Système de la nature/Partie 1/Chapitre 2

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s. n. (Tome 1p. 13-31).

CHAPITRE II

Du mouvement & de son origine.


Le mouvement eſt un effort par lequel un corps change, ou tend à changer de place, c’eſt-à-dire à correſpondre ſucceſſivement à différentes parties de l’eſpace, ou bien à changer de diſtance relativement à d’autres corps. C’eſt le mouvement qui ſeul établit des rapports entre nos organes & les êtres qui ſont au dedans ou hors de nous ; ce n’eſt que par les mouvemens que ces êtres nous impriment, que nous connoiſſons leur exiſtence, que nous jugeons de leurs propriétés, que nous les diſtinguons les uns des autres, que nous les diſtribuons en différentes claſſes.

Les êtres, les ſubſtances ou les corps variés dont la nature eſt l’aſſemblage, effets eux-mêmes de certaines combinaiſons ou cauſes, deviennent des cauſes à leur tour. Une Cauſe, eſt un être qui en met un autre en mouvement ou qui produit quelque changement en lui. L’effet eſt le changement qu’un corps produit dans un autre à l’aide du mouvement.

Chaque être, en raiſon de ſon eſſence ou de ſa nature particuliere, eſt ſuſceptible de produire, de recevoir & de communiquer des mouvemens divers ; par là quelques êtres ſont propres à frapper nos organes, & ceux-ci ſont capables d’en recevoir les impreſſions, ou de ſubir des changemens à leur préſence ; ceux qui ne peuvent agir ſur aucun de nos organes ſoit immédiatement & par eux mêmes, ſoit médiatement ou par l’intervention d’autres corps, n’exiſtent point pour nous, puisqu’ils ne peuvent ni nous remuer, ni parconſéquent nous fournir des idées, ni être connus & jugés par nous. Connoître un objet, c’eſt l’avoir ſenti ; le ſentir, c’eſt en avoir été remué. Voir, c’eſt être remué par l’organe de la vue ; entendre, c’eſt être frappé par l’organe de l’ouie ; &c. Enfin de quelque maniere qu’un corps agiſſe ſur nous, nous n’en avons connoiſſance que par quelque changement qu’il a produit en nous.

La nature, comme on a dit, eſt l’aſſemblage de tous les êtres & de tous les mouvemens que nous connoiſſons, ainſi que de beaucoup d’autres que nous ne pouvons connoître parcequ’ils ſont inacceſſibles à nos ſens. De l’action & de la réaction continuelle de tous les êtres que la nature renferme, il réſulte une ſuite de cauſes & d’effets ou de mouvemens, guidés par des loix constantes & invariables, propres à chaque être, néceſſaires ou inhérentes à ſa nature particulière qui font toujours qu’il agit ou qu’il ſe meut d’une façon déterminée ; les différens principes de chacun de ces mouvemens nous ſont inconnus, parceque nous ignorons ce qui conſtitue primitivement les eſſences de ces êtres ; les élémens des corps échapent à nos organes, nous ne les connoiſſons qu’en masse, nous ignorons leurs combinaiſons intimes, les proportions de ces mêmes combinaiſons, d’où doivent néceſſairement réſulter des façons d’agir, des mouvemens ou des effets très différens.

Nos ſens nous montrent en général deux ſortes de mouvemens dans les êtres qui nous entourent ; l’un eſt un mouvement de maſſe par lequel un corps entier eſt transféré d’un lieu dans un autre ; le mouvement de ce genre eſt ſenſible pour nous. C’est ainſi que nous voyons une pierre tomber, une boule rouler, un bras ſe mouvoir ou changer de poſition. L’autre eſt un mouvement interne & caché, qui dépend de l’énergie propre à un corps, c’eſt-à-dire de l’eſſence, de la combinaiſon, de l’action & de la réaction des molécules inſenſibles de matiere dont ce corps eſt compoſé : ce mouvement ne ſe montre point à nous, nous ne le connoiſſons que par les altérations ou changemens que nous remarquons au bout de quelque tems ſur les corps ou ſur les mêlanges. De ce genre sont les mouvemens cachés que la fermentation fait éprouver aux molécules de la farine, qui d’éparses & ſéparées qu’elles étoient, deviennent liées & forment une maſſe totale que nous nommons du pain. Tels ſont encore les mouvemens imperceptibles par leſquels nous voyons une plante ou un animal s’accroître, ſe fortifier, s’altérer, acquérir des qualités nouvelles, ſans que nos yeux aient été capables de ſuivre les mouvemens progreſſifs des cauſes qui ont produit ces effets. Enfin tels ſont encore les mouvemens internes qui ſe paſſent dans l’homme que nous avons nommés ſes facultés intellectuelles, ſes penſées, ſes paſſions, ſes volontés dont nous ne ſommes à portée de juger que par les actions, c’eſt-à-dire par les effets ſenſibles qui les accompagnent ou les ſuivent. C’est ainſi que lorſque nous voyons un homme fuir, nous jugeons qu’il eſt intérieurement agité de la paſſion de la crainte ; &c.

