général qu’à en calculer les forces et le produit ; celle-ci apprendrait à appliquer les moyens mêmes aux effets. Ainsi, par exemple, on montrerait comment, ayant une force qui agit dans une direction, on peut lui faire produire un effet dans une autre, ou comment celle qui est toujours dirigée dans le même sens peut agir alternativement dans deux sens opposés ou donner un mouvement circulaire ; comment, avec une force d’une petite intensité, on peut vaincre une grande résistance, ou communiquer un mouvement rapide avec celle qui n’a qu’une action lente ; comment on peut obtenir un mouvement toujours uniforme, même quand il dépend d’une force irrégulière, et rendre constante l’action de celle qui tend à s’accélérer ou à se retarder. On pourrait aller même jusqu’à étendre cette méthode à des métiers très simples ; par exemple, après avoir fait observer en quoi consiste une toile, on chercherait la machine avec laquelle on peut la produire. Cette manière analytique de considérer les machines en rendrait l’étude plus piquante et surtout plus utile. On connaîtrait les motifs de la construction de celles qu’on emploie journellement ; on apprendrait à trouver les moyens ou de les corriger ou d’en varier l’usage. Le génie de la mécanique, asservi dans cette instruction à une marche méthodique, excité par ces exemples, se développerait plus rapidement, et serait moins exposé à s’égarer.

La partie de la logique destinée à l’instruction générale doit être très simple, et se borner à quelques observations sur la forme et des divers degrés de certitude ou de probabilité dont elles sont susceptibles.

Manière d’enseigner la géographie et l’histoire.

En parlant d’enseigner la géographie ou l’histoire, je n’ai point entendu qu’un maître fût chargé de lire ou la description d’un pays, ou l’abrégé plus ou moins détaillé des faits qui forment l’histoire d’un peuple. Ces connaissances s’acquièrent plus facilement sans maître et par la lecture. Mais j’ai entendu l’explication plus ou moins développée d’un tableau qui, suivant l’ordre de temps, présenterait pour chaque époque la distribution de l’espèce humaine sur le globe, son état dans chacune de ces divisions, le nom des hommes qui ont eu sur son bonheur une influence ou importante ou durable. En apprenant ainsi à ordonner, soit dans le temps, soit dans l’espace, les faits et les observations de tout genre qui nous ont été transmis, on s’habituerait à en saisir les liaisons et les rapports, et on saurait se créer pour soi-même la philosophie de l’histoire à mesure que dans la suite on en étudierait les détails.

Ces tableaux peuvent être d’une très grande utilité toutes les fois qu’il s’agit non de suivre un petit nombre de raisonnements ou de combiner des idées acquises par la méditation, mais de saisir des rapprochements entre un grand nombre de faits isolés ou de vérités partielles. Il est peu d’hommes dont la mémoire puisse alors se trouver au niveau de leur intelligence, et il est très difficile d’y suppléer par des livres, fussent-ils faits avec méthode et dans un ordre systématique. Les objets qu’il faut réunir, présentés dans un livre avec les détails ou les développements que nécessite un discours suivi, sont moins faciles à distinguer : placés sur des pages différentes, on ne peut les embrasser d’un coup d’œil, et on est forcé ou de s’en former le tableau dans sa pensée, ou de le composer soi-même. Mais cet avantage n’est pas le seul. Il est difficile de se rendre vraiment propres toutes les connaissances que l’on a pu recevoir dans le cours de l’éducation. Une partie s’efface de la mémoire, et plus de facilité pour les acquérir par une nouvelle étude est presque le seul profit qu’on retire d’une première instruction. Cette observation est vraie, surtout des connaissances qu’un exercice journalier ne rappelle pas sans cesse, et qui sont étrangères à nos idées habituelles. Or, des tableaux bien faits suppléeraient à ce défaut d’usage ou de mémoire. Ce moyen a été souvent employé : il existe de ces tableaux pour un grand nombre de sciences physiques, pour la chronologie, pour l’histoire, et même pour l’économie politique. Quelques-uns de ceux qui sont relatifs aux sciences physiques sont faits avec beaucoup de philosophie et toute l’étendue de connaissances qu’exige ce genre de travail ; et le tableau de la science économique combiné par M. Dupont peut être présenté aux philosophes instituteurs comme un modèle digne d’être étudié et médité. Mais on est bien loin d’avoir tiré de ce moyen toute l’utilité dont il est susceptible, et j’en indiquerai de très importants lorsqu’il sera question de l’éducation des hommes. Je me bornerai à dire ici qu’il sera utile d’en former pour chaque genre de science, afin que chaque élève puisse, par ce moyen, revoir d’un coup d’œil et se rappeler ce qui lui a été successivement enseigné, embrasser ainsi le résultat de son instruction entière, et pouvoir se la rendre présente à tous les instants. J’ajouterai que c’est à l’explication de pareils tableaux, les uns chronologiques, les autres géographiques, que doit se borner l’enseignement de la géographie et de l’histoire. Il sera indispensable d’y joindre un ouvrage qui renferme les connaissances nécessaires aux maîtres pour expliquer les tableaux, et qui lui en montre la méthode.

Enseignement de l’art d’exprimer ses idées.

J’ai parlé d’enseigner l’art d’exprimer et de développer ses idées. Les moyens d’un art doivent se conformer aux effets que l’on veut lui faire produire. Dans l’antiquité, où l’imprimerie était inconnue, où le pouvoir chez les nations civilisées avait toujours résidé dans une seule cité, où l’on avait la généralité du peuple à persuader ou à séduire, c’était par la parole que se décidaient les plus grandes affaires : l’impossibilité d’avoir un grand nombre de copies de toute discussion étendue rendait peu important l’avantage que l’on aurait pu tirer de l’écriture. Lorsque la forme du gouvernement romain fut changée, le peu de tranquillité de celui qui remplaça la république ne permit pas de prendre de nouvelles habitudes. Les anciens ne se sont donc occupés dans leurs écoles que des moyens d’apprendre à parler, et ils avaient poussé cet art à un point qui prouve de quelle importance il était à leurs yeux. Sans doute ils n’avaient pas la prétention de donner le talent ou le génie, de montrer le secret d’avoir de l’esprit ou de l’éloquence, d’être ingénieux ou sublime, véhément ou pathétique ; mais ils enseignaient des méthodes à l’aide desquelles un homme médiocre pouvait ou prononcer sur-le-champ, ou préparer en très peu de temps un discours régulièrement disposé et fait avec ordre. Ils indiquaient les défauts qui nuisaient soit à l’harmonie du style, soit à l’impression du discours ; ils apprenaient les moyens de produire des effets tantôt par quelques artifices d’harmonie, tantôt par des formes oratoires, piquantes ou passionnées, et l’art de dissimuler par là le vide des idées ou l’absence du sentiment. Ils montraient comment, en insérant dans un discours des morceaux brillants, préparés d’avance, on suppléait au défaut de temps, on donnait à ses discours impromptus un caractère imposant, on ajoutait à l’influence qu’ils pouvaient avoir sur les juges ou sur le peuple, en faisant admirer le talent ou les lumières de l’orateur, qui paraissait devoir à l’inspiration du moment, et avoir tiré du fonds de son sujet ces fragments riches d’idées ou séduisants par l’expression. Enfin, au sortir de ces écoles, un homme ordinaire devenait un orateur passable, en état de défendre son opinion dans une assemblée, de soutenir la cause de son client ou la sienne ; de se montrer, sans être humilié, à côté des maîtres de l’art, et de ne point perdre par une élocution triviale et faible le poids que des talents d’un autre genre avaient pu lui donner.

Depuis l’invention de l’imprimerie, au contraire, si on excepte un petit nombre de cas très rares, c’est par l’écriture dans les affaires particulières, et par l’impression dans les affaires publiques, que se décident la plupart des questions, quand bien même le pouvoir résiderait dans une assemblée nombreuse, et dès lors populaire. En effet, comme cette assemblée n’est pas le peuple entier, mais seulement le corps de ses représentants, l’habitude qu’elle prendrait de céder à l’éloquence parlée lui ferait bientôt perdre son autorité, si les raisons écrites n’en-traînaient l’opinion publique dans le même sens, si les discours qui l’ont persuadée, livrés à la presse, n’agissaient avec une force égale sur la raison ou sur l’âme des lecteurs. Ainsi, plus les peuples s’éclaireront, et plus la facilité de répandre rapidement les idées par l’impression s’augmentera, plus aussi le pouvoir de la parole diminuera, et plus il deviendra utile d’influer au contraire par des ouvrages imprimés. L’art de faire des discours écrits est donc la véritable rhétorique des modernes, et l’éloquence d’un discours est précisément celle d’un livre fait pour être entendu de tous les esprits dans une lecture rapide.

Maintenant, en quoi consiste cet art, je ne dis pas en lui-même, mais considéré comme faisant partie de l’enseignement établi au nom de la nation ? La puissance publique ne trahirait-elle pas la confiance du peuple, si elle faisait enseigner l’art de séduire la raison par l’éloquence ? Ne serait-ce pas, au contraire, un de ses devoirs de chercher dans le système de l’instruction à fortifier la raison contre cette séduction, à lui donner les moyens d’en dissiper les prestiges, d’en démêler les pièges ?

Dans l’éducation destinée pour tous, on doit donc se borner à enseigner l’art d’écrire un mémoire ou un avis avec clarté, avec simplicité, avec méthode d’y développer ses raisons avec ordre, avec précision d’y éviter, avec un soin égal, la négligence ou l’affectation, l’exagération ou le mauvais goût.

Le maître particulier pourra de plus enseigner l’art de présenter un ensemble, d’enchaîner ou de classer les idées, d’écrire avec élégance et avec noblesse, de préparer les effets, et surtout d’éviter les défauts que la nature a placés auprès de chacune des grandes qualités de l’esprit. Il enseignerait à ses élèves, en les exerçant sur des exemples, à démêler l’erreur au milieu des prestiges de l’imagination ou de l’ivresse des passions, à saisir la vérité, à ne pas l’exagérer, même en se passionnant pour elle. Ainsi, les hommes nés pour être éloquents ne le seraient que pour la vérité, et ceux à qui le talent aurait été refusé, pourraient en-core plaire par elle seule et faire aimer la raison en l’embellissant.

Motifs de donner une liberté plus grande à l’enseignement des sciences particulières.

Tandis que les ouvrages enseignés dans l’éducation suivie par tous les élèves seront faits par des hommes qu’une autorité publique en aura chargés, on suivra une marche opposée pour les livres enseignés par les maîtres attachés à une science particulière. Ces maîtres, soumis à une règle commune, quant à l’objet et à l’étendue de leur enseignement, ne seraient astreints qu’à choisir eux-mêmes un livre propre à en être la base.

Les livres destinés à l’éducation générale ne contiennent que des éléments très simples, et par conséquent des principes dont la vérité doit être généralement reconnue ; il n’y a donc aucun inconvénient à ce que la puissance publique en dirige la composition ; c’est même un moyen de s’assurer qu’ils seront meilleurs, et d’empêcher que la superstition ou la négligence en dénaturent l’instruction. D’ailleurs, ces livres doivent rarement être changés. Les vérités qui, à chaque époque, peuvent être regardées comme formant les éléments d’une science, ne peuvent éprouver qu’à la longue l’influence des nouvelles découvertes ; il faut, pour avoir besoin de les réformer, que les progrès successifs de la science aient produit une sorte de révolution dans les esprits. Au contraire, en laissant aux maîtres la liberté de choisir les autres livres, on leur donne un nouveau motif d’émulation, on leur permet de faire profiter leurs élèves de ce que chaque progrès des sciences peut leur offrir de curieux ou d’utile, et en même temps on maintient la liberté de l’enseignement, on empêche la puissance publique de le diriger par des vues particulières, puisque nécessairement ces vues seraient alors contrariées par des maîtres plus éclairés, et ayant sur les esprits une autorité plus grande que celle même des dépositaires du pouvoir. Cette séparation de l’instruction en deux parties, cette différence dans la manière de choisir les livres destinés à l’enseignement, sont le seul moyen de concilier l’influence sur l’instruction, qui est à la fois, pour la puissance publique, un droit et un devoir, avec le devoir non moins réel de respecter l’indépendance des esprits ; c’est le seul moyen de lui conserver une activité utile, sans nuire à la liberté des opinions ; elle pourra servir les progrès de la raison sans risquer de l’égarer, et ne sera pas exposée à retarder la marche de l’esprit humain en ne voulant que la régler ou l’accélérer.

Utilité de faire élever un certain nombre d’enfants aux dépens du public.

La puissance publique n’aurait pas rempli le devoir de maintenir l’égalité et de mettre à profit tous les talents naturels, si elle abandonnait à eux-mêmes les enfants des familles pauvres qui en auraient montré le germe dans leurs premières études. Il faut donc, dans chacune des villes où se trouvent les établissements du second degré, une ou plutôt deux maisons d’éducation où l’on élève aux dépens de la nation un nombre déterminé de ces enfants. En effet, on doit établir une de ces maisons pour chaque sexe : c’est dans l’instruction seule et non dans l’éducation qu’il peut être utile de les réunir. Il serait bon que ces maisons pussent être ouvertes aux enfants entretenus par leurs parents ; non seulement on diminuerait par là les frais de ces établissements, mais c’est le seul moyen qu’ait la puissance publique d’influer sur l’éducation, sans attenter à l’indépendance des familles ; de présenter un modèle d’institution, sans lui donner une autre autorité que celle de ses principes et de ses succès ; de prévenir la charlatanerie, les idées exagérées ou bizarres qui pourront corrompre les maisons particulières d’institution, sans cependant y gêner la liberté. Mais comment confondre ces enfants sans s’exposer aux effets funestes d’une distinction humiliante entre les élèves qui payent et ceux qui ne payent point ? Si autrefois on est parvenu à s’en garantir dans les maisons où l’on exigeait des preuves, c’est que l’orgueil de la richesse était sacrifié à celui de la naissance, et que ce sacrifice était même une des maximes de la vanité de la noblesse : mais il ne faut pas croire qu’il puisse en être de même de l’orgueil qu’on attacherait au respect pour l’égalité naturelle. Ce sentiment qu’affectent aujourd’hui jusqu’au dégoût les hommes les moins faits pour l’avoir dans le cœur, ne sera de longtemps à la portée des âmes vulgaires. Quand il ne peut être encore l’ouvrage de l’éducation et de l’habitude d’obéir à des lois égales, il n’appartient qu’à cette conscience profonde de la vérité, l’une des plus douces récompenses de ceux qui se dévouent à la chercher, à ce sentiment d’une grandeur personnelle qui accompagne le génie et surtout la vertu. Mais il est un autre moyen d’éviter l’inconvénient de ce mélange de l’enfant du riche avec celui du pauvre. Le but principal de la dépense que s’impose alors une nation est de développer les talents dont on prévoit l’utilité. Ce n’est point une famille qu’on veut secourir ou récompenser, c’est un individu que l’on veut former pour la patrie. On peut donc y appeler également tous les enfants, et confondre par là un honneur avec un secours ; alors cette institution d’enfants élevés aux dépens de l’État devient un moyen d’émulation, et d’une émulation qui ne peut être nuisible.

En effet, on ne doit pas préférer seulement ceux qui ont montré de la facilité, mais ceux qui ont paru y joindre de l’application, un caractère heureux et les bonnes qualités de leur âge. Or, il n’est pas dangereux d’inspirer aux enfants le désir d’être préférés par la réunion de tous ces avantages. Un prix qu’un enfant hautain, vicieux, inappliqué, peut remporter par quelques efforts, n’est qu’un encouragement corrupteur qui apprend à préférer l’esprit à la vertu, les applaudissements à l’estime, le bruit des succès à l’orgueil de les mériter. Il n’en serait pas de même de celui qui ne récompenserait d’autres qualités involontaires qu’un degré un peu supérieur de facilité et d’intelligence, et qui apprendrait à sentir de bonne heure combien il importe de mériter la bienveillance et l’estime. Je voudrais donc que les enfants des familles riches fussent aussi, lorsqu’ils le mériteraient, élevés aux dépens du public, que les parents ne vissent dans ce choix qu’une distinction honorable. Jamais les avantages pécuniaires ne peuvent être regardés comme humiliants en eux-mêmes, sinon par une vanité d’autant plus ridicule que, si on y réfléchit bien, on verra qu’elle est celle de la richesse. Un homme que sa fortune met au-dessus du besoin et même du désir d’augmenter son aisance n’a jamais dépensé son revenu pour lui seul. S’il est généreux, s’il ne se borne pas aux jouissances personnelles, une partie de sa richesse est nécessairement employée à ces dépenses utiles qu’inspirent l’esprit public ou la bienfaisance ; et ce qu’il recevrait de la nation ne ferait qu’étendre cet emploi respectable de sa fortune. À la vérité, en ne se bornant point à choisir dans les familles pauvres, on encouragera un moindre nombre des talents que le hasard exposait à être négligés ; mais la préférence, à un mérite égal, sera toujours pour le pauvre ; et d’ailleurs, le nombre de ceux à qui on donnera ces secours et qui pourraient s’en passer, sera dans une proportion trop faible pour qu’on doive sacrifier à l’avantage d’instruire quelques enfants de plus, celui de maintenir dans l’instruction une égalité plus entière.

Troisième degré d’instruction.

Je passe maintenant au troisième degré d’instruccelle qui serait générale serait donnée dans le chef-lieu de chaque département, par quatre maîtres qui suivraient chacun un cours de quatre années, et elle consisterait à enseigner les mêmes connaissances, en leur donnant plus de développement et d’étendue. On fixerait, comme dans le second degré d’instruction, les limites de chaque étude, d’après le double principe de s’arrêter à ce qui est d’une utilité immédiate pour les citoyens qui ne veulent que se préparer dignement à toutes les fonctions publiques, et d’atteindre, sans les excéder, les bornes de ce qu’une intelligence médiocre peut entendre, retenir et conserver.

Distribution des sciences entre les maîtres.

Quant aux sciences qui doivent être enseignées séparément, elles seraient les mêmes que dans le second degré, mais on les partagerait entre un plus grand nombre de maîtres.

Un d’eux serait chargé de la métaphysique, de la morale et des principes généraux des constitutions politiques ; un autre, de la législation et de l’économie politique ; le troisième enseignerait les mathématiques et leurs applications aux sciences physiques ; un quatrième, leurs applications aux sciences morales et politiques. La physique, la chimie, la minéralogie, leurs applications aux arts, seraient l’objet des leçons du cinquième. L’anatomie et les autres parties de l’histoire naturelle, leurs usages pour l’économie rurale, occuperaient le sixième. Le septième enseignerait la géographie et l’histoire ; le huitième, la grammaire et l’art d’écrire. On n’a pas cru devoir chercher ici une division philosophique des sciences, mais on a suivi celle qui a pu s’accorder le plus avec les liaisons actuelles de leurs différentes parties, la nature des méthodes qu’elles emploient ou des qualités qu’elles exigent des écoliers et des maîtres, et ce qui en est une suite nécessaire, avec la facilité de trouver un nombre suffisant d’hommes capables de les enseigner.

De l’enseignement des langues anciennes.

Si on voulait y joindre l’enseignement de quelques langues anciennes, du latin et du grec, par exemple, un seul professeur suffirait pour ces deux langues, dont le cours serait de deux ans. Dans une instruction destinée par la puissance publique à la généralité des citoyens, on doit se contenter de mettre les élèves en état d’entendre les ouvrages les plus faciles écrits dans ces langues, afin qu’ils puissent ensuite s’y perfectionner eux-mêmes, s’ils veulent en faire l’objet particulier de leurs études. Cependant, si les esprits ont renoncé au joug de l’autorité, si désormais on doit croire ce qui est prouvé, et non ce qu’ont pensé autrefois les docteurs d’un autre pays ; si l’on doit se conduire d’après la raison, et non d’après les préceptes ou l’exemple des anciens peuples ; si les lois, devenant l’expression de la volonté générale, qui, elle-même, doit être le résultat de lumières communes, ne sont plus les conséquences de lois établies jadis pour des hommes qui avaient d’autres idées ou d’autres besoins, comment l’enseignement des langues anciennes serait-il une partie essentielle de l’instruction générale ? Elles sont utiles, dira--ton, aux savants, à ceux qui se destinent à certaines professions ; c’est donc à cette partie de l’instruction qu’elles doivent être renvoyées. Le goût, ajoutera-t-on, se forme par l’étude des grands modèles ; mais le goût, porté à ce degré où l’on a besoin de comparer les productions des différents siècles et des langues diverses, ne peut être un objet important pour une nation entière. Je demanderai ensuite si la raison des jeunes élèves sera formée assez pour distinguer, dans ces grands modèles, les erreurs qui s’y trouvent mêlées à un petit nombre de vérités, pour séparer ce qui appartient à leurs préjugés et à leurs habitudes, pour les juger eux-mêmes au lieu d’adopter leurs jugements. Je demanderai si le danger de s’égarer à leur suite, de prendre auprès d’eux des sentiments qui ne conviennent ni à nos lumières, ni à nos institutions, ni à nos mœurs, ne doit pas l’emporter sur l’inconvénient de ne pas connaître leurs beautés. D’ailleurs, l’instruction publique que l’on propose ici n’est pas exclusive ; loin d’empêcher que d’autres maîtres ne s’établissent pour enseigner ce qu’elle ne renferme pas, soit dans l’intérieur des maisons d’institution, soit dans des classes publiques, on doit au contraire applaudir à ces enseignements libres. Ils sont, d’ailleurs, le moyen de corriger les vices de l’instruction établie, de suppléer à son imperfection, de soutenir le zèle des maîtres par la concurrence, de soumettre la puissance publique à la censure de la raison des hommes éclairés. Ainsi, n’excluant rien de ce que les parents veulent faire apprendre, elle doit borner aux connaissances les plus directement, les plus généralement utiles, l’enseignement qu’elle a revêtu en quelque sorte d’une sanction nationale.

Nécessité d’insister sur l’étude de l’arithmétique politique.

je n’entrerai ici dans aucun détail sur l’enseignement des diverses sciences qui font partie de l’instruction : il suffit d’avoir indiqué le but qu’on se propose en les enseignant, pour que ceux qui les ont approfondies voient aisément ce qu’il convient d’y comprendre. Je n’insisterai que sur une seule science, l’arithmétique politique, à laquelle il faudrait donner ici une grande étendue. En effet, cette instruction, que nous appelons générale, est cependant aussi l’instruction particulière qui convient à ceux qui se destinent aux fonctions publiques : elle n’est vraiment l’instruction commune que parce que tous les citoyens doivent être appelés à ces fonctions, doivent être rendus capables de les remplir. (Voy. Ier Mémoire.) Ainsi tout le monde concevra aisément l’importance de l’enseignement des sciences politiques proprement dites ; mais on connaît moins l’utilité, j’ai presque dit la nécessité de celle-ci, parce qu’elle est encore trop peu répandue, et qu’elle exige la combinaison de deux espèces de connaissances qui ont rarement été réunies. La manière de réduire en tables les faits dont il est utile de connaître l’ensemble et la méthode d’en tirer les résultats, la science des combinaisons, les principes et les nombreuses applications du calcul des probabilités qui embrassent également et la partie morale et la partie économique de la politique ; enfin, la théorie de l’intérêt des capitaux, et toutes les questions où se mêle cet intérêt, forment les branches principales de cette science. Sans cesse, dans les discussions relatives à l’administration, et même à la législation, on en sent le besoin ; et ce qui est pis encore, on l’ignore lorsqu’il est le plus réel. Peut-être croirait-on qu’il est inutile à celui qui exerce une fonction publique d’avoir immédiatement ces connaissances ; que, conduit à ces questions, il peut en demander la solution à des hommes qui ont fait une étude particulière de la science du calcul. Mais on se tromperait : l’ignorance des principes de ces calculs et de la nature des résultats auxquels ils conduisent, empêcherait d’entendre la solution des questions auxquelles on les appliquerait, et d’en profiter. Si on consulte l’expérience, si on suit avec attention l’histoire des opérations politiques, on verra combien de fautes ont été commises par la seule ignorance de ces principes ; par quels pièges grossiers on a trompé des nations où ces connaissances étaient étrangères ; combien ceux qui passaient pour habiles dans la pratique de ce genre de calcul étaient loin d’en avoir même l’idée. Si on observe les questions qu’amène la suite des événements, on verra que pour prouver la vérité d’un principe, même purement politique en apparence, l’utilité et la possibilité d’une opération d’économie publique, on a besoin d’avoir une idée de ces méthodes, tandis que l’ignorance d’une proposition très simple, ou le peu d’habitude d’employer le calcul, ont souvent arrêté dans leur marche des hommes d’ailleurs très éclairés. Alors on sentira toute l’utilité de faire entrer cette science dans l’instruction commune.

D’ailleurs, en supposant que l’on puisse séparer les principes politiques de ceux du calcul, et que les hommes qui exercent les fonctions publiques trouvent moyen d’y suppléer par des secours étrangers, il n’en résultera pas moins qu’alors même une grande partie des vérités et des opérations qui influent le plus sur le bonheur des hommes, seront pour eux une espèce de mystère, et qu’ils seront forcés de choisir entre la défiance stupide de l’ignorance et une confiance aveugle. Ils resteront toujours exposés à être trompés, soit qu’ils s’abandonnent à suivre une route qu’ils ne connaissent pas, soit qu’ils refusent de s’y engager. On ne prétend point ici que tous doivent être en état de faire eux-mêmes toutes ces opérations, ou même de connaître les méthodes mathématiques qui y servent de guide : mais il faut que du moins ils entendent les principes sur lesquels ces méthodes sont fondées ; qu’ils sachent pourquoi elles ne trompent point ; à quel degré de précision elles conduisent, et quelle est la probabilité des résultats réels et pratiques auxquels on est amené par elles.

Enfin, c’est l’ignorance trop générale de l’arithmétique politique qui fait du commerce, de la banque, des finances, du mouvement des effets publics, autant de sciences occultes, et pour les intrigants qui les pratiquent, autant de moyens d’acquérir une influence perfide sur les lois qu’ils corrompent, sur les finances où ils répandent l’obscurité et le désordre.

Motifs de l’importance attachée ici aux sciences physiques.

On trouvera peut-être que l’on accorde trop dans cette éducation commune à l’étude des sciences physiques ; mais cette étude, étendue à la généralité des citoyens, est le seul moyen de répandre une lumière pure sur toutes les parties de l’économie domestique et rurale, et de les porter rapidement au degré de perfection qu’elles peuvent atteindre, et dont elles sont encore si éloignées. D’ailleurs, indépendamment de l’utilité directe de ces sciences, il est une observation importante que nous ne devons pas laisser échapper. Ces actions nuisibles, qui ne peuvent être du ressort des lois, dont chacune ne fait à la société qu’un mal insensible, mais dont l’habitude lui est funeste ; tous ces vices corrupteurs qui infectent la masse des grandes nations, ont pour premier principe cet ennui habituel né du défaut d’une occupation dont l’intérêt empêche de sentir le poids du temps et le vide d’une âme fatiguée ou épuisée. Il est impossible que de grandes passions ou des intérêts puissants remplissent habituellement la vie de ceux qui, ayant une fortune indépendante, ne sont pas obligés de s’occuper des moyens de subsister ou d’augmenter leur aisance. Si les connaissances acquises dans leur éducation ne leur offrent pas une occupation facile et agréable qui leur promette quelque estime, il faut nécessairement qu’ils cherchent des ressources contre l’ennui dans l’intrigue, dans le jeu, dans la poursuite de la fortune ou des plaisirs. Or, une éducation qui leur aurait fait parcourir les éléments d’un grand nombre de sciences, qui les aurait rendus capables de les cultiver, deviendrait pour eux une ressource inépuisable. Les sciences offrent un intérêt toujours renaissant, parce que toujours elles font des progrès, parce que leurs applications se varient à l’infini, se prêtent à toutes les circonstances, à tous les genres d’esprit, à toutes les variétés de caractère, comme à tous les degrés d’intelligence et de mémoire. Toutes ont l’avantage de donner aux esprits plus de justesse et de finesse à la fois, de faire contracter l’habitude de penser, et le goût de la vérité. C’est dans la culture des sciences, dans la contemplation des grands objets qu’elles présentent, que l’homme vertueux apprendra sans peine à se consoler de l’injustice du peuple et des succès de la perversité : qu’il prendra l’habitude d’une philosophie à la fois indulgente et courageuse ; qu’il pourra pardonner aux hommes sans avoir besoin de les mépriser, et les oublier sans cesser de les aimer et de les servir. C’est donc autant l’utilité morale et indirecte que l’utilité physique et directe de ces sciences qui doit décider du plus ou du moins d’importance qu’il convient de leur donner ; et c’est autant comme moyen de bonheur pour les individus que comme des ressources utiles à la société qu’il faut les envisager. En même temps cette occupation, quoique bornée même au simple amusement, ne serait pas cependant une occupation frivole, parce que dans plusieurs de ces sciences, et peut-être dans toutes, une partie de leurs progrès dépend aussi du nombre de ceux qui les cultivent. Que cent hommes médiocres fassent des vers, cultivent la littérature et les langues, il n’en résulte rien pour personne ; mais que vingt s’amusent d’expériences et d’observations, ils ajouteront du moins quelque chose à la masse des connaissances, et le mérite d’une utilité réelle honorera leurs sages plaisirs.

III. DES MAÎTRES.

Leur état doit être permanent.

La fonction d’enseigner suppose l’habitude et le goût d’une vie sédentaire et réglée ; elle exige dans le caractère de la douceur et de la fermeté, de la patience et du zèle, de la bonhomie et une sorte de dignité ; elle demande dans l’esprit de la justesse et de la finesse, de la souplesse et de la méthode. On sait pour soi tout ce qu’on peut se rappeler avec un peu d’étude et de réflexion ; il faut avoir toujours présent à l’esprit ce qu’on est obligé de savoir pour les autres. Je n’ai besoin pour moi-même que d’avoir résolu les difficultés qui se sont élevées dans mon esprit ; il faut qu’un maître sache résoudre, et qu’il ait prévu d’avance celles qui peuvent s’élever dans les esprits très dissemblables de ses disciples. Enfin, l’art d’instruire ne s’acquiert que par l’usage, ne se perfectionne que par l’expérience, et les premières années d’un enseignement sont toujours inférieures à celles qui les suivent. C’est donc une de ces professions qui demandent qu’un homme y dévoue sa vie entière ou une grande portion de sa vie : l’état de maître doit être regardé comme une fonction habituelle, et c’est sous ce point de vue qu’il faut le considérer dans ses rapports avec l’ordre social.

Ils ne doivent pas former de corps.

Les maîtres, exerçant des fonctions isolées, ne doivent pas former de corps. Ainsi, non seulement il ne faut ni charger de l’enseignement une corporation déjà formée, ni même en admettre les membres actuels dans aucune partie de l’instruction, parce qu’animés de l’esprit de corps, ils chercheraient à envahir ce qu’on leur permettrait de partager. Cette précaution nécessaire ne suffit pas, il faut que ni les maîtres d’une division du territoire, ni même ceux d’un seul établissement, ne forment une association ; il faut qu’ils ne puissent ni rien gouverner en commun, ni influer sur la nomination aux places qui vaquent parmi eux. Chacun doit exister à part, et c’est le seul moyen d’entretenir entre eux une émulation qui ne dégénère ni en ambition, ni en intrigue ; de préserver l’enseignement d’un esprit de routine ; enfin, d’empêcher que l’instruction, qui est instituée pour les élèves, ne soit réglée d’après ce qui convient aux intérêts des maîtres.

Leurs fonctions sont incompatibles avec toute autre fonction habituelle.

Les maîtres, comme citoyens, doivent être éligibles à toutes les fonctions publiques ; mais celle qui leur est confiée, étant permanente de sa nature, doit être incompatible avec toutes celles qui exigent un exercice continu, et le maître qui en accepterait de telles devrait être obligé d’opter sans pouvoir se faire remplacer.

J’en excepterais cependant les places de la législature. En effet, l’intérêt puissant de les voir confiées aux hommes les plus éclairés semble exiger qu’on n’en écarte point ceux qui ont des fonctions permanentes, en les obligeant de quitter, pour un honneur de deux années, l’état auquel le sort de leur vie est attaché ; et d’ailleurs cette exception est nécessaire, pour que la non-compatibilité avec d’autres places honorables n’avilisse point les fonctions qui y sont soumises.

Deux ans de remplacement dans un petit nombre de places d’instruction ne sont pas un inconvénient qui puisse balancer l’avantage d’ôter à ces fonctions cette apparence d’infériorité, cet air subalterne que l’orgueil, l’ignorance et un mauvais système d’éducation ont dû leur donner.

