Système de la nature/Partie 2/Chapitre 10

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(Tome 2p. 289-320).


CHAPITRE X

Que les hommes ne peuvent rien conclure des idées qu’on leur donne de la divinité : de l’inconséquence & de l’inutilité de leur conduite à son égard.


Si, comme on vient de le prouver, les idées fausses que l’on s’est faites en tout tems de la divinité, loin d’être utiles, sont nuisibles à la morale, à la politique, au bonheur des sociétés & des membres qui les composent, enfin aux progrès des connoissances humaines ; la raison & notre intérêt devraient nous faire sentir qu’il faut bannir de notre esprit de vaines opinions qui ne seront jamais propres qu’à le confondre & à troubler nos cœurs. Envain se flatteroit-on de parvenir à rectifier les notions théologiques ; fausses dans leurs principes, elles ne sont point susceptibles de réforme. Sous quelque face que l’on présente une erreur, dès que les hommes y attacheront une très grande importance, elle finira tôt ou tard par avoir pour eux des suites aussi étendues que dangeureuses. D’ailleurs, l’inutilité des recherches que dans tous les âges l’on a faites sur la divinité, dont les notions n’ont jamais fait que s’obscurcir de plus en plus pour ceux mêmes qui l’ont le plus méditée ; cette inutilité, dis-je, ne doit-elle pas nous convaincre que ces notions ne sont point à notre portée, & que cet être imaginaire ne sera point mieux connu de nous ou de nos descendans, qu’il ne l’a été de nos ancêtres les plus sauvages & les plus ignorans ? L’objet sur lequel on a de tout tems le plus rêvé, le plus raisonné, le plus écrit, demeure toujours le moins connu ; au contraire, le tems n’a fait que le rendre plus impossible à concevoir. Si Dieu est tel que la théologie moderne nous le dépeint, il faut être soi-même un dieu pour s’en former une idée[1] ! à peine connoissons-nous l’homme, à peine nous connoissons-nous nous-mêmes & nos facultés, & nous voulons raisonner d’un être inaccessible à tous nos sens ! Parcourons donc en paix la ligne que la nature nous a tracée, sans nous en écarter pour courir après des chimeres ; occupons-nous de notre bonheur réel ; profitons des biens qui nous sont accordés ; travaillons à les multiplier en diminuant le nombre de nos erreurs ; soumettons-nous aux maux que nous ne pouvons éviter, & n’allons point les augmenter en remplissant notre esprit de préjugés capables de l’égarer. Quand nous voudrons y réfléchir, tout nous prouvera clairement que la science prétendue de Dieu, n’est dans le vrai qu’un ignorange présomptueuse, masquée sous des mots pompeux & inintelligibles. Terminons enfin des recherches infructueuses, reconnoissons du moins notre ignorance invincible ; elle nous sera plus avantageuse qu’une science arrogante, qui jusqu’ici n’a fait que porter la discorde sur la terre & l’affliction dans nos cœurs.

En supposant une intelligence souveraine qui gouverne le monde ; en supposant un Dieu qui exige de ses créatures qu’elles le connoissent, qu’elles soient convaincues de son existence, de sa sagesse, de son pouvoir, & qui veut qu’elles lui rendent des hommages, il faudra convenir que nul homme sur la terre ne remplit à cet égard les vues de la providence. En effet rien de plus démontré que l’impossibilité dans laquelle se trouvent les théologiens eux-mêmes, de se faire des idées quelconques de leur divinité[2]. La foiblesse & l’obscurité des preuves qu’ils donnent de son existence, les contradictions où ils tombent, les sophismes & les pétitions de principes qu’ils emploient, nous prouvent évidemment qu’ils sont au moins très-souvent dans les plus grandes incertitudes sur la nature de l’être, dont il est de leur profession de s’occuper. Mais en accordant qu’ils le connoissent, que son existence, son essence & ses attributs leur sont pleinement démontrés, au point qu’il ne subsiste aucun doute dans leur esprit ; le reste des humains jouit-il du même avantage ? En bonne foi, combien se trouve-t-il dans le monde de personnes qui aient le loisir, la capacité, la pénétration nécessaires, pour entendre ce qu’on veut leur désigner sous le nom d’un être immatériel, d’un pur esprit qui meut la matière sans être lui-même matière, qui est le moteur de la nature sans être renfermé dans la nature, & sans pouvoir la toucher ? Est-il dans les sociétés les plus religieuses bien des personnes en état de suivre leurs guides spirituels dans les preuves subtiles qu’ils leur donnent de l’existence du dieu qu’ils leur font adorer ?

Peu d’hommes, sans doute, sont capables d’une méditation profonde & suivie ; l’exercice de la pensée est pour la plupart d’entre eux un travail aussi pénible qu’inusité. Le peuple, forcé de travailler pour subsister, est communément incapable de réfléchir. Les grands, les gens du monde, les femmes, les jeunes gens occupés de leurs affaires, du soin de satisfaire leurs passions, de se procurer des plaisirs, pensent aussi rarement que le vulgaire. Il n’est peut-être pas deux hommes sur cent-mille, qui se soient demandé sérieusement ce qu’ils entendent par le mot dieu, tandis qu’il est très-rare de trouver des personnes pour qui l’existence d’un dieu soit un problême : cependant, comme on l’a dit, la conviction suppose l’évidence, qui seule peut procurer de la certitude à l’esprit. Où sont donc les hommes convaincus de l’existence de leur dieu ? Qui sont ceux dans lesquels nous trouverons une certitude compléte de cette prétendue vérité, si importante à tous ? Quels sont les personnages qui se sont rendu compte des idées qu’ils se sont formées sur la divinité, sur ses attributs, sur son essence ? Hélas ! Je ne vois par tout que quelques spéculateurs, qui à force de s’en occuper, ont cru follement démêler quelque chose dans les idées confuses & décousues de leur imagination ; ils ont tâché d’en faire un ensemble que, tout chimérique qu’il est, ils se sont accoutumés à regarder comme existant réellement : à force de rêver ils se sont quelquefois persuadé qu’ils avoient vu clairement, & ils sont parvenus à le faire croire à d’autres qui n’avoient pas autant rêvé qu’eux.

Ce n’est jamais que sur parole que des peuples entiers adorent le dieu de leurs pères & de leurs prêtres : l’autorité, la confiance, la soumission & l’habitude, leur tiennent lieu de conviction & de preuves ; ils se prosternent & prient, parce que leurs pères leur ont appris à se prosterner & à prier ; mais pourquoi ceux-ci se sont-ils mis à genoux ? C’est que dans les tems éloignés, leurs législateurs & leurs guides leur en ont fait un devoir. " adorez & croyez, ont-ils dit, des dieux que vous ne pouvez comprendre ; rapportez-vous en à notre sagesse profonde ; nous en savons plus que vous sur la divinité. " mais pourquoi m’en rapporterois-je à vous ? C’est que Dieu le veut ainsi ; c’est que Dieu vous punira si vous osez résister. Mais ce Dieu n’est-il donc pas la chose en question ? Cependant les hommes se sont toujours payés de ce cercle vicieux ; la paresse de leur esprit leur fit trouver plus court de s’en rapporter au jugement des autres. Toutes les notions religieuses sont fondées uniquement sur l’autorité ; toutes les religions du monde défendent l’examen & ne veulent pas que l’on raisonne ; c’est l’autorité qui veut qu’on croie en Dieu ; ce dieu n’est lui-même fondé que sur l’autorité de quelques hommes qui prétendent le connoître & venir de sa part pour l’annoncer à la terre. Un dieu fait par les hommes, a sans doute besoin des hommes pour se faire connoître aux monde[3].

