Système de la nature/Partie 2/Chapitre 9

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(Tome 2p. 261-288).


CHAPITRE IX

Les notions théologiques ne peuvent point être la base de la morale. Parallèle de la morale théologique & de la morale naturelle. La théologie nuit aux progrès de l’esprit humain.


Une supposition pour être utile aux hommes devroit les rendre heureux. De quel droit se flatter qu’une hypothèse qui ne fait que des malheureux ici bas puisse un jour nous conduire à une félicité durable ? Si Dieu n’a fait les mortels que pour trembler & gémir dans ce monde qu’ils connoissent, sur quel fondement peut-on se promettre qu’il consentira par la suite, à les traiter avec plus de douceur dans un monde inconnu. Tout homme à qui nous voyons commettre des injustices criantes, même en passant, ne doit-il pas nous être très suspect & perdre notre confiance à jamais ?

D’un autre côté une supposition qui jetteroit du jour sur tout, ou qui donneroit la solution facile de toutes les questions auxquelles on l’appliqueroit, quand même on ne pourroit en démontrer la certitude, seroit probablement vraie : mais un systême qui ne feroit qu’obscurcir les notions les plus claires, & rendre plus insolubles tous les problêmes que l’on voudroit résoudre par son moyen, pourroit à coup sûr être regardé comme faux, comme inutile, comme dangereux. Pour se convaincre de ce principe, que l’on examine sans préjugés si le systême de l’existence du dieu théologique a jamais pu donner la solution d’aucune difficulté. Les connoissances humaines ont-elles à l’aide de la théologie fait un pas en avant ? Cette science si importante & si sublime n’a-t-elle pas totalement obscurci la morale ? N’a-t-elle pas rendu douteux & problématiques les devoirs les plus essentiels de notre nature ? N’a-t-elle pas indignement confondu toutes les notions du juste & de l’injuste, du vice & de la vertu ? Qu’est-ce en effet que la vertu dans les idées de nos théologiens ? C’est, nous diront-ils, ce qui est conforme à la volonté de l’être incompréhensible qui gouverne la nature. Mais qu’est-ce que cet être dont vous nous parlez sans cesse sans pouvoir le comprendre ; & comment pouvons-nous connoître ses volontés ? Alors ils vous diront ce que cet être n’est point, sans jamais pouvoir vous dire ce qu’il est ; s’ils entreprennent de vous en donner une idée, ils entasseront sur cet être hypothétique une foule d’attributs contradictoires, incompatibles qui en feront une chimere impossible à concevoir ; ou bien ils vous renverront aux révélations surnaturelles par lesquelles ce phantôme a fait connoître ses intentions divines aux hommes. Mais comment prouveront-ils l’autenticité de ces révélations ? Ce sera par des miracles. Comment croire des miracles qui, comme on a vu, sont contraires, même aux notions que la théologie nous donne de sa divinité intelligente, immuable, toute puissante ? En dernier ressort il faudra donc s’en rapporter à la bonne foi des prêtres chargés de nous annoncer les oracles divins. Mais qui nous assurera de leur mission ? Ne sont ce pas eux-mêmes qui s’annoncent pour les interprêtes infaillibles d’un dieu qu’ils avouent ne pas connoître ? Cela posé les prêtres, c’est-à-dire, des hommes très suspects & peu d’accord entre eux seront les arbitres de la morale, ils décideront selon leurs lumières incertaines ou leurs passions des règles que l’on doit suivre ; l’enthousiasme ou l’intérêt seront les seules mesures de leurs décisions ; leur morale variera ainsi que leurs vertiges & leurs caprices ; ceux qui les écouteront ne sçauront jamais à quoi s’en tenir : dans leurs livres inspirés on trouvera toujours une divinité peu morale, qui tantôt commandera le crime & l’absurdité ; qui tantôt sera l’amie & tantôt l’ennemie de la race humaine ; qui tantôt sera bienfaisante, raisonnable & juste ; & qui tantôt sera insensée, capricieuse, injuste & despotique. Que résultera-t-il de tout cela pour un homme sensé ? C’est que ni des dieux inconstans, ni leurs prêtres dont les intérêts varient à chaque instant, ne peuvent être les modèles ou les arbitres d’une morale, qui doit être aussi constante & aussi sûre que les loix invariables de la nature auxquelles nous ne la voyons jamais déroger.

Non ; ce ne sont point des opinions arbitraires & inconséquentes, des notions contradictoires, des spéculations abstraites & inintelligibles qui peuvent servir de base à la science des mœurs. Ce sont des principes évidens, déduits de la nature de l’homme, fondés sur ses besoins, inspirés par l’éducation, rendus familiers par l’habitude, rendus sacrés par les loix, qui convaincront nos esprits, qui nous rendront la vertu utile & chère, qui peupleront les nations de gens de bien & de bons citoyens. Un Dieu, nécessairement incompréhensible, ne présente qu’une idée vague à notre imagination ; un dieu terrible l’égare ; un Dieu changeant & souvent en contradiction avec lui-même, nous empêchera toujours de sçavoir la route que nous devons tenir. Les menaces qu’on nous fera de la part d’un être bizarre, qui sans cesse contredit notre nature dont il est l’auteur, ne fera que rendre la vertu désagréable pour nous ; la crainte seule nous fera pratiquer ce que la raison & notre propre intérêt devroit nous faire exécuter avec joie. Un dieu terrible ou méchant (ce qui est la même chose) ne servira jamais qu’à inquiéter les honnêtes gens, sans arrêter les scélérats ; la plûpart des hommes quand ils voudront pécher ou se livrer à des penchans vicieux ; cesseront d’envisager le dieu terrible pour ne voir que le dieu clément & rempli de bonté ; les hommes n’envisagent jamais les choses que du côté le plus conforme à leurs desirs.