C’est surtout entre les fonctions ecclésiastiques et celles de l’instruction qu’il est nécessaire d’établir une incompatibilité absolue dans les pays où la puissance publique reconnaît ou soudoie un établissement religieux. Je dis les fonctions ecclésiastiques, car je ne suppose pas qu’il existe une caste séparée dévouée au sacerdoce même sans en exercer les fonctions. Je suppose, ou qu’il n’y a pas de prêtres sans emploi, ou qu’ils ne sont distingués en rien du reste des citoyens ; car s’ils étaient séparés des autres individus, si la loi les soumettait à quelque obligation particulière, reconnaissait en eux quelque prérogative, il faudrait que la non-éligibilité remplaçât la simple incompatibilité et s’étendît jusqu’à eux ; autrement, l’instruction tomberait bientôt tout entière entre des mains sacerdotales. C’en serait fait de la liberté comme de la raison ; nous reprendrions les fers sous lesquels les Indiens et les habitants de l’Égypte ont gémi si longtemps. Les peuples qui ont leurs prêtres pour instituteurs ne peuvent rester libres ; ils doivent insensiblement tomber sous le despotisme d’un seul, qui, suivant les circonstances, sera ou le chef ou le général du clergé. Ce serait une idée bien fausse que de compter sur l’établissement d’une doctrine religieuse pure, exempte de superstition, tolérante, se confondant presque avec la raison, pouvant perfectionner l’espèce humaine sans risquer de la corrompre ou de l’égarer. Toute religion dominante, soit par la loi, soit par un privilège exclusif à des salaires publics, soit par le crédit que lui donnent des fonctions étrangères confiées à ses ministres, loin de s’épurer, se corrompt nécessairement, et porte sa corruption dans toutes les parties de l’ordre social. Sans nous arrêter aux exemples voisins de nous, qui frappent tous les yeux, mais qu’on ne peut citer sans blesser les esprits faibles et les âmes timides, il suffit d’observer que les superstitions absurdes de l’Inde et de l’Égypte n’en souillaient point la religion primitive ; que, comme toutes les religions des grands peuples agriculteurs et sédentaires, elle avait commencé par un pur déisme mêlé à quelques idées métaphysiques, prises de la philosophie grossière et exprimées dans le style allégorique de ces premiers temps, et que l’ambition des prêtres, devenus les précepteurs de ces nations, a seule converti ces croyances en un vil ramas de superstitions absurdes, calculées pour l’intérêt du sacerdoce. Il ne faut donc pas se laisser séduire par des vues d’une économie apparente. Il faut encore moins se livrer à l’espérance d’une perfection mystique, et l’on doit se contenter de former des hommes sans prétendre à créer des anges.

Durée des fonctions des maîtres.

L’utilité publique exige que des fonctions qui demandent une longue préparation aient une sorte de perpétuité. On pourrait fixer la durée de celle des maîtres à quinze ans pour certaines places, à vingt pour d’autres ; mais, après ce temps, ils pourraient être continués. Cet espace est une grande portion dans la vie d’un homme. Parmi les projets, les plans de travaux qu’un individu peut former, il en est peu qui ne soient terminés dans ce temps, ou assez avancés pour que la crainte d’être obligé de les abandonner ne décourage pas celui qui les entreprendra. En même temps, cette durée n’excède pas celle pendant laquelle un homme qui n’est ni trop âgé, ni trop jeune, peut espérer de conserver la même force, la même capacité et les mêmes goûts. Enfin, on peut, sans s’exposer à de trop grandes dépenses, assurer au bout de cet espace, à ceux qui seraient dévoués à une profession et livrés aux études préliminaires qu’elle exige, une récompense suffisante pour les dédommager du sacrifice qu’ils auraient fait de tout autre moyen de fortune. Telle est la seule perpétuité qui convienne à des êtres mortels, faibles et changeants. Une circulation rapide dans toutes les places, une perfection qui dégénère en hérédité, sont également des moyens sûrs qu’elles soient mal remplies, et presque toujours réellement exercées par un héritier ou par un subalterne.

Moyens de récompenser les maîtres.

La récompense destinée aux maîtres ne doit pas se borner à l’individu, elle doit s’étendre sur sa famille ; ainsi, on établirait, par exemple, qu’une somme égale au tiers des appointements serait censée mise en réserve pour former la retraite des maîtres, et accumulée au taux d’intérêt de quatre pour cent. La moitié de cette somme servirait à leur donner une pension viagère ; la seconde, à former un fonds d’accumulation. Si le maître mourait en fonction, ce fonds appartiendrait à ses enfants, à sa femme, et même à son père ou à sa mère, s’ils vivaient encore. Si le maître se retirait, soit après avoir rempli son temps, soit par démission, il jouirait d’abord de l’intérêt du fonds d’accumulation, qui, à sa mort, appartiendrait à sa famille en ligne directe, et ensuite d’une rente viagère telle que le fonds destiné à la produire le donnerait pour une tête de son âge, sans que cependant cette retraite excédât jamais les appointements de la place. S’il ne laissait pas d’héritiers en ligne directe, il ne pourrait disposer, après sa mort, que du quart du fonds d’accumulation, fonds qui s’arrêterait lorsqu’il produirait une rente perpétuelle égale aux appointements[4].


Nomination des maîtres. Il faut, avant de choisir, pouvoir limiter le choix entre ceux qui ont la capacité nécessaire, et qui conviennent aux places. La fonction de nommer peut être séparée de ces deux jugements ; elle peut l’être aussi de la continuation et de la destitution.


En général, pour remplir une place, on doit chercher à réunir trois conditions : la première, que celui qui est élu ait la capacité suffisante ; la seconde, qu’il convienne à la place par des circonstances personnelles et locales ; la troisième, qu’il soit le meilleur de ceux qui réunissent cette capacité et cette convenance. Les deux premières conditions sont plutôt l’objet d’un jugement que d’un choix. Quand même on bornerait le nombre de ceux qui seront déclarés convenir à une place, ou capables de la remplir, si on ne pose cette limite que pour s’opposer à une trop grande facilité d’allonger ces listes, ce jugement devrait d’autant moins être regardé comme un véritable choix, que la limite doit être fixée de manière à n’exclure, dans les cas ordinaires, aucun de ceux qui réunissent les deux conditions exigées.

Il faut que ces jugements et ce choix soient confiés à des hommes en état de juger et de choisir, excepté les cas où la capacité de choisir peut être, jusqu’à un certain point, sacrifiée à un intérêt assez important pour donner un véritable droit. Je dis jusqu’à un certain point. En effet, si le plus habile ou le plus savant doit être préféré ; si les autres qualités ne peuvent, après les jugements qui ont assuré la capacité et la convenance, devenir un motif prépondérant, on ne peut faire nommer arbitrairement par des hommes hors d’état de juger, à moins qu’ils ne choisissent rigoureusement pour eux-mêmes et pour eux seuls.

Il n’est pas nécessaire que ces jugements et le choix soient confiés aux mêmes personnes ; il est, au contraire, avantageux de les séparer. On y trouvera plus de facilité pour s’assurer qu’ils seront faits avec plus de lumières ; on peut aussi se flatter de plus d’impartialité dans les premiers jugements, précisément parce qu’ils ne sont pas décisifs, qu’ils ne renferment pas une préférence personnelle. Enfin, il est toujours plus difficile d’agir par l’intrigue sur trois jugements séparés, s’ils ne sont pas rendus par les mêmes personnes.

Quant à la continuation dans une même place, après l’expiration de la durée assignée, ce droit appartient uniquement à ceux qui ont intérêt que la place soit bien remplie ; et, non seulement il peut être séparé de la fonction d’élire, mais il doit l’être toutes les fois que, pour leur propre utilité, cette fonction a été remise en d’autres mains. La destitution, enfin, est un véritable jugement pénal, et doit être soumise aux mêmes principes que ces jugements, parce qu’il y a la même nécessité d’assurer l’impartialité personnelle. Avant d’appliquer ces règles générales aux choix des maîtres, il est nécessaire de se former le tableau de leurs différentes classes, et des établissements nécessaires pour assurer la bonté de l’instruction.


De ceux qui doivent composer l’établissement d’instruction. Nécessité d’un inspecteur d’étude. Ses fonctions.


Nous trouvons d’abord les maîtres attachés aux trois degrés divers d’instruction générale ; ensuite ceux qui sont chargés d’un enseignement particulier dans les deux degrés supérieurs de cette instruction. Il faut y ajouter un chef et un économe des maisons d’institution qui doivent recevoir les, enfants élevés aux dépens de la nation. Enfin, je crois nécessaire que dans chaque chef-lieu de district et de département, il y ait un inspecteur d’études à qui l’on confierait en même temps la direction des bibliothèques et des cabinets d’histoire naturelle ou de physique qui doivent y être attachés. Ces derniers établissements sont également nécessaires à l’instruction des enfants et à celle des hommes, à l’instruction commune et à celle qui a pour objet les professions ou l’étude des sciences. Il est bon de les réunir tous sous une même main, afin que, devenant ainsi plus importants en eux-mêmes, le soin de les surveiller mérite d’occuper un homme éclairé, et puisse paraître à ses yeux un moyen de gloire ou un devoir digne de lui. C’est par cette même raison que je propose de joindre cette fonction à celles d’inspecteur des études, parce qu’autrement celles-ci seraient trop bornées. En effet, elles doivent se réduire à remplacer momentanément les maîtres absents ou malades, à veiller sur l’exécution des règlements donnés aux écoles, à voir si les salles destinées aux études ne menacent ni la vie ni la santé des élèves, à faire les arrangements nécessaires pour que les réparations de ces salles, les divers accidents qui peuvent survenir, n’interrompent pas le cours des études. En général, l’on remplit également mal et les fonctions qui exigent une assiduité trop fatigante, et celles qui ne s’exercent que de loin en loin. On néglige les premières ; et quant aux secondes, si on ne les néglige pas, on cherche à les étendre au-delà de leurs bornes, et on emploie à se donner de l’importance le temps et les soins qu’on ne peut employer à se rendre utile.


Nécessité d’établir des compagnies savantes.


Il est essentiel, enfin, pour le progrès des lumières, et même pour l’établissement d’un système bien combiné d’instruction, qu’il existe une société savante dans chaque première division d’un grand État ; par exemple, en France, dans chaque département. Une seule de ces sociétés suffirait dans chacun pour embrasser l’universalité des connaissances humaines ; on l’affaiblirait en la divisant ; et au lieu d’une société où l’honneur d’être admis serait une distinction, où l’on pourrait espérer de ne voir appeler que des hommes d’un mérite réel, on n’aurait bientôt que de petites sociétés dévouées à la médiocrité. J’ajouterai qu’il est inutile d’exiger de leurs membres la résidence dans le chef-lieu ; leur réunion personnelle n’est nécessaire ni pour qu’il s’établisse entre eux une communication suffisante, ni pour les élections qu’ils peuvent être chargés de faire. Il s’est formé en Italie une société ainsi dispersée, et elle y subsiste avec succès depuis plusieurs années. Par ce moyen, on n’est pas obligé de se borner à ceux qui habitent le chef-lieu, ou qu’on peut y fixer par des places ; les connaissances plus uniformément répandues sont plus généralement utiles, et l’on profite à la fois des avantages de la réunion et de ceux de la dispersion des lumières.

Ce n’est pas encore ici le lieu de développer la constitution qui convient à ces sociétés, de montrer combien elles sont nécessaires à l’instruction, non des enfants, mais des hommes, à l’accroissement, et peut-être même à la conservation des lumières ; combien nous sommes éloignés du moment où elles deviendraient inutiles ; combien il est absurde de les croire sans force pour l’encouragement du génie, et vide de sens de prétendre qu’elles lui ôtent sa liberté. Mais, avant de parler de l’influence que je crois utile de leur donner sur le choix des maîtres, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur leur nature et sur l’esprit qui les anime.

L’honneur que j’ai d’être attaché depuis longtemps à une des sociétés savantes les plus célèbres m’impose ici le devoir d’une austère franchise.


Les compagnies savantes doivent se renouveler par leur propre choix.


Il est de la nature des compagnies savantes de choisir elles seules leurs membres ; en effet, puisque leur objet essentiel est d’augmenter les lumières, d’ajouter à la masse des vérités connues, il est clair qu’elles doivent être composées des hommes de qui on peut attendre ces progrès. Eh ! qui donc décidera si un individu doit être placé dans cette classe, sinon ceux qui sont censés eux-mêmes en faire partie ? Toute autre méthode serait absurde.


Examen des reproches qu’on leur fait.


On leur a reproché également et que leurs choix appelaient dans leur sein un grand nombre de savants ou de littérateurs médiocres, et qu’elles se faisaient un jeu d’exclure les hommes d’un mérite distingué, qui, par l’indépendance de leur caractère et de leurs opinions, avaient blessé la vanité ou la morgue de ces auteurs à brevet et de ces savants privilégiés. Le premier reproche peut être fondé à quelques égards : le nombre des places étant nécessairement fixé (car un nombre illimité exposerait bien plus à de mauvais choix, et ne serait propre qu’à encourager la médiocrité), il a dû naturellement arriver qu’au défaut d’un mérite reconnu, la faveur ait influé sur le choix, devenu alors presque arbitraire ; il a dû arriver aussi que les considérations personnelles aient écarté un grand talent pour une, pour deux élections ; mais jamais cette exclusion n’a été durable : l’amitié ou la haine ont pu quelquefois retarder son admission, mais non l’empêcher.

On ne pourrait citer, dans toutes les compagnies savantes de l’Europe, l’exemple d’un seul homme rejeté par ces sociétés, et dont le talent ait été reconnu par le jugement de la postérité ou par celui des nations étrangères. Sans doute, les académies qui s’occupent des sciences physiques ont repoussé courageusement ces charlatans qui, ayant usurpé une réputation éphémère par de hautes prétentions et de magnifiques promesses, n’ont pu séduire les savants aussi aisément que la multitude. Elles n’ont point accueilli l’ignorant présomptueux qui leur annonçait, comme de brillantes découvertes, des vérités depuis longtemps vulgaires, ou des erreurs déjà oubliées. Elles ont été sévères, même pour ces hommes qui sans véritable science comme sans génie, ont cru y suppléer par des systèmes, par des phrases ingénieuses où ils déployaient la séduisante philosophie de l’ignorance. Mais, bien loin que ce soit un tort, c’est, au contraire, la plus forte preuve de l’utilité de ces institutions. Les autres académies, qui ne pouvaient avoir une échelle aussi sûre pour mesurer le talent, ne sont pas moins à l’abri du reproche d’avoir éloigné d’elles les hommes de génie. Celle qui en a essuyé de plus violents, l’Académie française, n’a pas, sans doute, sur sa liste, tous les noms qui ont honoré notre littérature ; mais qu’on examine ceux qui y manquent, et on verra que tous, sans exception, en ont été écartés par la superstition, qui tenait dans un honteux avilissement les dépositaires du pouvoir, lâches ou corrompus, et leur dictait avec une hypocrite arrogance les noms qu’elle voulait illustrer et proscrire. je demanderai donc comment on peut craindre la partialité des académies, si, dans un siècle, dix de ces corps ne peuvent en offrir un seul exemple.

On leur reproche encore un attachement opiniâtre à certaines doctrines, qui peut, dit-on, les conduire à de mauvais choix, et contribuer à prolonger les erreurs. Celui de l’Académie des sciences de Paris, pour le cartésianisme, en est l’exemple le plus frappant que l’on puisse citer, et par son importance et par sa durée ; cependant son cartésianisme ne l’a point empêchée d’admettre, d’appeler des géomètres newtoniens. Ce sont des membres de cette même académie qui, les premiers, dans le continent de l’Europe, ont professé hautement le newtonianisme. Les Cartésiens se bornaient à regarder comme une philosophie dangereuse pour la vérité celle qui, ne se croyant pas obligée de remonter à un principe de mouvement purement mécanique, s’arrêtait tranquillement à une loi vérifiée par l’expérience ; et, malgré cette dispute de métaphysique, les Cartésiens ne refusaient ni de croire les faits nouveaux qu’ils perdaient leur temps à expliquer par je ne sais quelles combinaisons de tourbillons, ni d’admirer les découvertes de calcul qu’ils gémissaient de voir si mal employées.

On a objecté à ces mêmes compagnies leur répugnance à reconnaître les découvertes, les nouveautés utiles quand elles n’ont pas pour auteurs ou des académiciens, ou des hommes liés avec eux de société ou d’opinion. On peut encore ici en appeler à l’expérience. Depuis que ces sociétés existent (et quelques-unes datent de plus d’un siècle), on ne citerait pas l’exemple d’une seule invention réelle qui ait été rejetée par elles. Sans doute elles n’ont pas voulu les approuver sans preuves ; elles ont distingué soigneusement entre ce qu’on admet d’après une première impression, comme une chose probable qu’on se réserve d’examiner lorsqu’on voudra ou la faire servir de base à une théorie, ou l’employer dans la pratique, et ce qu’on déclare solennellement reconnaître pour une vérité ; mais cette lenteur, cette rigueur scrupuleuse n’est-elle pas le meilleur garant de la sûreté de leurs décisions ? Et des philosophes qui savent que les vérités prouvées ne diffèrent des simples aperçus de l’instinct que par un degré plus grand de probabilité, pourraient-ils avoir une autre conduite, professer d’autres principes ? Qu’ensuite on examine ces découvertes repoussées avec tant de cruauté ; qu’on écoute sur elles le jugement infaillible que le temps en a porté, on verra qu’elles se réduisent à des demi-vérités anciennement connues ou à de pures chimères ; qu’elles ont été bientôt oubliées, et souvent après avoir expié, par quelques mois de ridicule, leur célébrité usurpée.

La raison se joint ici au témoignage de l’expérience : une société savante s’avilirait elle-même, et la considération de ses membres s’anéantirait par leur refus obstiné d’un homme d’un grand talent. Cette considération n’est fondée que sur la bonté, presque générale, des choix. La gloire de quelques-uns se répand sur les autres ; les grands noms qui décorent une liste académique jettent une sorte d’éclat sur les noms moins célèbres qu’on lit auprès d’eux ; et cette confraternité repousse l’idée d’une infériorité trop prononcée.

Le but de ces sociétés est de découvrir des vérités, de perfectionner des théories, de multiplier les observations, d’étendre les méthodes. Serait-il rempli, si elles ne choisissaient que des hommes incapables d’y concourir ? Et l’habitude des mauvais choix ne les aurait-elle pas bientôt détruites ? Il y a donc une cause toujours subsistante qui, agissant dans toutes leurs élections en faveur de la justice, fait qu’au milieu des passions qui se balancent, l’avantage doit être pour elle. Cette force ne pourrait être vaincue que par l’envie, qui s’élèverait contre un homme vraiment supérieur. je ne nierai point l’existence de ce sentiment, ni sa honteuse influence ; mais admettre un savant dans une académie, ce n’est pas reconnaître en lui une supériorité humiliante pour ceux qui déjà partagent cet honneur. L’homme le plus jaloux du génie de Newton n’aurait pas eu le délire de prétendre qu’il ne méritait pas une place dans une société savante, et le fanatisme, réuni à l’hypocrisie, a eu besoin d’appeler à son secours d’autres préjugés, pour oser dire que le nom de l’auteur d’Alzire déparerait la liste de l’Académie française. L’envie voulait bien qu’il fût inférieur à Crébillon, mais elle ne le plaçait pas au-dessous de Marivaux ou de Danchet. Enfin, s’il n’y avait que ces grandes injustices à craindre, la force de l’opinion publique suffirait pour les empêcher d’être durables.

Il en est de même des jugements des sociétés savantes sur des découvertes, sur des projets. Ne confondons pas ces jugements avec ceux qui sont portés dans les affaires ordinaires de la société. Ici l’objet à juger est constant, il subsiste toujours ; on peut à tous les instants prouver l’erreur d’une décision ; et le juge, placé entre le reproche ou de partialité ou d’ignorance, ne peut échapper à tous les deux. Quelque crédit qu’un académicien ait dans son corps, quelle que soit l’autorité du corps lui-même sur l’opinion, la voix des savants de toutes les nations aurait bientôt étouffé la sienne. Ce tribunal, qu’on ne peut ni séduire, ni corrompre, garantit l’impartialité de tous les autres ; c’est lui qui distribue la honte ou la gloire. Le savant qui déclare son opinion sur une théorie, sur une invention, juge moins cette théorie, cette invention, qu’il ne se soumet lui-même au jugement libre de ses pairs. Ainsi l’amour-propre, la crainte de se déshonorer, répond ici de l’intégrité des juges, et l’intérêt qu’ils pourraient avoir à mai juger ne peut contrebalancer celui de leur existence scientifique. Une seule erreur suffirait pour la détruire ; plus la découverte rejetée serait grande, brillante, utile, plus leur honte serait durable : aussi mériteraient-ils bien plutôt le reproche de trop d’indulgence. On trouve dans ces sociétés plus de talent que d’érudition dans les sciences ; et les inventions oubliées y passent souvent pour des inventions nouvelles. La paresse est indulgente, et elle est naturelle à des hommes livrés à la méditation, quand on les arrache à leurs idées pour les forcer à se traîner sur celles d’autrui. Enfin, la présence des hommes supérieurs empêche la médiocrité d’être difficile, et eux-mêmes sont d’autant plus disposés à traiter favorablement les petites choses, que la gloire qui en est le fruit ressemble moins à la leur. Voilà pourquoi l’on peut laisser les compagnies savantes se renouveler elles-mêmes, sans craindre qu’elles cessent jamais d’être, à chaque époque, la réunion des hommes les plus éclairés, les plus célèbres par leurs talents. Voilà pourquoi on peut se fier à leurs jugements, sans craindre ni les préjugés, ni les systèmes de quelques-uns de leurs membres.

Ces reproches tant répétés de s’emparer de l’opinion, d’arrêter les progrès des découvertes, d’exercer en quelque sorte un monopole sur la vérité comme sur la gloire, sont donc absolument chimériques, et il n’est pas difficile d’assigner la cause de ces vaines accusations. Elle est dans la réunion trop commune d’une grande présomption à beaucoup d’ignorance ; d’une mauvaise tête à des connaissances étendues, mais mai dirigées ; d’une imagination désordonnée au talent de l’invention dans les petites choses. Tous ceux en qui on peut observer cette réunion sont les ennemis naturels des sociétés savantes, devant qui ni leurs prétentions, ni leurs erreurs, n’ont pu trouver grâce. L’opiniâtreté attachée à ces défauts de l’esprit ne leur permet pas de comprendre qu’on puisse de bonne foi refuser d’adopter leurs opinions, d’admirer leurs prétendues inventions, de reconnaître la supériorité de leurs talents ; ils ne voient que l’envie qui puisse expliquer un phénomène si extraordinaire. On me dispensera de prouver cette observation par des exemples. Tout homme qui connaît les détails de ce qui se passe journellement dans les sciences en trouvera sans peine ; mais j’observerai que, parmi les nombreux détracteurs des académies, pris dans le nombre de ceux qui se donnent pour savants, il n’en est pas un seul dont il ne soit facile d’expliquer par ce moyen la mauvaise humeur et la haine de ce qu’ils appellent si ridiculement l’aristocratie littéraire ; il n’en est pas un seul pour qui on ne puisse dire quelle est l’ignorance grossière, le système chimérique, la vaine prétention qui, repoussée par un jugement sévère, mais à peine juste, ou même par le silence, a été la cause secrète de sa colère.

Joignez-y une foule d’hommes qui, occupés des arts dont les sciences sont la base, voient dans les sociétés savantes des juges redoutables pour la charlatanerie, et dans leurs membres, des censeurs qui peuvent les apprécier et découvrir leur ignorance, quel que soit le masque dont ils essayent de la couvrir. Ils traînent à leur suite une foule non moins nombreuse de ces gens qui, ignorant même ce que peut être une science, s’irritent de la seule idée qu’un autre homme ait la prétention de connaître ce qu’ils ignorent ; haïssent dans les savants la supériorité de lumières autant que la gloire, et ne pardonnant aux sciences, que ces applications faciles qui ne supposent aucune supériorité, favorisent ceux qui se vantent d’avoir fait des découvertes sans rien savoir, parce qu’ils les voient plus près d’eux, parce qu’ils sont les ennemis de leurs ennemis, parce que, enfin, ils recherchent leurs suffrages que les vrais savants dédaignent.

Les sociétés savantes n’ont pas eu besoin de la puissance publique pour se former ; elle les a reconnues et ne les a pas créées. L’Académie des sciences de Paris existait chez Carcavi ; la société de Londres, chez Oldenbourg ; elles étaient l’une et l’autre l’assemblée des hommes les plus célèbres de chaque nation, et elles le sont encore. Adoptées par les rois, elles ont continué d’être ce qu’elles avaient été, ce qu’elles seraient restées sans eux. Les règlements, souvent contraires à la liberté, imposés à quelques-unes de ces sociétés, n’en ont pas changé l’esprit, et il durera tant que leur mobile sera le même ; tant qu’il sera, non une telle vue d’utilité publique, non l’encouragement de tel art nécessaire, mais le besoin naturel aux hommes nés pour la vérité, de s’avancer sans relâche dans la route qui y conduit.

L’association des hommes les plus éclairés d’un pays étant une fois formée, qu’elle l’ait été par leur seule volonté, ou que l’autorité l’ait établie, elle subsistera aussi longtemps que les sciences, quand même la puissance publique égarée refuserait de l’adopter et de profiter de ses lumières. Il ne s’agit donc point de créer, de conserver à un corps le privilège exclusif de la science, mais de la reconnaître, de l’encourager dans le corps où elle existe, où elle doit exister toujours, quand une fois elle y a été réunie. Et elle doit y exister toujours, parce que l’amour-propre de ceux qui le composent les porte constamment à s’associer les hommes qui ont le plus de talents, et que l’amour-propre de ceux qui n’y sont pas encore admis, leur fait désirer de se trouver sur la liste où se lisent les noms les plus célèbres[5].

Ce n’est donc point à leurs règlements, à l’esprit particulier de celles qui existent, aux lumières ou aux vertus de leurs membres, que les sociétés savantes doivent cet avantage ; c’est à la nature même de leurs travaux. Si elles ont une bonne constitution, c’est-à-dire, une constitution qui les rappelle sans cesse à leur objet, elles conserveront leur esprit plus longtemps, plus complètement. On ne doit pas s’effrayer de l’exemple des anciennes corporations, investies d’une profession exclusive, chargées du maintien d’une doctrine consacrée par la loi ou par la religion. Tout devait naturellement y tendre à fortifier l’esprit du corps, comme dans les sociétés savantes tout, au contraire, tend à le détruire.


Nécessité de ne pas transformer les sociétés savantes en corps enseignants.


Le talent d’instruire n’est pas le même que celui qui contribue au progrès des sciences : le premier exige surtout de la netteté et de la méthode ; le second, de la force et de la sagacité. Un bon maître doit avoir parcouru d’une manière à peu près égale les différentes branches de la science qu’il veut enseigner ; le savant peut avoir de grands succès, pourvu qu’il en ait approfondi une seule. L’un est obligé à un travail long et soutenu, mais facile ; l’autre, à de grands efforts, mais qui permettent de longs intervalles de repos. Les habitudes que ces deux genres d’occupation font contracter ne sont pas moins différentes : dans l’un, on prend celle d’éclairer ce qui est autour de soi ; dans l’autre, celle de se porter toujours en avant ; dans l’un, celle d’analyser, de développer des principes ; dans l’autre, celle de les combiner ou d’en inventer de nouveaux ; dans l’un, de simplifier les méthodes ; dans l’autre, de les généraliser et de les étendre. Il ne faut donc pas que les compagnies savantes s’identifient avec l’enseignement, et fassent, en quelque sorte, un corps enseignant : alors, l’esprit qui doit les animer s’affaiblirait ; on commencerait à y croire qu’il peut exister pour des hommes voués aux sciences, une gloire égale à celle d’inventer, de perfectionner les découvertes ; l’adroite médiocrité profiterait de cette opinion pour usurper les honneurs du génie, et ces sociétés perdant tous leurs avantages, contracteraient les vices des corps voués à l’instruction. Mais il faut qu’elles influent sur l’enseignement par leurs lumières, par leurs travaux, par la confiance que méritent leurs jugements.

Après cette digression nécessaire, je reviens à mon sujet.


Élection, confirmation et destitution des maîtres.


Nous trouvons d’abord des maîtres destinés à l’enseignement général dans les trois degrés d’instruction. Ces places ne doivent être données qu’à des hommes jugés dignes de les remplir par la société savante établie dans le chef-lieu, et placés par elle sur une liste qui sera formée séparément pour chaque degré. Pour les deux premiers, l’inspecteur des études du district, et pour le troisième, celui des études du département, choisiraient sept personnes parmi celles qui sont sur la liste, et qui leur paraîtraient les plus propres à remplir la place vacante. Il s’agit ici de ces convenances personnelles, qui ne sont jamais mieux appréciées que par un homme seul, intéressé à s’honorer par des choix de la bonté desquels la nature de ses fonctions rend sa propre réputation responsable. Enfin, pour les places du premier degré, les chefs de famille établis dans l’arrondissement choisiraient entre les personnes présentées. Pour le second, ce choix appartiendrait au conseil du district ; pour les autres, à celui du département.

Viennent ensuite les places de professeurs de sciences particulières attachés aux deux derniers degrés d’instruction. La liste de ceux-ci serait également formée par la société savante du département. Les inspecteurs d’études du district ou du département en présenteraient cinq pris sur cette liste, et le choix entre ces cinq serait fait par un certain nombre de commissaires que la société savante choisirait parmi ceux de ses membres qui ont cultivé la science pour laquelle on demande un maître. Si on se rappelle que cette partie de l’instruction n’est pas destinée à tous les élèves, qu’ils pourront indépendamment d’elle acquérir toutes les connaissances nécessaires, et pour eux-mêmes et pour le service public, on verra que l’intérêt commun, qui résulte de l’intérêt particulier de chaque citoyen, doit céder ici à l’avantage général de la société. Cet intérêt immédiat est trop faible pour donner le droit de choisir entre des talents qu’on ne peut apprécier.

Enfin, comme il ne s’agit pas des qualités propres à l’enseignement dont un homme instruit peut juger jusqu’à un certain point, sans s’être appliqué à la science particulière qui en est l’objet, mais d’un choix de préférence qui exige l’étude de cette science, ce n’est pas à la société savante entière, mais à une commission formée par elle, qu’il faut confier cette fonction. Un autre motif doit déterminer encore à ne pas remettre à des corps administratifs déjà chargés des fonctions publiques, un choix qui évidemment ne peut être fait par la généralité des citoyens ; c’est la nécessité de conserver à une partie de l’instruction une indépendance absolue de tout pouvoir social. Cette indépendance est le remède le plus sûr que l’on puisse opposer aux coalitions qui se formeraient entre ces pouvoirs, et introduiraient dans une constitution en apparence bien combinée un corps de gouverneurs séparé de celui des gouvernés. C’est le seul moyen de s’assurer que l’instruction se réglera sur le progrès successif des lumières, et non sur l’intérêt des classes puissantes de la société, et de leur Ôter l’espérance d’obtenir du préjugé ce que la loi leur refuse. C’est le moyen de se préserver sûrement de la perpétuité de doctrine si chère aux hommes accrédités, qui, sûrs alors de la durée de certaines opinions, arrangent d’après elles le plan de leurs usurpations secrètes.

L’instituteur et l’institutrice mis à la tête des établissements destinés à l’éducation des élèves entretenus par la nation, seraient d’abord choisis sur une liste des personnes déclarées capables par la société savante, et on exigerait au moins des hommes quelques années d’exercice de la profession de maître. L’inspecteur des études choisirait sur cette liste cinq personnes, parmi lesquelles les électeurs du district ou du département feraient un choix. Ici, comme il ne s’agit point d’une instruction donnée dans une école publique, mais d’une institution particulière qui a sur les mœurs et sur le caractère une influence plus directe, comme c’est un ministère de confiance, et que la capacité une fois assurée, tous les citoyens sont juges des qualités morales qui doivent mériter la préférence, le choix ne peut être confié avec justice qu’aux représentants immédiats des chefs de famille, puisque ceux-ci ne peuvent le faire eux-mêmes. L’économe de la maison doit être absolument distinct de l’instituteur ; le mélange de ces fonctions inspire naturellement aux enfants une sorte de mépris pour un chef qu’ils s’accoutument à regarder comme l’entrepreneur de leur nourriture. Cet économe serait choisi par le directoire des districts ou des départements.