Ne seroit-ce donc que pour des prêtres, des inspirés, des métaphysiciens que seroit réservée la conviction de l’existence d’un dieu, que l’on dit néanmoins si nécessaire à tout le genre-humain ? Mais trouvons-nous de l’harmonie entre les opinions théologiques des différens inspirés, ou des penseurs répandus sur la terre ? Ceux même qui font profession d’adorer le même dieu sont-ils d’accord sur son compte ? Sont-ils contens des preuves que leurs collégues apportent de son existence ? Souscrivent-ils unanimement aux idées qu’ils présentent sur sa nature, sur sa conduite, sur la façon d’entendre ses prétendus oracles ? Est-il une contrée sur la terre, où la science de Dieu se soit réellement perfectionnée ? A-t-elle pris quelque part la consistence & l’uniformité que nous voyons prendre aux connoissances humaines, aux arts les plus futiles, aux métiers les plus méprisés ? Les mots d’esprit, d’immatérialité, de création, de prédestination, de grace ; cette foule de distinctions subtiles dont la théologie s’est par-tout remplie dans quelques pays ; ces inventions si ingénieuses, imaginées par des penseurs qui se sont succédé depuis tant de siècles, n’ont fait, hélas ! Qu’embrouiller les choses ; & jamais sa science la plus nécessaire aux hommes n’a jusqu’ici pu acquérir la moindre fixité. Depuis des milliers d’années, ces rêveurs oisifs se sont perpétuellement relayés pour méditer la divinité, pour déviner ses voies cachées, pour inventer des hypothèses propres à développer cette énigme importante. Leur peu de succès n’a point découragé la vanité théologique ; toujours on a parlé de Dieu ; on s’est disputé, on s’est égorgé pour lui, & cet être sublime demeure toujours le plus ignoré & le plus discuté[4].

Les hommes auroient été trop heureux si, se bornant aux objets visibles qui les intéressent, ils eussent employé à perfectionner leurs sciences réelles, leurs loix, leur morale, leur éducation ; la moitié des efforts qu’ils ont mis dans leurs recherches sur la divinité. Ils auroient été bien plus sages encore & plus fortunés, s’ils eussent pu consentir à laisser leurs guides désœuvrés se quéreller entr’eux, & sonder des profondeurs capables de les étourdir, sans se mêler de leurs disputes insensées. Mais il est de l’essence de l’ignorance d’attacher de l’importance à ce qu’elle ne comprend pas. La vanité humaine fait que l’esprit se roidit contre les difficultés. Plus un objet se dérobe à nos yeux, plus nous faisons d’efforts pour le saisir, parce que dès-lors il aiguillone notre orgueil, il irrite notre curiosité, il nous paroît intéressant. D’un autre côté, plus nos recherches ont été longues & laborieuses, plus nous attachons d’importance à nos découvertes réelles ou prétendues, plus nous ne voulons point avoir perdu le tems, & nous sommes toujours prêts à défendre avec chaleur la bonté de notre jugement. Ne soyons donc point surpris de l’intérêt que les peuples ignorans ont toujours pris aux démêlés de leurs prêtres ; ni de l’opiniâtreté que ceux-ci ont toujours montré dans leurs disputes. En combattant pour son dieu, chacun ne combattit en effet que pour les intérêts de sa propre vanité, qui de toutes les passions humaines, est la plus prompte à s’allarmer, & la plus propre à produire de très grandes folies.

Si écartant pour un moment les idées fâcheuses que la théologie nous donne d’un dieu capricieux, dont les décrêts partiaux & despotiques décident du sort des humains, nous ne voulons fixer nos yeux que sur la bonté prétendue, que tous les hommes, même en tremblant devant ce dieu, s’accordent à lui donner : si nous lui supposons le projet qu’on lui prête, de n’avoir travaillé que pour sa propre gloire, d’exiger les hommages des êtres intelligens ; de ne chercher dans ses œuvres que le bien-être du genre-humain ; comment concilier ses vues & ses dispositions avec l’ignorance vraiement invincible, dans laquelle ce dieu, si glorieux & si bon, laisse la plûpart des hommes sur son compte ? Si Dieu veut être connu, chéri, remercié, que ne se montre-t-il sous des traits favorables à tous ces êtres intelligens dont il veut être aimé & adoré ? Pourquoi ne point se manifester à toute la terre d’une façon non équivoque, bien plus capable de nous convaincre, que ces révélations particulières qui semblent accuser la divinité d’une partialité fâcheuse pour quelques-unes de ses créatures ? Le tout-puissant n’aurait-il donc pas des moyens plus convainquans de se montrer aux hommes, que ces métamorphoses ridicules, ces incarnations prétendues, qui nous sont attestées par des écrivains si peu d’accord entr’eux dans les récis qu’ils en font ? Au lieu de tant de miracles, inventés pour prouver la mission divine de tant de législateurs, révérés par les différens peuples du monde, le souverain des esprits ne pouvoit-il pas convaincre tout d’un coup l’esprit humain des choses qu’il a voulu lui faire connoître ? Au lieu de suspendre un soleil dans la voûte du firmament ; au lieu de répandre sans ordre les étoiles & les constellations qui remplissent l’espace, n’eût-il pas été plus conforme aux vues d’un dieu, si jaloux de sa gloire & si bien intentionné pour l’homme, d’écrire d’une façon non sujette à dispute, son nom, ses attributs, ses volontés permanentes, en caractères ineffaçables, & lisibles également pour tous les habitans de la terre[5] ? Personne alors n’auroit pu douter de l’existence d’un dieu, de ses volontés claires, de ses intentions visibles. Sous les yeux de ce dieu si sensible, personne n’auroit eu l’audace de violer ses ordonnances ; nul mortel n’eût osé se mettre dans le cas d’attirer sa colère ; enfin nul homme n’eût eu le front d’en imposer en son nom, ou d’interprêter ses volontés suivant ses propres fantaisies.

