Tableau de Paris/377

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCCLXXVII.

Loueur de Livres.


Usés, sales, déchirés, ces livres en cet état attestent qu’ils sont les meilleurs de tous ; & le critique hautain qui s’épuise en réflexions superflues, devroit aller chez le loueur de livres, & là voir les brochures que l’on demande, que l’on emporte, & auxquelles on revient de préférence. Il s’instruiroit beaucoup mieux dans cette étroite boutique que dans les poétiques inutiles dont il étaie ses frêles conceptions.

Les ouvrages qui peignent les mœurs, qui sont simples, naïfs ou touchans, qui n’ont ni apprêt, ni morgue, ni jargon académique, voilà ceux que l’on vient chercher de tous les quartiers de la ville, & de tous les étages des maisons. Mais dites à ce loueur de livres : donnez-moi en lecture les œuvres de M. de la Harpe ; il se fera répéter deux fois la demande, puis vous enverra chez un marchand de musique, confondant (sous le vestibule même de l’académie) l’auteur & l’instrument.

Grands auteurs ! allez examiner furtivement si vos ouvrages ont été bien salis par les mains avides de la multitude ; si vous ne vous trouvez pas sur les ais de la boutique du loueur de livres ; ou si vous y trouvant, vous êtes encore bien propres, bien reliés, bien intacts, faits pour figurer dans une bibliotheque vierge ; dites-vous à vous-même : j’ai trop de génie, ou je n’en ai pas assez.

Il y a des ouvrages qui excitent une telle fermentation, que le bouquiniste est obligé de couper le volume en trois parts, afin de pouvoir fournir à l’empressement des nombreux lecteurs ; alors vous payez non par jour, mais par heure. À qui appartiennent de tels succès ? Ce n’est guere aux gens tenant le fauteuil académique.

Ces loueurs de livres n’en connoissent que les dos, & ils ressemblent en cela à plusieurs bibliothécaires & à quelques princes qui ont une bibliotheque ordinairement assez utile aux autres.

Une mere dit à sa fille, je ne veux point que vous lisiez. Le desir de la lecture augmente en elle : son imagination dévore toutes les brochures qu’on lui dérobe ; elle sort furtivement, entre chez un libraire, lui demande la nouvelle Héloïse, dont elle a entendu prononcer le nom ; le garçon sourit ; elle paie & va s’enfermer dans sa chambre.

Quel est le résultat de cette jouissance clandestine ? Je dois mon cœur à mon amant ; quand je serai mariée, je serai toute à mon époux.