L’inspecteur des études de chaque district serait choisi parmi les membres de la société savante. L’inspecteur du département désignerait cinq sujets pour chaque place, et le conseil du district choisirait entre eux. L’inspecteur du département serait pris, ou parmi les membres de cette société, ou parmi ceux des compagnies savantes de la capitale. Un bureau général d’éducation, qui y serait placé, désignerait sur cette liste cinq sujets entre lesquels le conseil du département choisirait ensuite. Lorsque les affaires ont une sorte de généralité, que les détails journaliers n’en forment pas la plus grande partie, ou sont de nature à pouvoir être partagés sans confusion, un bureau très peu nombreux est préférable à un seul homme, même pour les fonctions où l’unité des vues et la promptitude des décisions semblent exiger un agent unique. C’est pour cela qu’on propose ici un inspecteur dans chaque département, et dans la capitale un bureau dont chaque membre serait chargé en particulier des détails relatifs à chacune des cinq, ou plutôt même des trois grandes divisions, entre lesquelles on partagerait toutes les connaissances humaines théoriques ou pratiques.

Les élections, ayant toujours lieu entre un nombre de sujets déterminé, se feraient de la manière suivante. Pour sept éligibles, chaque votant écrirait quatre noms sur un billet, suivant l’ordre de préférence qu’il leur accorderait, et trois, s’il n’y avait que cinq éligibles ; on préférerait celui qui aurait la pluralité absolue d’abord des premières voix, ensuite des premières réunies aux secondes, et ainsi de suite. Si plusieurs avaient la pluralité absolue, ce qui est possible, dès qu’on passe au-delà des premières voix, on préférerait celui qui aurait le plus de suffrages. En cas d’égalité, on préférerait d’abord celui qui a le plus de voix en ayant égard aux troisièmes, si on s’était arrêté aux secondes ; celui qui a le plus de voix en ayant égard aux quatrièmes, si on s’était arrêté aux troisièmes, ou qu’elles n’eussent pas décidé la chose. Si l’égalité subsistait encore, alors on remonterait aux voix qui n’auraient pas suffi pour donner une pluralité absolue. Par exemple, si elle n’avait été acquise qu’aux troisièmes voix, on préférerait celui qui aurait eu le plus de suffrages dans les deux premières, et enfin celui qui en aurait eu le plus dans les premières ; et l’âge ne déciderait que dans les cas d’une égalité rigoureuse ; combinaison qui ne se présenterait presque jamais.

Lorsque les inspecteurs d’études, les instituteurs, les maîtres auraient rempli leurs fonctions pendant l’espace de temps qui aurait été déterminé, ils pourraient être confirmés de nouveau. Pour les places des premiers établissements, cette confirmation serait faite par les chefs de famille, et pour les autres par les électeurs de district ou de département.

Quant à la destitution des maîtres et des instituteurs, elle ne doit avoir lieu que pour des causes graves et déterminées par la loi. Il paraît que l’on doit réserver à l’inspecteur des études et au procureur-syndic le droit de la demander ; elle doit être prononcée par un jury, où le président du département ferait les fonctions de directeur du jugement, et dont les membres seraient pris parmi ceux de la compagnie savante et les maîtres des différents ordres. Quant aux inspecteurs d’études, on suivrait les mêmes principes, à la seule différence que la destitution ne pourrait être demandée que par le procureur-syndic du district ou celui du département.


Choix des enfants élevés aux dépens du trésor public.


Pour choisir les enfants destinés à être élevés aux dépens de la nation, dans les institutions de district et ensuite dans celles de département, on peut prendre la méthode suivante. Pour les premiers, on établirait d’abord que le choix se ferait toujours entre un nombre d’enfants huit fois plus grand, par exemple, que celui des places ; que si on a six places d’hommes à donner, on présentera quarante-huit enfants ; vingt-quatre, si on en a trois de filles. Le nombre des places à nommer ne peut être fixé d’une manière invariable, parce qu’il en peut vaquer par la mort, par la retraite, par l’expulsion des enfants, et que d’ailleurs, quoique le cours soit de quatre ans, il faut se réserver la possibilité de le prolonger dans certaines circonstances, et même de l’abréger dans quelques autres. La nécessité de se proportionner à l’intelligence des enfants en fait une loi. Pour déterminer cette présentation, l’inspecteur des études du district en partagerait le territoire en huit parties renfermant à peu près chacune un même nombre d’élèves. Cette division, présentée au conseil du département et acceptée par lui, ne serait renouvelée que tous les dix ans, et dans le cas d’une inégalité devenue sensible. Dans chacun de ces arrondissements, chaque maître choisirait deux de ses élèves ; mais les parents dont les élèves n’auraient pas été choisis auraient le droit de les présenter au concours. Ce choix du maître, ce droit des parents, ne s’étendrait que sur ceux qui, par le vœu séparé de leurs condisciples et celui des pères de famille, auraient été jugés mériter par leur conduite et leur caractère d’être mis au rang des enfants de la nation. Le maire de chaque communauté et les maîtres se rendraient chacun avec les enfants au lieu et au jour désignés par l’inspecteur des études ; là, les maires choisiraient parmi les maîtres cinq d’entre eux qui interrogeraient ces enfants, et ensuite désigneraient ceux qui annoncent le plus de capacité. Les enfants présentés seraient conduits au chef-lieu du district, où l’inspecteur des études et quatre personnes choisies par le directoire du district, parmi les maîtres de l’établissement du chef-lieu, examineraient les candidats, et prononceraient sur la préférence.

Quant à ceux qui, de l’institution du district doivent passer à celle du département, après un jugement de leurs condisciples et un des maîtres qui déciderait s’ils le méritent par leurs qualités morales, chaque maître choisirait un certain nombre de ses élèves. L’instituteur, l’inspecteur d’études auraient le même droit, et par conséquent chaque enfant pouvant être désigné par ses différents maîtres, par l’instituteur, s’il a été élevé dans sa maison, et par l’inspecteur d’études, le choix ne dépendrait point de la partialité ou de la prévention d’un seul homme. Le conseil du district nommerait alors quatre maîtres qui, joints avec l’inspecteur d’études, examineraient les enfants, et en choisiraient un nombre égal à celui ou à deux fois celui des places vacantes, selon que le nombre des districts serait plus ou moins grand. Enfin, dans le chef-lieu du département, on déterminerait le choix suivant une forme semblable. Il serait facile de faire de ces élections autant de petites fêtes simples et touchantes, propres à exciter l’émulation entre les enfants, et même entre les pères de famille.


Motifs de préférer une élection simple à un concours entre les maîtres.


Dans cette constitution d’enseignement, on a préféré l’élection pour les maîtres à un concours, à une décision portée d’après un examen public. je regarde ces formes précisément du même œil que les publicistes éclairés considèrent les preuves légales ; ils proscrivent celles-ci, non qu’il soit mauvais en soi de soumettre les preuves à des règles rigoureuses, mais parce que l’état actuel des lumières ne permet pas d’en établir de bonnes, et qu’ainsi le jugement des hommes sages et impartiaux doit être préféré à une règle incertaine qui, n’assurant pas la vérité, peut dès lors conduite à l’erreur. Il en est de même d’un concours ; rien ne peut répondre que les formes de ce concours assurent un bon choix, surtout lorsqu’il ne s’agit pas de décider du degré plus ou moins grand d’une seule qualité, mais d’un ensemble de qualités diverses et même indépendantes. Si le concours se fait en particulier devant des juges éclairés, alors il ne peut devenir qu’un moyen de jeter de l’incertitude sur ce jugement, et de lui ôter la confiance par une opposition nécessaire, entre le choix fait par les juges et ce que rapporteront du concours ceux des candidats qui n’ont pas été préférés. Si, au contraire, ce concours est public, il n’en est pas comme d’un jugement sur un fait où tous les spectateurs ayant des lumières suffisantes pour être juges, sont des censeurs utiles de la conduite de leurs égaux. Ici, au contraire, les spectateurs incapables de juger favoriseraient celui qui parlerait avec plus de facilité ou de hardiesse, et ne s’apercevraient pas des erreurs grossières où il pourrait tomber, s’il les niait ou les disculpait avec une adroite impudence. Leurs jugements seraient presque toujours contraires à celui des hommes éclairés, et les meilleurs maîtres seraient exposés à perdre d’avance la confiance publique. L’adoption de ce moyen conduirait insensiblement à corrompre les études, à substituer le bavardage à la raison, les connaissances qui amusent à celles qui instruisent, les petites choses qui étonnent un moment à celles qui perfectionnent réellement la raison. En admettant l’examen public pour les élèves, on ne s’écarte pas de ces principes ; en effet, il est aisé de voir que la facilité est, à l’époque où on les y soumet, presque le seul signe de talent qu’ils puissent donner ; il est clair aussi que les témoins de l’examen, quelques prévenus qu’ils soient, ne les croiront pas plus habiles que des maîtres, et qu’ainsi leur hardiesse dans la dispute n’en imposera pas. On a proposé de faire concourir les élèves à la nomination des maîtres je crois ce moyen aussi dangereux que le concours d’ailleurs, il ne pourrait être admis que pour les enseignements dans lesquels les élèves, destinés à des professions qui exigent beaucoup de connaissances ou à l’étude des sciences, sont déjà des hommes instruits ; ainsi, ce moyen n’est pas applicable à la partie de l’instruction publique dont nous traitons ici.


Les maîtres doivent être payés sur le trésor public.


Les maîtres auront des appointements sur le trésor public, et non des honoraires payés par leurs élèves. On a prétendu qu’il pourrait y avoir plus de justice dans cette dernière méthode de salarier les maîtres. Mais 1° l’instruction publique n’est pas seulement utile aux familles des enfants qui en profitent, elle l’est à tous les citoyens ; ce second genre d’utilité générale et moins direct doit même être placé au premier rang pour l’instruction qu’il n’est pas indispensable d’étendre à tous les enfants, et cependant voilà celle qu’on propose de faire payer ; car il paraît convenu que l’instruction nécessaire à tous doit être gratuite ; 2° le principe de faire contribuer aux charges publiques à proportion du revenu n’est pas seulement fondé sur ce que le plus riche a un intérêt plus grand au maintien de la société, mais aussi sur ce que des sommes égales ont réellement pour lui une moindre importance ; 3° l’intérêt public demande que l’on égalise les charges que le hasard peut rendre trop disproportionnées ; tous gagneraient à l’égale distribution d’une charge qui serait aujourd’hui pour une famille le tiers du revenu de son chef, et qui pour la génération suivante n’en serait que le trentième ; tandis que, pour une autre famille, elle suivrait une marche inverse. Il y a plus d’avantage pour la société si, sur cent familles qui ont des fortunes égales, chacune paye pour l’instruction de deux enfants, que si quelques-unes ne payaient rien, tandis que d’autres payeraient pour l’instruction de dix. En général, dans toutes les dépenses utiles à la généralité des citoyens, si les causes qui produisent une disproportion dans le besoin que chacun a de ces dépenses ne sont pas volontaires, la justice, le bien général demandent de les soustraire aux inégalités que le hasard peut produire. On parle de l’émulation que pourrait produire entre les maîtres le désir de multiplier leurs écoliers ; mais cette émulation, fondée sur un motif de profit, est-elle au nombre des sentiments qu’il est bon d’exciter en eux ? Vous voulez les relever dans l’opinion, ne commencez donc point par lier leur gloire à un intérêt pécuniaire, le plus avilissant de tous, par faire de leurs gains la mesure de leur célébrité et de leurs succès. D’ailleurs, cette émulation supposerait un grand concours de disciples, ce qui n’aura pas lieu dans la plupart des établissements, ni pour la plupart des professeurs. Enfin, si cette préférence des disciples produit une véritable émulation pour les genres d’enseignement d’un ordre supérieur confiés à des maîtres vraiment célèbres, on ne peut en attendre, dans les enseignements élémentaires dont il s’agit ici, que l’inconvénient de favoriser ceux qui auraient le talent de la parole, au préjudice de ceux qui auraient la philosophie et le talent de l’instruction ; et vous n’encourageriez dans les maîtres que le charlatanisme facile, propre à séduire les parents qui doivent décider du choix.

D’ailleurs, il en résulterait une inégalité plus grande dans l’instruction ; tel homme en état de payer pour son fils une nourriture simple dans une pension, ou dans la maison d’un ami, d’un parent, ne le pourra plus, s’il faut y ajouter l’honoraire de plusieurs maîtres. Les villes les plus opulentes, les pays riches auront exclusivement les meilleurs maîtres, et ajouteront cet avantage à tous les autres.


On a conservé dans ce plan l’indépendance nécessaire pour la liberté.


Il me reste à examiner maintenant si l’on respecte assez dans ce plan d’instruction cette espèce d’indépendance, cette possibilité d’une concurrence libre que doivent laisser les établissements nationaux, qui ne sont exclusifs ni par la nature de leur objet, ni par la force même des choses. On peut diviser les institutions publiques en trois classes : celles qui, essentielles à l’ordre social, ont besoin d’être immédiatement maintenues par la force publique, tels sont les tribunaux, les établissements pour la police, pour l’administration. Il en est d’autres où l’on pourrait à la vérité laisser la concurrence, mais où elle ne peut exister dans le fait : tels sont certains établissements consacrés à l’utilité générale, comme l’éclairage d’une ville, le nettoyage de ses rues, la confection des travaux propres à la navigation, à la facilité des communications par terre. Supposons en effet (et la justice semble l’exiger) qu’on laisse à la volonté d’un certain nombre de propriétaires la liberté de former d’autres établissements du même genre, il est évident qu’il ne leur serait possible de l’exercer que dans des cas très rares. Enfin, il est des institutions où la concurrence doit être respectée, au point de ne pas mettre obstacle à la volonté de ceux qui ne jugeraient pas à propos de profiter des établissements publics ; ce sont celles qui ont un rapport plus direct soit avec la liberté, soit avec des intérêts plus personnels, dont chaque homme doit exclusivement rester juge. Ainsi, par exemple, la puissance publique peut et doit même, dans certains cas, assurer aux citoyens d’une ville, d’un canton, les secours d’un médecin, d’une sage-femme : cependant, non-seulement ce serait abuser du revenu public que d’en multiplier le nombre, mais si on le multipliait assez pour rendre la concurrence impossible, on gênerait la liberté que chacun doit avoir de choisir pour lui-même. Si alors l’utilité commune ordonne à la puissance publique d’agir, le respect pour la liberté lui prescrit de régler son action de manière à n’offrir que des avantages volontaires, à ne pas se considérer comme dépositaire de l’autorité ou de la force nationale, mais à se conduire comme un particulier riche, à qui le sentiment d’une bienfaisance éclairée inspirerait de vastes plans d’institutions publiques, et qui n’a pas le droit de leur donner, même indirectement, une existence exclusive.

L’instruction doit être mise dans cette dernière classe d’établissements, non seulement parce qu’il est nécessaire de conserver aux parents une véritable liberté dans le choix de l’éducation qu’ils doivent à leurs enfants, mais aussi, comme je l’ai déjà observé, parce que l’influence exclusive de tout pouvoir public sur l’instruction est dangereuse pour la liberté et pour le progrès de l’ordre social. Il faut que la préférence donnée à l’instruction établie ne soit, autant qu’il est possible, que l’effet de la confiance. Je dis autant qu’il est possible, parce qu’il n’est pas moins nécessaire que cet établissement suffise à tous les besoins de la société.

Maintenant, en examinant les détails du plan proposé, on voit d’abord que la gêne imposée aux pères de famille se borne, pour la première éducation, à choisir sur une liste des maîtres assujettis eux-mêmes à une forme d’enseignement ; que partout où la population est un peu nombreuse, rien n’empêche qu’il ne s’établisse d’autres maîtres ; tandis que dans les autres cantons, si la nation n’en avait pas établi, ces maîtres libres n’auraient même pu exister. On voit de plus en plus que les maisons d’institution restent absolument libres, excepté pour les enfants élevés aux dépens du public. On voit encore que l’instruction destinée à tous, dans les deux derniers degrés, peut être également donnée dans ces maisons d’institution libres, qui peuvent même ouvrir leurs écoles à des externes, sans que pour cela ces élèves soient exclus des autres leçons données par les professeurs pour les sciences particulières. Enfin, ceux-ci ne formant point corps, étant isolés les uns des autres, il devient également possible ou qu’il s’établisse un maître pour une de ces sciences, si celui de l’instruction publique n’attire pas la confiance, ou qu’il s’en forme pour les parties des sciences que l’opinion jugerait utiles, et qu’une erreur des administrateurs de l’enseignement national en aurait exclues. La dépense qui en résulterait pour les pères ne peut ici être regardée comme un obstacle ; s’ils sont pauvres, la petite portion pour laquelle ils auront contribué ne peut être une charge pesante, quand même ils ne voudraient pas en profiter, et moins encore en serait-ce une pour les parents riches.

Enfin, cet établissement d’un enseignement plus libre, placé auprès de celui qui dirige la puissance publique, et les différentes fonctions attribuées à des compagnies savantes sur lesquelles elle n’exerce aucune autorité, sont autant de moyens de diminuer l’influence que ceux qui gouvernent auraient sur l’instruction, et d’y substituer celle de l’opinion indépendante des hommes éclairés. Nous avons montré comment, sans tomber dans l’idée absurde de donner un privilège exclusif de lumières et de sciences, on pouvait s’assurer de connaître cette opinion, puisque les hommes éclairés, si on les laisse libres dans leur choix, sauront se connaître et se réunir ; et que si la société reconnue par le pouvoir public était tentée de se corrompre, la crainte de voir une société libre se former auprès d’elle serait toujours capable de la contenir. Ainsi la liberté n’a point à craindre le danger d’une instruction dirigée d’après les vues politiques des dépositaires du pouvoir ; ainsi les familles restent libres dans le choix d’une instruction ; ainsi la facilité d’opposer une autre instruction à l’instruction établie, d’y ajouter ce qui pourrait y manquer, est à la fois une ressource contre les erreurs qui peuvent se glisser dans cet établissement, et une espèce de censure toujours subsistante.

Cette liberté d’instruction indépendante s’étendant sur tous les maîtres, sur l’enseignement de toutes les sciences, sur les maisons d’institution, sur les compagnies savantes, il ne peut rester la crainte la plus légère à ceux qui portent même jusqu’au scrupule l’amour d’une liberté la plus indéfinie ; mais en même temps cette concurrence n’est pas à craindre pour les établissements autorisés, tant que ceux-ci n’auront pas une infériorité marquée ; et la puissance publique aura rempli ses devoirs sans excéder ses droits. Jusqu’ici elle a préparé des hommes ; mais elle voudra qu’ils conservent, qu’ils perfectionnent ce qu’elle leur a donné ; elle n’abandonnera pas au hasard le fruit de ses premières institutions, et aux secours donnés sous l’autorité de la tendresse paternelle succéderont des secours offerts aux hommes et dignes qu’une raison indépendante s’empresse de les accepter.



TROISIÈME MÉMOIRE[6].

SUR L’INSTRUCTION COMMUNE POUR LES HOMMES.


Objet de cette instruction.

Je suppose qu’un homme ait reçu une éducation complète, et qu’il en ait profité : elle lui a donné le goût et l’habitude de l’application ; ses connaissances dans les diverses parties des sciences sont assez étendues pour qu’il puisse cultiver à son choix et sans maître celle qu’il veut appliquer à ses besoins, ou vers laquelle sa curiosité l’entraîne. Qu’il s’occupe de l’éducation de sa famille, des détails d’une adminis- tration domestique ; qu’il se livre aux travaux nécessaires pour se rendre plus digne des fonctions auxquelles il peut être appelé, ou qu’il se contente d’examiner, de suivre, soit les projets proposés pour l’utilité commune, soit les opérations des divers pouvoirs établis par le peuple ; que son goût le porte à ne travailler qu’à perfectionner sa raison, a remplir par des plaisirs dignes d’un être pensant le vide de sa vie, je le vois s’entourer de livres, chercher à connaître les hommes éclairés, rassembler autour de lui les productions les plus curieuses et les plus utiles du pays qu’il habite, vouloir connaître quelles vérités ont répandu un jour plus égal et plus pur sur les ombres qui nous environnent encore, quelles nouvelles applications des sciences en ont agrandi l’utilité, quelles inventions ont ajouté à la perfection des arts, quel avantage local il peut en retirer, quel esprit influe sur la composition des lois ou préside aux opérations du gouvernement, vers quel but marche la puissance publique, quels principes la guident, ou quels intérêts menacent de la corrompre.

Or, ce que cet homme éclairé, actif, animé du désir de savoir ou du besoin de penser, ferait pour lui-même, l’instruction publique préparée aux hommes doit le faire pour tous. Elle doit offrir un guide et un appui à celui qui manque de lumières ou de force pour avancer seul dans la carrière, rapprocher les moyens de s’instruire de celui que la nécessité en retient éloigné, les faciliter pour celui dont l’activité languissante ou la faible raison se rebuterait des premières difficultés. Au milieu du choc des passions et des intérêts, pendant que le génie déploie son activité, que l’industrie multiplie ses efforts, elle veillera sur cette égalité précieuse, premier bien de l’homme civilisé ; elle distribuera d’une main sage et équitable les dons que la nature a semés au hasard.

Réglée comme toute autre sur les besoins les plus généraux, elle aura principalement pour objet : 1° les connaissances politiques ; 2° la morale ; 3° l’économie domestique et rurale ; 4° les parties des sciences et des arts qui peuvent être d’une utilité commune ; 5° enfin, l’éducation physique et morale.


L’instruction politique ne doit pas se borner à la connaissance des lois faites, mais s’étendre à celle des principes et des motifs des lois proposées.


Il faut non seulement que chaque homme soit instruit des nouvelles lois qui sont proposées ou promulguées, des opérations qui s’exécutent ou se préparent dans les diverses branches de l’administration, qu’il soit toujours en quelque sorte au courant de la législation sous laquelle il doit vivre ; il faut de plus que si l’on agite de nouvelles questions politiques, si l’on cherche à fonder l’art social sur de nouveaux principes, il soit averti de l’existence de ces questions, des combats d’opinions qui s’élèvent sur ces principes. Comment, en effet, sans cette instruction pourrait-il connaître et les hommes par qui sa patrie est gouvernée et ce qu’elle en doit attendre, savoir quels biens ou quels maux on lui prépare à lui-même ? Comment sans cela une nation ne resterait-elle pas divisée en deux classes, dont l’une, servant à l’autre de guide, soit pour l’égarer, soit pour la conduire, en exigerait une obéissance vraiment passive, puisqu’elle serait aveugle ? Et que deviendrait alors le peuple ? sinon un amas d’instruments dociles que des mains adroites se disputeraient pour les rejeter, les briser, ou les employer à leur gré.

Je n’ai point la prétention de vouloir changer en publicistes les vingt-quatre millions de citoyens actifs qui, réunis sous une loi commune, veulent être libres de la même liberté ; mais, dans cette science comme dans toute autre, quelques heures d’attention suffisent souvent pour comprendre ce qui a coûté au génie des années de méditation. D’ailleurs, on aurait soin, dans cette instruction, de rapporter aux droits de l’homme toutes les dispositions des lois, toutes les opérations administratives, tous les moyens comme tous les principes ; la déclaration des droits serait l’échelle commune à laquelle tout serait comparé, par laquelle tout serait mesuré. Dès lors on n’aurait plus besoin de ces connaissances étendues, de ces réflexions profondes, souvent nécessaires pour reconnaître l’intérêt commun sous mille intérêts opposés qui le déguisent. Ainsi, en ne parlant aux hommes que de ces droits communs à tous, dans l’exercice desquels toute violation de l’égalité est un crime, on ne leur parlera de leurs intérêts qu’en leur montrant leurs devoirs, et toute leçon de politique en sera une de justice.


L’instruction morale doit avoir pour but de fortifier les habitudes vertueuses, et de prévenir ou de détruire les autres.


La morale ne doit pas se borner uniquement à des préceptes ; il faut accoutumer les hommes à réfléchir sur leurs propres actions, à savoir les juger d’après ces préceptes. Il faut, sinon perfectionner, du moins conserver en eux le sens moral[7] qu’ils ont reçu de la nature, et que l’instruction a développé. La plupart des hommes ne trouvent dans la vie commune que des devoirs simples, journaliers, faciles à remplir ; et leur sens moral s’affaiblirait si, en mettant sous leurs yeux les actions des autres hommes, on n’exerçait point, par les mouvements qu’ils excitent en eux, par les jugements qu’ils sont alors forcés de faire, ce sentiment intime si prompt, si délicat dans ceux qui l’ont cultivé, si lent, si grossier dans presque tous les autres. Ces exemples s’attachent à chaque précepte, le gravent dans la mémoire à côté d’eux, en deviennent en quelque sorte le développement et la preuve.

Combien, d’ailleurs, ne serait-il pas à craindre que des hommes simples ne prissent, même à leur insu, des habitudes vicieuses, parce que le peu d’importance de leurs actions monotones, et presque toujours irréfléchies, ne leur permettrait pas de sentir en quoi elles s’écartent des principes qu’ils ont reçus ? Ne serait-il pas plus dangereux encore qu’ils ne s’égarassent, si, quelques circonstances les entraînant au-delà du cercle étroit de leurs habitudes, ils se trouvaient obligés de se créer en quelque sorte une règle pour ces actions extraordinaires ? Comment alors se défendraient-ils contre la séduction ? comment résisteraient-ils à ceux qui voudraient les conduire au crime au nom de Dieu ou de la patrie, les mener au brigandage au nom de la justice, à la tyrannie au nom de la liberté ou de l’égalité, à la barbarie au nom de l’humanité ?

Pour remédier au premier de ces dangers, rien ne serait plus utile que de faire contracter à ceux mêmes qui réfléchissent le moins, l’habitude de juger de leurs propres actions, de travailler à les régler sur les principes de la morale, de chercher à se perfectionner eux-mêmes ; et, pour cela, il faudrait donner en quelque sorte à cette habitude une marche technique.

Quoique les principes de la morale monastique n’aient été ni purs, ni justes, ni élevés, cependant la longue attention qu’un grand nombre d’hommes placés à la tête des monastères ont été obligés de faire successivement sur l’instruction morale des individus confiés à leurs soins et soumis à leur autorité, l’importance que ces mêmes hommes attachaient à dominer les opinions et les sentiments encore plus que les actions, ont dû à la longue leur faire naître des idées utiles à leurs projets, et qu’on peut employer avec succès pour des vues plus grandes et plus désintéressées. Tel est l’usage d’un examen de conscience habituel destiné à faciliter les progrès de la vertu, en montrant ou ceux que l’on a faits ou les obstacles qui les ont retardés.

Cette idée peut être applicable jusqu’à un certain point à la masse entière de la société. Il serait facile de former un tableau simple et raisonné des actions bonnes et mauvaises vers lesquelles on est porté par les circonstances communes de la vie, en plaçant à côté de chacune les motifs qui doivent déterminer à l’éviter ou à la faire, en indiquant le principe de morale auquel elle se rapporte, les suites qu’elle peut entraîner. Ce tableau ne renfermerait pas les violations graves, réfléchies, des règles de la morale, mais les petites atteintes qu’on s’accoutume à y porter, les habitudes qui y conduisent, les imprudences qui y exposent. En se rappelant une telle action, on verrait quel principe la condamne, et en lisant ce principe, l’action par laquelle on l’a violé viendrait se replacer dans la mémoire et troubler la conscience ; car le tableau devrait être disposé de manière à pouvoir remplir ce double objet avec une égale facilité, et donner une réponse à ces deux questions :

Parmi les actions que j’ai faites, n’en est-il aucune que je doive me reprocher, et quel reproche méritetelle ?

Parmi ces principes de morale pratique, n’en est-il aucun que j’aie violé ?

Pour remédier au second inconvénient, pour offrir aux hommes peu éclairés un guide qui n’eût jamais intérêt de les gouverner ou de les tromper, on pourrait aussi former des principes de la morale un tableau analytique, tel qu’un homme qui chercherait à juger les actions qu’il lirait, qu’il entendrait raconter, ou dont il serait témoin, qui voudrait connaître quelle doit être sa conduite dans une circonstance donnée, ou apprécier un conseil qu’il aurait reçu, y trouvât aisément la solution des difficultés que cette décision peut offrir. Ce tableau aurait de même un double objet : sous un point de vue, il renfermerait le système méthodique des règles de la morale ; sous un autre, celui des diverses classes d’accueil auxquelles ces principes se rapportent. Au moyen de ces tableaux, un homme pourrait, sans une grande habitude de réflexion, et avec l’instruction la plus commune, faire des progrès dans la morale pratique, suppléer aux lumières qui lui manquent, et en acquérir de nouvelles machinalement et presque sans travail. Ces tableaux différeraient entre eux en ce que l’un contiendrait surtout les principes essentiels de la morale ; l’autre, les règles de conduite qui en sont la conséquence ; l’un se rapporterait aux actions graves, importantes ; l’autre, aux habitudes, aux détails de la vie commune ; l’un montrerait le rapport des actions avec la règle du droit ; l’autre, avec leurs conséquences pour la moralité de celui qui les fait ; l’un apprendrait à juger les actions, à prononcer entre deux conduites opposées ; l’autre, à reconnaître les effets d’une habitude pour les prévenir ou en profiter.


Utilité et difficulté de substituer dans l’économie rurale à une routine aveugle une pratique éclairée par l’observation.


L’économie rurale n’est, en général, que l’application de ce que l’expérience a fait connaître de plus certain, de plus profitable, sur les procédés de l’agriculture et l’éducation des bestiaux. Cette expérience se réduit presque partout à d’anciens usages que l’on suit, non parce qu’ils sont les meilleurs, mais parce qu’ils conduisent d’une manière presque sûre à tirer de son exploitation le produit sur lequel on a fait ses arrangements antérieurs. On donne tant pour l’acquisition d’une terre, pour sa location, parce que l’on sait que cette terre exploitée avec un peu plus, un peu moins de soin, et en suivant la méthode usitée, coûtera tant de frais de culture, et produira une récolte donnée. Ainsi, ces combinaisons économiques n’ayant elles-mêmes été faites que d’après les usages établis, leur succès ne prouve pas la bonté de ces usages ; l’homme qui cultive bien est celui qui recueille cinq pour un, tandis que son voisin ne recueille que quatre et demi ; ou celui qui, donnant d’une terre égale autant qu’un autre fermier, en retire un profit plus grand ; mais cette supériorité ne prouve pas qu’avec une méthode moins imparfaite il n’eût pas recueilli huit pour un de cette terre, qu’il n’eût pas retiré un intérêt plus grand de ses avances.

D’ailleurs, si une manufacture acquiert un degré de perfection de manière à pouvoir donner des choses d’un service égal à un plus bas prix, ou d’un service meilleur à un prix égal, elle détruit les autres manufactures qui ne peuvent soutenir sa concurrence, parce qu’elle-même peut étendre son travail presque indéfiniment. Mais dans l’agriculture, le terme qu’on peut atteindre est presque toujours, surtout dans les premiers moments, très près de celui dont on est parti ; les augmentations sont proportionnelles à l’étendue du territoire de ceux qui ont adopté les méthodes nouvelles ; et jusqu’au moment où elles commencent à devenir générales, ceux qui les ont dédaignées n’éprouvent qu’une perte peu sensible, et n’ont qu’un faible intérêt à sortir de leur routine. Il y a donc peu d’arts qui aient autant besoin de se perfectionner, et qui demandent davantage que la pratique en soit fondée sur des observations suivies et sur des expériences bien faites.

Si, en général, on ne s’y conduit que par une routine aveugle ; si l’intérêt d’augmenter sa fortune l’emporte difficilement sur l’habitude ; si, comme il serait facile d’en citer des exemples, celui même de la conservation de la vie ne peut en triompher, c’est encore moins par préjugé ou par paresse que par l’incertitude de l’utilité des innovations. Un homme peu éclairé, incapable de distinguer une vérité prouvée par l’expérience d’une rêverie annoncée avec une audacieuse importance, doit regarder toute innovation comme un véritable jeu de hasard, dans lequel il ne veut risquer ni sa subsistance ni même une partie de sa fortune. Cette prudence n’est donc point de la stupidité ; car la grande probabilité du succès peut seule justifier des tentatives, quand ce n’est pas la curiosité qui y consacre une partie du superflu. Le défaut d’instruction est donc la véritable cause du peu de progrès de l’agriculture, et on ne se plaindra plus de cette haine trop commune pour les nouveautés, lorsqu’on aura instruit les hommes à les apprécier ; mais ils aimeront à rester à leur place, tant qu’ils ne pourront marcher que dans les ténèbres.

