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TITRE OEUVRE/L’Amour à passions/14

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Jean Fort (p. 213-220).

XIV

L’Amour à Passions


L’amour à passions ! La folie ! En route pour Sainte-Anne, Villejuif, Ville-Evrard, Bicêtre, Clermont ! Dans ces établissements d’aliénés l’on ne fait pas mieux que dans les maisons de rendez-vous ! Les pensionnaires de ceux-là sont bien moins fous que les clients de celles-ci.

Les gens qu’on interne se recrutent presque exclusivement dans deux classes : les alcooliques (classes pauvres) et les détraqués (classes riches), les premiers, victimes de la misère ; les seconds, victimes de la fortune. Les uns cherchent à oublier qu’ils n’ont pas d’argent ; les autres qu’ils en ont. Le mal progresse avec une rapidité extrême, les journaux sont pleins de faits-divers extravagants. Chaque jour amène son petit scandale. Comme ça ne va pas assez vite, certaines scènes exhibent des femmes absolument nues. Aux terrasses des cafés, des camelots vendent des photographies obscènes. Où est le temps où l’on jouait La Peur des Q de Courteline ? On parle de rétablir la Censure pour les théâtres. Pourquoi pas ? Nous devenons trop compliqués.

Molière l’a dit :

L’amour, en somme, consiste à faire des enfants.

Aujourd’hui, l’amour consiste en tout, sauf à faire des enfants. Les hommes voudraient être des femmes, et les femmes des hommes. Les exploits du Régent nous semblent bien fades, et ceux du Marquis de Sade tout naturels.

Vous croyez que j’exagère ?

Tenez, au hasard :

C’est un officier russe. C’est le Comte Ivan R…f.

Il a fait la guerre russo-japonaise, et les carnages terribles auxquels il a assisté ont quelque peu affaibli son cerveau.

Il est venu se reposer en France.

Voici comment il s’y repose :

Il va dans une maison de rendez-vous, choisit une femme. Il la prie de se rendre dans le cabinet de toilette où l’attend une baignoire remplie d’eau tiède.

Elle se déshabille. Lui aussi. Lui se couvre le chef de sa casquette d’officier de marine, il ceint le ceinturon qui supporte le sabre d’abordage.

Il fait avaler à la dame quelques bonbons à l’anis — lequel, chacun le sait, a des vertus… gazeuzes, — et la fait mettre dans la baignoire à quatre pattes, la tête au-dessus de l’eau.

Il pose sur l’eau de petits bateaux de papier, les uns aux couleurs russes, les autres aux couleurs japonaises.

Cela fait, il sort le sabre du fourreau, le brandit, criant :

— Babord ! Tribord ! Joue ! Feu !

La dame doit s’exécuter, culbutant les petits bateaux.

À chaque bateau japonais qui sombre, elle reçoit un louis ! !

 

Celui-ci veut des petits garçons habillés en petites filles, et des petites filles habillées en petits garçons.

Il y a quelques années, il avait la manie de vitrioler les robes des femmes ou de les lacérer à coups de ciseaux. Il a été arrêté plusieurs fois dans le métro.

Celui-là, soixante ans bien sonnés, va dans une maison de rendez-vous, s’habille en bébé, jupe courte, chaussettes, grimpe sur une chaise d’enfant, et se fait servir une bouillie par une femme nue, en criant : « Avava ! avava ! »

Cet autre, surnommé Pierre-la-Vache, insulte les femmes, les traite de tous les noms d’oiseaux, leur crache les ordures les plus grossières. Quelquefois, il leur crache véritablement à la face. Il amène son valet de chambre, et exige que, devant lui, il se livre à ces opérations sur une femme. Il lui semble que, venant de son valet de chambre, cela ravale un peu plus la femme…

X. se fait cirer les jambes nues par une femme avec du cirage jusqu’à ce qu’elles soient bien noires et reluisent bien.

Y. lui, se plaît à cirer lui-même le siège des w.-c.

Z. se met à quatre pattes et parcourt, ainsi, la chambre en aboyant, cependant qu’une femme le poursuit en criant : « Azor ! Azor ! viens lécher maîtresse ! » Et Z. se retourne, et vient lécher les jambes de la femme. Z. a deux ou trois cent mille francs de rente !

A. veut posséder en même temps la mère et la fille.

B., bien que colossalement riche, force sa femme légitime à se prostituer dans des maisons à cent sous. Lui-même fait le voyeur.

C. s’étend par terre sur le dos, et veut qu’une femme chaussée de souliers à hauts talons lui laboure le visage.

D. donne cent francs pour couper la moitié de la chevelure.

E. revêt de hauts bas de soie montant jusqu’à mi-cuisse.

F. collectionne les chemises de femmes… ensanglantées.

G. n’est heureux que lorsque la femme lui dit : « Ah ! porte-moi dans la rue que tout le monde voie mon bonheur ! »

H. s’excite à piétiner dans un baquet plein de hannetons.

I. commence par se faire donner cinquante francs par la femme, et, le lendemain matin, il lui en remet cent cinquante ! Il aime à se croire souteneur.

J. possède un phonographe qui débite des ordures pendant qu’il est au lit.

K. veut la femme au moment où elle sort des bras d’un autre homme.

L., M., N., O., etc., etc. ! ! Oh oui ! l’Amour à Passions ! Oh oui ! la Folie de l’Amour ! L’Amour sans illusions ! L’Amour décevant, triste, l’Amour qui mène au suicide ou à la maison de santé, l’Amour qui est l’instinct bestial, qui n’a rien de l’amour ni de ce flirt exquis qui est la joie des gens normaux.

Y a-t-il un remède ?

Oui.

Lorsque quelqu’un se noie, on le repêche.

Lorsqu’un prodigue donne son argent à des usuriers on lui impose un conseil judiciaire.

Lorsqu’un enfant veut jouer avec les allumettes on lui enlève les allumettes.

Eh bien ! qu’on ferme les maisons de rendez-vous.

Qu’on les supprime, comme on l’a fait à Londres, à Berlin.

Les maisons de rendez-vous déshonorent Paris. L’on y entôle. Les femmes passent — ou ne passent pas — une illusoire visite sanitaire. Les proxénètes présentent leurs pensionnaires comme des femmes mariées, sages, rangées, etc., alors que ce ne sont que des filles en carte. Dans presque toutes les maisons de rendez-vous on joue au baccara, à la roulette, à l’écarté. Deux ou trois solides souteneurs sont attachés à chaque maison, prêts à intervenir à la moindre réclamation. Le chantage y règne en maître.

Ces maisons coûtent très cher à notre Administration qui les tolère et les surveille… d’un œil indulgent. À chaque instant, ce sont des plaintes qu’il faut étouffer, des chantages qu’il faut arrêter. Les proxénètes, nous l’avons vu, contentent toutes les folies moyennant argent, livrent mineurs et mineures, installent des chambres mortuaires, préparent toutes les commodités, flattent tous les vices…

Ce sont elles, en réalité, les auteurs de cette épouvantable anomalie qui dégrade, depuis une vingtaine d’années, l’amour en France, et d’une façon aussi cynique, aussi étalée au grand jour. La France avait la réputation d’un peuple galant, aimable, chevaleresque : depuis qu’on y souffre les maisons de rendez-vous, la femme n’y compte plus, n’est plus respectée. Et c’est une honte.


FIN.