La théologie est vraiment le tonneau des danaïdes. à force de qualités contradictoires & d’assertions hazardées, elle a, pour ainsi dire, tellement garoté son dieu, qu’elle l’a mis dans l’impossibilité d’agir. En effet, quand même on supposeroit l’existence du dieu théologique, & la réalité des attributs si discordans qu’on lui donne, l’on ne peut en rien conclure, pour autoriser la conduite ou les cultes qu’on prescrit de lui rendre. S’il est infiniment bon, quelle raison aurions-nous de le craindre ? S’il est infiniment sage, de quoi nous inquiéter sur notre sort ? S’il sait tout, pourquoi l’avertir de nos besoins, & le fatiguer de nos prières ? S’il est par-tout, pourquoi lui élever des temples ? S’il est le maître de tout, pourquoi lui faire des sacrifices & des offrandes ? S’il est juste, comment croire qu’il punisse des créatures qu’il a remplies de foiblesses ? Si sa grace fait tout en elles, quelle raison auroit-il de les récompenser ? S’il est tout-puissant, comment l’offenser, comment lui résister ? S’il est raisonnable, comment se mettroit-il en colère contre des aveugles, à qui il a laissé la liberté de déraisonner ? S’il est immuable, de quel droit prétendrions-nous faire changer ses décrêts ? S’il est inconcevable, pourquoi nous en occuper ? S’il a parlé, pourquoi l’univers n’est-il pas convaincu ? Si la connoissance d’un dieu est la plus nécessaire, pourquoi n’est-elle pas la plus évidente & la plus claire ?

Mais d’un autre côté, le dieu théologique a deux faces. Cependant, s’il est colère, jaloux, vindicatif & méchant (comme la théologie le suppose sans vouloir en convenir) nous n’en serons pas plus autorisés à lui adresser nos vœux, ni à nous occuper tristement de son idée. Au contraire, pour notre bonheur présent & pour notre repos, nous devrions tâcher de le bannir de nos pensées ; nous devrions le mettre au rang de ces maux nécessaires que l’on ne fait qu’aggraver à force d’y songer. En effet, si Dieu est un tyran, comment seroit-il possible de l’aimer ? L’affection & la tendresse ne sont-elles pas des sentimens incompatibles avec une crainte habituelle ? Comment éprouver de l’amour pour un maître, qui donneroit à ses esclaves la liberté de l’offenser, afin de les trouver en défaut, & les punir avec la dernière barbarie ? à ce caractère odieux, si Dieu joint encore la toute-puissance ; s’il tient dans ses mains les jouets malheureux de sa cruauté fantasque, que peut-on en conclure ? Rien ; sinon que quelques efforts que nous puissions faire pour échapper à notre destinée, nous serions toujours hors d’état de nous y soustraire. Si un dieu cruel ou méchant par sa nature est armé de la puissance infinie, & veut pour son plaisir nous rendre misérables à jamais, rien ne pourra l’en détourner ; sa méchanceté aura toujours son cours ; sa malice l’empêcheroit, sans doute, d’avoir égards à nos cris ; rien ne pourroit fléchir son cœur impitoyable.

Ainsi, sous quelque point de vue que nous envisagions le dieu théologique, nous n’avons point de culte à lui rendre, point de prières à lui faire. S’il est souverainement bon, intelligent, équitable & sage, qu’avons-nous à lui demander ? S’il est souverainement méchant, s’il est cruel gratuitement (comme tous les hommes le pensent sans oser se l’avouer) nos maux sont sans remèdes ; un tel Dieu se moqueroit de nos prières, & tôt ou tard il faudroit subir la rigueur du sort qu’il nous destine.

Cela posé, celui qui peut se détromper des notions affligeantes de la divinité, a sur le superstitieux crédule & tremblant, l’avantage d’établir en ce monde dans son cœur une tranquillité momentanée, qui le rend au moins plus heureux en cette vie. Si l’étude de la nature a fait disparoître pour lui les chimeres, dont le superstitieux est infesté, il jouit d’une sécurité dont celui-ci se voit privé. En consultant cette nature, ses craintes se dissipent, ses opinions vraies ou fausses prennent de la fixité, la sérénité succéde aux orages, que les terreurs paniques & des notions flottantes excitoient dans le cœur de tout homme qui s’occupe de la divinité. Si l’ame rassurée du philosophe ose considérer les choses de sang froid, il ne voit plus l’univers gouverné par un tyran implacable, toujours prêt à frapper. S’il a de la raison, il voit qu’en commettant le mal, il ne met point la nature en désordre, il n’outrage point son moteur ; il se nuit à lui seul, ou il nuit à des êtres capables de sentir les effets de sa conduite ; il connoit alors la règle de ses devoirs ; il préfère la vertu au vice, & pour son propre repos, sa satisfaction, sa félicité permanente en ce monde, il se sent intéressé à pratiquer la vertu, à la rendre habituelle à son cœur, à fuir le vice, à détester le crime pendant tout le tems de son séjour parmi les êtres intelligens & sensibles, dont il attend son bonheur. En s’attachant à ces régles, il vivra content de lui-même, & chéri de tous ceux qui seront à portée d’éprouver l’influence de ses actions ; il attendra sans inquiétude le terme de son existence, il n’aura point de motifs pour redouter l’existence qui suivra celle dont il jouit à présent ; il ne craindra point de s’être trompé dans ses raisonnemens guidés par l’évidence & la bonne foi ; il comprendra que si, contre son attente, il existoit un dieu bon, il ne pourroit le punir de ses erreurs involontaires ; qui dépendroient de l’organisation qu’il en auroit reçue.

En effet, s’il existoit un dieu ; si Dieu étoit un être rempli de raison, d’équité, de bonté, & non un génie féroce, insensé, malfaisant, tel que la religion se plait si souvent à le montrer ; que pourroit appréhender un athée vertueux, qui croyant, au moment de sa mort s’endormir pour toujours, se trouveroit en la présence d’un dieu qu’il auroit méconnu & négligé pendant sa vie.

" O Dieu, diroit-il, père qui t’es rendu invisible à ton enfant ! Moteur inconcevable & caché que je n’ai pu découvrir ! Pardonne si mon entendement borné n’a pu te connoître, dans une nature où tout m’a paru nécessaire. Pardonne si mon cœur sensible n’a pu démêler tes traits augustes, sous ceux de ce tyran farouche que le superstitieux adore en frémissant. Je n’ai pu voir qu’un vrai phantôme, dans cet assemblage de qualités inconciliables dont l’imagination t’avoit revêtu. Comment mes yeux grossiers auroient-ils pu t’appercevoir dans une nature, où tous mes sens n’ont jamais pu connoître que des êtres matériels, & des formes périssables ? Pouvois-je, à l’aide de ces sens, découvoir ton essence spirituelle, qu’ils ne pouvoient soumettre à l’expérience ? Comment trouver des preuves constantes de ta bonté dans tes ouvrages, que je voyois aussi souvent nuisibles que favorables aux êtres de mon espèce ? Mon foible cerveau, forcé de juger d’après lui-même, pouvoit-il juger de ton plan, de ta sagesse, de ton intelligence, tandis que l’univers ne me présentoit qu’un mêlange constant d’ordre & de désordre, de biens & de maux, de formations & de destructions ? Ai-je pu rendre hommage à ta justice, tandis que je voyois si souvent le crime triomphant & la vertu dans les pleurs ? Pouvois-je donc reconnoître la voix d’un être rempli de sagesse, dans ces oracles ambigus, contradictoires, puériles que des imposteurs publioient en ton nom, dans les différentes contrées de la terre que je viens de quitter ? Si j’ai refusé de croire ton existence, c’est que je n’ai su ni ce que tu pouvois être, ni où l’on pouvoit te placer, ni les qualités que l’on pouvoit t’assigner. Mon ignorance est pardonnable, parce qu’elle fut invincible ; mon esprit n’a pu plier sous l’autorité de quelques hommes qui se reconnoissoient aussi peu éclairés que moi sur ton essence, & qui, toujours en dispute entr’eux, ne s’accordoient que pour me crier impérieusement, de leur sacrifier la raison que tu m’avois donnée.