S’il est utile de les instruire des nouvelles découvertes, il ne l’est pas moins de leur en exposer les détails, de manière qu’ils puissent juger eux-mêmes de l’étendue et de la certitude du succès ; de leur apprendre comment, par des épreuves en petit, ils s’assureront que des circonstances locales n’en rendent point l’application difficile ou douteuse. La méthode d’exposer une découverte n’est pas la même pour le savant auquel on veut la faire connaître et pour le praticien qui doit l’employer. Ce dernier n’a besoin de connaître que les moyens et les résultats, l’autre veut surtout savoir comment ces moyens ont opéré, comment les résultats ont été produits. L’exactitude pour l’un s’arrête au point où elle cesse d’être utile ; pour l’autre elle s’étend jusqu’où les instruments ou les calculs peuvent atteindre ; et, tandis que les considérations de la dépense, du temps, des difficultés à vaincre, disparaissent pour le savant, elles sont tout pour le spéculateur. Cette différence sera plus grande encore, tant qu’une instruction plus générale n’aura pas rapproché la langue des savants et la langue vulgaire.

Il est important d’établir une communication rapide de lumières entre les hommes qui s’occupent de ce premier des arts. La nature de leurs travaux les attache au soi où ils l’exercent ; ils ne peuvent, sans des secours étrangers, éclairer leur pratique que par les observations faites autour d’eux. Les expériences qui dépendent de la marche des saisons, de l’ordre des productions naturelles, sont lentes et difficiles à multiplier ou à répéter.

Il faut, enfin, que les habitants d’une étendue de terrain, soumise, à peu près, au même climat, connaissent la différence des méthodes qui y sont en usage, des produits qu’on y cultive, des préparations qu’on leur donne, des usages auxquels on les emploie, des débouchés qui leur sont offerts, afin de pouvoir distinguer ce qui, dans ces différences, appartient à la nature, et ce qui n’est que l’effet des habitudes, des opinions, des lois établies. C’est par la réunion de ces moyens que, sans dépense et sans contrainte, on parviendra, peu à peu, à faire porter par chaque terre tout ce qu’elle peut produire de plus utile, soit à celui qui la cultive, soit à ceux qui en consomment les productions ; car cet intérêt est le même ; et si l’on peut quelquefois les trouver dans une opposition apparente, ce mal a toujours pour cause quelque loi prohibitive, quelque atteinte portée à la liberté dans des lieux plus ou moins voisins, à une époque plus ou moins éloignée. Le mal que produisent de telles lois marche rapidement à la suite, tandis que le bien opéré par la liberté se fait avec lenteur ; l’un est l’effet instantané du découragement qui cède à la force, et gémit en silence sous le bras oppresseur de la nécessité ; l’autre l’ouvrage toujours lent de l’industrie, et le fruit tardif de longues épargnes. On doit joindre à l’économie rurale cette partie de la médecine humaine ou vétérinaire qui veille à la conservation des individus, éclaire sur le régime qu’ils doivent suivre, sur les dangers dont il faut les préserver ; celle qui enseigne à traiter les incommodités légères, à panser les petites blessures ; celle, enfin, qui indique les premiers moyens qu’il faut opposer aux accidents imprévus, connaissance nécessaire à ceux qui ne peuvent être assurés de trouver à l’instant même des secours éclairés. Ici la philosophie doit balancer les inconvénients de l’ignorance absolue, les erreurs d’une connaissance imparfaite, et les dangers plus grands encore des préjugés qui en tiennent la place ; elle doit supprimer des conseils salutaires quand une application maladroite les rendrait funestes, mais les donner, s’ils peuvent servir à détruire des pratiques fondées sur l’ignorance, et plus dangereuses en elles-mêmes que par les erreurs de l’application.


L’instruction commune doit comprendre les découvertes dans les sciences et les arts lorsqu’elles sont d’une utilité générale.


Parmi les découvertes dans les sciences et dans les arts, il en est sans doute qui n’intéressent que les savants ou les artistes ; mais il en est d’autres dont l’influence plus immédiate s’étend sur la société entière. Il importe à tout homme de savoir que les produits des arts dont il fait un usage habituel ont acquis un nouveau degré, soit de solidité, soit de bonté, ou que, préparés par des moyens plus simples, ils doivent baisser de prix ; de connaître les produits nouveaux qu’il peut employer à ses besoins, d’être instruit des vérités qui peuvent l’éclairer sur sa conservation, sur ses véritables intérêts, ou lui offrir des moyens de bien-être.


Nécessité d’instruire les pères de famille sur l’éducation physique et morale.


Enfin, il est nécessaire que les hommes reçoivent une instruction méthodique et suivie sur l’éducation physique et même morale des enfants. On peut placer l’ignorance des parents et leurs préjugés au nombre des causes qui dégradent l’espèce humaine, diminuent la durée de la vie, et surtout celle de l’âge pendant lequel l’homme, faisant plus que se suffire à lui-même, a du temps et des forces pour sa famille ou pour sa patrie. La durée moyenne de la vie humaine n’approche peut-être, dans aucun pays, du terme auquel la nature lui permet d’atteindre, et on peut regarder cette durée moyenne comme une échelle propre à mesurer avec assez d’exactitude le degré de force des qualités physiques, intellectuelles ou morales. Dans un climat semblable, elle pourrait encore servir à juger de la bonté des lois. Mais lorsqu’on voit que dans un pays, sur un nombre donné d’hommes nés dans un même jour, il en subsiste encore la moitié après quarante ans, tandis que dans un autre, avant la fin de la troisième, ou même de la seconde année, déjà plus de la moitié a cessé de vivre, et que dans le reste, le même point se trouve placé à des hauteurs inégales entre ces deux extrêmes ; lorsqu’il est évident que ces différences ne peuvent avoir pour cause unique ni celles du climat, ni celles du gouvernement ; lorsqu’on observe que c’est surtout à la moralité de l’enfance qu’il faut les attribuer, on ne peut s’empêcher de voir combien le perfectionnement de l’éducation physique peut avoir d’influence sur la durée de la vie, et que pour l’accroissement de la population, il importe moins de multiplier les hommes que de savoir les conserver. Ce changement, si important dans son effet général, ne le serait pas moins pour la prospérité particulière ; les enfants qui vivent sont une richesse pour les familles pauvres ; ceux qui meurent après avoir langui quelques années en sont la ruine. Pour l’homme à qui son éducation a donné une constitution saine le travail est un patrimoine ; il n’est, pour l’individu languissant et maladif, qu’une fatigue, un moyen de prolonger une existence pénible. L’un peut être heureux et libre sans rien posséder, l’autre est condamné à une dépendance dont à peine les richesses peuvent l’affranchir.

À ces éléments d’éducation physique, on joindra quelques principes d’éducation morale, propres à donner aux chefs de famille des moyens de diriger vers le bonheur, la sagesse et la vertu, les habitudes que les enfants contractent à mesure qu’ils avancent dans la vie. Soumis, comme les hommes, à l’influence des impressions que font sur eux, et les objets que le hasard leur présente, et les discours qu’ils entendent, et les actions dont ils sont témoins, et les événements de leur vie, ils ne sont pas défendus par la force d’habitudes plus anciennes, ou par ces intérêts plus puissants que leurs rapports dans la société n’ont pu encore leur donner ; ils doivent donc céder plus aisément à ces impressions, être plus inévitablement modifiés par elles. Si on les abandonne absolument au hasard, quand même on pourrait se flatter qu’ils conserveraient ces grands traits de bonté et de justice originelle, résultat nécessaire des lois de la nature, ne devrait-on pas craindre que ces traits ne perdissent au moins leur pureté ou leur ensemble, comme on voit souvent la régularité que la nature avait donnée à ceux du visage, s’altérer par l’effet des maladies de l’enfance, d’une nourriture plus ou moins saine, d’un travail forcé, et par l’influence de la température ou l’insalubrité du climat ? On ne peut sans doute gouverner ici tous les événements, et soustraire absolument ces habitudes à l’empire du hasard ; mais on peut mettre à profit les événements, quels qu’ils puissent être.

Tout ce qui est vraiment indépendant de la volonté humaine peut être utilement employé par une raison éclairée : excepté les mauvais principes qui naissent de la communication avec des hommes corrompus, tout peut être plié aux vues d’une éducation bien dirigée. Les bienfaits de la fortune, comme ses revers, le calme et la santé, la tristesse ou l’excessive sensibilité qui accompagne les souffrances, les avantages ou les désavantages personnels, donnent également les moyens de former le caractère et le sens moral. Les actions, les sentiments dont les enfants sont témoins, peuvent fournir des leçons utiles, soit qu’ils méritent d’être imités, soit qu’ils ne doivent inspirer que de l’indignation ou du mépris. Cette science d’employer ce qu’offre la suite des événements, quand on ne peut les diriger à son gré, doit, dans la pratique commune, se borner à un petit nombre de préceptes fondés sur l’observation et sur la connaissance de la nature ; et ces préceptes, développés par des exemples bien choisis, seront facilement mis à la portée des hommes les moins instruits. je n’insiste point sur ce qu’on appelle les mœurs. Veut-on en inspirer ? qu’on éloigne, au lieu de les fortifier, ces idées chimériques de pureté, ces sentiments d’une horreur machinale, qui ne sont l’ouvrage ni de la nature ni de la raison ; mais qu’on apprenne aux enfants que celui qui se fait un jeu des peines d’un autre, ou en sacrifie le bonheur a ses fantaisies, n’est qu’un homme dur et barbare, qui, en plaisantant avec légèreté sur son crime, l’aggrave et ne l’excuse pas, que la mode peut absoudre, mais que l’humanité condamne. Faites en sorte qu’un acte d’inhumanité répugne, pour ainsi dire, à leur organisation ; ne les bornez pas à cette probité grossière qui ne respecte dans autrui que son argent : qu’ils sachent que le soin de conserver les forces nécessaires pour remplir l’étendue de leurs devoirs, en est un aussi réel, aussi sacré. Ralliez d’un côté les mœurs à l’intérêt personnel en les présentant comme un régime nécessaire au bonheur ; attachez-les de l’autre aux grands principes de la morale. Si vous éloignez ensuite les enfants de l’oisiveté ; si vous leur donnez le goût du travail ; si vous faites naître le besoin de la bienveillance, de l’estime d’autrui et de la leur, alors soyez sûrs qu’ils auront des mœurs, et s’ils en manquent, ne désespérez encore ni de leurs talents, ni même de leurs vertus.


Enseignement pour les hommes.


L’enseignement de ces divers objets doit être établi d’après les connaissances acquises dans la première éducation. Ceux qui en ont parcouru les deux derniers degrés, et qui peuvent encore suivre, s’ils le veulent, les leçons des maîtres attachés aux diverses sciences particulières, seront en état de puiser leur instruction dans les livres. Il n’en est pas de même de ceux qui ont été bornés à l’instruction du premier âge. L’enseignement leur est encore nécessaire ; on pourrait donc établir que le maître, chargé de cette première instruction, le serait en même temps de donner chaque dimanche une leçon où seraient admis les enfants sortis des écoles, les jeunes gens des deux sexes, les pères et les mères de famille ; car il faut encore ici bien se garder de séparer les hommes des femmes, de préparer à celles-ci une instruction plus bornée, et d’abuser du nom de la nature pour consacrer les préjugés de l’ignorance et la tyrannie de la force. Une nation ne peut avoir d’instruction publique, si les femmes ne peuvent y remplir les devoirs d’instituteurs domestiques ; et pourquoi exclurait-on de fonctions qui doivent employer un grand nombre d’individus, et qui exigent une vie sédentaire, précisément la moitié du genre humain, à qui sa constitution physique en impose la nécessité et en donne le goût ?

Pour des hommes occupés, la plupart, de travaux corporels, le jour de repos peut être aussi un jour d’étude ; car le repos vraiment salutaire ne consiste pas dans la nullité absolue, mais dans le changement d’action. L’homme qui a travaillé toute la semaine à un ouvrage pénible se délasse lorsqu’il exerce son esprit, comme le travail du corps reposerait le savant fatigué par de trop longues méditations.

D’ailleurs, si, par des motifs d’utilité qu’il serait superflu de détailler ici, les hommes, au lieu de choisir arbitrairement leurs moments de repos, sont convenus d’y consacrer le même jour, et de l’assujettir à une période régulière, ce jour sera rempli tout entier ou par des affaires, ou par des divertissements. Le besoin, une activité peu commune, ou la nécessité de presser certains ouvrages, pourront à peine forcer quelques hommes à travailler pendant que les autres se reposent, et les retenir dans leurs ateliers, lorsqu’ils entendent autour d’eux les accents du plaisir et de la gaieté. Destinons donc une partie de ces jours à des occupations instructives ; car les affaires n’occuperont que le plus petit nombre un jour entier de divertissements finirait par l’ennui ; l’ennui conduit à des habitudes dangereuses pour l’économie, pour la santé ou pour la morale ; et c’est rendre à la société un véritable service, que d’offrir librement aux hommes sages un moyen d’employer, d’une manière utile, le jour enlevé à leurs travaux ordinaires.

Dans ces leçons, on présenterait une exposition raisonnée des dispositions principales de la constitution et des lois, pour en instruire ceux des enfants qui ne les connaissent pas encore, et les rappeler aux autres. On leur exposerait en même temps les nouvelles lois qui seraient portées, les motifs donnés à ces lois. On leur développerait ce qui, dans les objets d’instruction dont on vient de tracer le plan, peut être mis à leur portée, ce que le temps leur permettrait d’apprendre. Comme enfin les enfants sont sortis des écoles dans un temps où on n’avait pu compléter pour eux l’enseignement de la morale, on achèverait alors cette instruction, et ce serait un moyen de la rappeler et à la jeunesse et aux hommes faits.

Ne craignons pas l’ennui de ces leçons. Que l’instruction soit facile, et elle deviendra pour eux un plaisir. Ne jugeons pas ces hommes de la nature qui, au milieu de leurs occupations monotones, ne sentent pas le besoin d’être agités par des sentiments vifs, ou occupés d’idées nouvelles, d’après le tourment que nous fait éprouver une activité qui consume plus d’aliments qu’elle n’en peut rassembler. N’en jugeons point d’après notre dédain pour tout ce qui n’est que modestement utile, croyons qu’ils peuvent trouver à apprendre des choses communes un plaisir qu’un retour de vanité ne corrompt point, que l’habitude d’impressions plus fortes n’a point émoussé. Heureux par les seuls sentiments de la nature, satisfaits d’une nourriture grossière, leur corps, leur âme, leur esprit sont à l’unisson ; et, en tout genre, des aliments simples suffisent à leurs désirs.


La connaissance des moyens de s’instruire par les livres doit faire partie de l’enseignement.


Il faudrait surtout leur apprendre à s’instruire par les livres. Dans quelques genres de sciences, la lecture, indépendamment de tout autre secours, suffit pour tout connaître. Telles sont les sciences mathématiques. Les maîtres peuvent faciliter le travail ; la conversation des savants célèbres peut quelquefois faire naître des idées, éclairer sur la marche du génie, sur quelques difficultés qui appartiennent au dernier terme de la science ; mais cette utilité est presque insensible. Il n’en est pas de même des sciences physiques. Eût-on réuni dans les livres toutes les ressources que l’art du dessin ou même la peinture peut leur prêter, ceux qui n’auraient que ce moyen d’instruction n’y puiseraient que des connaissances très imparfaites, toujours vagues et souvent fausses. En général, les livres rendent rigoureusement toutes les idées abstraites, mais ils ne présentent les objets réels que d’une manière incomplète et pénible. Entre ces objets et la peinture que la parole peut en tracer, il reste toujours une différence que la seule habitude d’étudier tour à tour les choses et les livres peut faire disparaître. La description d’une machine ou d’une plante, le récit d’une expérience chimique ne suppléent à la vue ni de la machine, ni de la plante, ni de l’expérience, que pour ceux qui ont déjà des connaissances réelles dans la mécanique, dans l’histoire naturelle, dans la chimie. C’est donc pour eux seuls que le plan ou la description d’une machine est la machine même, que le récit de l’expérience, s’il est bien fait, en met sous les yeux les procédés et les résultats ; qu’enfin, l’idée de l’objet qu’ils n’ont pas vu peut être la même que celle qui, après l’avoir observé, leur serait restée dans la mémoire. Il faut, dans ces différents genres, qu’une instruction prise sur les objets mêmes ait précédé celle que les livres peuvent donner.

Dans d’autres genres, il faut de plus apprendre à les lire. Quelque bien fait que soit un livre, il n’aura jamais qu’une demi-utilité, si celui qui le lit ne sait pas comment trouver, dans un autre, un éclaircissement dont il a besoin, chercher un mot dans un dictionnaire, un objet dans une table, un lieu sur une carte, une époque sur un tableau chronologique, ou suivre une description sur une planche. Ce n’est pas tout encore : peut-on répondre qu’un homme ne lira jamais que des ouvrages élémentaires qui ne renferment que des vérités ? Il faut donc lui apprendre à entendre aussi les autres livres, à en appliquer les raisonnements et les maximes aux principes sur lesquels il a déjà arrêté son opinion, à ne prendre littéralement ni les figures de style ni les exagérations d’idées. Dans tout ce qui n’est ni métaphysique intellectuelle ou morale, ni calcul, ni faits naturels, on aurait peine à trouver des phrases qui n’eussent qu’un seul sens. Presque toujours elles ont le double but d’exposer une proposition, et de soutenir l’attention de l’homme à qui on l’expose, en excitant un sentiment, en présentant des images, en choisissant des expressions qui réveillent d’autres idées.

Accoutumés à lire, habitués à des styles divers, ces accessoires nous amusent ou nous intéressent, nous rebutent ou nous ennuient, mais ne nous empêchent pas de saisir, sous l’enveloppe qui la couvre, la proposition qu’on veut nous faire entendre. Il n’en est pas de même de ceux qui n’ont pas cette habitude. Il ne serait pas difficile de faire un récit purement allégorique où, changeant les noms, dénaturant les événements, faisant agir des êtres imaginaires, supposant des faits chimériques, on aurait cependant écrit une histoire réelle très claire pour un certain nombre de personnes, mais absolument inintelligible pour tous les autres, ou plutôt leur présentant, soit un conte, soit (pourvu que le merveilleux y ait été ménagé) une histoire absolument disparate. Or, ce double sens, si sensible dans cet exemple, n’est pas moins réel dans la plupart des livres. Il existe entre les hommes dont l’esprit est exercé et les autres, la même différence qu’entre ceux qui ont ou qui n’ont pas la clef de l’allégorie. Comment donc s’instruire dans les livres, si on n’a pas appris à les bien entendre ?

Les éléments très simples de ce qu’on appelle critique ne sont pas moins nécessaires ; il faut distinguer les caractères et les degrés de l’autorité que donne aux faits ou le genre des livres qui les renferment, ou le nom des auteurs, ou le style et le ton de l’ouvrage, ou, enfin, la nature même de ces faits ; il faut savoir se décider entre les témoignages opposés, et pouvoir reconnaître quand l’accord de ces témoignages devient un signe de vérité.

Le premier mouvement des hommes est de prendre littéralement et de croire tout ce qu’ils lisent comme tout ce qu’ils entendent. Plus celui qui n’a pas appris à se défendre de ce mouvement lira de livres, plus il deviendra ignorant ; car on ne sait que des vérités, et toute erreur est ignorance. La lecture n’apprendrait rien à un homme armé d’une défiance aveugle ; celui, au contraire, qui, résistant à cette impression, n’admet que ce qui est prouvé, et demeure dans le doute sur tout le reste, ne trouvera dans les livres que des vérités.


des livres nécessaires à cette instruction.


Livres élémentaires qui doivent être la base de l’enseignement des élèves.


Voyons maintenant quels livres il est bon de préparer et pour l’instruction directe et pour celle qu’on abandonne absolument à la volonté.

Il est nécessaire d’avoir d’abord des livres élémentaires qui aient pour objet les diverses parties d’enseignement que nous venons d’exposer. Ces livres doivent surtout être composés pour les hommes qui ont été bornés au premier degré d’instruction, puisque les livres élémentaires destinés aux autres degrés en tiendront lieu pour ceux qui les ont parcourus. Cependant, comme ces nouveaux éléments doivent présenter les objets sous un point de vue plus rapproché des usages communs, ils peuvent encore être utiles, même aux hommes les plus éclairés ; car celui dont la mémoire est la plus sûre, dont la tête est la plus forte, et l’attention la plus libre, est encore bien loin d’avoir à sa disposition tout ce qu’il a su, et même tout ce qu’il a fait.


Ouvrages historiques.


À ces ouvrages élémentaires, il faut joindre des recueils d’histoires, d’abord par traits détachés, puis renfermant la vie entière de quelques hommes célèbres. On trouverait un modèle en ce genre dans Plutarque pour les vies des guerriers, des hommes d’État : celles qu’il nous a laissées réunissent à une collection précieuse de faits propres à caractériser les hommes et à peindre les mœurs, un choix non moins heureux de mots ou fins, ou sublimes, ou touchants. Le naturel du style, les réflexions qui, dictées par un sens droit, respirent la bonhomie, la candeur et la simplicité, enfin, ce goût d’une vertu indulgente et modeste qui en consacre toutes les pages, ont fait de cet ouvrage une lecture délicieuse pour les esprits justes ou les âmes pures et sensibles. Le changement des opinions et des mœurs n’en a pu détruire le charme.

On pourrait employer une partie de cet ouvrage en se servant de la traduction d’Amyot, qu’il serait facile de purger des fautes de langage, sans lui rien ôter de sa naïveté, qui la fait préférer encore à des traductions plus correctes, mais privées de mouvement et de vie ; car il ne faut pas croire que l’agrément du style d’Amyot, la grâce ou l’énergie de celui de Montaigne, tiennent à leur vieux langage. Sans doute l’usage qu’ils font de quelques mots expressifs qui ont vieilli, de quelques formes de phrases énergiques ou piquantes, aujourd’hui proscrites de la langue, contribuent au plaisir que donne la lecture de leurs ouvrages ; mais rien n’exige le sacrifice de ces mots et de ces phrases. La pureté du style ne consiste pas à n’employer que les mots ou les tours qui sont du langage habituel, mais à ne blesser ni l’analogie grammaticale, ni l’esprit de la langue, dans les mots non usités, dans les formes de phrase ou nouvelles ou rajeunies qu’on peut se permettre ; elle exige de ne choquer l’usage que pour s’exprimer avec plus de propriété, de précision, d’énergie et de grâce ; et cette règle est fondée sur la raison même. En effet, toute violation de l’usage produit une impression qui nécessairement occupe une partie de l’attention destinée pour entendre ce qu’on lit ou ce qu’on écoute : il faut donc un dédommagement à cette peine. Ainsi, en préparant pour l’instruction commune l’ouvrage d’un de nos vieux auteurs, rien n’empêche de conserver l’ancien mot, s’il est meilleur, mais rien ne doit non plus empêcher de le corriger, s’il n’a d’autre mérite que d’être en désuétude. Il serait plus nécessaire encore de retrancher des vies de Plutarque les prodiges, les contes, les faux jugements, les opinions absurdes qu’on y trouve si souvent. Ceux qui cherchent à connaître l’esprit du temps où il a vécu liront ses œuvres telles qu’il les a laissées ; ceux qui ne veulent qu’une lecture agréable et utile ne perdront rien à ces retranchements.

On pourrait, en imitant Plutarque, donner aussi la vie des hommes illustres modernes, et l’on préférerait les compatriotes. Il ne serait pas difficile d’écrire philosophiquement la vie chevaleresque de Bayard ou de Du Guesclin. Les hommes devenus égaux sous l’empire de la raison, peuvent contempler avec plaisir comme avec fruit, au milieu de l’espèce humaine avilie, ces âmes vraiment nobles que les préjugés qui les asservissaient n’avaient pu dégrader, et qu’une fausse hauteur n’avait pas rabaissées. Ils verront avec intérêt les efforts que le courage a faits pour la liberté rendus inutiles par l’ignorance, et partout l’inégalité ramenant la tyrannie. Ils admireront quelques hommes rares s’élevant au-dessus de leur siècle, et ne prenant de ses erreurs qu’assez pour ne pas rendre trop invraisemblable qu’ils aient pu lui appartenir.

Les éloges faits dans les académies donneraient des modèles pour la vie des savants, des philosophes, des littérateurs célèbres. Dans les siècles de préjugés, ceux qui ont éclairé les hommes ont diminué souvent le mal que leur faisaient ceux qui les gouvernaient, et dans un siècle de lumières toute vérité nouvelle devient un bienfait. L’histoire des pensées des philosophes n’est pas moins que celle des actions des hommes publics une partie de l’histoire du genre humain. D’ailleurs, les vertus simples d’hommes heureux par l’indépendance et par l’étude, sont d’une imitation plus facile, plus générale que les vertus publiques d’un général ou d’un chef de nation. Il serait utile que tout homme eût les vertus d’un sage, mais bien peu trouveraient à employer celles d’un héros ; et il n’est pas à désirer que beaucoup en aient ni le désir ni le besoin[8].

Si des contes d’invention sont préférables pour les enfants, dont l’esprit naissant encore a besoin que les événements qui doivent lui servir de leçons se proportionnent à sa faiblesse, l’histoire convient mieux aux hommes. Sans être moins morale, dès qu’on est en état de l’entendre, elle est de plus une leçon d’expérience ; elle montre non seulement ce que l’on doit, mais aussi ce que l’on peut faire.

D’ailleurs, si les romans sont utiles, c’est surtout quand ils cachent l’intention de l’être. Ils ne sont donc pas du nombre des livres que la puissance publique doive destiner à l’instruction directe.


Un dictionnaire, un journal, un almanach.


À ces ouvrages pour l’instruction des hommes on doit joindre des dictionnaires, des almanachs, des journaux. Ainsi, il faudrait une petite encyclopédie très courte, et précisément à la portée de ceux qui n’auraient reçu que le premier degré d’instruction : il faudrait qu’ils pussent y trouver l’explication des mots qu’ils n’entendraient pas dans les livres, les connaissances les plus usuelles, celles qui forment, en quelque sorte, le corps de chaque science ; enfin, l’indication des livres dans lesquels ils pourraient s’instruire davantage. On y ajouterait un journal qui renfermerait les nouvelles lois, les opérations administratives, les découvertes dans les sciences, les nouvelles pratiques dans les arts, les faits intéressants de l’économie rurale. Enfin, on rassemblerait chaque année, dans un almanach, ce que ce journal renfermerait de plus intéressant, de plus utile à conserver.

On pourrait y répéter quelques tables utiles d’éléments nécessaires à connaître, et qu’il est commode de pouvoir retrouver à volonté sans en charger sa mémoire, telles que les époques principales, quelques éléments du système général du monde, les poids et mesures, la température moyenne, la population, les productions les plus générales, les plus utiles des divers pays ; le tableau de l’organisation politique de la nation. Cet almanach aurait une partie commune à toutes les divisions du pays, et une particulière pour chacune d’elles. On ferait en sorte que le même ouvrage, suivant que l’on en prendrait plus ou moins de parties, pût convenir à tous les degrés d’instruction et d’intérêt. Ces livres doivent être écrits d’un style simple, mais grave. Le bonhomme Richard peut multiplier les proverbes ; mais la puissance publique manquerait au respect qu’elle doit au peuple, si des ouvrages adoptés par elle avaient ce genre de familiarité qui annonce une supériorité dont on veut bien faire le sacrifice.


Ouvrages que l’on doit se borner à encourager.


jusqu’ici il n’est question que des ouvrages dont la puissance publique doit ordonner et diriger l’exécution ; mais il en est d’autres qu’il faut se borner à encourager. Chaque chef-lieu d’instruction doit avoir une bibliothèque ; et en désignant des ouvrages pour être mis, les uns dans les bibliothèques des districts, les autres, en plus grand nombre, dans celles des départements, on aura un moyen d’accélérer la composition, la publication des livres utiles, et, en quelque sorte même, d’après leur degré d’utilité, sans être obligé à une nouvelle dépense. Ce serait à la fois et un avantage réel et une marque d’honneur pour un écrivain, que de voir ses ouvrages placés dans cette liste ; mais il faudrait avoir soin de n’employer de cette manière qu’une partie des fonds destinés à chaque bibliothèque, et laisser à celui qui en sera chargé l’emploi libre du reste. Par ce moyen, la puissance publique ne pourra affecter sur les opinions une domination toujours dangereuse, en quelque main qu’elle soit confiée, et, ici comme ailleurs, on sera fidèle au principe de ne rien diriger qu’en respectant l’indépendance.

Je placerais au nombre des travaux qu’il est bon d’encourager, d’abord une édition abrégée des auteurs du seizième, du dix-septième, et même d’une partie du dix-huitième siècle qui ont une réputation méritée ; tels que Descartes, la Motte le Vayer, Arnaud, Bayle, Nicole, etc. ; car il peut être aussi utile, aussi intéressant de connaître la manière de voir de ces hommes célèbres, qu’il est impossible de les lire, vu l’étendue de leurs ouvrages et ce qu’ils renferment de fastidieux, aujourd’hui que les hommes n’ont plus les mêmes opinions, ne sont plus occupés des mêmes intérêts. En effet, à mesure que les livres se multiplient, qu’il nous en reste d’un plus grand nombre d’époques, les progrès des lumières changent en absurdités ce qui passait pour des vérités éternelles, et font mépriser des questions qu’on croyait importantes. Les petits détails excitaient chez les contemporains la curiosité et l’intérêt ; à peine la postérité veut-elle connaître les masses : on avait besoin de prouver longuement ce dont on ne doute plus aujourd’hui ; souvent même la forme, la nature des preuves ne sont plus les mêmes : ce qui satisfaisait autrefois tous les esprits ne serait plus qu’un ramas inutile de lieux communs ou de vagues hypothèses. Ainsi les livres cessent de pouvoir être une lecture commune après une période de temps d’autant plus courte, que la marche de la raison a été plus rapide, ou il faut, en leur faisant subir des retranchements, les rendre intéressants pour tous les lecteurs ; tandis que les savants seuls liraient encore ces originaux, ces abrégés bien faits suffiraient même aux hommes éclairés.

Mais il ne faudrait pas ici, comme nous l’avons proposé pour les vies des hommes illustres, destinées à l’éducation morale, retrancher ce qui ne tend pas directement à l’instruction, et on doit y laisser tout ce qui caractérise l’auteur ou le siècle. Ces livres doivent être des mémoires pour l’histoire de l’esprit humain, de ses efforts, de ses chutes ou de ses succès dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie. Celui qui se borne à ne connaître que l’époque où il vit, eût-elle sur celle qui la précède une supériorité marquée, s’expose à en partager tous les préjugés ; car chaque génération a les siens, et le plus dangereux de tous serait de se croire assez près des dernières bornes de la raison pour ne plus en avoir à craindre. Une partie des ouvrages des mathématiciens, des astronomes, des physiciens, des chimistes devrait entrer dans cette collection. Quoique les progrès de ces sciences aient amené de nouvelles méthodes, il est bon de connaître celles qui les ont précédées, de pouvoir y observer la marche du génie, de le voir aux prises avec les difficultés dont nous nous jouons aujourd’hui.

Une autre entreprise non moins digne d’encouragement serait la traduction de tous les livres un peu importants qui paraissent dans les diverses langues de l’Europe sur les sciences, sur la politique, la morale, la philosophie, les arts, l’histoire, les antiquités. Par ce moyen, chaque nation tout entière profiterait des progrès de tous les peuples : une communication de lumières presque instantanée s’établirait entre eux, et la France qui en serait le foyer en retirerait les principaux avantages. Ses grands écrivains ont rendu la langue française celle de tous les hommes éclairés de l’Europe ; déjà plusieurs nations ont adopté les formes plus simples, plus méthodiques de nos phrases, en sorte que leurs langues ne diffèrent presque plus de la nôtre que parce qu’elles emploient des mots différents et différemment modifiés. Or, si la connaissance du français ajoutait au plaisir de pouvoir lire nos bons ouvrages, l’utilité de trouver dans nos traductions tout ce qui dans les autres langues mériterait d’être connu presque au moment où ceux qui les entendent peuvent en profiter, elle obtiendrait bientôt l’honneur de devenir véritablement une langue universelle. Et de quelle utilité ne nous serait pas cet avantage ! Aujourd’hui aucune autre nation ne pourrait ni nous le disputer, ni nous empêcher de nous en saisir. Deux seulement pourraient lutter avec la nôtre par le nombre des hommes qui les parlent, par l’étendue des pays où elles sont d’un usage commun, par le mérite et la multiplicité des livres déjà publiés dans ces langues, ou que chaque année voit paraître ; enfin, par le rôle imposant que ces nations jouent dans l’Europe. C’est la langue allemande et la langue anglaise ; mais leur usage est moins répandu chez les nations étrangères que celui du français ; et cette seule raison, quand même elles imiteraient le projet que nous indiquons ici, suffirait pour faire irrévocablement pencher la balance en notre faveur.


Facilité de composer les divers ouvrages nécessaires à l’instruction.