La bonté de Dieu rassûre le méchant, sa rigueur trouble l’homme de bien. Ainsi les qualités que la théologie attribue à son dieu tournent elles-mêmes au désavantage de la saine morale. C’est sur cette bonté infinie que les plus corrompus des hommes osent compter lorsqu’ils sont entraînés dans le crime ou livrés à des vices habituels. Si on leur parle alors de leur dieu, ils nous disent que Dieu est bon, que sa clémence & sa miséricorde sont infinies ; la superstition complice des iniquités des mortels, ne leur répète-t-elle pas sans cesse en tout pays qu’à l’aide de certaines pratiques, de certaines prières, de certains actes de piété l’on peut appaiser le dieu terrible & se faire recevoir à bras ouverts par ce dieu radouci ? Les prêtres de toutes les nations ne possédent-ils pas des secrets infaillibles pour réconcilier les hommes les plus pervers avec la divinité ?

Il faut conclure de là que, sous quelque point de vue que l’on considère la divinité, elle ne peut servir de base à la morale faite pour être toujours invariablement la même. Un dieu irascible n’est utile qu’à ceux qui ont intérêt d’épouvanter les hommes pour recueillir les fruits de leur ignorance, de leurs craintes & de leurs expiations ; les grands de la terre qui sont communément les mortels les plus dépourvus de vertus & de mœurs, ne verront point ce dieu redoutable quand il s’agira de céder à leurs passions ; ils s’en serviront bien pour effrayer les autres afin de les asservir & de les tenir en tutele, tandis qu’ils n’envisageront eux-mêmes ce dieu que sous les traits de sa bonté, ils le verront toujours indulgent sur les outrages que l’on fait à ses créatures pourvu qu’on ait du respect pour lui-même ; d’ailleurs la religion leur fournira des moyens faciles d’appaiser son courroux. Cette religion ne paroit inventée que pour fournir aux ministres de la divinité l’occasion d’expier les crimes de la terre.

La morale n’est point faite pour suivre les caprices de l’imagination, des passions, des intérêts de l’homme : elle doit être stable, elle doit être la même pour tous les individus de la race humaine, elle ne doit point varier d’un pays ou d’un tems à un autre ; la religion n’est point en droit de faire plier ses regles immuables sous les loix changeantes de ses dieux. Il n’y a qu’un moyen de donner à la morale cette solidité inébranlable ; nous l’avons indiqué dans plus d’un endroit de cet ouvrage[1] ; il ne s’agit que de la fonder, ainsi que nos devoirs, sur la nature de l’homme, sur les rapports subsistans entre des êtres intelligens, qui chacun de leur côté sont amoureux de leur bonheur, sont occupés à se conserver, qui vivent en société afin d’y parvenir plus surement. En un mot il faut donner pour base à la morale la nécessité des choses.

En pesant ces principes, puisés dans la nature, évidents par eux-mêmes, confirmés par des expériences constantes, approuvés par la raison, l’on aura une morale certaine & un systême de conduite qui ne se démentira jamais. On n’aura pas besoin de recourir aux chimeres théologiques pour régler sa conduite dans le monde visible. On sera en état de répondre à ceux qui prétendent que sans un dieu il ne peut y avoir de morale ; & que ce dieu, en vertu de sa puissance & de l’empire souverain qui lui appartient sur ses créatures, a seul droit de leur imposer des loix, & de les soumettre à des devoirs qui les obligent. Si l’on fait réflexion à la longue suite d’égaremens & d’erreurs qui découlent des notions obscures que l’on a de la divinité, & des idées sinistres que toute religion en donne partout pays, il seroit plus vrai de dire que toute saine morale, toute morale utile au genre humain, toute morale avantageuse pour la société, est totalement incompatible avec un être, que l’on ne présente jamais aux hommes que sous la forme d’un monarque absolu, dont les bonnes qualités sont continuellement éclipsées par des caprices dangereux : conséquemment on sera forcé de reconnoître que pour établir la morale sur des fondemens sûrs, il faut nécessairement commencer par renverser les systêmes chimériques, sur lesquels on a jusqu’ici fondé l’édifice ruineux de la morale surnaturelle, que depuis tant de siécles l’on prêche inutilement aux habitans de la terre.

Quelle que soit la cause qui plaça l’homme dans le séjour qu’il habite, & qui lui donna ses facultés ; soit qu’on regarde l’espèce humaine comme l’ouvrage de la nature, soit qu’on suppose qu’elle doit son existence à un être intelligent distingué de la nature ; l’existence de l’homme, tel qu’il est, est un fait ; nous voyons en lui un être qui sent, qui pense, qui a de l’intelligence, qui s’aime lui-même, qui tend à se conserver, qui dans chaque instant de sa durée s’efforce de rendre son existence agréable, qui pour satisfaire plus aisément ses besoins & se procurer des plaisirs, vit en société avec des êtres semblables à lui, que sa conduite peut rendre favorables ou indisposer contre lui. C’est donc sur ces sentimens universels, inhérents à notre nature & qui subsisteront autant que la race des mortels, que l’on doit fonder la morale qui n’est que la science des devoirs de l’homme vivant en société.

Voilà donc les vrais fondemens de nos devoirs ; ces devoirs sont nécessaires, vu qu’ils découlent de notre propre nature, & que nous ne pouvons parvenir au bonheur que nous nous proposons, si nous ne prenons les moyens sans lesquels nous ne l’obtiendrions jamais. Or pour être solidement heureux, nous sommes obligés de mériter l’affection & les secours des êtres avec lesquels nous sommes associés ; ceux-ci ne s’engagent à nous aimer, à nous estimer, à nous aider dans nos projets, à travailler à notre félicité propre qu’autant que nous sommes disposés à travailler à la leur. C’est cette nécessité que l’on nomme obligation morale. Elle est fondée sur la considération des motifs capables de déterminer des êtres sensibles, intelligens, tendans vers une fin, à suivre la conduite nécessaire pour y parvenir. Ces motifs ne peuvent être en nous que les desirs toujours renaissans de nous procurer des biens & d’éviter des maux. Le plaisir & la douleur, l’espoir du bonheur ou la crainte du malheur, sont les seuls motifs capables d’influer efficacement sur les volontés des êtres sensibles ; pour les obliger il suffit donc que ces motifs existent & soient connus ; pour les connoître il suffit d’envisager notre constitution, d’après laquelle nous ne pouvons aimer ou approuver en nous, que les actions d’où résulte notre utilité réelle & réciproque qui constitue la vertu. En conséquence pour nous conserver nous-mêmes, pour jouir de la sûreté, nous sommes obligés de suivre la conduite nécessaire à cette fin ; pour intéresser les autres à notre conservation propre, nous sommes obligés de nous intéresser à la leur, ou de ne rien faire qui les détourne de la volonté de coopérer avec nous à notre propre félicité. Tels sont les vrais fondemens de l’ obligation morale.