" Mais, ô Dieu ! Si tu chéris tes créatures, je les ai chéries comme toi ; j’ai tâché de les rendre heureuses, dans la sphere où j’ai vécu. Si tu es l’auteur de la raison, je l’ai toujours écoutée & suivie ; si la vertu te plaît, mon cœur l’a toujours honorée ; je ne l’ai point outragée ; & quand mes forces me l’ont permis, je l’ai moi-même pratiquée ; je fus époux & père tendre, ami sincère, citoyen fidèle & zélé. J’ai consolé l’affligé : si les foiblesses de ma nature ont été nuisibles à moi-même ou incommodes aux autres, je n’ai du moins jamais fait gémir l’infortuné sous le poids de mes injustices, je n’ai point dévoré la substance du pauvre, je n’ai point vu sans pitié les larmes de la veuve ; je n’ai point écouté sans attendrissement les cris de l’orphelin. Si tu rendis l’homme sociable, si tu voulus que la société subsistât & fût heureuse, j’ai été l’ennemi de tous ceux qui l’opprimoient, ou la trompoient pour profiter de ses malheurs.

" si j’ai mal pensé de toi, c’est que mon entendement n’a pu te concevoir ; si j’ai mal parlé de toi, c’est que mon cœur trop humain s’est révolté contre le portrait odieux qu’on lui faisoit de toi. Mes égaremens ont été les effets du tempérament que tu m’avois donné, des circonstances, dans lesquelles sans mon aveu tu m’as placé, des idées qui malgré moi sont entrées dans mon esprit. Si tu es bon & juste, comme on l’assure, tu ne peux me punir des écarts de mon imagination, des fautes causées par mes passions, suites nécessaires de l’organisation que j’avois reçue de toi. Ainsi, je ne puis te craindre, je ne puis redouter le sort que tu me prépares. Ta bonté n’eût point permis que je pusse encourir des châtimens par des égaremens inévitables. Que ne me refusois-tu le jour, plutôt que de m’appeller au rang des êtres intelligens pour y jouir de la fatale liberté de me rendre malheureux ? Si tu me punissois avec rigueur & sans fin, pour avoir écouté la raison que tu m’avois donnée : si tu me châtiois de mes illusions ; si tu te mettois en colère, parce que ma foiblesse est tombée dans les embûches que tu m’avois dressées de toutes parts ; tu serois le plus cruel & le plus injuste des tyrans, tu ne serois pas un dieu, mais un démon malfaisant, dont je serois forcé de subir la loi & d’assouvir la barbarie ; mais dont je m’applaudirois d’avoir, du moins pour quelque tems, secoué le joug insupportable. "

C’est ainsi que pourroit parler un disciple de la nature, qui transporté tout d’un coup dans les régions imaginaires, y trouveroit un dieu dont toutes les notions seroient directement contraires à celles que la sagesse, la bonté, la justice nous fournissent ici bas. En effet, la théologie ne semble inventée que pour renverser dans notre esprit toutes les idées naturelles. Cette science illusoire semble avoir pris à tâche de faire de son dieu l’être le plus contradictoire à la raison humaine. C’est néanmoins d’après cette raison que nous sommes forcés de juger en ce monde ; si dans l’autre rien n’est conforme à celui-ci, rien n’est plus inutile que d’y songer ou d’en raisonner. D’ailleurs, comment nous en rapporter à des hommes, qui ne sont eux-mêmes à portée de juger que comme nous ?

Quoi qu’il en soit, en supposant Dieu l’auteur de tout, rien n’est plus ridicule que l’idée de lui plaire ou de l’irriter par nos actions, nos pensées, nos paroles ; rien de plus inconséquent que d’imaginer que l’homme, son ouvrage, puisse mériter ou démériter à son égard. Il est évident qu’il ne peut nuire à un être tout-puissant, souverainement heureux par son essence. Il est évident qu’il ne peut déplaire à celui qui l’a fait ce qu’il est ; ses passions, ses désirs, ses penchans sont les suites nécessaires de l’organisation qu’il a reçue ; les motifs qui déterminent sa volonté vers le bien ou vers le mal, sont dus évidemment aux qualités inhérentes, aux êtres que Dieu place autour de lui. Si c’est un être intelligent qui nous a placés dans les circonstances où nous sommes, qui a donné les propriétés aux causes qui en agissant sur nous, modifient notre volonté, comment pouvons-nous l’offenser ? Si j’ai l’ame tendre, sensible, compatissante, c’est que j’ai reçu de Dieu des organes faciles à émouvoir, d’où résulte une imagination vive, que l’éducation a cultivée. Si je suis insensible & dur, c’est que la nature ne m’a donné que des organes rebelles, d’où résulte une imagination peu sensible & un cœur difficile à toucher. Si je professe une religion ; c’est que je l’ai reçue de parens desquels il ne dépendoit point de moi de ne pas naître, qui la professoient avant moi, dont l’autorité, les exemples & les instructions ont obligé mon esprit à se conformer au leur. Si je suis incrédule, c’est que peu susceptible de crainte ou d’entousiasme pour des choses inconnues, mes circonstances ont voulu que je me détrompasse des chimeres de mon enfance.

C’est donc faute de réfléchir à ses principes, que le théologien nous dit que l’homme peut plaire ou déplaire au dieu puissant qui l’a formé. Ceux qui croyent mériter ou démériter de leur dieu, s’imaginent que cet être leur saura gré de l’organisation qu’il leur a lui-même donnée, & les punira de celle qu’il leur a refusée. En consequence de cette idée si extravagante, le dévot affectueux & tendre se flatte d’être récompensé de la chaleur de son imagination. Le dévot zélé ne doute pas que son Dieu ne le récompense quelque jour de l’ âcreté de sa bile, ou de la chaleur de son sang. Le pénitent, le frénétique, l’atrabilaire, s’imaginent que Dieu leur tiendra compte des folies que leur organisation vicieuse, ou leur fanatisme leur font commettre, & sur-tout sera bien content de la tristesse de leur humeur, de la gravité de leur maintien, de leur inimitié pour les plaisirs. Le dévot, le zêlé, le quérelleur opiniâtre, ne peuvent se persuader que leur dieu, qu’ils font toujours sur leur propre modèle, puisse être favorable à celui qui a plus de flegme, moins de bile, un sang moins bouillant dans sa composition. Chaque mortel croit sa propre organisation la meilleure, la plus conforme à celle de son dieu.