Dans ces mémoires, j’ai souvent parlé de livres élémentaires destinés aux enfants ou aux hommes, d’ouvrages faits pour servir de guide aux maîtres chargés d’enseigner ces premiers éléments, de tableaux composés d’après différentes vues d’instruction. Peut-être n’est-il pas inutile d’avertir ici que j’avais formé le projet de ces ouvrages et préparé les moyens nécessaires pour les exécuter ; qu’ainsi je n’ai proposé aucune idée sans m’être assuré qu’il était possible et même facile de la réaliser. L’espérance de contribuer à faciliter les progrès de la raison, à en répandre plus promptement, plus également les principes dans les générations qui doivent nous remplacer, de les préparer, en s’emparant de leurs premiers instants, à recevoir ou à découvrir les vérités que la nature leur a réservées, m’aurait inspiré le courage de me livrer à ce travail. Au milieu du spectacle affligeant des erreurs et des vices qu’elles ont fait naître, il est consolant de pouvoir reporter ses jouissances vers l’avenir ; et c’est là que surtout elles existent pour ceux qui, à toutes les époques. comparant ce qui est avec ce qui pourrait être, ne peuvent jamais voir que dans l’éloignement le bien qu’ils conçoivent ; car telle est la loi de la nature, rarement sujette à des exceptions passagères amenées par des événements extraordinaires, que la raison devance toujours le bonheur, et que le sort de chaque génération soit de profiter des lumières de celle qui l’a précédée, et d’en préparer de nouvelles, dont celle qui la suivra doit seule jouir. Les générations naissantes n’opposent ni des préjugés, ni des passions, ni de fausses combinaisons d’intérêt personnel au bonheur qu’on veut répandre sur elles ; on n’a pas besoin qu’elles y consentent. Le bien qu’on leur fait d’avance est pur et ne coûte pas même de larmes aux méchants. Pourquoi le plaisir d’y concourir ne serait-il pas encore assez attrayant, quand aucune gloire n’y viendrait mêler sa séduction ? N’y a-t-il donc que la gloire qui puisse donner le courage de vaincre les difficultés ou les dégoûts du travail ? Et le plaisir de l’utilité qu’on prévoit dans un avenir éloigné ne peut-il pas suppléer à celui de poursuivre et de saisir des vérités cachées encore à tous les yeux ? Pourquoi ne jouirait-on pas du bien qui n’existe pas encore, et qui durera, comme on jouit du bien qu’on a fait, et qui peut-être n'existe déjà plus ? Mais ce n'était pas même l'idée d'une utilité générale qui m'avait porté à m'occuper de ces projets. Ne suffisait-il pas qu'ils ne fussent point inutiles à quelques individus ou à moi-même, car nos enfants sont trop près de nous, pour que leur bonheur ne soit pas un intérêt personnel et le premier de tous ?


De l'instruction que l'on peut trouver dans les cabinets de machines, d'histoire naturelle, etc.


À l'instruction puisée dans les livres s'unira celle que l'on peut trouver dans les cabinets d'histoire naturelle et de machines, ou dans les jardins de botanique, établis dans chaque chef-lieu. On aura soin de rassembler de préférence les objets qui se trouvent dans le pays même, et dont la connaissance a, pour ceux qui l'habitent, une utilité plus prochaine. On choisira les modèles des machines qui peuvent être employées dans les cultures qui y sont en usage, dans les arts qu'on y pratique, dans les manufactures qui y sont établies. On placera dans les jardins les plantes du pays qui sont employées dans la médecine ou dans les arts, celles dont on croirait utile d'y encourager la culture, celles, enfin, qu'il est bon de faire connaître pour apprendre à se préserver du mal qu'elles peuvent faire, soit à l'homme, soit aux animaux. Ces cabinets seraient ouverts aux citoyens à certains jours, et les dimanches, les professeurs chargés de l'enseignement particulier des sciences naturelles y feraient une leçon et répondraient aux questions qui leur seraient proposées.


Il est nécessaire d’enseigner les moyens de s’instruire soi-même par l’observation, et surtout la pratique des observations météorologiques.


Mais il ne suffit pas d’avoir multiplié les moyens de s’instruire par l’observation, si l’on n’y joint point des leçons sur l’art et les moyens d’observer. Bergmann en a donné un modèle pour la minéralogie : on en trouvera d’autres dans les ouvrages des botanistes pour la manière d’observer les plantes ; et il ne serait pas difficile de mettre les principes vraiment essentiels de cet art à la portée de tous les esprits. On insisterait sur celui de faire les observations météorologiques. L’influence des variations de l’atmosphère sur les productions de la terre, sur la santé des hommes, sur le succès même de plusieurs opérations des arts, rend ces observations très importantes. Il est vraisemblable que nous ne sommes pas éloignés du temps où il deviendra possible de prévoir ces variations, non pas avec l’exactitude et la précision des prédictions astronomiques, mais avec une probabilité assez grande pour qu’il soit beaucoup plus utile de prendre ces conjectures pour règle, que de s’abandonner au hasard. Ces sortes de prédictions ne sauraient être générales ; mais, suivant la nature des phénomènes, elles peuvent embrasser des espaces plus ou moins grands. Ainsi, on prédirait avec une égale justesse le temps qu’il doit faire dans une telle vallée, et celui qu’il doit faire dans telle autre ; mais la prédiction ne serait pas la même pour toutes deux. Les phénomènes des marées, qui dépendent d’une cause générale plus simple, et dont l’effet est moins altéré par d’autres influences, ne suivent pas rigoureusement les mêmes lois ni dans les diverses mers, ni sur des côtes différentes, ni même sur tous les points d’une même côte ; mais la théorie générale rend raison de toutes ces inégalités. Aussi serait-ce tout au plus à ce point que l’on pourrait porter la perfection des présages météorologiques.

Une autre considération oblige d’insister sur cet objet ; c’est que les hommes de la campagne se sont déjà fait un art de prédire qui, bien que dénué de toute vraie méthode, et souvent dirigé par des préjugés, n’est pas absolument chimérique. Il est impossible de les empêcher de s’y livrer ; et dès lors il devient nécessaire de leur apprendre à le perfectionner. Les signes naturels qui servent de base à leurs présages peuvent éclairer sur les conséquences qui résultent des observations faites avec les instruments, comme l’usage de ces instruments peut leur apprendre à faire de ces mêmes présages un usage plus sûr. J’aimerais à trouver dans chaque ferme un thermomètre, un baromètre, un hygromètre, et dans quelques-unes, un électromètre, enfin, un registre où le cultivateur aurait écrit ses remarques ; à le voir se servir de ses propres lumières, juger les traditions antiques comme les opinions modernes, et s’élever à la dignité d’homme par sa raison comme par ses mœurs.


Les sociétés savantes servent à l’instruction en dirigeant les opinions.


Parmi les moyens d’instruction pour les hommes, nous compterons encore les sociétés savantes. Il ne s’agit pas ici de leur influence sur le progrès des sciences et des arts, mais de celle qu’elles ont par leurs jugements et par leurs opinions. Il est impossible de supposer une instruction telle, que chaque homme soit en état de juger par lui-même de tout ce qui peut être utile, d’apprécier toutes les idées, toutes les inventions nouvelles ; car, de cela seul qu’elles sont nouvelles, il en résulte que, comme il a fallu du génie ou du travail pour les trouver, il faut, pour les juger au moment où elles paraissent, des connaissances qui se rapprochent de celles dont les inventeurs ont eu besoin dans leurs recherches. L’inégalité des esprits, celle du temps employé à s’instruire, la multiplicité des professions qui n’exercent point les facultés intellectuelles, ou qui les concentrent sur quelques objets, rend ce degré de perfection impossible. Il est donc utile qu’il existe des juges sur les lumières desquels la raison du commun des hommes puisse s’appuyer, et qui les dispensent, non de s’instruire, mais de choisir leur instruction. Il leur est utile d’avoir un signe auquel ils puissent reconnaître l’opinion des hommes éclairés, qui, lorsqu’elle est unanime et définitivement formée, se trouve presque toujours d’accord avec la vérité ; et voilà ce qu’ils trouveront dans un système de sociétés qui embrasserait toutes les sciences et tous les arts.

Ces guides n’égareront que bien rarement tant que ces sociétés renfermeront l’élite des hommes éclairés ; et si elles cessaient de la renfermer, elles perdraient leur autorité avant qu’elle pût devenir dangereuse. Quand bien même la puissance publique égarée voudrait la maintenir, ses efforts seraient inutiles. Dès l’instant où les querelles du jansénisme ont appris que la Sorbonne n’était plus l’élite des théologiens, ni la puissance royale, ni la protection du clergé n’ont pu lui conserver d’autorité parmi les amateurs en théologie. Les universités ont perdu la leur au moment où les académies ont offert au public un foyer de lumières plus brillant et plus pur.

La ligue qui semble s’être formée contre elles est celle des hommes qui, aspirant à dominer l’opinion pour gouverner les hommes ou pour usurper la gloire, voudraient anéantir une barrière qui s’oppose à leurs projets : elles seront donc utiles jusqu’au moment, encore très éloigné, où il deviendra impossible d’égarer l’opinion, en même temps qu’elles contribueront à en accélérer l’époque. Ce n’est pas un instrument dont on propose ici à la puissance publique de s’emparer pour augmenter sa force, mais c’est plutôt une censure utile qu’il est de son devoir d’établir contre elle-même.


Les spectacles, les fêtes doivent être des moyens indirects d’instruction.


Nous n’avons parlé jusqu’ici que des moyens directs d’instruire ou d’influer sur l’instruction proprement dite : il existe aussi des moyens indirects d’instruction, ou plutôt d’institution qu’on ne doit point négliger, mais dont il ne faut pas abuser, dont il serait aussi peu philosophique de nier que d’exagérer l’importance ; dont enfin, puisque leur action existerait indépendamment de la puissance publique il est bon qu’elle puisse s’emparer pour les empêcher de contrarier ses vues : je veux parier des spectacles et des fêtes.

On peut user de ces moyens pour rappeler fortement des époques sur lesquelles il est utile de fixer l’attention des peuples, pour nourrir en eux, pour y exciter jusqu’à l’enthousiasme les sentiments généreux de la liberté, de l’indépendance, du dévouement à la patrie ; enfin, pour graver dans les esprits un petit nombre de ces principes qui forment la morale des nations et la politique des hommes libres. Ceux qui ont pu observer depuis un demi-siècle les progrès de l’opinion, ont vu quelle a été sur elle l’influence des tragédies de Voltaire ; combien cette foule de maximes philosophiques, répandues dans ses pièces, ou exprimées par des tableaux pathétiques et terribles, ont contribué à dégager l’esprit de la jeunesse des fers d’une éducation servile, à faire penser ceux que la mode dévouait à la frivolité ; combien elles ont donné d’idées philosophiques aux hommes les plus éloignés d’être philosophes. Ainsi, l’on a pu dire, pour la première fois, qu’une nation avait appris à penser, et les Français, longtemps endormis sous le joug d’un double despotisme, ont pu déployer à leur premier réveil une raison plus pure, plus étendue, plus forte que celle même des peuples libres. Que ceux qui voudraient nier ces effets se rappellent Brutus accoutumant un peuple esclave aux fiers accents de la liberté, et au bout de soixante ans, dans le siècle où l’esprit humain a fait les progrès les plus rapides, se trouvant encore au niveau de la révolution française. Mais ces mêmes moyens peuvent corrompre l’esprit public comme ils peuvent le perfectionner ; il faut donc veiller sur eux, mais sans nuire aux droits de l’indépendance naturelle. Le théâtre doit être absolument libre. En a-t-on fait un moyen de porter atteinte aux droits des citoyens ? c’est un délit qu’il faut réprimer, et la possibilité d’abuser de la liberté ne donne pas le droit de la gêner. Adoptez le principe contraire, et il n’y restera rien de libre que par l’indulgence arbitraire du législateur ; car il n’y a rien qui, dans les mains d’un homme pervers, ne puisse devenir un instrument de crime. Mais la puissance publique, en honorant de ses regards les théâtres où l’on parle aux hommes un langage digne d’eux, en laissant les autres dans la foule des divertissements obscurs dont elle ne daigne pas remarquer l’existence, peut aisément les obliger à se conformer à ses vues.

L’on doit établir à des jours réglés des fêtes nationales, les attacher à des époques historiques. Il y en aurait de générales et de particulières. Une ville, dont les citoyens se seraient distingués dans une occasion mémorable, en consacrerait l’anniversaire par une fête ; la nation célébrerait celles où elle a pu agir tout entière ; celles-ci ne pourraient dater que du moment de sa liberté ; il n’a pu exister avant elle d’événements vraiment nationaux : mais il n’en serait pas de même des fêtes particulières. Une ville pourrait célébrer la naissance d’un homme illustre qui a reçu la vie dans ses murs, ou les actions généreuses de ses citoyens. Il y a de grands hommes et de belles actions sous toutes les constitutions. Repousser l’ennemi des remparts de sa ville, se dévouer pour le salut de sa contrée, quand même on n’a pas de patrie, de telles actions peuvent être encore des modèles d’héroïsme. Ces fêtes seraient accompagnées de spectacles donnés aux citoyens. Malgré le peu de constance de notre climat, il n’est pas impossible même dans les plus grandes villes, d’avoir, non des spectacles gratis, espèce d’aumône qu’on donne au peuple, et qui lui fait plutôt envier que partager les plaisirs du riche, mais des spectacles vraiment populaires. Sans doute, une tragédie compliquée, remplie des maximes ingénieuses, offrant les développements de toutes les nuances, de toutes les finesses du sentiment, exigeant une attention soutenue, une intelligence parfaite de tous les mots, et même la facilité de suppléer à ceux que l’oreille n’a entendu qu’à demi ; sans doute une tragédie de ce genre ne conviendrait pas à ces spectacles ; mais des pièces simples, où il y aurait plus d’actions que de paroles, plus de tableaux que d’analyses ; où les pensées seraient fortes, où les passions seraient peintes à grands traits, pourraient y être entendues ; et de la réunion de la pantomime à l’art dramatique naîtrait un nouvel art destiné à ces nobles divertissements. Il ne serait pas nécessaire que ces tragédies eussent un grand intérêt, pourvu qu’elles présentassent un fait historique imposant, et elles seraient préférables à la simple pantomime qui, exigeant de l’habitude pour être comprise, ne peut convenir à des spectacles qui ne sont pas journaliers. Ces pièces seraient en vers, afin que l’on en retînt plus aisément les maximes, et qu’on pût, par une déclamation un peu mesurée, se faire entendre d’un plus grand nombre de spectateurs : elles offriraient à l’art de nouvelles difficultés à vaincre, mais aussi il en naîtrait de nouvelles beautés.

Des marches solennelles, des revues et évolutions militaires, des exercices gymnastiques rapprochés de nos mœurs, différents de ceux des anciens, mais propres comme les leurs à disposer aux emplois sérieux de nos forces, ou destinés à prévenir les effets des habitudes nuisibles que certaines professions peuvent faire contracter ; des danses dont les figures et les mouvements rappelleraient les événements qu’on veut célébrer ; tous ces jeux seraient préparés dans des lieux dont les décorations, les inscriptions parleraient le même langage, ramèneraient aux mêmes idées, et ces exercices seraient à la fois un divertissement pour la jeunesse et l’enfance, un spectacle pour l’âge mûr et la vieillesse.

Les exercices des Grecs se rapportaient tous à l’art militaire ; mais bientôt, dans leur enthousiasme pour ces jeux, ils firent ce qui arrive si souvent aux hommes ; ils oublièrent le but, et se passionnèrent pour les moyens ; leurs gymnases créèrent des athlètes et cessèrent de former des soldats. À Rome, on fut plus fidèle à l’objet de l’institution, et jusqu’aux derniers temps de la république, les plaisirs de la jeunesse furent l’école de la guerre. Chez nous, c’est à diminuer l’influence dangereuse des métiers sédentaires sur la force et la beauté de l’espèce humaine, à corriger l’effet de ceux qui courbent l’homme vers la terre, à maintenir entre les diverses parties du corps l’équilibre rompu dans la plupart de ces travaux, que doivent tendre surtout ces mêmes exercices. Chez les anciens, ces métiers qui rendent l’homme moins propre aux travaux guerriers, étaient réservés aux esclaves ; c’était à des citoyens oisifs, à des hommes occupés de cultures qui développent tous les membres, que les exercices du gymnase étaient destinés. Assez heureux pour que notre liberté ne soit pas souillée par le crime, ce sont des mains libres qui exercent tous les métiers, qui cultivent tous les arts, et ce sont surtout les hommes dont les corps ont été pliés aux habitudes de ces métiers que notre gymnastique doit avoir en vue. Les jeunes gens se prépareraient à se distinguer dans ces fêtes, et on n’aurait pas besoin de plus d’appareil pour introduire dans l’éducation l’usage des exercices utiles. Tout, dans ces fêtes, respirerait la liberté, le sentiment de l’humanité, l’amour de la patrie ; on aurait soin de ne pas trop en laisser multiplier le nombre, et on se rendrait difficile pour leur accorder le nom imposant de fêtes publiques. On jugerait avec solennité si tel homme, si telle action, tel événement est digne de cet honneur, et une fête accordée à une capitale deviendrait une récompense pour toute la province. On y proclamerait les honneurs publics accordés à la mémoire des hommes de génie, aux citoyens vertueux, aux bienfaiteurs de la patrie ; le récit de leurs actions, l’exposition de leurs travaux deviendrait un motif puissant d’émulation et une leçon de patriotisme ou de vertu. On y distribuerait des prix ou des couronnes. Les prix doivent être réservés pour ceux qui auront le mieux rempli un objet utile, par un livre, une machine, un remède, etc. ; mais il ne doit pas y en avoir pour les actions. La gloire est sans doute une récompense digne de la vertu, mais la vanité ne doit pas en souiller les nobles jouissances. L’homme vertueux peut trouver une douce volupté dans les bénédictions publiques, dans le suffrage de ses égaux ; mais le plaisir de se croire supérieur n’est pas fait pour son cœur, et ce n’est pas à s’élever au-dessus d’un autre, c’est à se perfectionner lui-même qu’il emploie ses pensées et ses efforts.

D’ailleurs, pour porter un jugement de préférence, il faut avoir une échelle sûre, et elle manque pour le mérite des actions ; car ce mérite est surtout dans le sentiment qui les inspire, dans le mouvement qui les produit.

Les Romains l’avaient senti ; ils couronnaient celui qui avait remporté une victoire, pénétré le premier dans une ville, ou sauvé un citoyen ; c’était l’action et non l’homme qu’ils récompensaient, et ces honneurs ne pouvaient ni produire d’odieuses rivalités, ni faire prendre l’habitude de l’hypocrisie ni être distribués par la faveur ou la corruption.

On peut compter encore parmi les moyens d’instruction, l’influence qu’un goût perfectionné a sur la morale des peuples. Les nations qui dans les arts, qui dans les lettres, ont un goût noble et pur, ont aussi dans les mœurs et dans leurs vertus plus de douceur et plus d’élévation. Il est possible que tantôt les mœurs perfectionnent ou dépravent le goût, et que tantôt le goût les épure ou les corrompe ; mais peu importe que l’un des deux ait le premier agi sur l’autre, puisque bientôt cette action devient réciproque, et que ces habitudes de l’esprit ou de l’âme finissent nécessairement par être à l’unisson.

Je parlerai des arts lorsqu’il sera question de l’instruction relative aux professions diverses.

Je me bornerai à dire ici que l’exemple des monuments qui dépendent de la puissance publique suffit pour former le goût général, et l’emporter sur la bizarrerie des fantaisies particulières. Ces monuments sont vraiment les seules productions des arts qui existent habituellement sous les yeux du peuple, entretiennent le goût et l’émulation des artistes. Quant aux goût dans les lettres, s’il est pur, s’il est sain dans les ouvrages composés par ordre de la puissance publique, il se conservera ou il se formera dans le peuple.


Les effets d’un nouveau système d’instruction ne peuvent être que graduels.


On se tromperait si l’on croyait pouvoir recueillir, dès les premières années, les fruits de l’instruction même la mieux combinée, ou de la porter, à l’instant de son établissement, à toute la perfection dont elle est susceptible. Tout est ici à former à la fois, les pères dignes d’être instituteurs, les mères capables de surveiller et de suivre l’éducation, les maîtres propres à une nouvelle forme d’enseignement, les livres qui doivent être dirigés vers un but commun, les bibliothèques, les cabinets, les jardins de plantes distribués dans tous les chefs-lieux d’instruction, et tout cela ne peut être que l’ouvrage du temps, d’une attention longtemps soutenue. Il est possible même que les fonds nécessaires à cette dépense publique ne puissent s’obtenir ou se former que successivement. Mais dans les premiers instants, les enfants apprendront du moins ce qu’il leur importe de savoir : les hommes, quoique peu disposés à recevoir l’instruction, acquerront cependant quelques lumières, se déferont de quelques préjugés. Les livres des monastères peuvent servir, ou par eux-mêmes, ou par des échanges, à former les nouvelles bibliothèques. Des cabinets, où l’on a pour objet principal de rassembler les productions du pays, peuvent, en peu de temps, et sans beaucoup de frais, acquérir une consistance suffisante.


Pour les dépenses nécessaires à l’instruction, on peut ajouter aux fonds nationaux ceux de souscriptions particulières.


Aux fonds actuellement consacrés à l’éducation, on peut ajouter l’espérance de souscriptions que le zèle peut offrir. Sans s’écarter des principes qui s’opposent à l’éternité des fondations particulières, il est possible d’accorder aux souscripteurs la satisfaction de diriger et de déterminer jusqu’à un certain point l’emploi de ce qu’ils peuvent offrir. Cette liberté serait même alors un moyen de corriger les erreurs dans lesquelles les agents de la puissance publique pourraient tomber. Par exemple, en recevant les livres quels qu’ils fussent, ainsi que les objets destinés à être placés dans les cabinets, on pourrait suppléer à ce que les préjugés ou les systèmes de ces agents en auraient écarté. La puissance publique n’est ici que l’organe de la raison commune ; elle doit tout pouvoir contre l’opinion incertaine, partagée, chancelante ; mais il faut que l’opinion générale puisse agir indépendamment d’elle, et les moyens que nous avons proposés, faibles tant que cette opinion n’existe pas, deviendront suffisants si elle est une fois prononcée. Supposons, par exemple, que des bibliothèques semblables eussent existé il y a dix ans, et que les livres donnés par les particuliers n’eussent pu être rejetés, le gouvernement y aurait envoyé les discours sur l’histoire de France, les œuvres de Bergier, les veillées du château ; mais les zélateurs de la vérité y auraient placé les ouvrages de Rousseau et de Voltaire, et la puissance publique n’aurait pu retarder les progrès de la raison.

On peut de même, sans nuire à l’uniformité, à l’égalité de l’instruction, permettre ou l’établissement d’enseignements particuliers, ou celui de quelques places de plus, destinées à l’instruction gratuite. Cette liberté n’aurait que des avantages, si la durée de ces destinations était limitée, si elle se bornait, suivant leur nature, à celle de la vie du donateur, ou à un espace de temps déterminé ; et qu’après ce temps tout fût remis à la disposition libre de la puissance publique. On pourrait également, et aux mêmes conditions, recevoir, au lieu de sommes d’argent, des biens de toute espèce, mais toujours en fixant un terme au-delà duquel la nation pourrait librement en changer la forme. On n’écarterait par de telles limitations aucun des dons de la bienfaisance ou de la raison ; on diminuerait seulement ceux de la vanité : mais ne serait-ce pas aller précisément contre le but de toute instruction, le perfectionnement de l’espèce humaine, que de favoriser un des défauts qui la dégradent davantage ? Ne serait-il pas indigne de la majesté du peuple d’employer pour l’utilité publique les ressorts que les moines faisaient agir pour celle de leurs couvents, de profiter comme eux des préjugés ou des passions, de promettre à l’orgueil une gloire immortelle pour le don de quelques arpents de terre, comme autrefois ils promettaient au même prix une place dans le ciel ?


Progrès des avantages d’une nouvelle instruction.


Si les premiers effets d’une nouvelle instruction sont d’abord peu sensibles, on les verra peu à peu se développer et s’agrandir. Les jeunes gens, et après eux les enfants, formés dans les premiers temps, sauront mieux surveiller l’éducation de leur famille et donneront quelques maîtres dont l’esprit s’accordera mieux avec celui de l’institution. Dans une seconde génération, elle se perfectionnera encore. Enfin, dans une troisième, la révolution pourra s’achever ; mais dans l’intervalle, on aura déjà joui d’avantages d’autant plus grands qu’on sera parti de plus loin ; et comme ici les générations se pressent, et qu’on peut les évaluer à douze ans, durée de l’éducation la plus longue, on voit que la postérité pour laquelle on aura travaillé n’est pas cependant assez éloignée de nous pour qu’il y ait de la philosophie à s’occuper d’elle.

Qu’il me soit permis de présenter à ceux qui refusent de croire à ces perfectionnements successifs de l’espèce humaine un exemple pris dans les sciences où la marche de la vérité est la plus sûre, où elle peut être mesurée avec plus de précision. Ces vérités élémentaires de géométrie et d’astronomie qui avaient été dans l’Inde et dans l’Égypte une doctrine occulte, sur laquelle des prêtres ambitieux avaient fondé leur empire, étaient dans la Grèce, au temps d’Archimède ou d’Hipparque, des connaissances vulgaires enseignées dans les écoles communes. Dans le siècle dernier, il suffisait de quelques années d’étude pour savoir tout ce qu’Archimède et Hipparque avaient pu connaître ; et aujourd’hui deux années de l’enseignement d’un professeur vont au-delà de ce que savaient Liebniz ou Newton. Qu’on médite cet exemple, qu’on saisisse cette chaîne qui s’étend d’un prêtre de Memphis à Euler, et remplit la distance immense qui les sépare ; qu’on observe à chaque époque le génie devançant le siècle présent, et la médiocrité atteignant à ce qu’il avait découvert dans celui qui précédait, on apprendra que la nature nous a donné les moyens d’épargner le temps et de ménager l’attention, et qu’il n’existe aucune raison de croire que ces moyens puissent avoir un terme. On verra qu’au moment où une multitude de solutions particulières de faits isolés commencent à épuiser l’attention, à fatiguer la mémoire, ces théories dispersées viennent se perdre dans une méthode générale, tous les faits se réunir dans un fait unique, et que ces généralisations, ces réunions répétées n’ont, comme les multiplications successives d’un nombre par lui-même, d’autre limite qu’un infini auquel il est impossible d’atteindre.


L’union de la philosophie à la politique sera un des premiers avantages de la réforme dans l’instruction.


Mais une des principales utilités d’une nouvelle forme d’instruction, une de celles qui peuvent le plus tôt se faire sentir, c’est celle de porter la philosophie dans la politique, ou plutôt de les confondre.

Il n’existe, en effet, que deux espèces de politique, celle des philosophes, qui s’appuie sur le droit naturel et sur la raison, et celle des intrigants, qu’ils fondent sur leur intérêt, et que pour trouver des dupes ils colorent par des principes de convenance et des prétextes d’utilité.

Que dans les pays dévorés par le fléau de l’inégalité, un grand, placé par sa naissance sur les marches du trône, un ministre nourri dans le tourbillon des grandes affaires, un homme décoré dès son enfance d’une place héréditaire ou vénale, se croient les maîtres des autres hommes, et regardent avec un insolent dédain le philosophe qui prétend régler par de vains raisonnements le monde qu’ils oppriment ou qu’ils dépouillent, leur folie ne mérite que le mépris et la pitié ; c’est l’effet involontaire et incurable de leur éducation, et on ne doit pas en être plus étonné que de voir un Siamois adorer Sammonocodom. Mais que l’on ose répéter ce langage dans un pays libre ; que des hommes qui par la protection de quelques commis sont parvenus à des places du second ordre ; que d’autres qui doivent à leurs livres toute leur réputation ; que des compilateurs de dictionnaires ou de gazettes ; que de jeunes gens portés par le hasard, au sortir des écoles, à une place importante, se permettent d’imiter ce superbe langage, alors on a droit de s’indigner d’une opinion qui ne peut être sincère.

L’idée de soumettre la politique à la philosophie a d’autres adversaires encore. Ceux-ci croient que le simple bon sens doit suffire à tout, pourvu qu’il s’unisse à un grand zèle. Quelques-uns y ajoutent seulement le secours d’une illumination intérieure qui supplée aux lumières acquises, et avec laquelle on se passe de raison.

Quel est le motif secret de ceux qui professent ces opinions ? C’est d’abord le désir de s’écarter des hommes qui peuvent les apprécier, afin d’avoir plus de facilité pour tromper le reste ; c’est la crainte que la philosophie ne porte sur leur conduite une lumière sûre et terrible, qu’elle n’éclaire à la fois la nullité de leurs idées et la profondeur de leurs projets.

C’est ensuite la haine des principes qui, fondés sur la justice, sur la raison, opposent à toutes les conspirations de l’orgueil ou de l’avidité une inflexibilité désespérante. C’est, enfin, l’envie qui craint d’être obligée de reconnaître la supériorité des lumières et d’y céder. On hait dans les autres les talents auxquels on ne peut atteindre, et la gloire qui récompense le bien qu’ils font, et l’obstacle qu’ils mettent au mal qu’on voudrait faire.

Voulez-vous échapper aux pièges de ces imposteurs ? Voulez-vous que les places deviennent le prix des lumières, que des principes certains dirigent toutes les opérations importantes ? Faites que dans l’instruction publique ouverte aux jeunes citoyens, la philosophie préside à l’enseignement de la politique ; que celle-ci ne soit qu’un système dont les maximes du droit naturel aient déterminé toutes les bases.

Alors, les citoyens sauront à la fois échapper aux ruses des ambitieux, et sentir le besoin de confier leurs intérêts aux hommes éclairés. Une fausse instruction produit la présomption ; une instruction raisonnable apprend à se défier de ses propres connaissances. L’homme peu instruit, mais bien instruit, sait reconnaître la supériorité qu’un autre a sur lui, et en convenir sans peine. Ainsi une éducation qui accoutume à sentir le prix de la vérité, à estimer ceux qui la découvrent ou qui savent l’employer, est le seul moyen d’assurer la félicité et la liberté d’un peuple. Alors, il pourra ou se conduire lui-même, ou se choisir de bons guides, juger d’après sa raison, ou apprécier ceux qu’il doit appeler au secours de son ignorance.



QUATRIÈME MÉMOIRE[9].

SUR L’INSTRUCTION RELATIVE AUX PROFESSIONS.


Division des professions en deux classes.

Toute profession doit être utile à ceux qui l’exercent, comme elle l’est à ceux qui l’emploient.

Cependant elles forment deux classes bien distinctes. Les unes ont pour objet principal de satisfaire les besoins, d’augmenter le bien-être, de multiplier les jouissances des hommes isolés ; elles ne servent qu’à ceux qui veulent profiter de leurs travaux.

En général, les hommes qui exercent ces mêmes professions ne s’y livrent que pour s’assurer une subsistance plus ou moins étendue ; ce n’est pas la société entière qu’ils servent, c’est avec d’autres individus qu’ils échangent leur travail contre de l’argent ou contre un autre travail.

Il est d’autres professions, au contraire, dont l’utilité commune paraît être le premier objet ; c’est à la société en corps que ceux qui les embrassent consacrent leur temps et leur travail, et elles sont en quelque sorte des fonctions publiques.

On doit placer dans la première classe tous les métiers, toutes les professions mécaniques, et même les arts libéraux, quand ils ne sont véritablement exercés que comme des métiers.

La peinture, la sculpture sont des arts dans un homme qui sait exprimer les passions et les caractères, émouvoir l’âme ou l’attendrir, réaliser enfin ce beau idéal dont l’observation de la nature et l’étude des grands modèles lui a révélé le secret ; mais un peintre, un sculpteur, qui décore les appartements d’ornements ou de figures qu’il copie, n’exerce réellement qu’un métier : l’un crée de nouveaux plaisirs pour les hommes éclairés et sensibles, l’autre sert le goût ou la vanité des hommes riches.

Les motifs de former des établissements publics d’instruction destinés aux diverses professions ne sont pas les mêmes pour ces deux classes. Pour les professions qu’on peut regarder comme publiques, on doit considérer surtout l’avantage d’en confier l’exercice à des hommes plus éclairés. On doit chercher à perfectionner les autres dans la vue d’augmenter, pour la généralité des individus, les jouissances, le bien-être que les travaux de ces professions leur procurent, et d’étendre dans la classe même des pauvres une partie de ce bien-être. Dans un pays où les arts fleurissent, le pauvre est mieux logé, mieux chaussé, mieux vêtu que dans ceux où ils sont encore dans l’enfance. Cette augmentation de jouissances est-elle un véritable bien ? N’est-elle pas plus que compensée par l’existence des nouveaux besoins, suite nécessaire de l’habitude du bien-être ? C’est une question de philosophie que je ne chercherai point à résoudre, mais il est certain du moins que l’accroissement successif des jouissances est un bien, tant que cet accroissement peut se soutenir et remplacer par de nouveaux avantages ceux dont le temps a émoussé le sentiment. je connais un pays ou les pauvres n’avaient pas de fenêtres il y a quarante ans, et ne recevaient le jour que par la moitié supérieure de la porte, que l’on était obligé de laisser ouverte. J’ai vu l’usage des fenêtres y devenir général. Ce changement sera peut-être très indifférent au bonheur de la génération suivante : mais il a été un véritable bien pour ceux qui en ont joui les premiers. Or, c’est précisément une augmentation toujours progressive de jouissances pour les pauvres que l’on doit attendre de ce progrès général des arts mécaniques, résultat nécessaire d’une instruction bien combinée.