Les mouvemens, ſoit viſibles ſoit cachés, sont appellés mouvemens acquis quand ils ſont imprimés à un corps par une cauſe étrangere ou par une force exiſtante hors de lui, que nos ſens nous font appercevoir ; c’est ainſi que nous nommons acquis le mouvement que le vent fait prendre aux voiles d’un vaiſſeau. Nous appellons ſpontanés les mouvemens excités dans un Corps qui renferme en lui même la cauſe des changemens que nous voyons s’opérer en lui ; alors nous diſons que ce corps agit & ſe meut par ſa propre énergie. De cette eſpèce ſont les mouvemens de l’homme qui marche, qui parle, qui penſe, & cependant, ſi nous regardons la chose de plus près, nous ſerons convaincus, qu’à parler ſtrictement, il n’y a point de mouvemens ſpontanés dans les différens corps de la nature, vû qu’ils agiſſent continuellement les uns ſur les autres, & que tous leurs changemens ſont dûs à des cauſes ſoit viſibles ſoit cachées qui les remuent. La volonté de l’homme eſt remuée ou déterminée ſecrétement par des causes extérieures qui produisent un changement en lui ; nous croyons qu’elle ſe meut d’elle-même, parce que nous ne voyons ni la cauſe qui la détermine, ni la façon dont elle agit, ni l’organe qu’elle met en action.

Nous appellons mouvemens ſimples ceux qui sont excités dans un corps par une cauſe ou force unique : nous appellons compoſés les mouvemens produits par pluſieurs cauſes ou forces diſtinguées, ſoit que ces forces ſoient égales ou inégales, conſpirantes ou contraires, ſimultanées ou ſucceſſives, connues ou inconnues.

De quelque nature que ſoient les mouvemens des êtres, ils ſont toujours des ſuites néceſſaires de leurs eſſences ou des propriétés qui les conſtituent, & de celles des cauſes dont ils éprouvent l’action. Chaque être ne peut agir & ſe mouvoir que d’une façon particuliere, c’eſt-à-dire ſuivant des loix qui dépendent de ſa propre eſſence, de ſa propre combinaiſon, de ſa propre nature, en un mot de ſa propre énergie & de celle des corps dont il reçoit l’impulſion. C’eſt là ce qui conſtitue les loix invariables du mouvement ; je dis invariables parce qu’elles ne pourroient changer ſans qu’il ſe fit un renverſement dans l’eſſence même des êtres. C’eſt ainſi qu’un corps peſant doit néceſſairement tomber, s’il ne rencontre un obſtacle propre à l’arrêter dans ſa chûte. C’eſt ainſi qu’un être ſenſible doit néceſſairement chercher le plaiſir & fuir la douleur. C’eſt ainſi que la matiere du feu doit néceſſairement brûler & répandre de la clarté. &c.

Chaque être a donc des loix du mouvement qui lui ſont propres, & agit conſtamment ſuivant ces loix, à moins qu’une cauſe plus forte n’interrompe ſon action. C’eſt ainſi que le feu ceſſe de brûler des matieres combuſtibles dès qu’on ſe ſert de l’eau pour arrêter ſes progrès. C’eſt ainſi que l’être ſenſible ceſſe de chercher le plaiſir dès qu’il craint qu’il n’en réſulte un mal pour lui.

La communication du mouvement ou le paſſage de l’action d’un corps dans un autre ſe fait encore ſuivant des loix certaines & néceſſaires ; chaque être ne peut communiquer du mouvement qu’en raiſon des rapports de la reſſemblance, de la conformité, de l’analogie ou des points de contact qu’il a avec d’autres êtres. Le feu ne ſe propage que lorſqu’il rencontre des matieres renfermant des principes analogues à lui ; il s’éteint quand il rencontre des corps qu’il ne peut embraſer, c’eſt-à-dire qui n’ont point un certain rapport avec lui.