Quelles étranges idées doivent avoir de leur divinité ces aveugles mortels, qui s’imaginent que le maître absolu de tout peut s’offenser des mouvemens qui se passent dans leur corps ou dans leur esprit ! Quelles contradictions, que de penser que son bonheur inaltérable puisse être troublé, ou son plan dérangé par les secousses passagères qu’éprouvent les fibres imperceptibles du cerveau de l’une de ses créatures ! La théologie nous donne des idées bien ignobles d’un dieu, dont pourtant elle ne cesse d’exalter la puissance, la grandeur & la bonté.

Sans un dérangement très marqué dans nos organes, nos sentimens ne varient guères sur les objets que nos sens, que l’expérience, que la raison nous ont bien démontrés. Dans quelque circonstance qu’on nous prenne, nous n’avons aucun doute, ni sur la blancheur de la neige, ni sur la lumière du jour, ni sur l’utilité de la vertu. Il n’en est pas de même des objets qui dépendent uniquement de notre imagination, & qui ne nous sont point prouvés par le témoignage constant de nos sens ; nous en jugeons diversement, suivant les dispositions, dans lesquelles nous nous trouvons. Ces dispositions varient en raison des expressions involontaires, que nos organes reçoivent à chaque moment de la part d’une infinité de causes, soit extérieures à nous, soit renfermées dans notre propre machine. Ces organes sont à notre insçu perpétuellement modifiés, relâchés ou tendus par plus ou moins de pesanteur ou d’élasticité dans l’air, par le froid ou le chaud, la sécheresse ou l’humidité, la santé ou la maladie, la chaleur du sang, l’abondance de la bile, l’état du systême nerveux etc. Ces différentes causes influent nécessairement sur les idées, les pensées, les opinions momentanées de l’homme. Il est par conséquent obligé de voir diversement les objets, que son imagination lui présente, sans pouvoir être redressée par l’expérience & la mémoire. Voilà pourquoi l’homme est forcé de voir sans cesse son dieu & ses chimeres religieuses, sous des aspects différens. Dans un moment où ses fibres se trouveront disposées à frémir, il sera lâche & pusillanime, il ne pensera à ce dieu qu’en tremblant ; dans un instant où ces mêmes fibres seront plus affermies, il contemplera ce même dieu avec plus de sang froid. Le théologien ou le prêtre nommera sa pusillanimité, sentiment intérieur, avertissement d’enhaut, inspiration secrete ; mais celui qui connoît l’homme, dira que ce n’est autre chose qu’un mouvement machinal, produit par une cause physique ou naturelle. En effet, c’est par un pur méchanisme physique, que l’on peut expliquer toutes les révolutions qui se font, souvent d’un moment à l’autre, dans les systêmes, dans toutes les opinions, dans tous les jugemens des hommes : en conséquence on les voit tantôt raisonner juste & tantôt déraisonner.

Voilà comment, sans recourir à des graces, à des inspirations, des visions, des mouvemens surnaturels, nous pouvons nous rendre compte de ces états incertains & flottans, où nous voyons quelquefois tomber des personnes, très-éclairées d’ailleurs, quand il est question de la religion. Souvent, en dépit de tout raisonnement, des dispositions momentanées les ramenent aux préjugés de l’enfance, dont dans d’autres occasions elles nous paroissent complétement détrompées. Ces changemens sont sur-tout très-marqués dans les infirmités & les maladies, & aux approches de la mort. Le baromètre de l’entendement est alors souvent obligé de baisser. Des chimeres que l’on méprisoit, ou que l’on mettoit à leur juste valeur dans l’état de santé, se réalisent pour lors. On tremble, parce que la machine est affoiblie ; on déraisonne, parce que le cerveau est incapable de remplir exactement ses fonctions. Il est évident que c’est-là la vraie cause de ces changemens, dont des prêtres ont la mauvaise foi de se prévaloir contre l’incrédulité, & dont ils tirent des preuves de la réalité de leurs opinions sublimes. Les conversions, ou les changemens qui se font dans les idées des hommes, tiennent toujours à quelque dérangement physique dans leur machine, causé par le chagrin ou par quelque cause naturelle & connue.

Soumis à l’influence continuelle des causes physiques, nos systêmes suivent donc toujours les variations de notre corps ; nous raisonnons bien, quand notre corps est sain & bien constitué ; nous raisonnons mal, quand ce corps est dérangé ; pour lors nos idées se décousent, nous ne sommes plus capables de les associer avec précision, de retrouver nos principes, d’en tirer des conséquences justes ; le cerveau est ébranlé & nous ne voyons plus rien sous son vrai point de vue. Dans un tems de gelée, il est tel homme qui ne voit pas son dieu sous les mêmes traits que dans un tems couvert & pluvieux ; il ne le voit pas de même dans la tristesse que dans la gaieté, en compagnie comme seul. Le bon sens nous suggère que c’est quand le corps est sain & quand l’esprit n’est troublé par aucuns nuages que nous pouvons raisonner avec précision ; cet état peut nous fournir une mesure générale propre à régler nos jugemens & à rectifier même nos idées, lorsque des causes imprévues pourroient les faire chanceler.

Si les opinions du même individu sur son dieu sont flottantes & sujettes à varier, combien doivent-elles subir de changemens dans les êtres si divers qui composent la race humaine ? Si peut-être, il n’existe pas deux hommes qui voient un objet physique exactement des mêmes yeux, à plus forte raison, combien doit-il y avoir de variété dans leurs façons d’envisager les choses qui n’existent que dans leur imagination ? Quelle infinité de combinaisons d’idées des esprits essentiellement différens doivent-ils se faire pour composer un être idéal dont chaque instant de la vie doit changer le tableau ? Ce seroit donc une entreprise insensée que de vouloir prescrire aux hommes ce qu’ils doivent penser sur la religion & sur Dieu, qui sont entiérement du ressort de l’imagination, & sur lesquels, comme on l’a très souvent répété, les mortels n’auront jamais de mesure commune. Combattre les opinions religieuses des hommes, c’est combattre leur imagination, leur organisation, leurs habitudes qui suffisent pour identifier avec leur cerveau les idées les plus absurdes & les moins fondées. Plus les hommes auront d’imagination, plus ils seront enthousiastes en matière de religion, & moins la raison aura de force pour les détromper de leurs chimeres ; ces chimeres seront devenues une pâture nécessaire à leur imagination ardente. En un mot, combattre les notions religieuses des hommes, c’est combattre la passion qu’ils ont pour le merveilleux. En dépit de la raison, les personnes pourvues d’une imagination vive sont perpétuellement ramenées aux chimeres que l’habitude leur rend chères même quand elles sont incommodes & fâcheuses ; elles en sont quittes pour les habiller à leur manière. Ainsi une ame tendre a besoin d’un dieu qu’elle aime ; l’enthousiaste heureux a besoin d’un dieu qu’il remercie ; l’enthousiaste infortuné a besoin d’un dieu qui prenne part à ses peines. Le dévot mélancolique a besoin d’un dieu qui le chagrine & qui maintienne en lui le trouble devenu nécessaire à son organisation malade. Que dis-je ! Le pénitent frénétique a besoin d’un dieu cruel qui lui impose le devoir d’être humain envers lui-même, & le fanatique emporté se croiroit malheureux s’il étoit privé d’un dieu qui lui ordonne de faire éprouver aux autres les effets de son humeur bouillante & de ses passions fougeuses.