Elle aura de plus l’avantage d’établir une égalité plus grande entre les hommes qui pratiquent les arts ; elle rapprochera les enfants de l’artisan pauvre de ceux de l’ouvrier plus riche qui peut consacrer quelques fonds à les perfectionner dans leur métier ; et sous ce point de vue, c’est un des meilleurs moyens de diminuer dans un pays l’existence de cette classe d’hommes que le malheur dévoue à la corruption, auxquels la justice oblige de conserver des droits qu’ils sont trop peu dignes d’exercer, et qui mettent un si grand obstacle au perfectionnement des institutions sociales.


L’instruction publique ne doit pas être la même pour ces deux classes de professions.


Il existe une autre différence entre ces deux classes, qui en nécessite une dans l’instruction. Les unes sont nécessairement exercées par une grande masse de citoyens, et on ne peut leur destiner une instruction qui remplirait une portion considérable de leur vie ; elle ne doit être dans l’enfance qu’une partie de leur apprentissage, et pour les hommes qu’une étude à laquelle ils se livrent dans la vue du profit qu’ils en retireront, mais sans pouvoir y donner que le temps où leur métier ne les appelle pas au travail. Les autres professions, au contraire, ne sont exercées que par un petit nombre de citoyens ; une instruction étendue en est la base première, une condition que la société ou ceux qui les emploient ont droit d’exiger d’eux avant de les charger des services publics ou privés auxquels ils sont appelés.


Nature de l’instruction publique pour les professions mécaniques.


L’instruction que la puissance publique doit préparer pour les professions mécaniques ne consistera point à ouvrir des écoles où on les enseigne ; il n’est pas question d’apprendre à faire des bas ou des étoffes, à travailler le fer ou le bois, mais seulement de donner celles des connaissances utiles à ces professions qui ne peuvent faire partie de l’apprentissage.

On peut classer ces connaissances, ou suivant leur nature, ou relativement aux arts pour lesquels elles peuvent être nécessaires. Sous le premier point de vue, on trouvera le dessin, qui est indispensable et dans tous les arts employés par le luxe où l’on joint la décoration à l’utilité, et dans toutes les professions où l’on fabrique les instruments et les outils employés par les autres arts. Viennent ensuite les connaissances chimiques utiles à ceux qui préparent ou qui emploient les métaux, les cuirs ou le verre, qui impriment des couleurs ou appliquent des teintures. Les premiers principes de la mécanique, les connaissances communes de physique, les éléments de l’arithmétique commerciale, ceux du toisé, de l’évaluation des solides ; enfin, quelques parties de géométrie élémentaire qui ne sont point comprises dans l’instruction commune, telles que la théorie de la coupe des pierres, la perspective doivent entrer dans cette même instruction.

Toutes ces connaissances ne sont pas nécessaires à chaque profession, ou ne le sont pas au même degré. L’instruction utile à un fabricant d’étoffes ne ressemble pas à celle dont un serrurier a besoin ; l’instruction d’un charpentier doit différer encore plus de celle d’un teinturier. On pourrait, il est vrai, former de ces métiers différentes classes, dont chacune renfermerait ceux qui ont le plus d’analogie, et aurait une instruction particulière ; mais la plupart d’entre eux exigeant des connaissances de différente nature, et qui seraient cependant les mêmes pour ces diverses classes, on ne pourrait suivre ce système d’instruction sans le rendre trop dispendieux par la multiplicité des maîtres, ou sans restreindre le nombre des établissements de manière à en perdre le plus grand avantage, celui de répandre les lumières avec égalité. Il ne serait pas d’ailleurs sans inconvénient de séparer, dans différentes villes, l’instruction destinée à ces diverses classes, dans la vue de diminuer la dépense. L’intérêt de la société est que les arts se répandent partout d’après le besoin seul, que les professions s’unissent et se séparent librement.

Il faut cependant combiner l’enseignement de manière que ceux qui se destinent à une profession puissent apprendre seulement ce qui leur est nécessaire. Occupés de leurs travaux, ils rebuteraient une instruction qui ne leur offrirait pas l’idée d’une utilité immédiate et directe. Il faut donc que J’enseignement de chaque maître soit partagé de manière que les diverses parties des cours qu’il enseignera répondent aux besoins plus ou moins étendus que chaque profession peut en avoir. Il suffirait, dans chaque chef-lieu de district, de deux maîtres, l’un chargé de donner les connaissances élémentaires du dessin, l’autre de la partie scientifique des arts. Dans les chefs-lieux de département, on porterait à quatre le nombre de ces professeurs, en partageant entre trois les éléments des sciences. Il serait peut-être plus convenable de réserver ces établissements pour les villes plus grandes, et de ne pas ici suivre l’ordre des établissements politiques. En effet, cet enseignement est destiné principalement aux jeunes apprentis ; c’est dans le lieu où ils se rassemblent que l’instruction doit être placée, et par conséquent il peut être utile d’en disposer les divers degrés d’après cette réunion déterminée par les convenances commerciales. On évitera dans l’enseignement, avec un soin égal, et de fatiguer les élèves en les fixant trop longtemps sur des idées abstraites, et de dégrader leur raison en leur faisant adopter, sur parole, des principes qu’ils ne comprennent pas, des règles dont on ne leur explique pas les motifs. Des livres faits exprès, avec des explications séparées propres à guider les maîtres, sont ici d’une nécessité absolue, et il faudrait une grande justesse d’esprit, des connaissances étendues, un esprit bien philosophique, pour savoir y garder un juste milieu, et concilier le peu d’application qu’on peut exiger des élèves et le respect que l’on doit avoir pour leur raison.

Cette même instruction sera combinée de manière qu’elle n’enlève au travail que le moins de temps qu’il est possible. Comme, en formant les divisions principales de cet enseignement, on ne trouverait en général que deux ou trois parties qui fussent nécessaires à une même profession, deux ou trois leçons par semaine doivent suffire pour chaque cours. On se réserverait le dimanche pour l’instruction qui convient aux ouvriers déjà formés, ou aux maîtres. Une récapitulation des connaissances qu’ils ont dû acquérir y serait mêlée à l’enseignement des nouveaux procédés, des nouvelles vues dont il serait utile de les instruire.


Avantages de l’instruction destinée aux arts mécaniques.


Par ce moyen, en répandant plus de lumières sur la pratique des arts, on aura en général des ouvriers plus habiles et un plus grand nombre de bons ouvriers ; ainsi, les produits des arts qui répondent à l’emploi d’un même espace de temps et de soins, à la même quantité de denrées premières, auront une valeur réelle plus grande, et par conséquent la véritable richesse en sera augmentée. Ces productions acquerront aussi un plus grand degré de durée, d’où résulte une moindre consommation, soit des matières qu’elles emploient, soit de celles qu’absorbent les besoins des ouvriers. Ainsi, la même masse de travaux et de productions nouvelles pourra répondre à une plus grande quantité d’usages utiles, de besoins satisfaits, ou de jouissances. Les hommes qui auront reçu cette instruction y trouveront aussi plusieurs avantages. D’abord ceux qui ont moins d’adresse, moins d’intelligence naturelle, ne seront plus condamnés à une infériorité si grande en elle-même, si funeste dans ses effets ; ils pourront, par leur application, atteindre du moins un degré de médiocrité qui rendra leur travail suffisant pour leurs besoins. Enfin, ceux d’entre eux que le hasard a destinés à ces professions mécaniques, mais à qui la nature a donné des talents réels, ne seront perdus ni pour la société ni pour eux-mêmes. Si cette instruction ne leur suffit pas pour s’élever au point où, nés dans une autre fortune, ils pouvaient espérer d’atteindre, au moins elle leur ouvrira une carrière utile et glorieuse. Celui qui avait le germe du talent de la mécanique se distinguera par des inventions dans les arts ; celui qui était appelé à la chimie, s’il ne fait pas de découvertes dans cette science, perfectionnera du moins les arts qui en dépendent ; leur génie ne sera point dégradé ; il pourra se diriger encore vers un des emplois qui entrent dans le système général de perfectionnement de l’esprit humain. Si même les dispositions naturelles de quelques-uns les appellent aux connaissances purement spéculatives, cette instruction suffira pour leur en ouvrir la carrière, pour constater ces dispositions, et leur faciliter, par là, les moyens de remplir leur destinée.

Ceux qui sont nés avec une grande activité d’esprit trouveront, dans ces études, des objets sur lesquels ils pourront l’exercer, des principes propres à la diriger vers un but réel ; ils ne seront plus exposés à chercher souvent ce qui est trouvé, plus souvent ce qui ne peut l’être ; ils apprendront à connaître leurs forces, à ne pas tenter ce qui est trop au-dessus d’elles. Cette classe nombreuse d’hommes utiles n’offrira plus le spectacle affligeant de gens d’un véritable talent, d’un grand courage, d’une infatigable activité, malheureux par ces qualités mêmes, entraînés malgré eux dans des tentatives ou vaines ou mal dirigées ; ne pouvant, au milieu de la misère qui menace leur famille, résister ni à leur imagination ni à leurs espérances ; tourmentés, enfin, par le désordre de leurs affaires, comme par le regret de ne pouvoir poursuivre leur carrière, par leurs remords comme par leurs idées. Les hommes qui, par état ou par goût, suivent la marche des arts, savent seuls combien ces exemples sont fréquents ; ils savent seuls combien de temps et de capitaux sont perdus même par ceux qui échappent à ce malheur ; et quelles sources de prospérité pourraient ouvrir ces mêmes talents, ces mêmes capitaux employés d’une manière utile !

Enfin, l’instruction des ouvriers rassemblés dans les villes a une utilité politique trop peu sentie. Les travaux des arts sont en général d’autant moins variés pour chaque homme en particulier qu’ils se perfectionnent davantage ; leurs progrès tendent à circonscrire les idées du simple ouvrier dans un cercle plus étroit ; la continuité de ses occupations monotones laisse moins de liberté à sa pensée, et présente moins d’objets à sa réflexion : en même temps celui des villes est exposé à plus de séduction, parce que c’est auprès de lui que se rassemblent et s’agitent ceux qui ont besoin de tromper les hommes, et dont les projets coupables demandent des instruments aveugles dont ils puissent se faire tour à tour des appuis ou des victimes.

Les intérêts de cette classe de citoyens sont moins évidemment d’accord avec l’intérêt général que ceux des habitants des campagnes ; les combinaisons nécessaires pour apercevoir la liaison, l’identité de ces intérêts, sont plus compliquées et se forment d’idées plus subtiles. Enfin, plus près les uns des autres, leurs erreurs sont plus contagieuses, leurs mouvements se communiquent plus rapidement, et, agitant de plus grandes masses, peuvent avoir des dangers plus réels. La liberté a toujours été plus difficile à établir dans les villes qui renferment un grand nombre d’ouvriers. Il a fallu ou porter atteinte à la leur, en les soumettant à des règlements sévères, ou sacrifier à leurs préjugés, à leurs intérêts, celle du reste des citoyens : souvent même la réunion de ces deux moyens contraires n’a pu maintenir la paix qui devait être le prix de ces sacrifices. L’instruction ne serait-elle pas un secret plus doux et plus sûr ? L’homme qui passe d’un travail corporel à un désœuvrement absolu est bien plus facile à tromper, à émouvoir, à corrompre ; les erreurs, les craintes chimériques, les absurdes défiances entrent plus aisément dans une tête dépourvue d’idées. Des connaissances acquises dans les écoles publiques, en relevant les ouvriers à leurs propres yeux, en exerçant leur raison, en occupant leurs loisirs, serviront à leur donner des mœurs plus pures, un esprit plus juste, un jugement plus sain. S’il reste dans une nation une classe d’hommes condamnés à l’humiliation par la pauvreté ou l’ignorance, quand ils ne le sont plus par la loi ; s’ils ne peuvent exercer qu’au hasard, et sous le joug d’une influence étrangère, les droits que la loi a reconnus ; si une égalité réelle ne s’unit pas à l’égalité politique, alors le but de la société n’est plus rempli.

L’homme libre qui se conduit par lui-même a plus besoin de lumières que l’esclave qui s’abandonne à la conduite d’autrui ; celui qui se choisit ses guides, que celui à qui le hasard doit les donner. Épuisez toutes les combinaisons possibles pour assurer la liberté ; si elles n’embrassent pas un moyen d’éclairer la masse des citoyens, tous vos efforts seront inutiles. L’instant de ce passage est le seul qui offre des difficultés réelles. Les hommes de génie qui aiment mieux éclairer leurs semblables que les gouverner, qui ne veulent commander qu’au nom de la vérité, qui sentent que plus les hommes seront instruits plus ils auront sur eux de pouvoir, qui ne craignent pas d’avoir des supérieurs, et se plaisent à être jugés par leurs égaux ; ces hommes ne peuvent être que très rares, et ceux que l’élévation de leur âme, la pureté de leurs vues, l’étendue de leur esprit placent à côté d’eux sont encore en petit nombre. Tous les autres, que veulent-ils ? Maintenir l’ignorance du peuple, pour le maîtriser tantôt au nom des préjugés anciens, tantôt en appelant à leur secours des erreurs nouvelles. Mais ce n’est pas ici le lieu de démasquer cette coupable hypocrisie, ces ruses des Pisistrate et des Denis qui conduisent le peuple à l’esclavage, tantôt en excitant ses passions, tantôt en lui inspirant des craintes chimériques, le soulevant aujourd’hui contre les lois, le dispersant le lendemain au nom des mêmes lois à la tête de leurs satellites ; implorant sa pitié contre leurs ennemis, et employant bientôt contre lui les forces qu’il leur a confiées.

C’est en répandant les lumières parmi le peuple qu’on peut empêcher ses mouvements de devenir dangereux ; et jusqu’au moment où il peut être éclairé, c’est un devoir pour ceux qui ont reçu une raison forte, une âme courageuse, de le défendre de l’illusion, de lui montrer les pièges dont sans cesse on enveloppe sa simplicité crédule. Aussi, c’est contre ces mêmes hommes que les tyrans réunissent toutes les forces ; c’est contre eux qu’ils cherchent à soulever le peuple, afin que de ses mains égarées il détruise lui-même ses appuis ; c’est contre eux qu’ils déchaînent la troupe vénale de leurs espions, de leurs flatteurs ; et la haine contre la philosophie, les déclamations contre ses dangers et son inutilité, ont toujours été un des caractères les plus certains de la tyrannie.


Moyens d’instruction pour les hommes.


Les cabinets d’histoire naturelle et de machines destinés à l’instruction commune renfermeront également les échantillons des denrées premières ou des préparations dont la connaissance peut être utile aux arts, et les modèles des machines, des instruments, des métiers qui y sont employés. À l’avantage de l’instruction, ces cabinets joindront celui de délivrer du charlatanisme des prétendus découvreurs de secrets, des intrigues de leurs protecteurs, des dépenses inutiles où ils engageraient une nation qui voudrait les récompenser, des entraves qu’ils mettraient à l’industrie de celle dont l’ignorance leur accorderait des privilèges. On ne pourrait alors avoir à récompenser que les véritables inventeurs, et le nombre en serait bien petit. Ces dépôts mettraient aussi à l’abri des ruses trop communes dans le commerce, parce qu’on y apprendrait très aisément à reconnaître les denrées premières dans leur état de pureté, les préparations plus ou moins parfaites de ces denrées, la nature des différents tissus, etc. Un professeur montrerait ce cabinet les jours consacres au repos, répondrait aux questions, résoudrait les difficultés. Les objets y seraient rangés non suivant un ordre scientifique, mais d’après la division commune des métiers, afin que chacun trouvât aisément les objets qui peuvent l’intéresser le plus. On sent qu’il ne faudrait pas beaucoup d’efforts pour déterminer un ouvrier qui achète vingt fois par an la même préparation, à venir s’assurer par ses yeux des moyens d’en reconnaître la bonté, de n’être trompé ni sur la qualité, ni sur le prix. En se bornant aux choses utiles, on ne doit craindre ni la dépense, ni la trop grande étendue de ces dépôts ; et si on se trompait en négligeant des objets vraiment utiles, comme les cabinets qui seraient établis dans la capitale, ou dans les très grandes villes, devraient renfermer même ce qui semblerait ne pouvoir être jamais que de pure curiosité, les erreurs que l’on commettrait en ce genre n’auraient que de faibles inconvénients. Des modèles de métiers ou d’instruments sont fort chers, sans doute, lorsqu’on se borne à en faire construire un seul ; mais comme ici on doit les multiplier, le prix de chacun diminuerait avec leur nombre, et en formant un établissement général où ils seraient fabriqués, on trouverait de nouveaux moyens d’économie.


Des professions qu’on peut regarder comme publiques.


Celles des professions qui sont destinées au service public, et auxquelles il n’est pas nécessaire que tous les hommes soient préparés par l’instruction commune, sont d’abord la science militaire et l’art de guérir.

Quelques parties de l’administration exigent des connaissances particulières, soit de politique, soit de calcul ; mais il est aisé de les acquérir à l’aide de celles que l’on aura puisées dans l’instruction générale, et elles ne sont pas nécessaires à un assez grand nombre d’individus pour mériter de devenir l’objet d’un enseignement séparé.

À ces deux premières professions, je joindrai l’art des constructions, qui n’est qu’une profession privée lorsqu’il s’exerce pour les besoins des individus, mais qui devient une profession publique lorsqu’il s’occupe d’ouvrages faits au nom et aux frais de tous pour l’utilité commune.


Instruction militaire.


L’instruction relative à l’art militaire a deux parties : l’une, plus générale, embrasse les connaissances nécessaires à tout officier qui peut être chargé d’un commandement, et par conséquent il est utile qu’elle s’étende à quiconque veut embrasser l’état de soldat. Pour le fils de l’homme à qui sa fortune permet de donner à ses enfants une éducation suivie, elle précéderait l’entrée au service, elle la suivrait pour les autres. Ces institutions, en permettant à un plus grand nombre de familles d’aspirer à une admission immédiate dans le grade d’officier, en rapprochant pour les autres le moment d’y prétendre, conserveraient une distinction nécessaire au progrès de l’art militaire, et empêcheraient que cette distinction n’altérât même dans le fait l’égalité des citoyens. Dans les villes de grande garnison, une instruction plus étendue serait ouverte aux officiers déjà formés ; et dans toutes, une instruction commune, offerte à tous les militaires a des jours réglés, servirait à leur rappeler ce qu’ils ont pu oublier, à leur donner des connaissances nouvelles qui pourraient leur être nécessaires.

L’artillerie et le génie exigent des établissements particuliers, des écoles destinées aux connaissances propres a ces professions.

Plus une nation fidèle à la raison et à la justice rejette toute idée de conquête, reconnaît l’inutilité de ces guerres suscitées par de fausses vues de commerce, proscrit cette politique turbulente qui sans cesse prépare ou entreprend la guerre, entraîne la nation qu’elle séduit à se ruiner et à s’affaiblir pour empêcher l’agrandissement de ses voisins, en compromet la sûreté actuelle pour en assurer la sûreté future, plus elle doit encourager l’étude théorique de l’art militaire, et surtout l’art de l’artillerie, celui de fortifier les places et de les défendre. Un homme préparé par une bonne théorie acquiert en une année d’exercice plus que dix années d’une pratique routinière n’auraient pu lui donner. Quand même une nation aurait perdu l’habitude de la guerre, des artilleurs habiles, des ingénieurs éclairés suffiront pour sa sûreté, donneront le temps à des officiers instruits par l’étude de former des soldats, de créer une armée.


Instruction pour la marine.


De même, pour la marine, un premier degré d’instruction donnerait les connaissances nécessaires à ceux que leur inclination, le défaut de goût pour le travail, ou le peu de fortune enverrait à la mer au sortir de l’enfance. Une autre instruction serait combinée dans les ports, dans la vue de perfectionner ces premières études ; elle se prêterait à l’irrégularité, à la brièveté de leurs séjours, de manière que partout ils la retrouvassent la même ; mais il faudrait réserver une instruction plus profonde à ceux qui la voudraient suivre, et a qui cette seconde instruction tiendrait lieu de quelques années de mer. Là on pourrait élever aux dépens du public les jeunes gens qui, dans les premières écoles, auraient montré le plus de talent.

La supériorité de la théorie peut seule donner à la marine française l’espérance d’égaler celle d’Angleterre. Il y a une si grande différence dans le rapport de l’étendue des côtes à la superficie du pays et au nombre des hommes, dans celui des denrées transportées par mer à la consommation totale, que la nation française ne peut devenir, comme l’anglaise, presque entièrement navigatrice. Si l’on compare le commerce de la France à celui de l’Angleterre, on verra que la première se borne presque à l’exportation de ses denrées, à l’importation des denrées étrangères destinées à sa consommation, et qu’auprès de la masse de son commerce national celui de factorerie n’a qu’une faible importance. Il est immense pour l’Angleterre. Cette différence doit diminuer sans doute ; la destruction successive de cette richesse précaire doit finir par affaiblir la puissance anglaise ; et, lorsqu’il existera entre les nations du globe une égalité plus grande d’industrie et d’activité, il lui arrivera ce qu’ont éprouvé la Hollande et Venise, et ce qu’éprouvera toute nation qui aura placé hors de son sein la source de sa prospérité et de sa force. L’ambassadeur d’Espagne, qui répondit aux Vénitiens, lorsqu’ils lui étalaient avec orgueil les trésors de la république, ma chi non e la radice leur donnait une grande leçon dont l’Espagne elle-même aurait pu profiter.

Il arrivera, sans doute, un temps où la puissance militaire n’aura plus sur mer la même importance. Les nations sentiront que les possessions éloignées sont plus nuisibles qu’utiles ; que si l’on renonce au profit de l’oppression, on n’a pas besoin d’être le maître d’un pays pour y commercer, et que les avantages de la tyrannie sont toujours trop achetés par le danger qui les accompagne, par les maux qui en sont la suite nécessaire et l’inévitable punition. Les esprits commencent à se pénétrer des grandes idées de la justice naturelle, et ces idées sont plus incompatibles avec la guerre maritime qu’avec celle de terre. On peut éloigner celle-ci du brigandage : elle ne s’en fait même que plus sûrement et avec moins de dépense ; mais si on respecte la propriété dans les guerres maritimes, si les sociétés renoncent à l’usage honteux de donner des patentes à des brigands, de créer une classe de voleurs auxquels, en vertu du droit des gens, on accorde l’impunité, alors la guerre de mer n’a plus qu’un objet unique et rarement praticable : l’invasion.

Cependant, ces changements sont trop éloignés de nous pour que l’enseignement d’une théorie approfondie de la navigation puisse être négligé. D’ailleurs, si un jour il devient moins utile comme moyen de défense, il le sera toujours comme moyen de prospérité, comme un objet important à la conservation, au perfectionnement de l’espèce humaine. L’art de naviguer est un de ceux qui montrent le plus la puissance de l’esprit humain ; il s’appuie de toutes parts sur des théories trop profondes pour qu’on puisse jamais l’abandonner à la routine. Les questions les plus épineuses de l’analyse mathématique et de la science du mouvement, les points les plus délicats et les plus difficiles du système du monde, les recherches les plus fines de l’art d’observer et de la mécanique pratique, les observations les plus étendues sur la nature des aliments, les effets du régime, les influences du climat, sont employés à construire, à faire mouvoir, a diriger un vaisseau, à conserver les hommes qui le montent ; et il serait difficile de citer une partie un peu étendue des arts mécaniques ou des sciences dont la connaissance ne fût pas utile dans la construction, dans la manœuvre, dans le gouvernement d’un vaisseau.


De l’instruction dans l’art de guérir.


L’art de guérir est un de ceux pour lesquels l’instruction doit être commune aux deux sexes. L’usage constant de toutes les nations semble même en avoir réservé aux femmes quelques fonctions. Partout elles exercent l’art des accouchements pour le peuple, c’est-à-dire pour la presque totalité des familles ; partout elles gardent les malades ; et, ce qui en est une suite, elles exercent la médecine pour les petits maux, et font les opérations les plus simples de la chirurgie. Dans les pays où les préjugés de la superstition et de la jalousie ne leur permettent pas de soigner les hommes, les mêmes opinions leur donnent exclusivement la profession d’accoucher et le soin de traiter les femmes. On prétend qu’il vaut mieux qu’une garde soit ignorante, parce qu’alors elle se borne à l’exécution machinale des ordonnances d’un médecin ; mais je n’ai pas vu encore que l’ignorance préservât de la présomption. Cette politique, de tenir dans l’ignorance celui qui ne doit qu’exécuter, afin de trouver en lui un instrument plus docile, est commune à tous les tyrans, qui veulent, non des coopérateurs, mais des esclaves, et commander à la volonté au lieu de diriger la raison. Une garde qui aura reçu une instruction raisonnable se croira moins habile que celle qui, n’ayant que de la routine, a dû contracter des préjugés ; plus en état de sentir la supériorité réelle des lumières, elle saura s’y soumettre avec moins de répugnance. Ajoutons qu’une garde ignorante n’en obtiendra pas moins la confiance des malades ; on la gagne bien plus sûrement par des soins, de la complaisance, que par des lumières ; ils croiront toujours que cette prétention de lui interdire le droit de raisonner importe plus à l’orgueil du médecin qu’au salut du malade, et il n’est pas bien sûr qu’ils se trompent.

D’ailleurs, combien ne serait-il pas utile à la conservation et au perfectionnement physique de l’espèce humaine que les sages-femmes fussent instruites, et surtout qu’elles fussent libres des préjugés vulgaires, désabusées de ces pratiques que l’ignorance, la superstition et la sottise transmettent de génération en génération ; qu’elles pussent exercer au moins la médecine et la chirurgie pour les maladies des enfants, pour celles qui sont particulières aux femmes, ou sur lesquelles la décence les oblige de jeter un voile ? Par là on offrirait aux femmes des familles pauvres des ressources qui manquent à leur sexe, presque généralement condamné à ne pouvoir se procurer une subsistance indépendante ; par là on conserverait plus d’enfants, on les préserverait de ces accidents, de ces maladies des premières années, qui rendent contrefaits ou malsains ceux à qui elles laissent la vie ; par ce seul moyen, le peuple pourrait être soigné dans ses maladies. La douceur, la sensibilité, la patience des femmes lui rendraient leurs secours au moins aussi utiles que ceux d’hommes plus instruits, dont le nombre ne serait jamais assez considérable pour qu’une grande partie des habitants de la campagne n’en fût pas trop éloignée.

Quand bien même je regarderais la médecine dans son état actuel comme plus dangereuse qu’utile, je n’en croirais pas moins qu’il est nécessaire d’établir une instruction pour l’art de guérir ; car on ne prétendra pas, sans doute, qu’un médecin ayant des préjugés, agissant d’après de fausses lumières, commettant des fautes grossières par ignorance, et s’égarant moins encore par une application erronée de la doctrine qu’il a reçue que par les erreurs de cette doctrine même ; on ne prétendra pas qu’un tel homme soit moins dangereux que celui qui aurait reçu une instruction limitée, mais saine, dans laquelle on aurait proportionné l’étendue des connaissances aux besoins et à la possibilité d’en faire un usage utile ; où une sage philosophie aurait appris à savoir douter de ce qu’on ignore, à ne point agir quand on reste dans le doute ; où l’on inspirerait la défiance de soi-même, le respect pour les lumières, une exactitude sévère à regarder comme un devoir rigoureux la modestie de recourir à celles d’autrui lorsqu’on sent l’insuffisance des siennes. Croit-on qu’un médecin qui aurait reçu toutes les connaissances qu’il peut aujourd’hui puiser dans l’étude de l’histoire naturelle, de la chimie, de l’anatomie, dans les nombreuses observations des médecins de tous les siècles, dans les leçons données par un homme habile auprès du lit des malades, ne vaudra pas mieux que celui qui aurait été élevé au milieu des préjugés et des systèmes de l’école, ou qui n’aurait eu d’autre apprentissage auprès des malades que ses propres erreurs ? Si la médecine n’est pas encore une véritable science, rien n’empêche de penser qu’elle doit le devenir un jour. Combinons donc l’instruction de manière à rendre les secours de cet art aussi utiles qu’ils peuvent l’être dans son état actuel, et en même temps à nous rapprocher de l’époque d’un changement moins éloigné que ne le croient les hommes qui ne suivent pas dans leurs détails les progrès des sciences physiques et ceux de l’art d’observer. Nous touchons à une grande révolution dans l’application des sciences physiques et chimiques aux besoins et au bonheur des hommes ; encore quelques rochers à franchir, et un horizon immense va se développer à nos regards. Tout annonce une de ces époques heureuses où l’esprit humain, passant tout à coup de l’obscurité des pénibles recherches au jour brillant et pur que lui offrent leurs grands résultats, jouit en un jour des travaux de plusieurs générations.

Pour remplir le premier objet dans l’instruction donnée à ceux qui doivent offrir des secours à la généralité des citoyens dans les maladies ordinaires, et de qui le grand nombre ne permet pas d’exiger d’eux de longues études, on cherchera plus encore à détruire la fausse science, à empêcher toute activité dangereuse qu’à enseigner les moyens d’agir, trop souvent incertains dans leurs effets, ou dont l’application est trop équivoque. Mais, pour ceux qui sont destinés à porter des secours dans les circonstances extraordinaires, ou a qui tout ce qui est connu doit être enseigné, à qui l’on doit surtout apprendre à juger leurs propres lumières, on s’attachera principalement à porter dans l’enseignement de la médecine la méthode des sciences physiques, la précision avec laquelle on y observe les faits, la philosophie qui en dirige la marche et en assure les progrès. Alors on sera sûr d’avoir établi une instruction utile. N’y a-t-il pas, en effet, tout lieu de croire qu’il faut moins de temps pour faire de la médecine une vraie science que pour engager les hommes à renoncer au secours d’une médecine même dangereuse ; qu’il y aura des médecins éclairés et philosophes avant que l’on soit désabusé des charlatans ; enfin, des méthodes de guérir sinon certaines, du moins très probables, avant que les hommes ne soient parvenus à ne plus devenir faibles et crédules lorsqu’ils souffrent, à n’avoir plus besoin dans leurs douleurs d’être bercés par l’espérance et distraits de leurs maux par l’occupation de faire ce qu’ils croient devoir les guérir ?

Je n’ai point ici séparé la médecine de la chirurgie. Une maxime vulgaire veut que celle-ci soit bien moins incertaine. La chirurgie a, sans doute, une marche certaine, si on ne veut parler que de la méthode d’opérer ; et celle de la médecine est également sûre, si on ne parle que de la composition des remèdes et de leur action immédiate. Mais si on veut parler du succès et de la suite des opérations, alors on y trouve la même incertitude que dans la médecine sur l’effet des remèdes intérieurs.


Instruction pour l’art des constructions.


L’art des constructions doit former une branche importante de l’instruction publique, parce qu’il importe à la sûreté, à la prospérité du peuple qu’il soit exercé par des hommes éclairés, parce qu’une grande partie de ceux qui le cultivent devant être employés pour le service commun par des hommes qui les choisissent, non pour eux-mêmes, mais pour autrui, c’est un devoir de la puissance publique de rendre ce choix moins incertain, en préparant, par une instruction dirigée en son nom, les artistes sur lesquels il doit s’arrêter. Il suffirait d’un établissement dans chaque département, et de trois professions, l’un pour le dessin, un second pour les connaissances théoriques, un troisième pour celles qui tiennent plus immédiatement à la pratique. Une instruction plus complète serait ouverte dans la capitale, ou même dans quelques grandes villes.

Il faudrait, pour le premier degré d’instruction, qu’une fois par semaine les professeurs fissent une leçon pour ceux qui ont cessé d’être élèves, qui, déjà employés ou prêts à l’être, n’ont besoin que d’être tenus au courant des méthodes et des observations nouvelles qui contribuent à la perfection de l’art.

Dans la capitale, cette instruction des hommes faits pourra être l’objet d’un établissement plus étendu.