Tout eſt en mouvement dans l’univers. L’eſſence de la nature eſt d’agir ; & ſi nous conſidérons attentivement ſes parties, nous verrons qu’il n’en eſt pas une ſeule qui jouiſſe d’un repos abſolu ; celles qui nous paroiſſent privées de mouvement ne ſont dans le fait que dans un repos relatif ou apparent ; elles éprouvent un mouvement ſi imperceptible & ſi peu marqué que nous ne pouvons appercevoir leurs changemens. [1] Tout ce qui nous ſemble en repos ne reſte pourtant pas un instant au même état : tous les êtres ne font continuellement que naître, s’accroître, décroître & ſe diſſiper avec plus ou moins de lenteur ou de rapidité. L’inſecte éphémere naît & périt le même jour : parconſéquent il éprouve très promptement des changemens conſidérables dans ſon être. Les combinaiſons formées par les corps les plus ſolides & qui paroiſſent jouir du plus parfait repos ſe diſſolvent & ſe décompoſent à la longue ; les pierres les plus dures ſe détruiſent peu à peu par le contact de l’air ; une maſſe de fer, que nous voyons rouillée & rongée par le tems, a dû être en mouvement depuis le moment de ſa formation dans le ſein de la terre, juſqu’à celui où nous la voyons dans cet état de diſſolution.

Les Phyſiciens, pour la plupart, ne ſemblent point avoir aſſez réfléchi ſur ce qu’ils ont appellé le Niſus, c’eſt-à-dire ſur les efforts continuels que font les uns ſur les autres des corps qui paroiſſent d’ailleurs jouir du repos. Une pierre de cinq cents livres nous paroît en repos ſur la terre, cependant elle ne ceſſe un inſtant de peſer avec force ſur cette terre qui lui réſiſte ou qui la repouſſe à ſon tour. Dira-t-on que cette pierre & cette terre n’agiſſent point ? Pour s’en détromper il ſuffiroit d’interpoſer la main entre la pierre & la terre, & l’on reconnoîtroit que cette pierre a néanmoins la force de briſer notre main malgré le repos dont elle ſemble jouir. Il ne peut y avoir dans les corps d’action ſans réaction. Un Corps qui éprouve une impulſion, une attraction, ou une preſſion quelconque, auxquelles il réſiſte, nous montre qu’il réagit par cette réſiſtance même ; d’où il ſuit qu’il y a pour lors une force cachée (vis inertiæ) qui ſe déploie contre une autre force ; ce qui prouve clairement que cetre force d’inertie eſt capable d’agir & réagit effectivement. Enfin on ſentira que les forces que l’on appelle mortes & les forces que l’on appelle vives ou mouvantes ſont des forces de même eſpece qui ſe déploient d’une façon différente. [2]

Ne pourroit-on pas aller plus loin encore & dire que dans les corps & les maſſes dont l’enſemble nous paroît dans le repos, il y a pourtant une action & une réaction continuelles, des efforts conſtants, des réſiſtances & des impulſions non interrompues, en un mot des niſus, par leſquels les parties de ces corps ſe preſſent les unes les autres, ſe réſiſtent réciproquement, agiſſent & réagiſſent ſans ceſſe, ce qui les retient enſemble & fait que ces parties forment une maſſe, un corps, une combinaiſon dont l’enſemble nous paroît en repos, tandis qu’aucunes de leurs parties ne ceſſe d’être réellement en action ? Les corps ne paroiſſent en repos que par l’égalité de l’action des forces qui agiſſent en eux.

Ainsi les corps même qui ſemblent jouir du plus parfait repos reçoivent pourtant réellement, ſoit à leur ſurface ſoit à leur intérieur des impulſions continuelles de la part des corps qui les entourent, ou de ceux qui les pénetrent, qui les dilatent, qui les raréfient, les condenſent, enfin de ceux même qui les composent ; par là les parties de ces corps ſont réellement dans une action & une réaction ou dans un mouvement continuel, dont les effets ſe montrent à la fin par des changemens très marqués. La chaleur dilate & raréfie les métaux, d’où l’on voit qu’une barre de fer, par les ſeules variations de l’atmosphère, doit être dans un mouvement continuel, & qu’il n’eſt point en elle de particule qui jouiſſe un inſtant d’un vrai repos. En effet dans des corps durs, dont toutes les parties ſont rapprochées & contigues, comment concevoir que l’air, que le froid & le chaud puiſſent agir ſur une ſeule de leurs parties, même extérieures, ſans que le mouvement ſe communique de proche en proche juſqu’à leurs parties les plus intimes ? Comment ſans mouvement concevoir la façon dont notre odorat eſt frappé par des émanations échappées des corps les plus compacts dont toutes les parties nous paroſſent en repos ? Enfin nos yeux verroient ils à l’aide d’un Télescope les aſtres les plus éloignés de nous, s’il n’y avoit un mouvement progreſſif depuis ces aſtres juſqu’à notre rétine ?