On se trompera toujours quand on voudra donner d’autre base à la morale que la nature de l’homme, elle ne peut en avoir de plus solide & de plus sûre. Quelques auteurs, même de bonne foi, ont cru que pour rendre plus respectables & plus saints aux yeux des hommes, les devoirs que la nature leur impose, il falloit les revêtir de l’autorité d’un être que l’on a fait supérieur à la nature, & plus fort que la nécessité. La théologie en conséquence s’est emparée de la morale, ou s’est efforcée de la lier au systême religieux ; l’on a cru que cette union rendroit la vertu plus sacrée ; que la crainte des puissances invisibles qui gouvernent la nature elle-même, donneroit plus de poids & d’efficacité à ses loix ; enfin on s’est imaginé que les hommes persuadés de la nécessité de la morale, en la voyant unie à la religion, regarderoient cette religion elle-même comme nécessaire à leur bonheur. En effet, c’est la supposition qu’un dieu est nécessaire pour appuyer la morale, qui soutient les idées théologiques, & la plupart des systêmes religieux sur la terre ; on s’imagine que sans un dieu l’homme ne pourroit ni connoître ni pratiquer ce qu’il se doit aux autres. Ce préjugé une fois établi, on croit que les idées toujours vagues d’un dieu métaphysique sont tellement liées à la morale & au bien de la société, qu’on ne peut attaquer la divinité sans renverser du même coup les devoirs de la nature. On pense que le besoin, que le desir du bonheur, que l’intérêt évident des sociétés & des individus seroient des motifs impuissans, s’ils n’empruntoient toute leur force & leur sanction d’un être imaginaire, dont on a fait l’arbitre de toutes choses.

Mais il est toujours dangereux d’allier la fiction à la vérité, l’inconnu au connu, le délire de l’enthousiasme à la raison tranquille. Que résulte-t-il en effet de l’alliage confus que la théologie a fait de ses merveilleuses chimeres avec des réalités : l’imagination égarée méconnut la vérité ; la religion, à l’aide de son phantôme, voulut commander à la nature, faire plier la raison sous son joug, soumettre l’homme à ses propres caprices ; & souvent au nom de la divinité elle le força d’étouffer sa nature & de violer par piété les devoirs les plus évidens de la morale. Quand cette même religion voulut contenir les mortels, qu’elle avoit pris soin de rendre aveugles & déraisonnables, elle n’eut à leur donner que des freins & des motifs idéaux, elle ne put substituer que des causes imaginaires à des causes veritables, des mobiles merveilleux & surnaturels à des mobiles naturels & connus, des romans & des fables à des réalités. Par ce renversement, la morale n’eut plus de principes assurés ; la nature, la raison, la vertu, l’évidence dépendirent d’un dieu indéfinissable, qui jamais ne parla clairement, qui fit taire la raison, qui ne s’expliqua que par des inspirés, des imposteurs, des fanatiques, que leur délire, ou le desir de profiter des égaremens des hommes, intéressèrent à ne prêcher qu’une soumission abjecte, des vertus factices, des pratiques frivoles, en un mot une morale arbitraire, conforme à leurs propres passions, & souvent très nuisible au reste du genre humain.

Ainsi en faisant découler la morale d’un dieu, on la soumit réellement aux passions des hommes. En voulant la fonder sur une chimêre on ne la fonda sur rien ; en la faisant dériver d’un être imaginaire dont chacun se fit des notions différentes, dont les oracles obscurs furent interprêtés, soit par des hommes en délire soit par des fourbes ; en établissant sur ses volontés prétendues la bonté ou la malignité, en un mot la moralité des actions humaines ; en proposant à l’homme pour modèle un être que l’on supposa changeant, les théologiens, loin de donner à la morale une base inébranlable, ont affoibli ou même anéanti celle que lui donnoit la nature, & n’ont mis en sa place que des incertitudes. Ce dieu par les qualités qu’on lui donne, est une énigme inexplicable que chacun devine à sa façon, que chaque religion explique à sa manière, dans laquelle tous les théologiens du monde découvrent tout ce qui leur plaît, & d’après laquelle chaque homme se fait une morale à part conforme à son propre caractère. Si Dieu dit à l’homme doux, indulgent, équitable, d’être bon, compâtissant, bienfaisant ; il dit à l’homme emporté & dépourvu d’entrailles, d’être inhumain, intolérant, sans pitié. La morale de ce dieu varie d’homme à homme, d’une contrée à une autre, quelques peuples frémissent d’horreur à la vue des actions que d’autres peuples regardent comme saintes & méritoires. Les uns voient ce dieu rempli de clémence & de douceur, les autres le jugent cruel, & s’imaginent que c’est par des cruautés que l’on peut acquérir l’avantage de lui plaire.

La morale de la nature est claire ; elle est évidente pour ceux-mêmes qui l’outragent. Il n’en est pas de même de la morale religieuse, celle-ci est aussi obscure que la divinité qui la prescrit, ou plutôt aussi changeante que les passions & les tempéramens de ceux qui la font parler ou qui l’adorent. Si l’on s’en rapportoit aux théologiens, la morale devroit être regardée comme la science la plus problématique, la plus incertaine, la plus difficile à fixer. Il faudroit le génie le plus subtil ou le plus profond, l’esprit le plus pénétrant & le plus exercé pour découvrir les principes des devoirs de l’homme envers lui-même & les autres. Les vraies sources de la morale ne sont-elles donc faites pour être connues que d’un petit nombre de penseurs ou de métaphysiciens ? En la faisant dériver d’un dieu, que personne ne voit que dans lui-même, & qu’il façonne d’après ses propres idées, c’est la soumettre au caprice de chaque homme ; en la faisant dériver d’un être que nul homme sur la terre ne peut se vanter de connoître, c’est dire que l’on ne sçait de qui elle peut nous venir. Quel que soit l’agent de qui l’on fait dépendre la nature & tous les êtres qu’elle renferme ; quelque puissance qu’on lui suppose, il pourra bien faire que l’homme existe ou n’existe point, mais dès qu’il l’aura fait ce qu’il est, dès qu’il l’aura rendu sensible, amoureux de son être, vivant en société, il ne pourra sans l’anéantir ou le refondre faire qu’il existe autrement. D’après son essence, ses qualités, ses modifications actuelles, qui le constituent un être de l’espèce humaine, il lui faut une morale, & le desir de se conserver lui fera préférer la vertu au vice, par la même nécessité qui lui fait préférer le plaisir à la douleur[2].