On sent bien qu’il ne s’agit pas ici de former un corps de constructeurs : rien ne nuirait plus au progrès de cet art si vaste, si important ; rien ne contribuerait davantage à y perpétuer les routines, à y conserver des principes erronés. S’il faut une instruction publique pour cet art, c’est précisément afin qu’il n’y ait plus d’école, afin d’en détruire à jamais l’esprit.

Cette instruction, non seulement aura l’avantage d’offrir aux particuliers des artistes habiles pour la construction des édifices nécessaires à l’économie rurale, édifices où la salubrité, la sûreté, la conservation des produits sont presque partout si barbarement négligées ; pour l’exploitation et les travaux des mines, pour les usines, les bâtiments des manufactures, les canaux d’arrosage, les conduites d’eau, les machines hydrauliques, mais elle présentera aux administrateurs des hommes éclairés, étrangers à toute corporation, qu’ils pourront charger des édifices publics, des chemins, des ponts, des canaux de navigation, des arrosages en grand, des aqueducs, etc., etc. Tout homme qui aurait obtenu des professeurs un certificat d’étude et de capacité sous la forme qui serait déterminée, pourrait être librement employé par les administrations.


Des arts du dessin.


Des écoles dans la capitale et dans les grandes villes suffiraient, parce que le dessin entre déjà et dans l’éducation commune et dans l’éducation générale pour les professions mécaniques. Les préjugés gothiques avaient avili ces nobles occupations, il semblait qu’une main humaine était en quelque sorte déshonorée lorsqu’elle s’employait à autre chose qu’à signer des ordres ou à tuer des hommes.

Dans d’autres siècles peut-être l’enthousiasme pour ces arts a pu en exagérer l’importance, tandis qu’une austère philosophie voulait les proscrire comme des sources de corruption.

Tout ce qui tend à donner par les sens des idées du grand et du beau ; tout ce qui peut élever les pensées, ennoblir les sentiments, adoucir les mœurs ; tout ce qui offre des occupations paisibles et des plaisirs, sans détourner des devoirs et sans diminuer ni la capacité ni l’ardeur de les remplir, mérite d’entrer dans une instruction nationale. Il dépend de la puissance publique d’en éloigner la corruption, puisque c’est elle qui ordonne les monuments destinés à être mis sous les yeux du peuple, puisque c’est d’elle que les artistes reçoivent leurs plus glorieux encouragements. Quel homme né avec le génie de la peinture le prostituera à des tableaux corrupteurs s’il sait que cet abus de son talent lui ravira l’honneur d’immortaliser son pinceau en traçant les actions que la reconnaissance publique consacre à la postérité ? D’ailleurs, ce qui blesse réellement la décence n’a jamais eu rien de commun ni avec les grands talents, ni surtout avec la perfection des arts. Dans les temps de barbarie, des peintures de ce genre ornaient jusqu’aux heures de nos dévots aïeux, et les ouvrages que le génie a quelquefois consacrés à la volupté sont moins dangereux que ces peintures grossières.

Enfin, il serait aisé de prouver que l’habitude de voir de belles statues, comme l’image des beautés que la nature a créées, est plutôt un obstacle au dérèglement de l’imagination. C’est en cachant sous les voiles du mystère les objets dont on veut la frapper, et non en la familiarisant avec eux, qu’on parvient à l’enflammer. Une religion sans mystères ne fait pas de fanatiques, et celui qui connaîtra la beauté lui rendra le culte pur qui est digne d’elle. La connaissance de ces arts emporte avec elle celle de la beauté des formes extérieures, celle de l’expression des sentiments et des passions, celle des rapports que les mouvements et les habitudes de l’âme, les qualités de l’esprit et du caractère ont avec les mouvements du visage, la physionomie, la contenance, la conformation des traits ; ces arts sont donc un des anneaux de la chaîne de nos connaissances, ils doivent être comptés au nombre des moyens de perfectionner l’espèce humaine.

Ceux qui ont voulu les proscrire comme des moyens de corruption avaient-ils oublié que toute société paisible tend à la douceur des mœurs, se porte vers les plaisirs que les arts peuvent procurer ; et qu’ainsi, en voulant que, pour rester libres, les hommes renonçassent à ces douces occupations, il fallait commencer par les enchaîner sous des lois contraires à la liberté, et les rendre esclaves pour qu’ils n’eussent pas à craindre de le devenir un jour ? Il ne reste donc à un législateur juste et sage que de diriger ce que l’ordre de la nature a rendu nécessaire, de rendre utile ce qu’il ne peut empêcher sans injustice.


Musique.


À ces arts il faut joindre la musique. Lorsque les sons se succèdent par intervalles mesurés, lorsque ceux qui se suivent ou qui s’entendent à la fois sans se confondre, répondent dans le corps sonore à un système de mouvements simples et réguliers, ils excitent naturellement sur l’organe de l’ouïe un sentiment de plaisir qui paraît influer sur l’ensemble de nos organes, et qui peut-être, de même que cette influence, a pour cause première cette régularité de vibration à laquelle tous nos mouvements tendent alors à se conformer en vertu des lois générales de la nature. Il y a plus : les sons, et par leur nature et par leur distribution ou l’ordre de leur succession, excitent et réveillent en nous des sentiments et des passions. Si la musique ne nous entraîne pas, si elle n’imprime pas à notre âme les mouvements qu’elle doit exciter, elle nous distrait, nous sépare de nous-mêmes pour nous porter vers de douces rêveries. Enfin, son influence est plus forte sur les hommes rassemblés ; elle les oblige à sentir de la même manière, à partager les mêmes impressions. Elle est donc au nombre des arts sur lesquels la puissance publique doit étendre l’instruction, et il ne faut pas négliger ce moyen d’adoucir les mœurs, de tempérer les passions sombres et haineuses, de rapprocher les hommes en les réunissant dans des plaisirs communs.


Avantages politiques de l’enseignement des arts libéraux.


L’enseignement des arts libéraux a encore un avantage politique qu’il ne faut point passer sous silence ; comme ils exigent des talents, des études, leurs productions doivent être payées plus chèrement que les travaux qui en demandent moins : ils sont donc un moyen d’établir plus d’égalité entre celui qui naît avec de la fortune et celui qui en est privé. Cet équilibre de richesses entre le patrimoine et le talent est un obstacle à l’inégalité, qui, malgré les lois politiques et civiles, pourrait se perpétuer ou s’introduire. On dira peut-être que cette même égalité détruirait les arts, qu’ils ne fleuriraient pas dans un pays où il n’y aurait que des fortunes médiocres : on se tromperait. Ceux qui n’aiment ces arts que par vanité veulent, sans doute, des jouissances solitaires. Un tableau ne leur fait plaisir que parce qu’il existe dans leur cabinet ; ils ne goûtent plus les talents d’un virtuose célèbre, s’ils ne l’entendent pas dans le concert qu’ils ont préparé. Il n’en est pas de même de ceux dont le goût pour les arts est l’effet de leur sensibilité. Ils n’ont pas besoin, pour en jouir, d’un privilège de propriété. Si donc il n’y a point de particuliers assez riches pour encourager les grands ouvrages de l’art ; si les monuments publics dirigés par une sage économie ne suffisent pas, des sociétés libres d’amateurs s’empresseront d’y suppléer. Dans les pays où l’homme égal à l’homme ne s’agenouille point devant son semblable, revêtu par lui-même de titres imaginaires, comme le statuaire devant le dieu qu’il a formé de ses mains, ces sociétés remplaceront avec avantage ce que les arts et les sciences pourraient attendre ailleurs de la protection des rois ou des grands. Animées de l’esprit public, dirigées par des hommes éclairées, l’intrigue et le caprice ne présideraient point aux encouragements qu’elles donneraient ; ces encouragements n’ôteraient rien aux arts de leur dignité naturelle, aux artistes de leur indépendance.


Sociétés destinées aux progrès des arts.


L’instruction relative à l’économie rurale, à la science de la guerre, à la marine, à l’art de guérir, à celui des constructions, aux arts du dessin, ne serait pas complète, s’il n’existait des sociétés destinées aux progrès de ces arts, et où ceux qui les cultivent pussent trouver des lumières, et surtout des préservatifs assurés contre l’erreur.

Ces sociétés, établies dans la capitale, doivent y être séparées des sociétés savantes proprement dites. En effet, si l’économie rurale est une partie de la botanique et de la zoologie ; si l’art de guérir est fondé sur l’anatomie, sur la chimie, sur la botanique ; si celui des constructions, comme la science de la guerre et la marine, a les mathématiques pour base, la manière dont les sociétés savantes et celles qui ont pour but la perfection de ces arts considèrent le même objet, emploient les mêmes vérités, doit être différente. Si vous introduisez dans les sociétés savantes l’idée de préférer les connaissances immédiatement applicables a la pratique, d’écarter les théories qui ne présentent aucune utilité prochaine, alors vous énervez en elles la force avec laquelle elles doivent s’élancer dans ces régions immenses où repose la foule des vérités encore cachées à nos regards.

Si, au contraire, ces mêmes sociétés envisagent les arts d’une manière trop spéculative, il existera entre la théorie et la pratique un intervalle que le temps seul pourra franchir ; les découvertes spéculatives resteront longtemps inutiles, la pratique ne se perfectionnera que lentement et au gré des circonstances. C’est à remplir cet intervalle que les sociétés savantes spécialement appliquées aux arts seront surtout destinées ; elles sauront profiter également et des découvertes des savants et des observations des hommes de l’art ; elles établiront une communication immédiate entre les vérités abstraites et les règles de la pratique ; elles rendront la théorie utile et la pratique éclairée. Le savant y trouvera des observations de détail que ses expériences n’auraient pu lui faire connaître ; l’homme de l’art y puisera des principes qui auraient échappé à ses recherches. La chaîne de l’activité humaine ne sera point interrompue depuis les plus sublimes méditations du génie jusqu’aux opérations les plus vulgaires des arts mécaniques.

Ces sociétés auront, de plus, l’avantage d’offrir un encouragement à ceux qui aiment à exercer leur raison, qui s’occupent plus de la perfection réelle de leur art que de leurs propres succès ; surtout elles empêcheraient l’esprit de routine, celui de système, celui d’école, de s’emparer de la pratique des arts. Ce dernier avantage ne serait pas rempli si, écartant de ces sociétés toute idée de corporation, toute inégalité relative aux fonctions, aux grades que ceux qui les composeraient auraient hors du sein de la société, on n’y établissait une entière égalité, une liberté absolue dans les choix ; si ces sociétés sont autre chose que la réunion des hommes qui, successivement et par leur propre suffrage, se sont déclarés les plus éclairés dans l’art dont ils doivent accélérer les progrès. On a vu, dans un autre mémoire comment l’intérêt de leur propre gloire les défendrait alors contre les mauvais choix ; ici le préservatif serait plus sûr encore. Une académie de médecine dont les membres ne seraient appelés par aucun malade, une académie de peinture à laquelle on ne demanderait pas de tableaux, une académie militaire dont les membres ne seraient pas estimés des soldats, tomberaient bientôt dans l’avilissement, seraient bientôt poursuivies par le ridicule.

On ne trouve ici ni la théologie, ni la jurisprudence au nombre des sciences que la puissance publique doit comprendre dans les établissements d’instruction.

Tout homme devant être libre dans le choix de sa religion, il serait absurde de le faire contribuer à l’enseignement d’une autre, de lui faire payer les arguments par lesquels on veut le combattre.

Dans toutes les autres sciences, la doctrine enseignée n’est pas arbitraire ; la puissance publique n’a rien à choisir ; elle fait enseigner ce que les gens éclairés regardent comme vrai, comme utile. Mais, d’après qui décidera-t-elle que telle théologie est vraie ? Et quel droit aurait-elle d’en faire enseigner une qui peut être fausse ? On peut, jusqu’à un certain point, faire payer un impôt pour les frais d’un culte ; la tranquillité publique peut l’exiger, du moins pour un temps très borné. Mais qui osera dire que l’enseignement de la théologie puisse être jamais un moyen de conserver la paix ?

Quant à la jurisprudence, un des premiers devoirs des législateurs est de faire assez bien les lois pour qu’elle cesse d’être une science nécessaire, et que, bornée à ses principes généraux, qui dérivent du droit naturel, elle n’existe plus que comme une partie de la philosophie. Or, l’enseignement de la jurisprudence, en supposant qu’il fût encore utile pendant quelque temps, deviendrait le plus grand obstacle à la perfection des lois, puisqu’il produira une famille éternelle d’hommes intéressés à en perpétuer les vices, et qu’il les éclairerait sur les moyens d’en écarter la réforme.

D’ailleurs, les lois qui ont besoin d’être éclaircies ont besoin d’être interprétées ; et c’est dans les assemblées des législateurs, et non dans l’école, que le sens en doit être fixé.



CINQUIÈME MÉMOIRE.

SUR L’INSTRUCTION RELATIVE AUX SCIENCES.


Objet de cette instruction.

Une éducation générale est préparée pour tous les citoyens ; ils y apprennent tout ce qu’il leur importe de savoir pour jouir de la plénitude de leurs droits, conserver, dans leurs actions privées, une volonté indépendante de la raison d’autrui, et remplir toutes les fonctions communes de la société. Cette éducation est partagée en degrés divers, qui répondent à l’espace de temps que chacun peut y consacrer, comme à la différence des talents naturels ; ceux à qui leur fortune n’aurait point permis de les développer, y trouvent des secours honorables. L’instruction suit l’homme dans tous les âges de la vie, et la société ne voue à l’ignorance que celui qui préfère volontairement d’y rester. Enfin, toutes les professions utiles reçoivent l’enseignement qui peut favoriser le progrès des arts.

Il ne me reste plus qu’à parler de l’instruction relative aux sciences. Cette dernière partie de l’enseignement public est destinée à ceux qui sont appelés à augmenter la masse des vérités par des observations ou par des découvertes, à préparer de loin le bonheur des générations futures ; elle est nécessaire encore pour former les maîtres qui doivent être attachés aux établissements où s’achève l’instruction commune, à ceux où l’on se prépare à des professions qui exigent des lumières étendues. Il suffira d’une institution sagement combinée dans la capitale ; c’est là que, prenant les jeunes gens au point où l’instruction commune les a laissés, où ils n’ont acquis encore que les notions élémentaires et l’habitude de la réflexion, on les introduira dans le sanctuaire des sciences, on les conduira pour chacune au point où elle s’arrête, et où chaque pas qu’ils pourraient faire au-delà de ce qu’ils ont appris serait une découverte.

Méthode d’enseigner.

Dans cet enseignement on ne développera en détail ; on s’attachera que les théories vraiment importantes ; surtout à faire sentir l’esprit et l’étendue des moyens qui ont conduit à de nouvelles vérités, à montrer ce qui a été le fruit du travail, et ce qui a été précisément l’ouvrage du génie. En effet, il existe dans chaque découverte un principe, une opération quelconque qu’il a fallu deviner, et qui sépare chaque méthode, chaque théorie, de celle qui, dans l’ordre des idées, a dû la précéder.

Il ne faudrait pas avoir la prétention de s’astreindre à suivre la marche des inventeurs. Cette marche historique est dépendante de celle que suit la science entière à chaque époque, de l’état des opinions, des goûts, des besoins de chaque siècle ; elle n’est pas assez méthodique, assez régulière pour servir de base à l’instruction. Souvent la première solution a été indirecte ou incomplète ; souvent une question qui appartenait à une science est devenue l’occasion de découvertes importantes faites dans une autre ; quelquefois même on y a été conduit par les principes d’une science étrangère. D’ailleurs, ce qui importe véritablement, ce n’est pas de montrer l’art d’inventer dans ceux qui, séparés de nous par un long espace de temps, ignoraient et les méthodes actuelles et les nombreux résultats qui en sont le fruit ; c’est dans ces méthodes nouvelles qu’il faut surtout faire observer les procédés du génie. Voilà ce qu’un maître habile pourra faire ; il saura montrer comment l’homme qui se trouvait obligé de résoudre telle difficulté, a su, entre les fils qui s’offraient à lui, deviner le seul qui pouvait le conduire sûrement. Les livres destinés à cette instruction doivent être faits ou choisis par les maîtres, et doivent l’être d’une manière indépendante ; ces ouvrages ne sont pas, comme les livres élémentaires de l’instruction commune, destinés à ne contenir que des choses convenues ; ils ne se bornent point à enseigner ce que l’on juge utile pour une certaine profession. Il y aurait du danger pour la liberté à donner la moindre influence sur ce travail à la puissance publique ; il serait à craindre pour le progrès des lumières que les académies y introduisissent l’esprit de système. Les progrès des individus sont plus rapides que ceux des sociétés, et on risquerait de corrompre celles-ci, si on les obligeait à former ou à reconnaître un corps de doctrine.

je ne m’arrêterai point sur l’enseignement des sciences mathématiques ou physiques ; à peine pourrait-on y démêler encore quelques traces de l’esprit de l’école ou de la fausse philosophie, et elles s’effaceront bientôt.


Enseignement des sciences morales.


L’enseignement de la métaphysique, de l’art de raisonner, des différentes branches des sciences politiques, doit être regardé comme entièrement nouveau. Il faut d’abord le délivrer de toutes les chaînes de l’autorité, de tous les liens religieux ou politiques. Il faut oser tout examiner, tout discuter, tout enseigner même. Lorsqu’il s’agit de l’éducation commune, il serait absurde que la puissance publique ne réglât pas ce qui en doit faire partie ; mais il ne le serait pas moins qu’elle voulût le régler, lorsque l’instruction doit embrasser toute la carrière d’une science. Dans le petit nombre de théories qu’on doit développer aux enfants, à ceux qui ne peuvent donner que peu de temps à l’instruction, il est bon de faire un choix, et c’est à la volonté nationale à le diriger, mais ce serait attenter à la liberté des pensées, à l’indépendance de la raison, que d’exclure quelques questions de l’ensemble général des connaissances humaines, ou de fixer la manière de les résoudre.

Supposons qu’un maître enseignât une fausse doctrine, la voix des hommes éclairés réunis contre lui n’aurait-elle pas à l’instant discrédité ses leçons ?

Il faut encore chercher à réduire ces sciences à des vérités positives, appuyées, comme celles de la physique, sur des faits généraux et sur des raisonnements rigoureux ; écarter tout ce qui, en parlant à l’âme ou à l’imagination, séduit ou égare la raison, et prouver les vérités avant de prétendre à les faire aimer.

À ces précautions il faut joindre celle de n’employer qu’un langage analytique et précis, de ne point attacher à un mot une signification vague, déterminée uniquement par le sens des phrases où il est employé ; car alors il arrive souvent que, de deux propositions qui paraissent vraies, on déduit une conséquence fausse, parce que le syllogisme a réellement quatre termes.

Si ces grandes questions de la liberté, de la distinction de l’esprit et de la matière, etc., etc. ont tant troublé les imaginations égarées ; si elles ont produit tant de vaines subtilités, c’est parce qu’on se servait d’un langage sans précision, qu’on employait la méthode des définitions au lieu de l’analyse, le raisonnement au lieu de l’observation.


Enseignement de l’histoire.


L’enseignement de l’histoire demande une attention particulière. Ce vaste champ d’observations morales faites en grand, peut offrir une abondante moisson de vérités utiles ; mais presque tout ce qui existe d’histoires serait plus propre à séduire les esprits qu’à les éclairer.

Les auteurs anciens, dont les modernes n’ont été que les copistes, amoureux d’une liberté qu’ils faisaient consister à ne pas avoir de rois et à ne pas dépendre d’un sénat usurpateur, connaissaient peu les lois de la justice naturelle, les droits des hommes et les principe de l’égalité. Presque tous même paraissent pencher en faveur du parti qui, sous prétexte d’établir un gouvernement plus régulier, plus sage, plus paisible, voulait concentrer l’autorité entre les mains des riches. Presque tous ont donné le nom de factieux et de rebelles à ceux qui ont défendu l’égalité, soutenu l’indépendance du peuple, et cherché à augmenter son influence.

Gillies, dans l’histoire de l’ancienne Grèce a prouvé que l’ambition des riches qui voulaient éloigner du gouvernement les citoyens pauvres, et les traiter comme leurs sujets, a été la véritable cause de la perte de la liberté ; que les guerres intestines qui divisèrent les villes grecques ne furent presque jamais qu’un combat entre des riches adroits qui voulaient devenir ou rester les maîtres, et une multitude ignorante qui voulait être libre, et n’en connaissait pas les moyens.

L’histoire romaine prouverait aussi que l’ambition du sénat a seule causé les malheurs du peuple, et la chute de la république ; que ce corps, dont nos rhéteurs modernes ont tant célébré la vertu, ne fut jamais qu’une troupe de tyrans hypocrites et cruels, tandis que ces tribuns séditieux, voués dans nos livres à l’exécration des siècles, ont presque toujours soutenu la cause de la justice. On verra que ces Gracques, ces Drusus, si longtemps accusés d’avoir employé leur crédit sur les citoyens pauvres pour troubler l’État, cherchaient au contraire à détruire l’influence que la populace de Rome avait dans les affaires publiques ; qu’ils avaient senti combien cette influence favorisait l’empire du sénat, combien elle présentait aux ambitieux de moyens pour s’élever à la tyrannie. Ils voulaient faire sortir de son avilissement la classe opprimée du peuple, pour qu’elle ne devînt pas la dupe de l’hypocrisie d’un Marius ou d’un César, et l’instrument de leurs fureurs. Ils voulaient multiplier le nombre des citoyens indépendants, pour que la troupe servile des clients du sénat et les légions mercenaires d’un consul ne devinssent pas toute la république. L’histoire moderne a jusqu’ici été corrompue, tantôt par la nécessité de ménager les tyrannies établies, tantôt par l’esprit de parti. L’habitude introduite par les théologiens, de décider toutes les questions par l’autorité ou l’usage des temps anciens, avait gagné toutes les parties des connaissances humaines. Chacun cherchait à multiplier les exemples favorables à son opinion, à ses intérêts.

Un ami de la liberté ne voyait dans Charlemagne que le chef d’un peuple libre ; un historiographe en faisait un souverain absolu. Des histoires de France, écrites par un parlementaire, par un prêtre ou par un pensionnaire de la cour, paraissent à peine celle d’un même peuple. Ces deux causes ont bien plus contribué à l’insipidité de nos histoires que la différence des événements, des mœurs et des caractères. Voltaire même, le premier des historiens modernes, si grand dans la partie morale de l’histoire, n’a pu, dans la partie politique, s’abandonner à son génie. Forcé de ménager un des ennemis de l’espèce humaine pour avoir le droit d’attaquer l’autre avec impunité, il écrasa la superstition, mais il n’opposa au despotisme que le cri de l’humanité et les règles de la justice personnelle ; il lui reproche ses crimes, mais il laisse en paix reposer entre ses mains royales le pouvoir de les commettre.

Il nous faut donc une histoire toute nouvelle, qui soit surtout celle des droits des hommes, des vicissitudes auxquelles ont été partout assujetties et la connaissance et la jouissance de ces droits ; une histoire où, mesurant d’après cette base unique la prospérité et la sagesse des nations, l’on suive chez chacune les progrès et la décadence de l’inégalité sociale, source presque unique des biens et des maux de l’homme civilisé.


Choix des maîtres.


Je n’entrerai dans aucun détail sur la distribution des diverses parties de l’enseignement des sciences, ni sur la manière de nommer des professeurs. Les principes que j’ai exposés dans le second mémoire peuvent s’appliquer à tous les degrés, tous les genres d’instruction. Les concours, la concurrence des élèves dans le choix des maîtres serviraient moins à faire tomber la préférence sur les plus habiles, qu’à détourner ceux qui se destinent à cette fonction d’une étude solitaire et profonde ; ils la sacrifieraient à la nécessité d’acquérir les petits talents propres à éblouir les juges ou à séduire les disciples. Mais il est en quelque sorte plus essentiel encore que la nomination de ceux dont l’enseignement a pour but le progrès des sciences soit indépendante de la puissance publique, afin de lui enlever le moyen d’étouffer, dans leur berceau, les vérités qu’elle peut avoir intérêt de craindre. En général, tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, en quelques mains qu’il ait été remis, de quelque manière qu’il ait été conféré, est naturellement ennemi des lumières. On le verra flatter quelquefois les talents, s’ils s’abaissent à devenir les instruments de ses projets ou de sa vanité : mais tout homme qui fera profession de chercher la vérité et de la dire, sera toujours odieux à celui qui exercera l’autorité.

Plus elle est faible et partagée, plus ceux à qui elle est remise sont ignorants et corrompus, plus cette haine est violente. Si l’on peut citer quelques exceptions, c’est lorsque, par une de ces combinaisons extraordinaires qui se reproduisent tout au plus une fois dans vingt siècles, le pouvoir se trouve entre les mains d’un homme qui réunit un génie puissant à une vertu forte et pure ; car même l’espèce de vertu qui peut appartenir à la médiocrité ne préserve pas de cette maladie, née de la faiblesse et de l’orgueil.

Il n’est pas nécessaire de fouiller dans les archives de l’histoire pour être convaincu de cette triste vérité ; dans chaque pays, à chaque époque, il suffit de regarder autour de soi. Tel doit être, en effet, l’ordre de la nature ; plus les hommes seront éclairés, moins ceux qui ont l’autorité pourront en abuser, et moins aussi il sera nécessaire de donner aux pouvoirs sociaux d’étendue ou d’énergie. La vérité est donc à la fois l’ennemie du pouvoir comme de ceux qui l’exercent, plus elle se répand, moins ceux-ci peuvent espérer de tromper les hommes ; plus elle acquiert de force, moins les sociétés ont besoin d’être gouvernées.


On ne doit point imposer aux maîtres l’obligation de répondre aux questions qu’on leur propose.


Les maîtres seront-ils obligés de donner des éclaircissements à ceux qui leur en demanderaient sur des questions difficiles ? je ne le crois pas. Il n’est point de professeur qui ne donne volontairement la solution des difficultés qu’on lui présente ; mais si on lui en fait un devoir, comment en fixera-t-on la limite ? Répondra-t-il aux questions écrites comme aux questions verbales ? Fixera-t-on le temps qu’il doit employer à ces réponses ? Dans un pays où tous les hommes sont également soumis à la loi, on ne doit leur imposer que des devoirs qui puissent être déterminés par elle : il ne faut point tromper les citoyens par des indications qui leur persuadent qu’ils ont droit d’exiger ce que souvent il serait impossible de leur accorder. Pourquoi ne pas se reposer ici sur le désir qu’auront naturellement les professeurs d’augmenter leur réputation, d’obtenir la confiance et l’estime de leurs élèves ?


Instruction qui résulte pour les hommes de l’institution des sociétés savantes.


À cet enseignement, destiné surtout pour la jeunesse, mais dont les hommes pourront retirer, sinon l’avantage de s’ouvrir la carrière des sciences, du moins celui d’en étudier les diverses parties et d’en suivre les progrès, il faut joindre l’instruction que tous peuvent attendre des sociétés savantes. Nous avons déjà montré comment elles y serviraient indirectement, en préservant des erreurs, en opposant des obstacles à la charlatanerie comme aux préjugés. Elles sont encore un moyen d’étendre les vérités et d’en augmenter la masse.


Ces sociétés sont un encouragement utile, même pour les hommes de génie.


Si elles se recrutent elles-mêmes, et que le nombre de leurs membres soit borné, le désir d’être inscrit sur leur liste devient un encouragement, utile même à l’homme de génie, plus utile à celui d’un talent borné, qui ne peut mériter un peu de renommée que par des travaux assidus et multipliés. Tant que les hommes auront besoin de gloire pour se livrer au travail, tant que les sciences seront une sorte d’état, et non l’occupation paisible de ceux qui n’ont pas besoin de fortune, tant que des gouvernements mal combinés exerceront sur tous les objets une inquiète et fatigante activité, emploieront une multitude d’agents, et les enlèveront à une vie paisible et occupée, les sociétés savantes seront encore nécessaires aux progrès des lumières. C’est d’elles qu’émane, pour ceux qui les composent, cette célébrité peu bruyante dont ils se contentent, mais qui leur coûterait trop d’efforts, qui souvent leur échapperait, s’ils étaient obligés de l’acquérir par des suffrages dispersés. Elles seules peuvent encourager les talents qui ont peu de juges, les travaux qui ne peuvent acquérir de mérite ou d’éclat aux yeux vulgaires qu’après avoir été suivis en silence souvent pendant une vie entière.


Elles accélèrent la communication des lumières.


Ces sociétés seront plus longtemps utiles sous un autre point de vue bien plus important. C’est par le moyen de leurs mémoires, publiés périodiquement, que toutes les découvertes, les observations, les expériences, et même les simples vues, les projets de recherches peuvent être répandus et conservés.

Ces vérités isolées, qui seraient restées inconnues plusieurs années, s’il avait fallu que l’auteur les enfermât dans un grand ouvrage, et qui peut-être auraient été ensevelies avec lui, si une mort prématurée l’eût arrêté dans sa course, sont insérées dans ces recueils ; elles y sont lues, méditées, appliquées, perfectionnées longtemps avant l’époque où elles auraient paru dans le traité complet dont elles devaient faire partie. Ce ne sont pas les académies qui ont fait d’Euler un homme de génie ; mais sans elles ce génie n’eût pu développer son infatigable et prodigieuse activité. Newton avait découvert la loi générale du système du monde vingt ans avant la publication de l’ouvrage où il l’a révélée. Trompé, pendant quelques années, par des tables inexactes, il crut que cette loi n’était pas d’accord avec les phénomènes. Ceux qui connaissent les collections de Paris, de Londres, de Berlin, de Pétersbourg, de Suède, d’Italie, savent combien elles ont répandu de découvertes mathématiques, d’analyses chimiques, de descriptions d’animaux ou de végétaux, d’observations importantes dans toutes les parties de la physique et des arts.


Elles servent à empêcher que certaines parties des sciences ne soient négligées.


Ces mêmes sociétés sont nécessaires pour empêcher que certaines parties des sciences ne soient abandonnées ; c’est pour cela qu’il est utile de partager ces corps en différentes classes qui en embrassent l’immensité : et c’est surtout d’après cette vue que ces classes doivent être formées, en ayant soin de réunir entre elles les parties des sciences qui sont cultivées à la fois par les mêmes hommes. Si on cherchait à former des divisions purement philosophiques, on s’écarterait souvent du but qu’on veut atteindre, à moins que l’on ne prit pour base, non la différence des objets, mais celle des méthodes ; non la nature même de la science, mais celle des qualités qu’elle exige de ceux qui s’y livrent.

C’est principalement d’après les méthodes de chercher les vérités qu’on doit observer et juger la marche des sciences ; mais chaque méthode n’a qu’une certaine étendue : elle s’épuise comme le filon d’une mine précieuse, et finit par ne donner que de loin en loin quelques vérités. Les moyens propres à chaque science n’ont aussi qu’un certain degré d’activité, d’étendue, de précision. L’astronomie doit languir après une période de succès, si l’art de diviser les instruments et de construire des lunettes ne fait pas de progrès. Toutes les questions que certaines méthodes peuvent résoudre dans l’analyse sans employer des calculs trop longs, trop fatigants, sont résolues les premières. La complication des calculs qu’exigeraient de nouvelles questions oblige de s’arrêter jusqu’au moment où d’autres méthodes ouvriront une route plus facile. Les détails de l’anatomie humaine, quant à la partie descriptive, doivent s’épuiser. Il arrivera un moment où les animaux, les plantes, les minéraux seront connus sur une grande partie du globe, et où les nouveaux objets qui en compléteraient le système ne présenteront plus de phénomènes vraiment nouveaux, n’offriront plus de résultats piquants.

Il n’y a pas de science qui, par la nature même des choses, ne soit condamnée à des intervalles de stagnation et d’oubli. Si cependant on la néglige alors, si on n’en perfectionne pas, quant à la méthode, aux développements, la partie déjà terminée, si on en perd la mémoire, il faudra reparcourir une seconde fois ces routes abandonnées, lorsque de nouveaux besoins ou de nouvelles découvertes engageront les esprits à s’y porter de nouveau. Mais, au contraire, si des sociétés savantes conservent l’étude de ces sciences, alors, aux époques fixées par la nature pour leur renouvellement, on les verra reparaître avec une nouvelle splendeur.


Elles servent à préparer les découvertes en rassemblant des observations.


Les académies ne font pas de découvertes, le génie agit seul ; il est plus embarrassé que secouru par des forces étrangères ; mais dans les sciences naturelles souvent les découvertes ne peuvent être que le résultat d’un grand nombre de faits qu’il a fallu observer dans des climats divers, suivre dans plusieurs lieux à la fois, continuer de voir pendant une longue suite d’années.

Dans plusieurs genres, dans la météorologie, par exemple, dans l’agriculture physique, dans l’histoire naturelle du globe ou dans celle de l’homme, dans quelques parties de l’astronomie, jamais des observations isolées, faites suivant les vues particulières de chaque observateur, ne peuvent remplacer un système de recherches, s’étendant sur les divers points du globe où les sciences ont pénétré, embrassant non la durée de la vie active d’un seul homme, mais celle de plusieurs générations.