En un mot l’obſervation réfléchie doit nous convaincre que tout dans la nature eſt dans un mouvement continuel ; qu’il n’est aucune de ſes parties qui ſoit dans un vrai repos ; enfin que la nature eſt un tout agiſſant, qui ceſſeroit d’être nature ſi elle n’agiſſoit pas, ou dans laquelle, ſans mouvement, rien ne pouroit ſe produire, rien ne pourroit ſe conſerver, rien ne pourroit agir. Ainſi l’idée de la nature renferme néceſſairement l’idée du mouvement. Mais, nous dira-t-on, d’où cette nature a-t-elle reçu ſon mouvement ? nous répondrons que c’eſt d’elle même, puiſqu’elle eſt le grand tout, hors duquel conſéquemment rien ne peut exiſter. Nous dirons que le mouvement eſt une façon d’être qui découle néceſſairement de l’eſſence de la matiere ; qu’elle ſe meut par ſa propre énergie ; que ſes mouvemens ſont dûs aux forces qui lui sont inhérentes ; que la variété de ſes mouvemens & des phénomenes qui en réſultent viennent de la diverſité des propriétés, des qualités, des combinaiſons qui ſe trouvent originairement dans les différentes matieres primitives dont la nature eſt l’aſſemblage.

Les Phyſiciens, pour la plupart, ont regardé comme inanimés ou comme privés de la faculté de ſe mouvoir les corps qui n’étoient mus qu’à l’aide de quelque agent ou cauſe extérieure ; ils ont cru pouvoir en conclure que la matiere qui conſtitue ces corps étoit parfaitement inerte de ſa nature ; ils n’ont point été détrompés de cette erreur, quoiqu’ils viſſent que toutes les fois qu’un corps étoit abandonné à lui même ou dégagé des obſtacles qui s’oppoſent à ſon action, il tendoit à tomber ou à s’approcher du centre de la terre par un mouvement uniformément accéléré ; ils ont mieux aimé ſuppoſer une cauſe extérieure imaginaire, dont ils n’avoient nulle idée, que d’admettre que ces corps tenoient leur mouvement de leur propre nature.

De même quoique ces philoſophes viſſent au deſſus de leurs têtes un nombre infini de globes immenſes qui ſe mouvoient très rapidement au tour d’un centre commun, ils n’ont ceſſé de ſuppoſer des cauſes chimériques de ces mouvemens, juſqu’à ce que l’immortel Newton eût démontre qu’ils étoient l’effet de la gravitation de ces corps céleſtes les uns vers les autres. [3] Une obſervation très ſimple eût cependant ſuffi pour faire ſentir aux phyſiciens antérieurs à Newton, combien les cauſes qu’ils admettoient devoient être inſuffisantes pour opérer de ſi grands effets ; ils avoient lieu de ſe convaincre dans le choc des corps qu’ils pouvoient obſerver, & par les loix connues du mouvement, que celui-ci se communiquoit toujours en raiſon de la denſité des corps, d’où ils auroient dû naturellement inférer que la denſité de la matiere ſubtile ou éthérée, étant infiniment moindre que celle des planetes, ne pouvoit leur communiquer qu’un très foible mouvement.

Si l’on eût obſervé la nature ſans préjugé, on ſe ſeroit depuis longtems convaincu que la matiere agit par ſes propres forces, & n’a beſoin d’aucune impulſion extérieure pour être miſe en mouvement : on ſe ſeroit apperçu que toutes les fois que des mixtes ſont mis à portée d’agir les uns ſur les autres, le mouvement s’y engendre ſur le champ, & que ces mêlanges agiſſent avec une force capable de produire les effets les plus ſurprenans. En mêlant enſemble de la limaille de fer, du ſoufre & de l’eau ; ces matieres ainſi miſes à portée d’agir les unes ſur les autres, s’échauffent peu à peu & finiſſent par produire un embraſement. En humectant de la farine avec de l’eau & renfermant ce mêlange, on trouve au bout de quelque tems à l’aide du microscope qu’il a produit des êtres organiſés qui jouiſſent d’une vie dont on croyoit la farine & l’eau incapables. [4] C’eſt ainſi que la matiere inanimée peut paſſer à la vie qui n’eſt elle même qu’un aſſemblage de mouvemens.

On peut ſur-tout remarquer la génération du mouvement ou ſon développement, ainſi que l’énergie de la matiere, dans toutes les combinaiſons où le feu, l’air & l’eau ſe trouvent joints ensemble ; ces élémens, ou plutôt ces mixtes, qui sont les plus volatils & les plus fugitifs des êtres, ſont néanmoins dans les mains de la nature les principaux agens dont elle ſe ſert pour opérer ſes phénomènes les plus frappants : c’eſt à eux que ſont dûs les effets du tonnerre, les éruptions des volcans, les tremblemens de la terre. L’art nous offre un agent d’une force étonnante dans la poudre à canon, dès que le feu vient à s’y joindre. En un mot les effets les plus terribles ſe font en combinant des matières, que l’on croit mortes & inertes.