Celui qui se repaît d’illusions agréables est, sans doute, un enthousiaste moins dangereux que celui dont l’ame est tourmentée par des spectres odieux. Si une ame honnête & tendre ne cause point de ravages dans la société, un esprit agité par des passions incommodes, ne peut manquer de se rendre tôt ou tard incommode à ses semblables. Le Dieu d’un Socrate & d’un Fenelon peut convenir à des ames aussi douces que les leurs ; mais il ne peut être impunément le dieu d’une nation entière dans laquelle il sera toujours très rare de trouver des hommes de leur trempe. La divinité, comme on l’a souvent dit, sera toujours pour le plus grand nombre des mortels une chimere effrayante propre à leur troubler le cerveau, à mettre leurs passions en jeu, à les rendre nuisibles à leurs associés. Si des gens de bien ne voient leur dieu que comme rempli de bonté ; des hommes vicieux, inflexibles, inquiets & méchans prêteront à leur dieu leur propre caractère, & s’autoriseront de son exemple pour donner un libre cours à leurs propres passions. Chaque homme ne peut voir sa chimere qu’avec ses propres yeux ; & le nombre de ceux qui se peindront la divinité hideuse, affligeante & cruelle sera toujours bien plus grand & plus à craindre que ceux qui lui prêtent des couleurs séduisantes ; pour un heureux que cette chimere peut faire, elle fera des milliers de malheureux ; elle sera tôt ou tard une source intarissable de divisions, d’extravagances & de fureurs ; elle troublera l’esprit des ignorans sur lesquels les imposteurs & les fanatiques auront toujours du pouvoir ; elle effrayera les lâches & les pusillanimes ; que leur foiblesse dispose à la perfidie & à la cruauté ; elle fera trembler les plus honnêtes, qui même en pratiquant la vertu, craindront d’encourir la disgrace d’un dieu bizarre & capricieux ; elle n’arrêtera point les méchans qui la mettront de côté pour se livrer au crime, ou qui même se serviront de cette chimere divine pour justifier leurs forfaits. En un mot entre les mains des tyrans, ce dieu, tyran lui-même, ne servira qu’à écraser la liberté des peuples & violer impunément les droits de l’équité. Entre les mains des prêtres ce dieu sera un talisman propre à enivrer, aveugler, subjuguer également les souverains & les sujets ; enfin entre les mains des peuples, cette idole sera toujours une arme à deux tranchans dont ils se feront à eux-mêmes les blessures les plus mortelles.

D’un autre côté le dieu théologique n’étant, comme on a vu, qu’un amas de contradictions ; étant représenté, malgré son immutabilité, tantôt comme la bonté même, tantôt comme le plus cruel & le plus injuste des êtres ; étant d’ailleurs envisagé par des hommes dont la machine éprouve des variations continuelles, ce dieu, dis-je, ne peut en tout tems paroître le même à ceux qui s’en occupent. Ceux qui s’en forment les idées les plus favorables sont souvent malgré eux forcés de reconnoître que le portrait qu’ils s’en font n’est point toujours conforme à l’original. Le dévot le plus fervent, l’enthousiaste le plus prévenu ne peut s’empêcher de voir les traits de leur divinité changer, & s’ils étoient capables de raisonner, ils sentiroient l’inconséquence de la conduite qu’ils tiennent sans cesse à son égard. En effet ne verroient-ils pas que cette conduite semble démentir à chaque instant les perfections merveilleuses qu’ils assignent à leur dieu ? Prier la divinité n’est-ce pas douter de sa sagesse, de sa bienveillance, de sa providence, de son omniscience, de son immutabilité ? N’est-ce pas l’accuser d’oublier ses créatures, & lui demander qu’il altère les décrets éternels de sa justice, qu’il change les loix invariables qu’il a lui-même fixées ? Prier Dieu n’est-ce pas lui dire ? " ô mon dieu, je reconnois votre sagesse, votre science, votre bonté infinies ; cependant vous m’oubliez ; vous perdez de vue votre créature ; vous ignorez, ou vous feignez d’ignorer ce qui lui manque ; ne voyez-vous pas que je souffre de l’arrangement merveilleux que nos loix sages ont mis dans l’univers ? La nature, contre vos ordres, rend actuellement mon existence pénible ; changez donc, je vous prie, l’essence que votre volonté a donnée à tous les êtres. Faites en sorte que les élémens perdent pour moi en ce moment leurs propriétés distinctives ; faites que les corps graves ne tombent point, que le feu ne brûle point, que la machine frêle que j’ai reçue de vous ne souffre point des chocs qu’elle éprouve à chaque instant. Rectifiez pour mon bien-être le plan que votre prudence infinie a tracé depuis l’éternité. " tels sont à-peu-près les vœux que forment tous les hommes ; telles sont les demandes ridicules qu’ils font à chaque instant à la divinité, dont ils vantent la sagesse, l’intelligence, la providence & l’équité, tandis que presque jamais ils ne sont contens des effets de ces perfections divines.