Dire que sans idée de Dieu l’homme ne peut point avoir de sentimens moraux, c’est-à-dire, ne peut point distinguer le vice de la vertu, c’est prétendre que sans idée de Dieu l’homme ne sentiroit pas le besoin de manger pour vivre, ne mettroit point de distinction ou de choix entre ses alimens ; c’est prétendre que sans connoître le nom, le caractère & les qualités de celui qui nous prépare un mêts, nous ne sommes point en état de juger si ce mêts nous est agréable ou désagréable, s’il est bon ou mauvais. Celui qui ne sçait à quoi s’en tenir sur l’existence & les attributs moraux d’un dieu, ou qui les nie formellement, ne peut au moins douter de son existence propre, de ses propres qualités, de sa façon propre de sentir & de juger : il ne peut non plus douter de l’existence d’autres êtres organisés comme lui, en qui tout lui montre des qualités analogues aux siennes, & dont par de certaines actions il peut s’attirer l’amour ou la haine, les secours ou les mauvais traitemens, l’estime ou les mépris : cette connoissance lui suffit pour distinguer le bien & le mal moral. En un mot chaque homme jouissant d’une organisation bien ordonnée, ou de la faculté de faire des expériences vraies, n’aura qu’à se considérer lui-même pour découvrir ce qu’il doit aux autres ; sa propre nature l’éclairera bien mieux sur ses devoirs que ces dieux qu’il ne peut consulter que dans ses propres passions, ou dans celles de quelques enthousiastes, ou de quelques imposteurs. Il reconnoîtra que pour se conserver & se procurer à lui-même un bien-être durable, il est obligé de résister à l’impulsion souvent aveugle de ses propres desirs ; & que pour se concilier la bienveillance des autres, il doit agir d’une façon conforme aux leurs ; en raisonnant ainsi, il sçaura ce que c’est que la vertu[3] ; s’il met cette spéculation en pratique, il sera vertueux ; il sera récompensé de sa conduite par l’heureuse harmonie de sa machine, par l’estime légitime de lui-même, confirmée par la tendresse des autres : s’il agit d’une façon contraire, le trouble & le désordre de sa machine l’avertiront promptement que la nature n’approuve point sa conduite, qu’il la contredit, qu’il se nuit à lui-même, & il se trouvera forcé de souscrire à la condamnation des autres qui le haïront, qui blâmeront ses actions. Si l’égarement de son esprit l’empêche de voir les conséquences les plus immédiates de ses déréglemens, il ne verra pas davantage les récompenses & les châtimens éloignés du monarque invisible, que l’on a si vainement placé dans l’empyrée ; ce dieu ne lui parlera jamais d’une façon aussi claire que sa conscience, qui le récompense ou le punit sur le champ.

Tout ce qui vient d’être dit, nous prouve évidemment que la morale religieuse perdroit infiniment à être mise en parallèle avec la morale de la nature, qu’elle contredit à chaque instant. La nature invite l’homme à s’aimer, à se conserver, à augmenter incessamment la somme de son bonheur : la religion lui ordonne d’aimer uniquement un dieu redoutable & digne de haine, de se détester lui-même, de sacrifier à son idole effrayante les plaisirs les plus doux & les plus légitimes de son cœur. La nature dit à l’homme de consulter sa raison, & de la prendre pour guide : la religion lui apprend que cette raison est corrompue, qu’elle n’est qu’un guide infidèle, donnée par un dieu trompeur afin d’égarer ses créatures. La nature dit à l’homme de s’éclairer, de chercher la vérité, de s’instruire de ses rapports : la religion lui enjoint de ne rien examiner, de rester dans l’ignorance, de craindre la vérité ; elle lui persuade qu’il n’est point de rapports plus importans pour lui que ceux qui subsistent entre lui & un être qu’il ne connoîtra jamais. La nature dit à l’être amoureux de lui-même, de modérer ses passions, de leur résister lorsqu’elles sont destructives pour lui-même, de les contrebalancer par des motifs réels empruntés de l’expérience : la religion dit à l’être sensible de n’avoir point de passions, d’être une masse insensible, ou de combattre ses penchans par des motifs empruntés de l’imagination & variables comme elle. La nature dit à l’homme d’être sociable, d’aimer ses semblables, d’être juste, paisible, indulgent, bienfaisant, de faire jouir ou de laisser jouir ses associés : la religion lui conseille de fuir la société, de se détacher des créatures, de les haïr, quand leur imagination ne leur procure point des rêves conformes aux siens, de briser en faveur de son dieu tous les liens les plus sacrés, de tourmenter, d’affliger, de persécuter, de massacrer ceux qui ne veulent point délirer à sa manière. La nature dit à l’homme en société, chéris la gloire, travaille à te rendre estimable, sois actif, courageux, industrieux : la religion lui dit sois humble, abject, pusillanime, vis dans la retraite, occupe-toi de prières, de méditations, de pratiques ; sois inutile à toi-même, & ne fais rien pour les autres[4]. La nature propose pour modèle au citoyen, des hommes doués d’ames honnêtes, nobles, énergiques qui ont utilement servi leurs concitoyens ; la religion leur vante des ames abjectes, des pieux enthousiastes, des pénitens frénétiques, des fanatiques, qui, pour des opinions ridicules, ont troublé des empires. La nature dit à l’époux d’être tendre, de s’attacher à la compagne de son sort, de la porter dans son sein : la religion lui fait un crime de sa tendresse, & souvent lui fait regarder le lien conjugal comme un état de souillure & d’imperfection. La nature dit au père de chérir ses enfans, & d’en faire des membres utiles pour la société ; la religion lui dit de les éléver dans la crainte des dieux, & d’en faire des aveugles & des superstitieux, incapables de la servir, mais bien capables de la troubler. La nature dit aux enfans d’honorer, d’aimer, d’écouter leurs parens, d’être les soutiens de leur vieillesse : la religion dit de préférer les oracles de leur dieu, & de fouler père & mère aux pieds, quand il s’agit des intérêts divins. La nature dit au sçavant, occupe-toi des objets utiles, consacre tes veilles à ta patrie, fais pour elle des découvertes avantageuses & propres à perfectionner son sort : la religion lui dit, occupe-toi d’inutiles rêveries, de disputes interminables, de recherches propres à semer la discorde & le carnage, & soutiens opiniâtrement des opinions que tu n’entendras jamais. La nature dit au pervers de rougir de ses vices, de ses penchans honteux, de ses forfaits ; elle lui montre que ses déréglemens les plus cachés influeront nécessairement sur sa propre félicité : la religion dit au méchant le plus corrompu : " n’irrite point un dieu que tu ne connois pas ; mais si contre ses loix tu te livrois au crime, souviens-toi qu’il s’appaisera facilement ; va dans son temple, humilie-toi aux pieds de ses ministres, expie tes forfaits par des sacrifices, des offrandes, des pratiques & des prières : ces importantes cérémonies calmeront ta conscience, & te laveront aux yeux de l’éternel. "