Tous ces faits nous prouvent invinciblement que le mouvement ſe produit, s’augmente & s’accélere dans la matiere ſans le concours d’aucun agent extérieur ; & nous ſommes forcés d’en conclure que ce mouvement eſt une ſuite néceſſaire des loix immuables, de l’eſſence & des propriétés inhérentes aux élémens divers & aux combinaiſons variées de ces élémens. N’eſt-on pas encore en droit de conclure de ces exemples qu’il peut y avoir une infinité d’autres combinaisons capables de produire des mouvemens différens dans la matiere, ſans qu’il ſoit beſoin pour les expliquer de recourir à des agens plus difficiles à connoître que les effets qu’on leur attribue ?

Si les hommes euſſent fait attention à ce qui ſe paſſe ſous leurs yeux, ils n’auroient point été chercher hors de la nature une force diſtinguée d’elle-même qui la mît en action, & ſans laquelle ils ont cru qu’elle ne pouvoit ſe mouvoir. Si par la nature nous entendons un amas de matières mortes, dépourvues de toutes propriétés, purement paſſives, nous ſerons, ſans doute, forcés de chercher hors de cette nature le principe de ſes mouvemens ; mais ſi par la nature nous entendons ce qu’elle eſt réellement, un tout dont les parties diverſes ont des propriétés diverſes, qui dès lors agiſſent ſuivant ces mêmes propriétés, qui ſont dans une action & une réaction perpétuelles les unes ſur les autres, qui peſent, qui gravitent vers un centre commun, tandis que d’autres s’éloignent & vont à la circonférence, qui s’attirent & ſe repoussent, qui s’uniſſent & ſe ſéparent, & qui par leurs colliſions & leurs rapprochemens continuels produiſent & décompenſent tous les corps que nous voyons, alors rien ne nous obligera de recourir à des forces ſurnaturelles pour nous rendre compte de la formation des choſes, & des phénomenes que nous voyons. [5]

Ceux qui admettent une cauſe extérieure à la matiere sont obligés de ſupposer que cette cauſe a produit tout le mouvement dans cette matiere en lui donnant l’exiſtence ; cette ſuppoſition eſt fondée ſur une autre, ſçavoir, que la matiere a pu commencer d’exiſter, hypothèſe qui juſqu’ici n’a jamais été démontrée par des preuves valables. L’éduction du Néant ou la Création n’eſt qu’un mot qui ne peut nous donner une idée de la formation de l’univers ; il ne préſente aucun ſens auquel l’eſprit puiſſe s’arrêter. [6]

Cette notion devient plus obſcure encore quand on attribue la création ou la formation de la matiere à un être ſpirituel, c’eſt-à-dire, à un être qui n’a aucune analogie, aucun point de contact avec elle, & qui, comme nous le ferons voir bientôt, étant privé d’étendue & de parties ne peut être ſuſceptible du mouvement, celui-ci n’étant que le changement d’un corps rélativement à d’autres corps, dans lequel le corps mu préſente ſucceſſivement différentes parties à différens points de l’eſpace. D’ailleurs tout le monde convient que la matiere ne peut point s’anéantir totalement ou ceſſer d’exister ; or comment comprendra-t-on que ce qui ne peut ceſſer d’être ait pu jamais commencer ?

Ainsi lorſqu’on demandera d’où eſt venu la matiere ? Nous dirons qu’elle a toujours exiſté. Si l’on demande d’où eſt venu le mouvement dans la matiere ? Nous répondrons que par la même raiſon elle a dû ſe mouvoir de toute Eternité, vû que le mouvement eſt une ſuite nécessaire de ſon exiſtence, de ſon eſſence & de ſes propriétés primitives, telles que ſon étendue, ſa peſanteur, ſon impénétrabilité, ſa figure &c. En vertu de ces propriétés eſſentielles, conſtitutives, inhérentes à toute matiere & ſans leſquelles il est impoſſible de s’en former une idée, les différentes matieres dont l’univers eſt compoſé, ont dû de toute éternité peſer les unes ſur les autres, graviter vers un centre, ſe heurter, ſe rencontrer, être attirées & repouſſées, ſe combiner & ſe ſéparer, en un mot agir & ſe mouvoir de différentes manieres, ſuivant l’eſſence & l’énergie propres à chaque genre de matiere & à chacune de leurs combinaiſons. L’exiſtence ſuppose des propriétés dans la choſe qui exiſte ; dès qu’elle a des propriétés, ſes façons d’agir doivent néceſſairement découler de ſa façon d’être. Dès qu’un corps a de la peſanteur il doit tomber ; dès qu’il tombe il doit frapper les corps qu’il rencontre dans ſa chûte ; dès qu’il eſt denſe & ſolide, il doit en raiſon de ſa propre denſité communiquer du mouvement aux corps qu’il va heurter ; dès qu’il a de l’analogie & de l’affinité avec eux, il doit s’y unir ; dès qu’il n’a point d’analogie, il doit être repouſſé &c.