Ils ne sont pas plus conséquens dans les actions de graces qu’ils se croient obligés de lui rendre. N’est-il pas juste, nous disent-ils, de remercier la divinité de ses bienfaits ? Ne seroit-ce pas le comble de l’ingratitude de refuser ses hommages à l’auteur de notre existence & de tout ce qui contribue à la rendre agréable ? Mais, lui dirai-je, votre Dieu agit donc par intérêt ? Semblable aux hommes qui lors même qu’ils sont les plus désintéressés, exigent au moins qu’on leur donne des marques des impressions que leurs bienfaits font sur nous. Votre dieu si puissant & si grand a-t-il besoin que vous lui prouviez les sentimens de votre reconnoissance ? D’ailleurs, sur quoi fondez vous cette gratitude ? Répand-il ses bienfaits également sur tous les hommes ? Le plus grand nombre d’entre eux est-il content de son sort ? Vous-mêmes êtes-vous toujours satisfaits de votre existence ? On me dira sans doute, que cette existence seule est le plus grand des bienfaits. Mais comment peut-on la regarder comme un avantage signalé ? Cette existence n’est-elle pas nécessairement entrée dans le plan inconnu de votre dieu ? La pierre doit-elle quelque chose à l’architecte pour l’avoir jugé nécessaire à son bâtiment ? Connoissez-vous mieux que cette pierre les vues cachées de notre dieu ? Si vous êtes un être sensible & pensant, ne trouvez-vous pas à chaque instant que ce plan merveilleux vous incommode ; vos prières même à l’architecte du monde ne prouvent-elles pas que vous êtes mécontens ? Vous êtes nés sans le vouloir ; votre existence est précaire ; vous souffrez contre votre gré ; vos plaisirs & vos peines ne dépendent point de vous ; vous n’êtes maîtres de rien ; vous ne concevez rien au plan de l’architecte du monde que vous ne cessez d’admirer, & dans lequel sans votre aveu vous vous trouvez placés ; vous êtes les jouets continuels de la nécessité que vous divinisez ; après vous avoir appellés à la vie votre dieu vous oblige d’en sortir ; où sont donc ces obligations si grandes que vous croyez avoir à la Providence ? Ce même dieu, qui vous donna le jour, qui vous fournit vos besoins, qui vous conserve, ne vous ravit-il pas en un moment ces prétendus avantages ? Si vous regardez l’existence comme le plus grand des biens, la perte de cette existence n’est-elle pas, selon vous, le plus grand des maux ? Si la mort & la douleur sont des maux redoutables, cette mort & la douleur n’effacent-elles pas le bienfait de l’existence & des plaisirs qui peuvent quelquefois l’accompagner ? Si votre naissance & votre fin, vos jouissances & vos peines sont également entrées dans les vues de sa providence, je ne vois rien qui vous autorise à le remercier. Quelles peuvent être les obligations que vous pouvez avoir à un maître qui malgré vous vous force de venir en ce monde pour jouer un jeu dangereux & inégal auquel vous pouvez gagner ou perdre un bonheur éternel ?

On nous parle en effet d’une autre vie où l’on assure que l’homme sera complettement heureux. Mais en supposant pour un moment l’existence de cette autre vie (qui est aussi peu fondée que celle de l’être de qui on l’attend) il faudroit au moins suspendre sa reconnoissance jusqu’à cette autre vie ; dans la vie que nous connoissons les hommes sont bien plus souvent mécontens que fortunés ; si Dieu dans le monde où nous sommes n’a pu, ni voulu, ni permis que ses créatures chéries fussent parfaitement heureuses, comment s’assurer qu’il aura le pouvoir ou la volonté de les rendre par la suite plus heureuses qu’elles ne sont ? On nous citera pour lors des révélations, des promesses formelles de la divinité, qui s’engage à dédommager ses favoris des maux de la vie présente. Admettons pour un instant l’autenticité de ces promesses ; mais ces révélations ne nous apprennent-elles pas elles-mêmes que la bonté divine réserve des supplices éternels au plus grand nombre des hommes ? Si ces menaces sont vraies, les mortels doivent-ils donc de la reconnoissance à un dieu qui, sans les consulter, ne leur donne leur existence que pour courir à l’aide de leur liberté prétendue le risque de se rendre éternellement malheureux ? N’eût-il pas été plus utile pour eux de ne point exister, ou du moins de n’exister que comme les pierres & les brutes, de qui l’on suppose que Dieu n’exige rien, que de jouir de ces facultés si vantées, du privilége de mériter & de démériter, qui peuvent conduire les êtres intelligens au plus affreux des malheurs ? En faisant attention au petit nombre des élus & au grand nombre des réprouvés, quel est l’homme de sens qui, s’il eût été le maître, eût consenti à courir le risque de la damnation éternelle ?

Ainsi sous quelque point de vue que l’on envisage le phantôme théologique, les hommes, s’ils étoient conséquens, même dans leurs erreurs, ne lui devroient ni prières, ni hommages, ni cultes, ni actions de graces ; mais en matière de religion les mortels ne raisonnent jamais ; ils ne suivent que les impulsions de leurs craintes, de leurs imaginations, de leurs tempéramens, de leurs passions propres, ou de celles des guides qui ont acquis le droit de commander à leur entendement. La crainte a fait les dieux ; la terreur les accompagne sans cesse ; il est impossible de raisonner quand on tremble. Ainsi les hommes ne raisonneront jamais, quand il sera question des objets dont l’idée vague sera toujours associée à celle de la terreur. Si l’enthousiaste honnête & doux ne voit son dieu que comme un père bienfaisant : le plus grand nombre des mortels ne le verra que comme un sultan redoutable, un tyran désagréable, un génie cruel & pervers. Ainsi ce dieu sera toujours pour la race humaine un levain dangereux, propre à l’aigrir & à la mettre dans une fermentation fatale. Si l’on peut laisser au dévôt paisible, humain & modéré le dieu bon qu’il s’est formé selon son propre cœur, l’intérêt du genre-humain exige que l’on renverse une idole enfantée par la crainte, nourrie par la mélancolie, dont l’idée & le nom ne sont propres qu’à remplir l’univers de carnage & de folies.

Ne nous flattons point cependant que la raison puisse délivrer tout d’un coup la race humaine des erreurs dont tant de causes réunies s’efforcent de l’empoisonner. Le plus vain des projets seroit l’espoir de guérir en un instant des erreurs épidémiques, héréditaires, enracinées depuis tant de siécles & continuellement alimentées & corroborées par l’ignorance, les passions, les habitudes, les intérêts, les craintes, les calamités toujours renaissantes des nations. Les anciennes révolutions de la terre ont fait éclore ses premiers dieux, de nouvelles révolutions en produiroient de nouveaux si les anciens venoient à s’oublier. Des êtres ignorans, malheureux & tremblans se feront toujours des dieux ; ou leur crédulité leur fera recevoir ceux que l’imposture ou le fanatisme voudront leur annoncer.

Ne nous proposons donc que de montrer la raison à ceux qui peuvent l’entendre ; de présenter la vérité à ceux qui peuvent soutenir son éclat ; de détromper ceux qui ne voudront point opposer des obstacles à l’évidence & qui ne s’obstineront point à persister dans l’erreur. Inspirons du courage à ceux qui n’ont point la force de briser avec leurs illusions. Rassurons l’homme de bien, que ses craintes allarment bien plus que le pervers qui, en dépit de ses opinions, suit toujours ses passions ; consolons le malheureux qui gémit sous le poids des préjugés qu’il n’a point examinés ; dissipons les incertitudes de celui qui doute & qui, cherchant de bonne foi la vérité, ne trouve souvent dans la philosophie même que des opinions flottantes peu propres à fixer son esprit. Bannissons pour l’homme de génie la chimere qui lui fait perdre son tems : arrachons son noir phantôme à l’homme intimidé, qui dupe de ses vaines frayeurs, devient inutile à la société : ôtons à l’atrabilaire un dieu qui l’afflige, qui l’aigrit, qui ne fait qu’allumer sa bile : arrachons au fanatique le dieu qui lui met des poignards à la main. Arrachons aux imposteurs & aux tyrans un dieu qui leur sert à épouvanter, asservir & dépouiller le genre-humain. En ôtant aux honnêtes gens leurs redoutables idées, ne rassurons point les méchans, les ennemis de la société ; privons les de ces ressources sur lesquelles ils comptent pour expier leurs forfaits ; à des terreurs incertaines & éloignées qui ne pouvoient arrêter leurs excès, substituons des terreurs réelles & présentes ; qu’ils rougissent en se voyant tels qu’ils sont ; qu’ils frémissent en trouvant leurs complots découverts ; qu’ils tombent dans la crainte de voir un jour les mortels qu’ils outragent revenus des erreurs dont ils se servent pour les enchaîner.