Le citoyen, ou l’homme en société, n’est pas moins dépravé par la religion toujours en contradiction avec la saine politique. La nature dit à l’homme, tu es libre, nulle puissance sur la terre ne peut légitimement te priver de tes droits : la religion lui crie qu’il est un esclave condamné par son dieu à gémir toute sa vie sous la verge de fer de ses représentants. La nature dit à l’homme en société d’aimer la patrie qui le fit naître, de la servir fidélement, de s’unir d’intérêts avec elle contre tous ceux qui tenteroient de lui nuire : la religion lui ordonne d’obéir sans murmurer aux tyrans qui oppriment cette patrie, de les servir contre elle, de mériter leurs faveurs, d’enchaîner ses concitoyens sous leurs caprices déréglés. Cependant si le souverain n’est point assez dévoué à ses prêtres, la religion change aussitôt de langage ; elle crie aux sujets d’être rebelles, elle leur fait un devoir de resister à leur maître, elle leur crie qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. La nature dit aux princes qu’ils sont des hommes ; que ce n’est point leur fantaisie qui peut décider du juste & de l’injuste, que la volonté publique fait la loi ; la religion leur dit tantôt qu’ils sont des dieux, à qui rien dans ce monde n’a droit de résister, tantôt elle les transforme en des tyrans que le ciel irrité veut qu’on immole à sa colère.

La religion corrompt les princes ; ces princes corrompent la loi, qui, comme eux, devient injuste ; toutes les institutions se pervertissent ; l’éducation ne forme que des hommes vils, aveuglés par des préjugés, épris de vains objets, de richesses, de plaisirs, qu’ils ne peuvent obtenir que par des voies iniques : la nature est méconnue, la raison est dédaignée, la vertu n’est qu’une chimere, bientôt sacrifiée aux moindres intérêts ; & religion, loin de remédier à ces maux qu’elle a fait naître, ne fait que les aggraver encore ; ou bien elle ne cause que des regrets stériles bientôt effacés par elle-même, & forcés de céder au torrent de l’habitude, de l’exemple, des penchans, de la dissipation qui conspirent à entraîner dans le crime tout homme qui ne veut pas renoncer au bien-être.

Voilà comment la religion & la politique ne font que réunir leurs efforts pour pervertir, avilir, empoisonner le cœur de l’homme ; toutes les institutions humaines semblent ne se proposer que de les rendre vils ou méchants. Ne soyons donc point étonnés, si la morale n’est par-tout qu’une spéculation stérile, dont chacun est forcé de se départir dans la pratique, s’il ne veut risquer de se rendre malheureux. Les hommes n’ont des mœurs, que lorsque renonçant à leurs préjugés, ils consultent leur nature ; mais les impulsions continuelles que leurs ames reçoivent à chaque instant de la part des mobiles les plus puissans, les obligent bientôt d’oublier les regles que la nature leur impose. Ils sont continuellement flottans entre le vice & la vertu ; on les voit sans cesse en contradiction avec eux-mêmes ; s’ils sentent quelquefois le prix d’une conduite honnête, l’expérience leur fait voir bientôt que cette conduite ne les mêne à rien, & peut même devenir un obstacle invincible au bonheur que leur cœur ne cesse de chercher. Dans des sociétés corrompues, il faut se corrompre pour devenir heureux.

Les citoyens, égarés à la fois par leurs guides spirituels & temporels, ne connurent ni la raison ni la vertu. Esclaves des dieux, esclaves des hommes, ils eurent tous les vices attachés à la servitude ; retenus dans une enfance perpétuelle, ils n’eurent ni lumières, ni principes ; ceux qui leur prêchèrent les avantages de la vertu ne la connurent point eux-mêmes, & ne purent les détromper des jouets dans lesquels ils avoient appris à faire consister leur bonheur. Envain leur cria-t-on d’étouffer leurs passions que tout conspiroit à déchaîner : envain fit-on gronder la foudre des dieux pour intimider des hommes que le tumulte rendoit sourds. Ils s’apperçurent bientôt que les dieux de l’Olympe étoient bien moins à craindre que ceux de la terre ; que les faveurs de ceux-ci procuroient un bien être plus sûr que les promesses des autres : que les richesses de ce monde étoient préférables aux trésors que le ciel réservoit à ses favoris : qu’il étoit plus avantageux de se conformer aux vues des puissances visibles qu’à celles des puissances qu’on ne voyoit jamais.