D’où l’on voit qu’en ſuppoſant, comme on y eſt forcé, l’exiſtence de la matiere, on doit lui ſupposer des qualités quelconques, deſquelles les mouvemens ou les façons d’agir, déterminées par ces mêmes qualités, doivent néceſſairement découler. Pour former l’univers, Deſcartes ne demandoit que de la matiere & du mouvement. Une matiere variée lui ſuffiſoit, les mouvemens divers étoient des ſuites de ſon exiſtence, de ſon eſſence & de ſes propriétés ; ſes différentes façons d’agir ſont des ſuites néceſſaires de ſes différentes façons d’être. Une matiere ſans propriétés eſt un pur néant. Ainſi dès que la matiere exiſte, elle doit agir ; dès qu’elle eſt diverſe, elle doit agir diverſement ; dès qu’elle n’a pu commencer d’exiſter, elle exiſte depuis l’éternité, elle ne ceſſera jamais d’être & d’agir par ſa propre énergie, & le mouvement eſt un mode qu’elle tient de ſa propre exiſtence.

L’existence de la matiere eſt un fait ; l’exiſtence du mouvement eſt un autre fait. Nos yeux nous montrent des matieres d’eſſences différentes, douées de propriétés qui les diſtinguent entre elles, formant des combinaisons diverſes. En effet c’eſt une erreur de croire que la matiere ſoit un corps homogène & dont les parties ne different entre elles que par leurs différentes modifications. Parmi les individus que nous connoiſſons, dans une même eſpèce, il n’en eſt point qui ſe reſſemblent exactement ; & celà doit être ainſi, la ſeule différence du ſite doit néceſſairement entraîner une diverſité plus ou moins ſenſible non ſeulement dans les modifications mais encore dans l’eſſence, dans les propriétés, dans le ſyſtême entier des êtres. [7]

Si l’on péſe ce principe, que l’expérience ſemble toujours conſtater, on ſera convaincu que les élémens ou matieres primitives dont les corps ſont compoſés ne ſont point de la même nature & ne peuvent par conſéquent avoir ni les mêmes propriétés, ni les mêmes modifications, ni les mêmes façons de ſe mouvoir & d’agir. Leurs activités ou leurs mouvemens, déjà différens, ſe diverſifient encore à l’infini, augmentent ou diminuent, s’accélerent ou se retardent, en raiſon des combinaisons, des proportions, du poids, de la denſité, du volume, & des matieres qui entrent dans leur compoſition. L’élément du feu eſt viſiblement plus actif & plus mobile que l’élément de la terre ; celle-ci eſt plus ſolide & plus peſante que le feu, que l’air, que l’eau : ſuivant la quantité de ces élémens qui entre dans la combinaiſon des corps, ceux-ci doivent agir diverſement, & leurs mouvemens doivent être en quelque raiſon compoſée des élémens dont ils ſont formés. Le feu élémentaire ſemble être dans la nature le principe de l’activité ; il eſt, pour ainſi dire, un levain fécond qui met en fermentation la maſſe & qui lui donne la vie. La terre paroît être le principe de la ſolidité des corps par son impénétrabilité ou par la forte liaiſon dont ſes parties sont ſuſceptibles. L’eau eſt un véhicule propre à favoriſer la combinaison des corps, dans laquelle elle entre elle-même comme partie conſtituante. Enfin l’air eſt un fluide qui fournit aux autres élémens l’eſpace néceſſaire pour exercer leurs mouvemens, & qui de plus ſe trouve propre à ſe combiner avec eux. Ces élémens, que nos ſens ne nous montrent jamais purs, étant mis continuellement en action les uns par les autres, toujours agiſſant & réagiſſant, toujours ſe combinant & ſe ſéparant, s’attirant & ſe repouſſant, ſuffisent pour nous expliquer la formation de tous les êtres que nous voyons ; leurs mouvemens naiſſent ſans interruption les uns des autres ; ils ſont alternativement des cauſes & des effets, ils forment aiſsi un vaſte cercle de générations & de deſtructions, de combinaiſons & de décompoſitions, qui n’a pu avoir de commencement & qui n’aura jamais de fin. En un mot la nature n’eſt qu’une chaîne immenſe de cauſes & d’effets qui découlent ſans ceſſe les uns des autres. Les mouvemens des êtres particuliers dépendent du mouvement général, qui lui même eſt entretenu par les mouvemens des êtres particuliers. Ceux-ci ſont fortifiés ou affoiblis, accélérés ou retardés, ſimplifiés ou compliqués, engendrés ou anéantis par les différentes combinaiſons ou circonſtances qui changent à chaque moment les directions, les tendances, les loix, les façons d’être & d’agir des différens corps qui ſont mus. [8] Vouloir remonter au de là pour trouver le principe de l’action dans la matiere & l’origine des choſes, ce n’est jamais que reculer la difficulté, & la ſouſtraire absolument à l’examen de nos ſens, qui ne peuvent nous faire connoître & juger que les cauſes à portée d’agir ſur eux ou de leur imprimer des mouvemens. Ainſi contentons-nous de dire que la matiere a toujours exiſté, qu’elle ſe meut en vertu de ſon eſſence, que tous les phénomènes de la nature ſont dus aux mouvemens divers des matieres variées qu’elle renferme, & qui font que, ſemblable au Phénix, elle renaît continuellement de ſes cendres. [9]