Les sociétés savantes sont donc utiles pour rassembler ces observations, pour les diriger. Ces importants services ne se bornent même point aux sciences physiques, ils s’étendent aux recherches historiques, aux antiquités ; ils existent même pour les sciences morales, car les effets des lois, des diverses constitutions, des règlements d’administration, de finance ou de commerce, ne peuvent aussi être connus que par une observation longue et suivie.

De ces masses de faits que le zèle a rassemblés, dont les lumières des observateurs garantissent la réalité et la précision, le génie doit tirer un jour ces grandes vérités qui, de loin en loin, consolent l’esprit humain de son ignorance et de sa faiblesse.


Utilité d’un tableau général des sciences.


On pourrait enfin obtenir des sociétés savantes un ouvrage nécessaire à l’instruction générale du genre humain, qui n’a jamais été entrepris, et qu’elles seules peuvent exécuter dans l’état actuel des lumières et des sociétés. Je veux parler d’un tableau général et complet de toutes les vérités positives découvertes jusqu’ici. Il contiendrait, par exemple, pour les sciences mathématiques tous les problèmes que les géomètres ont résolus, toutes les vérités qu’ils ont prouvées, toutes les théories qu’ils ont établies, toutes les méthodes qu’ils ont données. On y joindrait toutes les applications de ces théories à la philosophie, à la politique, à l’astronomie, à la physique, à la mécanique, aux arts, et en même temps l’indication de toutes les machines, de tous les métiers, de tous les instruments connus. On voit aisément comment on peut former ce même tableau pour les sciences naturelles, et comment il servirait à montrer la richesse ou la pauvreté réelle de chacune d’elles. Le même travail s’exécuterait également pour les sciences morales, pour les antiquités, pour l’histoire ; mais à mesure qu’on s’éloignerait des vérités simples des mathématiques pures, il deviendrait bien plus difficile ; il contracterait quelque chose de plus arbitraire, de plus incertain, de moins immuable. Une vérité mathématique une fois inscrite dans cet ouvrage pourrait y rester toujours, ou du moins n’en sortir que pour se perdre dans la vérité plus générale qui la renferme ; mais dans les autres sciences, il faudrait effacer quelquefois ce que l’on a cru savoir le mieux, parce que les vérités n’y sont en général que le résultat des faits connus, résultats qui peuvent être changés par la découverte de faits nouveaux. Les conséquences les mieux déduites des observations sur les objets existants sont vraies seulement pour les idées que d’après ces mêmes observations on pouvait se former de ces objets ; elles peuvent donc cesser de l’être, lorsque le temps aura donné des mêmes objets une idée plus complète. Indépendamment de cette différence qui tient à la nature de la science, ces mêmes tableaux seront plus ou moins défectueux, suivant le degré où la philosophie de la science sera portée, et suivant la perfection plus ou moins grande de la langue qui lui est propre. Ainsi, dans les sciences naturelles, dans les sciences morales, le tableau doit non seulement s’étendre, mais, à quelques égards, il doit changer à chaque génération. C’est un de ces ouvrages qu’il faut s’occuper de perfectionner sans cesse, et ne finir que pour le recommencer.

Ce tableau général ne devrait être ni une collection de traités complets sur les sciences, ni leur histoire détaillée, ni un dictionnaire, mais une exposition systématique où les démonstrations, les conséquences immédiates seraient supprimées, où l’on renverrait aux ouvrages dans lesquels chaque vérité se trouve développée, où l’on pourrait saisir d’un coup d’œil, pour chaque portion de ce vaste ensemble, et quelles sont les richesses et quels sont les besoins de l’esprit humain, où, en observant à quel point il s’est arrêté, on apprendrait quels sont les premiers pas qu’il doit essayer de faire.

Ce ne serait pas un simple inventaire des connaissances humaines, mais un arsenal où le génie pourrait trouver toutes les armes que les travaux de tous les siècles lui ont préparées ; car ces tableaux doivent contenir les méthodes de découvrir comme les découvertes elles-mêmes, les moyens comme les résultats.

Un tel ouvrage ne peut être exécuté que par des hommes qui joignent un esprit philosophique à une connaissance approfondie de toutes les parties de la science à laquelle ils se livrent, et peut-être n’existe-t-il personne en état de l’exécuter sans secours, même pour une seule science ; mais un savant, en soumettant son travail à ceux qui ont suivi la même carrière, apprendrait d’eux ce qui dans chaque partie a pu lui échapper. Cet ouvrage ne peut donc être entrepris avec succès que par des sociétés formées des hommes les plus éclairés dans tous les genres.

Dans quelques sciences on serait étonné des richesses de l’esprit humain, dans quelques autres des lacunes qui restent à remplir.

Il ne faut pas croire qu’un tel ouvrage fût immense il serait moins volumineux que ceux qui ont fait connaître les richesses des grandes bibliothèques. Le catalogue des vérités serait bien moins étendu que celui des livres.


Correspondance des sociétés savantes de la capitale avec les autres établissements relatifs aux sciences.


Les sociétés savantes de la capitale, dont l’une aurait pour objet les sciences mathématiques et physiques ; l’autre les sciences morales ; la troisième l’antiquité, l’histoire, les langues, la littérature, et qui embrasseraient ainsi le cercle entier des connaissances humaines, seraient liées avec les sociétés attachées aux parties pratiques des sciences.

Un cabinet d’histoire naturelle réuni à un jardin de botanique, un cabinet d’anatomie humaine et comparée, un cabinet de machines, des bibliothèques, un cabinet d’antiquités, seraient confiés chacun à un directeur chargé de les conserver, de les compléter, d’en faire jouir les savants. Ces cabinets, dépôts généraux des sciences, seraient distingués d’autres cabinets destinés à l’enseignement. Ceux-ci doivent être distribués suivant la méthode que le professeur suit dans ses leçons ; les morceaux, les instruments qui les composent doivent être choisis de manière a pouvoir faciliter l’instruction, a présenter aux élèves ce que l’on veut leur montrer. Le jardin de botanique destiné à l’enseignement serait aussi séparé de celui dont l’objet serait de rassembler les plantes de tous les pays, de tous les climats.

Les sociétés de la capitale correspondraient avec celles des provinces, recueilleraient leurs observations, en publieraient les journaux. Les établissements publics relatifs aux sciences correspondraient avec ceux qui, dans ces provinces, auraient une même destination. Les sociétés de la capitale communiqueraient à celles des provinces des découvertes nouvelles, qu’un commerce plus suivi avec les savants étrangers leur ferait connaître ; elles leur indiqueraient les observations, les recherches qu’il est utile de faire à la fois dans les diverses parties de l’empire, celles pour lesquelles leur position leur donne des avantages, les essais de botanique, de zoologie, d’économie rurale qu’on peut espérer d’y tenter avec plus de succès. En un mot, par cette correspondance continue, active, on réaliserait avec plus de généralité et de méthode le vaste projet de Bacon. La nature, interrogée partout, observée sur toutes ses faces, attaquée à la fois par toutes les méthodes, par tous les instruments propres à lui arracher ses secrets, serait forcée de les laisser échapper. Ainsi, l’on réunirait tout ce qu’on peut attendre des efforts isolés du génie laissé à lui-même, et tout ce que l’action combinée des hommes éclairés peut produire ; ainsi, l’on profiterait à la fois et de toute l’énergie de la liberté, et de toute la puissance d’un concert constant et unanime.

Il faudrait que les sociétés de la capitale eussent des associés résidents dans les provinces, afin d’y faire naître une émulation plus grande, afin de détruire toute idée d’une infériorité qui n’existe pas, afin que, si les sociétés de la capitale obtiennent quelque préférence, elles paraissent la devoir, non à l’étendue de la ville où elles s’assemblent, mais au mérite de ceux qui les composent. je bornerais donc l’obligation de la résidence, toujours rachetée par un traitement, au nombre de savants nécessaire dans chaque partie, pour conserver l’existence habituelle du corps, et j’étendrais davantage le nombre de ceux de qui la résidence n’est pas exigée, mais qu’elle n’exclurait pas. Pour les uns et les autres, la distinction des classes aurait lieu également, et le nombre serait fixé pour chacune, soit par une détermination absolue, soit seulement en le resserrant entre deux limites.


Différence entre l'objet de cette instruction et celui de l'instruction générale.


Le perfectionnement physique et moral de l'espèce humaine serait le but de ce grand système d'associations, de cette lutte éternelle qu'elles établiraient entre la nature et le génie, entre l'homme et les choses, et dans laquelle, soumettant à son pouvoir ce qui semblait hors de ses atteintes, tirant avantage de ce qui semblait n'exister que contre lui, tout deviendrait successivement pour lui un moyen de s'éclairer ou un instrument de bonheur. Tandis que le reste de l'instruction lui montrerait à profiter des connaissances acquises, le rendrait plus capable de veiller à son bien-être ou de remplir ses devoirs, répandrait sur la société la paix et les vertus, y multiplierait les jouissances, celle-ci préparerait des avantages plus grands pour les générations qui n'existent pas encore, et préviendrait les effets éloignés des causes qui menacent de détruire ceux que nous pouvons espérer de leur transmettre.

L'une donne à la patrie des citoyens dignes de la liberté, l'autre doit défendre et perfectionner la liberté même ; l'une empêchera les intrigants de rendre leurs contemporains instruments ou complices de leurs desseins, l'autre préservera les races futures de voir de nouveaux préjugés ravir encore à l'homme et son indépendance et sa dignité.


Conclusion.


Telles sont sur l’instruction publique, les idées dont j’ai cru devoir l’hommage à mon pays ; elles sont le produit d’une longue suite de réflexions, d’observations constantes sur la marche de l’esprit humain dans les sciences et dans la philosophie. Longtemps j’ai considéré ces vues comme des rêves qui ne devaient se réaliser que dans un avenir indéterminé, et pour un monde où je n’existerais plus. Un heureux événement a tout à coup ouvert une carrière immense aux espérances du genre humain ; un seul instant a mis un siècle de distance entre l’homme du jour et celui du lendemain. Des esclaves, dressés pour le service ou le plaisir d’un maître, se sont réveillés étonnés de n’en plus avoir, de sentir que leurs forces, leur industrie, leurs idées, leur volonté n’appartenaient plus qu’à eux-mêmes. Dans un temps de ténèbres, ce réveil n’eût duré qu’un moment : fatigués de leur indépendance, ils auraient cherché dans de nouveaux fers un sommeil douloureux et pénible ; dans un siècle de lumières, ce réveil sera éternel. Le seul souverain des peuples libres, la vérité, dont les hommes de génie sont les ministres, étendra sur l’univers entier sa douce et irrésistible puissance ; par elle tous les hommes apprendront ce qu’ils doivent vouloir pour leur bonheur, et ils ne voudront plus que le bien commun de tous. Aussi, cette révolution n’est-elle pas celle d’un gouvernement, c’est celle des opinions et des volontés ; ce n’est pas le trône d’un despote qu’elle renverse, c’est celui de l’erreur et de la servitude volontaires ; ce n’est point un peuple qui a brisé ses fers, ce sont les amis de la raison, chez tous les peuples, qui ont remporté une grande victoire : présage assuré d’un triomphe universel.

Cette révolution excite des murmures ; mais n’avait-on pas dû prévoir que, pour remettre les hommes à la place que la nature leur avait marquée, il faudrait en laisser bien peu à celle qu’ils occupaient ; et ce mouvement général pouvait-il s’opérer sans frottements et sans secousse ?

L’éducation n’avait point appris aux individus des classes usurpatrices à se contenter de n’être qu’eux-mêmes ; ils avaient besoin d’appuyer leur nullité personnelle sur des titres, de lier leur existence à celle d’une corporation ; chacun s’identifiait tellement à la qualité de noble, de juge, de prêtre, qu’à peine se souvenait-on qu’on était aussi un homme. Ils croyaient ce qu’on devait croire dans une telle profession ; ils voulaient ce qu’il était d’usage d’y vouloir. En les séparant de tout ce qui leur était étranger, on leur a tout ôté ; et ils se croient anéantis, parce qu’il ne leur reste plus que leur seule personne. Ils sont comme l’enfant à qui l’on a enlevé ses lisières et ses hochets, et qui pleure parce qu’il ne sait ni se soutenir ni s’occuper.

Plaignons-les de ne pas jouir de voir l’homme rétabli dans ses droits, la terre affranchie de son antique servitude, l’industrie délivrée de ses fers, la nature humaine sortie de l’humiliation, les opinions rendues à l’indépendance, l’humanité consolée des outrages de l’orgueil et de la barbarie ; plaignons-les de ne pas éprouver un plaisir nouveau à respirer un air libre, de ne pas trouver dans l’égalité, la douceur de n’être plus entourés d’hommes qui avaient à leur demander compte d’une usurpation ou d’une injustice ; plaignons-les d’être même inaccessibles à l’orgueil de n’avoir plus d’autre supériorité que celle de leurs talents, d’autre autorité que celle de leur raison, d’autre grandeur que celle de leurs actions. Mais qu’ils permettent du moins à un homme libre d’oser, au nom de l’humanité consolée, remercier les auteurs de tant de bienfaits, d’avoir rendu possible tout ce que la philosophie avait osé concevoir pour le bonheur des hommes, et d’avoir ouvert au génie une carrière qu’il n’est plus désormais au pouvoir des oppresseurs de lui fermer. La postérité, les nations étrangères impartiales comme elle, pardonneront des fautes qui sont l’ouvrage de la nécessité ou des passions, et se souviendront du bien qui, né de la raison et de la vertu, doit être immortel comme elles ; elles distingueront l’ouvrage de la philosophie et celui de l’ambition ou de l’intrigue, elles ne confondront point les bienfaiteurs des peuples avec les imposteurs qui cherchent à les séduire. Elles sépareront les hommes qui, constamment attachés à la vérité, ont été fidèles à leurs opinions, de ceux qui ne l’ont été qu’à leur intérêt ou à leurs espérances. Le règne de la vérité approche ; jamais le devoir de la dire n’a été plus pressant, parce qu’il n’a jamais été plus utile. Il faut donc que ceux qui lui ont dévoué leur vie apprennent à tout braver ; il faut être prêt à lui sacrifier même cette célébrité, cette opinion, dernier effort que la raison exige, et qu’il lui est si rare d’obtenir.

On n’a pas toujours le pouvoir ou l’adresse de présenter la ciguë aux Socrates, tous les triumvirs n’ont pas des Popilius à leurs ordres ; mais il sera toujours facile aux tyrans d’acheter sinon les talents, du moins la méchanceté d’un Aristophane. Toujours ces instruments de la calomnie, les plus vils des hommes après ceux qui les emploient, environneront la médiocrité orgueilleuse et puissante ; toujours ils seront flattés que l’ambition et la politique daignent les associer à leurs projets et à leurs crimes. Mais quel ami de la vérité serait effrayé de leurs vaines clameurs ? Qu’importe à celui qui peut faire aux hommes un bien éternel, d’être méconnu un instant, et de perdre des suffrages qui lui auraient peut-être mérité des honneurs de quelques jours ? Regrettera-t-il qu’on l’ait empêché d’être utile ? Mais il le sera bien plus sûrement encore en remplissant sa noble carrière. Qu’il ait donc le courage de braver la calomnie comme la persécution, et de n’y voir qu’une preuve glorieuse de ses services, plus attestés par ces cris des ennemis de la chose publique, toujours éclairés sur leurs intérêts, que par les applaudissements de ses faibles amis, souvent si faciles à égarer.




SUR LA NÉCESSITÉ
DE
L’INSTRUCTION PUBLIQUE.


Au commencement du quinzième siècle, l’Europe entière, plongée dans l’ignorance, gémissait sous le joug de l’aristocratie nobiliaire et de la tyrannie sacerdotale : et depuis cette époque, les progrès vers la liberté ont, dans chaque nation, suivi ceux des lumières avec cette constance qui annonce, entre deux faits, une liaison nécessaire, fondée sur les lois éternelles de la nature.

Ainsi, par une suite de ces mêmes lois, on ne pourrait ramener l’ignorance, sans rappeler la servitude avec elle.

Un peuple éclairé confie ses intérêts à des hommes instruits, mais un peuple ignorant devient nécessairement la dupe des fourbes qui, soit qu’ils le flattent, soit qu’ils l’oppriment, le rendent l’instrument de leurs projets et la victime de leurs intérêts personnels.

Quand bien même la liberté serait respectée en apparence et conservée dans le livre de la loi, la prospérité publique n’exige-t-elle pas que le peuple soit en état de connaître ceux qui sont capables de la maintenir, et l’homme qui, dans les actions de la vie commune, tombe, par le défaut de lumières, dans la dépendance d’un autre homme, peut-il se dire véritablement libre ?

Ne se forme-t-il pas nécessairement alors deux classes de citoyens ? Et qui pourrait soutenir qu’il existe entre elles l’égalité commandée par la nature, sous prétexte que ce n’est pas la force, mais la ruse qui exerce l’empire ? Croit-on que la liberté pût longtemps subsister, même dans les lois ? Combien n’est-il pas aisé de l’anéantir par des institutions qui auraient l’air de la conserver ? Combien n’y a-t-il pas d’exemples de peuples qui se sont crus libres, lors même qu’ils gémissaient sous l’esclavage ? Oui, sans doute, la liberté ne peut périr ; mais c’est uniquement parce que les progrès des lumières en assurent l’éternelle durée ; et l’histoire entière atteste avec combien peu de succès les institutions, en apparence les mieux combinées, ont protégé celle des peuples que leurs lumières ne défendaient pas contre l’hypocrisie des tyrans, qui savent prendre le masque de la popularité, ou celui de la justice. Dire que le peuple en sait assez, s’il sait vouloir être libre, c’est avouer qu’on veut le tromper pour s’en rendre maître ; c’est le dégrader sous la vaine apparence d’un respect perfide.

Le maintien de la liberté et de l’égalité exige donc un certain rapport entre l’instruction des citoyens qui en peuvent recevoir le moins, et les lumières des hommes les plus éclairés, dans le même pays, et à la même époque. Il exige également une certaine proportion entre les connaissances des hommes et leurs besoins.

Il faut donc que l’instruction du peuple puisse suivre les progrès des arts, et ceux des lumières générales ; et comme la grande pluralité des individus de l’espèce humaine ne peut donner à son instruction qu’un petit nombre d’années, et une attention relativement beaucoup plus faible que celle dont les hommes supérieurs sont capables, il faut encore que les méthodes d’enseigner se perfectionnent, de manière que le même temps et la même attention suffisent pour acquérir des connaissances plus étendues, à mesure qu’elles deviennent nécessaires.

Ainsi, les soins que la puissance publique doit prendre de l’instruction du peuple, ne peuvent se séparer de ceux qu’elle doit donner à une instruction plus étendue ; autrement il arriverait bientôt que le talent se tournerait tout entier vers l’art de gouverner les hommes et de les tromper, et que les ambitieux, débarrassés de la censure incommode des hommes éclairés, trouveraient bientôt moyen d’éluder les faibles barrières que leur imposerait l’instruction commune, ou parviendraient à la corrompre. Les préjugés, qui, dans presque tous les pays, sont la seule instruction de la portion la plus nombreuse, ne sont pas l’ouvrage de la nature, mais celui de l’ambition qui, trompant l’ignorante simplicité des pères, s’empare du droit de livrer à l’abrutissement et à l’erreur les générations naissantes.

Une égalité entière entre les esprits est une chimère ; mais si l’instruction publique est générale, étendue ; si elle embrasse l’universalité des connaissances, alors cette inégalité est toute en faveur de l’espèce humaine qui profite des travaux des hommes de génie. Si, au contraire, cette instruction est nulle, faible, mal dirigée, alors l’inégalité n’existe plus qu’en faveur des charlatans de tous les genres, qui cherchent à tromper les hommes sur tous leurs intérêts.

Voilà pourquoi on avait voulu rendre l’instruction publique indépendante de tout autre pouvoir que celui de l’opinion, et ne la soumettre qu’à l’autorité de la renommée. On avait senti que la puissance quelconque à laquelle elle serait subordonnée, chercherait à la faire servir à des desseins étrangers à son véritable objet, la distribution la plus égale, et le progrès des lumières.

On a dit qu’il suffisait d’établir, aux dépens de la nation, des écoles primaires : sans doute on consentirait encore que des écoles fussent ouvertes pour la marine, pour l’artillerie, pour l’art militaire ; car on ne voudrait pas que les enfants des riches pussent seuls y occuper les places. Sans doute on n’ignore pas que cette instruction est le seul moyen de pouvoir se passer d’une grande armée en temps de paix, toujours si dangereuse pour la liberté. Ne faudrait-il pas aussi quelque instruction, pour répandre dans les campagnes des artistes vétérinaires, des sages-femmes plus instruites, des chirurgiens moins ignorants ? Ne sont-ils pas nécessaires, quand ce ne serait que pour éloigner des charlatans plus dangereux ? Mais pour avoir des maîtres qui enseigneront dans ces divers établissements, il faut une instruction où ces maîtres se puissent former. Oserez-vous la livrer au hasard ? Y trouverez-vous de l’économie ? Non ; car si vous ne payez pas les professeurs qui formeront ces maîtres d’écoles primaires, ces instituteurs dans différents genres, vous serez obligés de les payer eux-mêmes plus chèrement.

Il y a plus : s’ils ont été instruits dans une institution publique, si l’on connaît ce qui leur a été enseigné, ce qu’ils ont dû apprendre, il devient plus facile de les juger ; si l’on ne sait ce qui leur a été enseigné, il faut examiner non seulement leur capacité, mais leur doctrine.

On craint les corporations savantes ! Mais si on observe avec attention les reproches qu’on a pu faire à celles qui ont existé, on voit que les faits sur lesquels ces reproches sont fondés ont pour cause, soit une intolérance religieuse ou politique qui n’existe plus, soit une sorte de privilège exclusif maladroitement attaché à ces corporations ; soit, enfin, les anciens vices de ces institutions, que tous les bons esprits ont sentis, et qu’il est facile d’éviter.

Pour juger ces corporations d’après l’expérience, il ne faut d’abord considérer que celles qui ont eu pour objet la culture des sciences mathématiques et physiques, considérées comme objet de spéculation, parce que ce sont les seules qui ont joui jusqu’ici de quelque indépendance ; et si on parcourt les recueils publiés par ces corporations, on verra combien, en attachant aux sciences quelques hommes à qui la médiocrité de leur fortune n’aurait pas permis de s’y livrer tout entiers ; combien, en facilitant aux autres la publication prompte de leurs travaux, ces corporations ont servi aux progrès des lumières.

À peine, depuis cent trente ans qu’elles existent, citerait-on une seule découverte qui n’ait pas été faite par un homme attaché à ces mêmes corporations, ou adoptée par elles ; et cependant jamais, dans aucune époque de l’histoire, les sciences n’ont été cultivées, et plus généralement, et avec plus de succès.

Ces corporations n’ont point formé les hommes de génie dont le nom honore leur liste ; mais elles leur ont donné le moyen de développer leurs talents, de se faire connaître, d’acquérir cette première réputation qui leur a permis depuis de se livrer à de plus grands travaux.

Avant l’invention de l’imprimerie, l’instruction était très chère ; et chez les peuples anciens, ce fut une des causes qui contribuèrent le plus à conserver l’esprit aristocratique de leurs gouvernements. Heureusement chez les nations modernes, ce même esprit dominateur du clergé, qui a fait tant de maux, ne pouvant s’exercer qu’en multipliant les instruments, a été forcé de multiplier aussi les écoles, et de les ouvrir par des fondations nombreuses à la classe pauvre du peuple, et, dès lors, malgré toutes les précautions prises pour détruire la raison sous un fatras de fausse science, on vit des hommes supérieurs à leur siècle, soutenir les droits de la vérité, et, en réclamant pour l’Église l’égalité démocratique, préparer les esprits à en reconnaître l’éternelle justice dans toute son étendue.

L’imprimerie a rendu l’instruction plus facile en la rendant moins chère, mais elle n’a facilité que l’instruction par les livres ; et celle que l’on doit recevoir par l’observation et l’expérience, celle qui exige des instruments, des machines, des expériences, est encore restée et restera longtemps au-dessus des facultés de la très-grande pluralité.

Plus vous voulez que les hommes exercent eux-mêmes une portion plus étendue de leurs droits, plus vous voulez, pour éloigner tout empire du petit nombre, qu’une masse plus grande de citoyens puisse remplir un plus grand nombre de fonctions, plus aussi vous devez chercher à étendre l’instruction ; et puisque toutes nos lois doivent tendre à diminuer l’inégalité des fortunes, il ne faut plus compter, pour les dépenses nécessaires aux progrès des lumières, sur les richesses individuelles. On a trouvé que, dans le plan présenté à l’assemblée législative, on accordait trop de pouvoir à une société savante ; mais alors le pouvoir exécutif général était entre les mains d’hommes choisis par le roi ; mais alors il devait arriver que le ministère chercherait à s’unir avec les administrations départementaires, pour se donner une force capable de balancer le pouvoir législatif. Il était donc important, nécessaire d’ôter au gouvernement, non-seulement toute action directe sur l’instruction, mais même de ne lui laisser aucune influence indirecte. L’abolition de la royauté peut donc permettre de faire à cette partie du plan des changements utiles ; mais il n’en faut pas moins concilier ces deux principes, que le gouvernement n’ait jamais aucune influence sur les choses qui sont enseignées, et qu’une société savante ne soit distraite que le moins possible de son véritable objet, la propagation, le perfectionnement, les progrès des connaissances utiles aux hommes.

Si les citoyens peu riches ont besoin d’un maître d’école pour écrire leurs lettres, faire leurs comptes, juger de l’exactitude de leur imposition ; s’ils ont besoin d’un arpenteur pour connaître l’étendue de leur terre ; si, pour défendre une cause très-simple, il leur faut un homme de loi, dès lors, non-seulement toute cette classe nombreuse et respectable est éloignée des fonctions publiques, mais même le droit d’élire s’anéantit pour elle ; car, ces mêmes hommes à qui on est obligé de recourir sans cesse dans ses affaires personnelles, acquerront sur les volontés une autorité dangereuse. Si les citoyens, lorsqu’on cite un fait, lorsqu’on leur allègue une loi, un exemple, lorsque ce fait, cette loi, cet exemple sont ensuite contestés, ne savent pas comment ils pourraient les vérifier par eux-mêmes, ne les réduisez-vous point à n’avoir ni une opinion, ni une volonté propre ; et dès lors cet exercice de leurs droits est-il réel, est-il celui que vous devez leur assurer ?

Les représentants du peuple croiront-ils avoir rempli leurs devoirs envers lui, en lui laissant l’exercice le plus étendu de ses droits ? Ne pourrait-il pas leur dire : Qu’avez-vous donc fait pour moi ? Lorsque je vous ai choisis, ce n’était pas pour que vos décrets m’assurassent des droits que j’avais avant eux et avant vous ; mais c’était pour recevoir de vous les moyens d’exercer ces mêmes droits d’une manière utile à ma liberté et à mon bonheur : c’était donc pour que je pusse les exercer, et avec ordre, et avec lumières. J’ai été trop longtemps la victime des fautes de ceux qui avaient usurpé le droit de vouloir en mon nom ; faut-il que je le devienne maintenant de mes propres erreurs ; et n’est-ce point précisément pour n’être pas réduit à n’avoir à choisir qu’entre ces deux extrémités que je vous ai appelés ?

Souvent des citoyens égarés par de vils scélérats s’élèvent contre les lois ; alors la justice, l’humanité nous crient d’employer les seules armes de la raison pour les rappeler à leurs devoirs ; et pourquoi donc ne pas vouloir qu’une instruction bien dirigée les rende d’avance plus difficiles à séduire, plus disposés à céder à la voix de la vérité ?

Deux classes ont presque partout exercé sur le peuple un empire dont l’instruction seule peut le préserver : ce sont les gens de loi et les prêtres ; les uns s’emparent de sa conscience, les autres de ses affaires. En vain dira-t-on que les lois peuvent être assez simples pour que l’instruction lui soit inutile ; mais les lois primitives de tous les peuples étaient simples, étaient écrites dans un idiome que tout le monde entendait, et cependant c’est de ces lois simples qu’avec du temps et des subtilités les légistes sont parvenus à former des codes compliqués, obscurs, écrits dans un style inintelligible pour tout autre que pour eux. L’instruction n’est pas moins nécessaire pour garantir la conscience des piéges du sacerdoce. La morale primitive de toutes les religions a aussi été très-simple, assez conforme à la morale naturelle ; mais aussi, dans toutes les religions, les prêtres en ont fait l’instrument de leur ambition. Ce serait donc trahir le peuple que de ne pas lui donner une instruction morale, indépendante de toute religion particulière, un sûr préservatif contre ce danger qui menace sa liberté et son bonheur.

Les plaintes du peuple sur les subsistances se sont élevées avec force, et nous avons d’immenses terrains occupés par des marais, et le défaut d’une navigation intérieure plus étendue et formée sur un système général, rend les secours du commerce lents, dispendieux, quelquefois insuffisants, et une énorme quantité de chevaux que la construction de ces canaux rendrait inutiles, emploient les terrains qui fourniraient aux hommes une nourriture plus abondante et plus variée. Le bas prix des salaires annonce que l’occupation manque aux hommes laborieux ; et c’est lorsque tout prouve la nécessité d’employer toutes les lumières, de perfectionner les arts, d’ouvrir à l’industrie des routes nouvelles, de donner à l’activité des talents utiles une énergie nouvelle, que l’on choisirait ce moment pour appeler l’ignorance, et avec elle la misère, la dépopulation, l’anarchie et la servitude.


  1. Tiré de la bibliothèque de l’Homme public, seconde année, tome I.
  2. Laura Bassi a été professeur d’anatomie, et Françoise Agnesi professeur de mathématiques à Bologne.
  3. Tiré de la bibliothèque de l’Homme public, tome II, seconde année.
  4. Supposons une place ayant 600 livres d’appointements, et que par conséquent on accumule un fonds de 100 livres, et aussi 100 livres pour former une rente viagère. Au bout de quinze ans, le maître aurait une retraite de 80 livres de rente foncière, remboursable de 2 000 livres à sa mort, et 174 livres de rente viagère (en supposant qu’il commence sa carrière a vingt-cinq ans) : total 254 livres. Après vingt ans, dans la même hypothèse, il aurait 116 livres de rente foncière, remboursable de 2 900 livres à sa mort, et 275 livres en rente viagère ; en tout, 391 livres à sa mort, et 275 livres de rente viagère ; en tout, 391 livres. Après vingtsix ans, il aurait 600 livres de retraite, dont 176 livres de rente perpétuelle, remboursable de 4 400 livres, et alors ses avantages n’augmenteraient plus que pour sa famille. D’où l’on voit, 1° que cette forme de récompense ne donne pas un intérêt trop pressant de se perpétuer dans sa place, et en donne cependant un très suffisant à ceux qui sont attachés à leurs familles, c’est-à-dire, aux hommes les plus honnêtes, qu’on doit surtout désirer de conserver, 2° qu’elle offre un encouragement non moins suffisant pour une carrière pénible, mais tranquille et sédentaire ; 3° que le trésor public n’ayant rien à payer sur l’accumulation destinée à former une rente viagère, tous ceux qui mourront dans leurs fonctions, profitant d’un excédent sur tous ceux qui y resteraient plus de vingt-six ans, et épargnant encore sur l’accumulation du fonds les trois quarts de ce qui revient à ceux qui ne laissent que des collatéraux, il s’en faut beaucoup que la dépense réelle soit équivalente au tiers des traitements, et qu’un quart ou même un cinquième serait plus que suffisant.
  5. L’académie dispersée, qui vient de se former en Italie, est une preuve de cette vérité.
  6. Tiré de la bibliothèque de l’Homme public, seconde année, tome III.
  7. J’entends ici par sens moral la faculté d’éprouver divers degrés de plaisir ou de peine, par le souvenir de nos actions passées, le projet de nos actions futures, le spectacle ou le récit de celles des autres. Cette faculté est une suite nécessaire de la sensibilité physique réunie à la mémoire ; et on en peut expliquer l’origine et les phénomènes sans recourir à l’hypothèse de l’existence d’un sens particulier, comme celui de la vue et de l’ouïe. Quand on prend ce sentiment et non le raisonnement pour guide d’une action réfléchie ou pour motif d’un jugement, il prend le nom de conscience.
  8. On pourrait également se servir de ces éloges, mais avec des changements. Ce projet a été exécuté en partie par M. Manuel.
  9. Tiré de la Bibliothèque de l’Homme public, seconde année, tome IX.