En un mot la société, corrompue par ses chefs, & guidée par leurs caprices, ne put donner le jour qu’à des enfans corrompus. Elle ne fit éclore que des citoyens avares, ambitieux, jaloux, dissolus, qui ne virent jamais que le crime heureux, la bassesse récompensée, l’incapacité honorée, la fortune adorée, la rapine favorisée, la débauche estimée ; qui trouvèrent partout les talens découragés, la vertu négligée, la vérité proscrite, la grandeur d’ame écrasée, la justice foulée aux pieds, la modération languissante dans la misère, & forcée de gémir sous le poids de l’injustice altière.

Au milieu de ce désordre & de ce renversement d’idées, les préceptes de la morale ne purent être que des déclamations vagues, incapables de convaincre personne. Quelle digue la religion, avec ses mobiles imaginaires, peut-elle opposer à la corruption générale ? Quand elle parla raison, elle ne fut point écoutée ; ses dieux ne furent point assez forts pour résister au torrent ; ses menaces ne purent arrêter des cœurs que tout entraînait au mal ; ses promesses éloignées ne purent contrebalancer des avantages présens ; ses expiations toujours prêtes à laver les mortels de leurs iniquités, les enhardirent à y persévérer ; ses pratiques frivoles calmèrent les consciences ; enfin son zèle, ses disputes, ses vertiges ne firent que multiplier & envenimer les maux dont la société se trouvoit affligée ; dans les nations les plus viciées il y eut une foule de dévôts, & très-peu d’hommes honnêtes. Les grands & les petits écoutèrent la religion, quand elle leur parut favorable à leurs passions ; ils ne l’écoutèrent plus, quand elle voulut les contredire. Dès que cette religion fut conforme à la morale, elle parut incomode, elle ne fut suivie que lorsqu’elle la combattit, ou la détruisit totalement. Le Despote la trouva merveilleuse, quand elle l’assura qu’il était un dieu sur la terre, que ses sujets étaient nés pour l’adorer lui-même, & pour servir à ses fantaisies. Il négligea cette religion quand elle lui dit d’être juste ; elle vit bien que pour lors elle se contredisoit elle-même, & qu’il est inutile de prêcher l’équité à un mortel divinisé. D’ailleurs il fut assûré que son dieu lui pardonnerait tout, dès qu’il consentiroit à recourir à ses prêtres, toujours prêts à le reconcilier. Les sujets les plus méchans comptèrent pareillement sur leurs divins secours ; ainsi la religion, bien loin de les contenir, leur assûra l’impunité ; ses menaces ne purent détruire les effets que ses indignes flatteries avaient produits dans les princes ; ces mêmes menaces ne purent anéantir les espérances que ses expiations fournirent à tous. Les souverains énorgueillis, ou toujours sûrs d’expier leurs crimes, ne craignirent plus les dieux ; devenus eux-mêmes des dieux, ils se crurent tout permis contre de chétifs mortels qu’ils ne regardèrent plus que comme des jouets destinés à les amuser ici-bas.

Si la nature de l’homme étoit consultée sur la politique, que des idées surnaturelles ont si honteusement dépravée, elle rectifieroit complétement les notions fausses que s’en forment également les souverains & les sujets ; elle contribueroit bien plus que toutes les religions du monde à rendre les sociétés heureuses, puissantes & florissantes, sous une autorité raisonnable. Cette nature leur apprendroit que c’est pour jouir d’une plus grande somme de bonheur, que les mortels vivent en société ; que c’est sa conservation propre & sa félicité que toute société doit avoir pour but constant & invariable ; que sans équité elle ne rassemble que des ennemis ; que le plus cruel ennemi de l’homme est celui qui le trompe pour lui donner des fers ; que les fleaux les plus à craindre pour lui sont ces prêtres qui corrompent ses chefs & qui leur assurent au nom des dieux l’impunité de leurs crimes. Elle leur prouveroit que l’association est un malheur, sous des gouvernemens injustes, négligens, destructeurs.

Cette nature interrogée par les princes, leur apprendroit qu’ils sont des hommes, & non des dieux ; que leur pouvoir n’est dû qu’au consentement d’autres hommes ; qu’ils sont des citoyens chargés par d’autres citoyens de veiller à la sûreté de tous ; que les loix ne doivent être que les expressions de la volonté publique, & qu’il ne leur est jamais permis de contredire la nature, ou de traverser le but invariable de la société. Cette nature feroit sentir à ces monarques, que pour être vraiment grands & puissans, ils doivent commander à des ames nobles & vertueuses, & non à des ames également dégradées par le despotisme & la superstition. Cette nature apprendroit aux souverains, que pour être chéris de leurs sujets, ils doivent leur procurer les secours, & les faire jouir des biens qu’exigent les besoins de leur nature, les maintenir inviolablement dans la possession de leurs droits, dont ils ne sont que les défenseurs & les gardiens. Cette nature prouveroit à tout prince qui daigneroit la consulter, que ce n’est que par des bienfaits qu’on peut mériter l’amour & l’attachement des peuples, que l’oppression ne fait que des ennemis, que la violence ne procure qu’un pouvoir peu sûr, que la force ne peut conférer aucun droit légitime, & que des êtres essentiellement amoureux du bonheur, doivent finir tôt ou tard par réclamer contre une autorité, qui ne se fait sentir que par des violences. Voici donc comme cette nature, souveraine de tous les êtres, & pour qui tous sont égaux, pourroit parler à l’un de ces monarques superbes, que la flatterie auroit divinisé. " enfant indocile & volontaire ! Pigmée, si fier de commander à des pigmées ! On t’a donc assuré que tu étois un dieu ? On t’a dit que tu étois quelque chose de surnaturel ? Mais sache qu’il n’est rien de supérieur à moi. Considère ta petitesse, reconnois ton impuissance contre le moindre de mes coups. Je puis briser ton sceptre, je puis t’ ôter la vie, je puis réduire ton trône en poudre, je puis dissoudre ton peuple, je puis même détruire la terre que tu habites ; & tu te crois un dieu. Rentre donc en toi-même ; avoue que tu es un homme, fait pour subir mes loix comme le dernier de tes sujets. Apprens donc & n’oublie jamais, que tu es l’homme de ton peuple, le ministre de ta nation, l’interprête & l’exécuteur de ses volontés, le concitoyen de ceux à qui tu n’as droit de commander, que parce qu’ils consentent à t’obéir, en vue du bien-être que tu t’es engagé de leur procurer. Règne donc à cette condition : remplis tes engagemens sacrés. Sois bienfaisant, & sur-tout équitable. Si tu veux que ta puissance soit assurée, n’en abuse jamais ; qu’elle soit circonscrite par les bornes immobiles de la justice éternelle. Sois le père de tes peuples, & ils te chériront comme tes enfans. Mais si tu les négliges ; si tu sépares tes intérêts de ceux de ta grande famille ; si tu refuses à tes sujets le bonheur que tu leur dois, si tu t’armes contr’eux, tu seras, comme tous les tyrans, l’esclave des noirs soucis, des allarmes, des soupçons cruels. Tu deviendras la victime de ta propre folie. Tes peuples au désespoir ne connoîtront plus tes droits divins. Envain alors réclamerois-tu les secours de la religion qui t’avoit déifié ; elle ne peut rien sur des peuples que le malheur a rendu sourds, le ciel t’abandonnera à la fureur des ennemis que ta frénésie t’aura fait. Les dieux ne peuvent rien contre mes décrets irrévocables, qui veulent que l’homme s’irrite contre la cause de ses maux. "