  1. Cette vérité, dont tant de ſpéculateurs affectent encore de douter, a été portée juſqu’à la démonſtration dans un ouvrage du célebre Toland, qui parut en Anglais au commencement de ce ſiecle ſous le titre de letters to ſerena ; ceux qui entendent cette langue pourront le conſulter en cas qu’il leur reſtât encore quelques doutes là deſſus. Note ajouté.
  2. Actioni æqualis & contrario eſt reactio V. Bilfinger De deo anima et mundo § 218. pag. 241. Surquoi le Commentateur ajoute : reactio dicitur actio patientis in agens, ſeu corporis in quod agitur actio in illud quod in ipſum agit. Nulla autem datur in corporibus actio ſine reactione, dum enim corpus ad motum ſollicitatur, reſiſtut motui, atque hac ipſd reſiſtentia reagit in agens. Niſus ſe ſe exerens adverſus niſum agentis, ſeu vis illa corporis, quatenus, reſiſtit in ternum reſiſtentiæ principium, vocatur vis inertiæ, ſeu paſſiva. Ergo corpus reagit vi inertiæ. Vis igitur inertiæ & vis motrix in corporibus una edaemque eſt vis, diverſo tamen modo ſe exerens… Vis autem inertiæ conſiſtit in niſu adverſus niſus agentis ſe exerente. &c Ibidem.
  3. Les Phyſiciens, & Newton lui même, ont regardé la cauſe de la gravitation comme inexplicable ; cependant il paroit qu’on pourroit la déduire du mouvement de la matiere par lequel les corps ſont diverſement déterminés. La gravitation n’eſt qu’un mode du mouvement, une tendance vers un centre ; à parler ſtrictement, tout mouvement eſt une gravitation rélative ; ce qui tombe rélativement à nous s’éleve rélativement à d’autres corps ; d’où il ſuit que tout mouvement dans l’univers eſt l’effet d’une gravitation, vu qu’il n’y a dans l’univers ni haut, ni bas, ni centre poſitif. Il ſemble que la peſanteur des corps dépend de leur configuration tant extérieure qu’intérieure, qui leur donne le mode de mouvement qu’on nomme gravitation. Une balle de plomb, étant ſphérique, tombe promtement & tout droit ; cette balle réduite en une lame très mince ſe ſoutiendra plus longtems en l’air ; l’action du feu forcera ce plomb de s’élever dans l’atmoſphere. Voilà le même plomb modifié diverſement, & dès lors agiſſant d’une façon toute diverſe.
  4. Voyez les obſervations microscopiques de M. Néedham, qui confirment pleinement ce ſentiment. Pour un homme qui réfléchit, la production d’un homme, indépendamment des voies ordinaires, ſeroit-elle donc plus merveilleuſe que celle d’un inſecte avec de la farine & de l’eau ? La fermentation & la putréfaction produiſent viſiblement des animaux vivants. Le génération que l’on a nommée Equivoque ne l’eſt que pour ceux qui ne ſe ſont pas permis d’obſerver attentivement la nature. Note ajoutée.
  5. Pluſieurs Théologiens ont reconnu que la nature étoit un tout actif. Natura eſt vis activa ſeu motrix ; hine natura etiam dicitur vis totius mundi, ſeu vis univerſa in mundo. V. Bilfinger de deo, anima et mundo. pag. 278.
  6. Preſque tous les anciens philoſophes ont été d’accord pour regarder le monde comme éternel. Ocellus Lucanus dit formellement en parlant de l’univers ει δε γαρ ην και εσαι : il a toujours été & il sera toujours. Tous ceux qui renonceront au préjugé ſentiront la force du principe que rien ne ſe fait de rien Vérité que rien ne peut ébranler. La création dans le ſens que les modernes lui attachent, eſt une Subtilité Théologique. Le mot hébreu barah eſt rendu en grec dans la version des ſeptante par εποιησεν. Vatable & Grotius aſſurent que pour rendre la phraſe hébraïque du premier verſet de la Geneſe il faut dire ; lorsque Dieu fit le ciel & la terre la matiere étoit informe. Voyez le Monde ſon origine & ſon antiquité chap. 2. pag. 59. D’où l’on voit que le mot hébreu que l’on a rendu par créer ne signifie que former, façonner, arranger. Κτίζειν & ποιεῖν, créer & faire ont toujours indiqué la même choſe. Selon S. Jérôme creare c’eſt la même chose que condere fonder, bâtir. La Bible ne dit nulle part d’une façon claire que le monde ait été fait de rien. Tertullien en convient, & le Pere Pétau dit que cette vérité s’établit plus par le raiſonnement que par l’autorité. Voyez Beauſobre hist. du Manichéiſme tom. I. page. 178. 