Si nous ne pouvons guérir les nations de leurs préjugés invétérés, tâchons au moins de les empêcher de retomber dans les excès dans lesquels la religion les a si souvent entrainés ; que les hommes se fassent des chimeres ; qu’ils en pensent comme ils voudront, pourvu que leurs rêveries ne leur fassent point oublier qu’ils sont hommes, & qu’un être sociable n’est point fait pour ressembler aux animaux féroces. Balançons les intérêts fictifs du ciel par les intérêts sensibles de la terre. Que les souverains & les peuples reconnoissent enfin que les avantages résultans de la vérité, de la justice, de bonnes loix, d’une éducation sensée, d’une morale humaine & paisible sont bien plus solides que ceux qu’ils attendent si vainement de leurs divinités : qu’ils sentent que des biens si réels & si chers ne doivent point être sacrifiés à des espérances incertaines, si souvent démenties par l’expérience. Pour s’en convaincre que tout homme raisonnable considère les forfaits sans nombre que le nom de Dieu a causés sur la terre ; qu’il étudie son affreuse histoire & celle de ses odieux ministres, qui par tout ont souflé l’esprit de vertige, de discorde & de fureur. Que les princes & les sujets apprennent au moins à résister quelquefois aux passions de ces prétendus interprêtes de la divinité, surtout lorsqu’ils leur ordonneront de sa part d’être inhumains, intolérans, barbares, d’étouffer le cri de la nature, la voix de l’équité, les remontrances de la raison & de fermer les yeux sur les intérêts de la société.

Foibles mortels ! Jusques à quand votre imagination si active & si prompte à saisir le merveilleux, ira-t-elle chercher hors de l’univers des prétextes pour vous nuire à vous-mêmes & aux êtres avec qui vous vivez ici bas ! Que ne suivez-vous en paix la route simple & facile que vous trace votre nature ! Pourquoi semer d’épines le chemin de la vie ? Pourquoi multiplier les maux auxquels votre sort vous expose ? Quels avantages pouvez-vous attendre d’une divinité que les efforts réunis du genre-humain entier n’ont encore pu vous faire connoître ? Ignorez donc ce que l’esprit humain n’est pas fait pour comprendre ; laissez-là vos chimeres ; occupez-vous de vérités ; apprenez l’art de vivre heureux ; perfectionnez vos mœurs, vos gouvernemens, vos loix ; songez à l’éducation, à l’agriculture, aux sciences vraiment utiles ; travaillez avec ardeur ; forcez par votre industrie la nature à vous être propice & les dieux ne pourront rien contre votre félicité. Abandonnez à des penseurs oisifs, à des enthousiastes inutiles, le travail infructueux de sonder des abîmes dont vous devez détourner vos regards. Jouissez des biens attachés à votre existence présente ; augmentez en le nombre ; ne vous élancez jamais au delà de votre sphère. S’il vous faut des chimeres, permettez à vos semblables d’avoir les leurs ; & n’égorgez point vos frères quand ils ne pourront pas délirer comme vous. Si vous voulez des dieux, que votre imagination les enfante ; mais ne souffrez point que ces êtres imaginaires vous enivrent au point de méconnoître ce que vous devez aux êtres réels avec qui vous vivez.


  1. Un poète moderne a fait une pièce de vers, couronnée par l’Académie, sur les attributs de Dieu, dans laquelle on a surtout applaudi ce vers.
    Pour dire ce qu’il est, il faut être lui-même.
  2. Procope, premier Evêque des Goths, dit très-formellement : j’estime que c’est une témérité bien jolie que de vouloir pénétrer dans la connaissance de la nature de Dieu. Et plus loin il reconnaît qu’il n ’a pas autre chose à en dire sinon qu’il est parfaitement bon. Celui qui en sait davantage, soit Ecclésiastique, soit Laïque, n’a qu’à le dire.
  3. Les hommes sont toujours crédules comme des en fans sur les objets qui tiennent à la religion ; comme ils n’y comprennent rien, et que cependant on leur a dit qu’il fallait croire, ils s’imaginent qu’ils ne risquent rien à s’unir de sentimens avec leurs prêtres, qu’ils supposent avoir pu deviner ce qu’ils n’entendent point eux-mêmes. Les personnes les plus sensées se disent à elles-mêmes, que sçait-on ? Quel intérêt tant de gens auraient-ils à tromper ? Je leur dirois, ils vous trompent, soit parce qu’ils sont trompés eux-mêmes, soit parce qu’ils ont le plus grand intérêt de vous tromper. De l’aveu même des théologiens, les hommes sont sans religion : ils n’ont que des superstitions. La superstition selon eux est un culte mal entendu et déraisonnable de la Divinité : on bien un culte rendu à une fausse Divinité. Mais quel est le peuple ou le clergé qui conviendra que sa divinité est fausse et son culte déraisonnable ? Comment décider qui a tort ou raison ? Il est évident qu’en cette matière tous les hommes ont également tort. En effet Buddeus dans son Traité de l’athéisme nous dit que, pour qu’une religion soit véritable, non seulement l’objet de son culte doit être vrai, il faut encore en avoir une juste idée. Celui donc qui adore Dieu sans le connaître, l’adore d’une façon perverse et corrompue, et est coupable de superstition. Cela posé, ne peut-on pas demander à tous les théologiens du monde s’ils peuvent se vanter d’avoir une idée juste, ou une connaissance réelle de la divinité ?
  4. Si l’on examinait les choses de sang froid, l’on reconnaîtrait que la religion n’est faite aucunement pour le plus grand nombre des hommes, qui sont dans l’impossibilité de rien comprendre aux subtilités aeriennes sur lesquelles on l’appuie. Quel est l’homme’ qui conçoive quelque chose aux principes fondamentaux de sa religion, à la spiritualité de Dieu, à l’immatérialité de l’âme, aux mystères dont on lui parle tous les jours ? Est-il bien des gens qui puissent se vanter d’être au fiait de l’état de la question dans les spéculations théologiques, souvent en possession de troubler le repos des peuples ? Cependant les femmes mêmes se croient obligées de prendre part à des querelles excitées par des contemplateurs oisifs, moins utiles à la société que le plus vil des artisans.
  5. Je prévois que les théologiens opposeront à ce passage leur Cœli enarrant glortam Dei. Mais on leur répondra que les çieux ne prouvent rien, sinon la puissance de la nature, la fixité de ses lois, la force de l’attraction, de la répulsion, de la gravitation, l’énergie de la matière j et que les cieux n’annoncent nullement l’existence d’une cause immatérielle, d’un agent impossible, d’un Dieu qui se contredit et qui jamais ne peut faire ce qu’il veut.