En un mot, tout fera connoître aux princes raisonnables, qu’ils n’ont pas besoin du ciel pour être fidélement obéis sur la terre ; que toutes les forces de l’Olympe ne les soutiendront point, quand ils seront des tyrans ; que leurs véritables amis sont ceux qui détrompent les peuples de leurs prestiges ; que leurs vrais ennemis sont ceux qui les enivrent de flatteries, qui les endurcissent dans le crime, qui leur applanissent les routes du ciel, qui les repaîssent de chimeres, propres à les détourner des soins & des sentimens qu’ils doivent aux nations[5].

Ce n’est donc, je le répéte, qu’en ramenant les hommes à la nature, que l’on peut leur procurer des notions évidentes & des connoissances sûres, qui en leur montrant leurs vrais rapports, les mettront dans la voie du bonheur. L’esprit humain aveuglé par sa théologie, n’a fait presqu’aucun pas en avant. Ses systêmes religieux l’ont rendu incertain, sur les vérités les plus démontrées en tout genre. La superstition influa sur tout & servit à tout corrompre. La philosophie guidée par elle ne fut plus qu’une science imaginaire : elle quitta le monde réel, pour se jetter dans le monde idéal de la métaphysique : elle négligea la nature pour s’occuper de dieux, d’esprits, de puissances invisibles, qui ne servirent qu’à rendre toutes les questions plus obscures & plus compliquées. Dans toutes les difficultés, l’on fit intervenir la divinité, & dès-lors les choses ne firent jamais que s’embrouiller de plus en plus, rien ne put s’éclaircir. Les notions théologiques ne semblent avoir été inventées que pour dérouter la raison de l’homme, pour confondre son jugement, pour rendre son esprit faux, pour renverser ses idées les plus claires dans toutes les sciences. Entre les mains des théologiens, la logique, ou l’art de raisonner, ne fut plus qu’un jargon inintelligible, destiné à soutenir le sophisme & le mensonge, & à prouver les contradictions les plus palpables. La morale devint, comme on a vu, incertaine & flottante, parce qu’on la fonda sur un être idéal, qui jamais ne fut d’accord avec lui-même ; sa bonté, sa justice, ses qualités morales, ses préceptes utiles furent à chaque instant démentis par une conduite inique & des ordres barbares. La politique, comme on a dit, fut pervertie, par des idées fausses que l’on donna aux souverains de leurs droits. La jurisprudence & les loix furent soumises aux caprices de la religion, qui donna des entraves au travail, au commerce, à l’industrie, à l’activité des nations. Tout fut sacrifié aux intérêts des théologiens ; pour toute science ils n’enseignèrent qu’une métaphysique obscure & querelleuse, qui cent fois fit ruisseler le sang des peuples incapables de l’entendre.

Ennemie née de l’expérience, la théologie, cette science surnaturelle, fut un obstacle invincible à l’avancement des sciences naturelles, qui la rencontrèrent presque toujours dans le chemin. Il ne fut point permis à la physique, à l’histoire naturelle, à l’anatomie de rien voir qu’à travers les yeux malades de la superstition. Les faits les plus évidens furent rejettés avec dédain, & proscrits avec horreur, dès qu’on ne put les faire cadrer avec les hypothèses de la religion[6]. En un mot, la théologie s’opposa sans cesse au bonheur des nations, aux progrès de l’esprit humain, aux recherches utiles, à la liberté de penser : elle retint l’homme dans l’ignorance ; tous ses pas guidés par elle ne furent que des erreurs. Est-ce résoudre une question dans la physique, que de dire qu’un effet qui nous surprend, qu’un phénomène peu commun, qu’un volcan, un déluge, une comête etc. Sont des signes de la colère divine, ou des œuvres contraires aux loix de la nature ? En persuadant, comme on fait, aux nations, que toutes les calamités soit physiques soit morales qu’elles éprouvent, sont des effets de la volonté de Dieu, ou des châtimens que sa puissance leur inflige, n’est-ce pas les empêcher d’y chercher des remèdes ? [7] N’eut-il pas été plus utile d’étudier la nature des choses, & de chercher en elle-même ou dans l’industrie humaine, des secours contre les maux dont les mortels sont affligés, que d’attribuer ses maux à une puissance inconnue, contre la volonté de laquelle l’on ne peut pas supposer qu’il y ait aucun secours ? L’étude de la nature, la recherche de la vérité élévent l’ame, étendent le génie, sont propres à rendre l’homme actif & courageux ; les notions théologiques ne semblent faites que pour l’avilir, retrécir son esprit, le plonger dans le découragement[8]. Au lieu d’attribuer à la vengeance divine les guerres, les famines, les stérilités, les contagions & tant de maux qui désolent les peuples, n’eut-il pas été plus utile & plus vrai, de leur montrer que ces maux étaient dûs à leurs propres folies, ou plutôt aux passions, à l’inertie, à la tyrannie de leurs princes, qui sacrifient les nations à leurs affreux délires ? Ces peuples insensés, au lieu de s’amuser à expier leurs prétendus forfaits, & de chercher à se rendre favorables des puissances imaginaires, n’eussent-ils pas dû chercher dans une administration plus raisonnable, les vrais moyens d’écarter les fléaux dont ils étoient les victimes ? Des maux naturels demandent des remèdes naturels : l’expérience ne devoit-elle pas depuis longtems avoir détrompé les mortels des remèdes surnaturels ; des expiations, des prières, des sacrifices, des jeûnes, des processions etc, que tous les peuples de la terre ont vainement opposés aux disgraces qu’ils éprouvoient ?