206. 218. St. Juſtin paroit avoir regardé la matiere comme éternelle, puiſqu’il loue Platon d’avoir dit que Dieu dans la création du monde n’avoit fait que donner l’impulſion à la matiere & la façonner. Enfin Burnet dit en termes formels ; creatio & annihilatio hodierno ſenſu ſunt voces fictitiæ ; neque enim occurrit apud Hebræos, Græcos aut Latinos, vox ulla ſingularis, quæ vim iſtam olim habuerit. V. Archælog. philosoph. lib. I. cap. 7. pag. 374. edit. amſt. 1699. “Il eſt très difficile, dit un anonyme, de ne pas ſe perſuader que la matiere ſoit éternelle, étant impoſſible à l’eſprit humain de comprendre qu’il y ait jamais eu un tems, & qu’il y en ait jamais un autre, où il n’y ait eu & où il n’y aura ni eſpace, ni étendue, ni lieu, ni abîme & où tout ſoit néant”. Voyez Diſſertations mélées tom. 2. pag. 74.
  7. Ceux qui ont obſervé la nature de près ſçavent que deux grains de ſable ne ſont point ſtrictement égaux. Dès que les circonſtances ou les modifications ne ſont point les mêmes pour les être de la même eſpece il ne peut point y avoir de reſſemblance exacte entre eux. Voyez le chapitre VI. Cette vérité a été très bien ſentie par le profond & ſubtil Leibnitz. Voici comment s’explique un des ſes diſciples. Ex principio indiſcernibilium patet elementa rerum materialium ſingula ſingulis eſſe diſſimilia, adeoque unum ab altero diſtingui, convenienter omnia extra ſe invicem exiſtere, in quo differunt a punctis mathematicis cum ilia uti haec nunquam coincidere poſſint. V. Bilfinger, de deo, anima et mundo, pag. 276
  8. S’il étoit vrai que tout tendit à former une maſſe ſeule & unique, & ſi dans cette maſſe unique il arrivoit un inſtant que tout fût in niſu, tout reſteroit éternellement dans cet état, & il n’y auroit plus à toute éternité qu’une matiere & un effort, un Niſus, ce qui ſeroit une mort éternelle & univerſelle. Les phyſiciens entendent par Niſus l’effort d’un corps contre un autre corps ſans tranſlation locale ; or dans cette ſuppoſition il ne pourroit y avoir de cauſe de diſſolution & vu que ſuivant l’axiome des chymiſtes les corps n’agiſſent que lorſqu’ils font diſſous. Corpora non agunt niſi ſint ſoluta.
  9. Omnium quæ in ſempiterno iſto mundo ſemper fuerunt futuraque ſunt, aiunt principium fuiſſe nullum, ſed orbem eſſe quemdam generantium naſcentiumque, in quo uninuscujusque geniti initium ſimul & finis eſſe videatur.
    V. Censorin. de die natali.


    Le Poëte Manillius s’exprime de la même façon dans ces beaux vers.

    Omnia mutantur mortali lege creata,
    Nec ſe cognoſcunt terræ vertentibus annis,
    Exutas variam faciem per ſæcula gentes.
    At manet incolumis Mundus ſuaque omnia ſervat,
    Quæ nec longa dies auget, minuitque ſenectus,
    Nec motus puncto currit, curſusque fatigat :
    Idem ſemper erit, quoniam ſemper fuit idem.

    Manilii Astronom. Lie. l.


    Ce fut encore le ſentiment de Pythagore, tel qu’il eſt expoſé par Ovide au livre XV. De ſes Métamorphoſes, Vers 165 & ſuiv.

    Omnia mutantur, nihil interit ; errat & illinc
    Huc venit, hinc illuc. &c