Concluons donc que la théologie & ses notions, bien loin d’être utiles au genre humain, sont les vraies sources des maux qui affligent la terre, des erreurs qui l’aveuglent, des préjugés qui l’engourdissent, de l’ignorance qui la rend crédule, des vices qui la tourmentent, des gouvernemens qui l’opriment. Concluons, que les idées surnaturelles & divines qu’on nous inspire dès l’enfance, sont les vraies causes de notre déraison habituelle, de nos querelles religieuses, de nos dissensions sacrées, de nos persécutions inhumaines. Reconnoissons enfin, que ce sont ces idées funestes qui ont obscurci la morale, corrompu la politique, retardé les progrès des sciences, anéanti le bonheur & la paix dans le cœur même de l’homme. Qu’il ne se dissimule donc plus que toutes les calamités, pour lesquelles il tourne vers le ciel ses yeux noyés de larmes, sont dues aux vains phantômes que son imagination y a placés ; qu’il cesse de les implorer ; qu’il cherche dans la nature & dans sa propre énergie, des ressources que des dieux sourds ne lui procureront jamais. Qu’il consulte les desirs de son cœur, il saura ce qu’il se doit à lui-même & ce qu’il doit aux autres ; qu’il examine l’essence & le but de la société & il ne sera plus esclave ; qu’il consulte l’expérience il trouvera la vérité & il reconnoîtra que l’erreur ne peut jamais le rendre heureux[9].


  1. Voyez la partie première, chapitre VIII de cet ouvrage, ainsi que ce qui est dit au chapitre XII et à la fin du chap. XIV, de la même partis.
  2. Suivant la théologie, l’homme a besoin de grâces surnaturelles pour faire le bien ; cette doctrine fut sans doute très-nuisible à la saine morale. Les hommes attendirent toujours les grâces d’en haut pour bien faire, et ceux qui les gouvernèrent n’employèrent jamais les grâces d’en bas, c’est-à-dire, les motifs naturels pour les exciter à la vertu. Cependant Tertullien dit : pourquoi vous mettre en peine de chercher la loi de Dieu, tandis que vous avez celle qui est commune à tout le monde et qui est écrite sur les tables de la nature ?
  3. La théologie jusqu’ici n’a su donner une définition vraie de la vertu. Selon elle, c’est un effet de la grâce qui nous dispose à faire ce qui est agréable à la divinité. Mais qu’est-ce que la divinité ? qu’est-ce que la grâce ? comment agit-elle sur l’homme ? qu’est-ce qui est agréable à Dieu ? pourquoi ce Dieu ne donne-t-il pas à tous les hommes la grâce de faire ce qui est agréable à ses yeux ? adhuc sub Judice lis est. On a dit sans cesse aux hommes de faire le bien parce que Dieu le voulait, jamais on ne leur a dit ce que c’était que bien faire, et jamais on n’a pu leur apprendre ni ce que c’était que Dieu, ni ce qu’il voulait qu’on fit
  4. Il est aisé de sentir que le culte religieux fait un tort très-réel aux sociétés politiques par la perte du temps, par l’oisiveté et l’inaction qu’il cause et dont il fait un devoir. En effet, la religion suspend les travaux les plus utiles pendant une partie considérable de l’année.
  5. Ad generem Cereris, sine cœde etvulnere pauci. Descendant reges, et sicca morte Tyranni. JUVENAL, SAT. XV, 110.
  6. Virgile, évêque de Salzbourg, fut condamné par glise pour avoir ose’ soutenir l’existence des antipodes. Tout le monde connaît les persécution que souffrit Galilée pour avoir prétendu que le soleil ne tournait point autour de la terre. Descartes fut obligé de mourir hors de son pays. Les prêtres ont raison d’être les ennemis des sciences ; les progrès des lumières anéantiront tôt ou tard les idées de la superstition. Rien de ce qui est fondé sur la nature et sur la vérité ne peut jamais se perdre, les ouvrages de l’imagination et de l’imposture doivent être renversés tôt ou tard.
  7. En l’année 1725 la ville de Paris fut affligée d’une disette, qui pensa exciter un soulèvement du peuple : on descendit îa chasse de Sainte-Geneviève, patrone ou déesse tutélaire des Parisiens, et on la porta en procession pour faire cesser cette calamité, causée par des monopoles dans lesquels élait intéressée la maîtresse du premier ministre d’alors.
  8. Non enim aliunde venit animo robur, quam à bonis artibus, quam à contemplatione natura. Sec. Quast. Natur. Lib. VI, Ccp. 32.
  9. L’auteur du livre de la sagesse a dit avec raison, infandorum enim Idolorum cultura, omnis mali est causa et initium et finis. Vi Chap. XXVI, vers. 27. Il ne s’apercevait pas que son Dieu était une idole plus nuisible que toutes les autres. Au reste, il paraît que les dangers de la superstition ont été sentis par tous ceux qui ont pris vraiment a cœur les intérêts du genre humain : voilà, sans doute, pourquoi la philosophie, qui est le fruit de la réflexion, fut presque toujours en guerre ouverte avec la religion qui, comme on l’a fait voir, est le fruit de l’ignorance, de l’imposture, de l’enthousiasme, et de l’imagination.